Les Coulisses de l’anarchie/07

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Albert Savine (p. 229-259).


CHAPITRE VII

L’ACTION ANTIMILITAIRE


La question des armées permanentes. — Ravachol, Jules Simon, Gambetta et Frédéric Passy. — La doctrine républicaine. — Supériorité des troupes irrégulières. — Un mot du maréchal de Molkte. — La patrie. — Les races. — Le ministre du choléra. — Aux conscrits. — La Marseillaise des insoumis. — Autre chanson. — Agents et moyens de propagande. — Réunions anti-patriotes. — Le contraire de Paul Déroulède. — Le grand manifeste imprimé à Genève. — Transformation des idées. — Conseils abominables aux soldats. — Résultats de la propagande. — Diminution dans le nombre des conscrits. — Augmentation dans le nombre des déserteurs. — À l’étranger. — Le soldat anarchiste.


La logique anarchiste exige la suppression des armées permanentes.

L’idée n’est pas nouvelle. Elle a été développée à la tribune du Corps législatif par M. Jules Simon et reprise par lui avec plus de précision et de développements dans son livre La Politique radicale, publié sous le règne de Napoléon III. Elle a fait partie de la doctrine républicaine depuis que la démocratie a une doctrine, et des philosophies humanitaires depuis que ces philosophies se sont exprimées par le livre. Il y a vingt-cinq ans, elle servait de tremplin électoral à la gauche et nous la voyons figurer au programme de Belleville, en 1869, avec la signature de Gambetta.

Depuis fort longtemps, à peu près depuis les grandes guerres du premier empire, un mouvement s’est créé contre les armées permanentes. Une association internationale s’est fondée qui tient des congrès et se recrute des adhérents parmi toutes les catégories d’hommes de bon vouloir. Des académiciens ont écrit contre l’institution des armées permanentes et, quant au principe même de leur suppression, nous rencontrons M. Frédéric Passy d’accord avec Ravachol. Bref, l’idée de cette suppression est une idée bourgeoise, révélée, formulée, prônée par des philosophes, des rêveurs et des savants bourgeois, adoptée par un grand nombre de bourgeois qui se sont coalisés pour la propager.

Sans nos revers de 1870, elle serait encore inscrite au programme radical d’aujourd’hui. Elle n’aurait point seulement pour elle les adeptes de l’anarchie, mais encore M. Jules Simon qui fut ministre, M. Spuller qui fut ministre, M. de Freycinet qui est ministre de la Guerre. Quelques républicains qui ont siégé naguère dans les parlements impériaux, votaient à cette époque contre l’ensemble du budget de la Guerre comme aujourd’hui, de parti pris, le Conseil municipal de Paris vote contre le budget de la préfecture de police. Question de principe. S’ils accordent aujourd’hui sans compter les crédits ordinaires et extraordinaires demandés pour l’armée, ce n’est point qu’en conscience le principe ait perdu de son autorité. Ils cèdent aux nécessités du moment, — puisqu’après les guerres qui ont rempli ce siècle, après les promenades militaires escortées de deuils, de ruines et de boucheries qui ont fait frissonner les trois couleurs à travers l’Europe, le long des grèves africaines et sur les deux océans, de la Chine au Mexique, puisqu’après la promesse cent fois donnée par la civilisation de laisser se reposer l’humanité, nous nous trouvons, en cette fin de siècle devant la plus formidable paix armée qu’ait soutenu le labeur des peuples !

Les théoriciens non anarchistes accordent volontiers que les nationalités, les races plutôt, doivent pourvoir à leur défense, et ils préconisent le remplacement des armées permanentes par la levée en masse de légions improvisées.

Les armées irrégulières, disent-ils, ont toujours battu les armées régulières.

Toujours ? Non. Mais le fait s’est représenté assez souvent pour qu’il ait frappé les esprits trop prompts à conclure au nom de l’histoire. En réalité, pour ne point remonter au delà d’un siècle, l’armée de Brunswick, admirable de discipline et d’organisation, formée d’après les enseignements du grand Frédéric, fut bel et bien battue par les bataillons plébéiens que Paris levait en huit jours sur ses places publiques et envoyait à la frontière sans éducation militaire et sans souliers.

Plus tard Napoléon, vainqueur de toutes les armées régulières, fut battu deux fois par des troupes irrégulières. En Espagne, Mina le chasse avec ses bandes ; à Moscou, Platoff le chasse avec ses hordes. Enfin, plus près de nous, Benito Juarez, avec ses guérillas et ses volontaires républicains, a, pendant toute la criminelle expédition du Mexique, confiné Bazaine dans Mexico et sur la route de la capitale à Puebla, Chapultepec et la mer ; sans l’évacuation ordonnée par le gouvernement impérial, Bazaine, quelques mois plus tard, n’eût pas ramené cinq cents hommes dans la mère-patrie.

Cependant l’armée de la Loire n’a point chassé les Prussiens ; on ne compte à l’actif de sa vaillance que la victoire de Coulmiers et la reprise momentanée d’Orléans. La Commune de Paris, avec ses fédérés groupés en bandes plutôt qu’organisés et encadrés en régiments, n’a point écrasé les bons soldats de l’armée de Versailles. À cela les théoriciens bourgeois répondent volontiers que l’armée de la Loire et l’armée insurrectionnelle avaient reçu un commencement d’organisation, qu’elles n’étaient plus tout à fait des armées irrégulières.

L’anarchiste ne goûte aucun plaisir à ces discussions byzantines. Il proclame qu’il faut supprimer les armées permanentes, parce que supprimer les armées, c’est supprimer la guerre. Et il ajoute, allant jusqu’au bout de sa terrible logique :

Supprimer la guerre, c’est établir la fraternité et la fusion des peuples. Tous les rouages des conflits militaires deviennent inutiles et peuvent être supprimés immédiatement. Plus de budget de la guerre. Six cents millions par an disponibles du jour au lendemain rien qu’en France. Plus de budget de la marine. Plus d’arsenaux ruineux et de forteresses impayables. Plus de diplomatie. À quoi bon ? La question de la protection et du libre échange n’existe plus qu’à l’état de souvenir historique, et avec elle disparaissent les commissions périodiquement chargées d’élaborer des bêtises sur la matière. Considérez l’économie d’or, de sang, de vies humaines, de temps !

À cela, rien à répondre :

L’interlocuteur de l’anarchiste, quelle que soit son opinion politique, doit convenir que la suppression de la guerre serait un bien inappréciable. Il en tombera d’accord, à moins qu’il ne soit un imbécile ou une brute, ou un de ces spécialistes terribles comme le maréchal de Moltke qui a osé, en plein dix-neuvième siècle, écrire cette phrase abominable, impie, sacrilège, cette phrase d’athée ivre de sang humain :

— La guerre est d’institution divine !

Mais le contradicteur de l’anarchiste argumentera immédiatement à la façon des républicains qui refusaient le budget de la guerre avant 1870 et qui, depuis, le votent avec empressement. Il rappellera notre écrasement, l’invasion, nos villages occupés, nos villes dépouillées, nos soldats tués ou emmenés dans les casemates, les cinq milliards de notre rançon, le traité de Francfort, la blessure encore ouverte au cœur de la patrie.

Alors l’anarchiste l’arrêtera :

— La patrie ?… Connais pas.

Pour peu qu’on l’y pousse, ou simplement mu par la manie de la propagande, il vous expliquera que ce que l’on nomme la patrie est une invention monstrueuse et diabolique, imaginée par les princes pour diviser les peuples et les ruer les uns sur les autres. La patrie, il la hait.

Ne nous attardons pas à l’en blâmer. Haussons les épaules. Quand il parle ainsi l’anarchiste dit une bêtise, une hideuse bêtise. Il ignore, il oublie que la patrie est un coin de terre, une région des milliers, des millions d’hommes s’unissent, s’entraident, fraternisent, s’aiment sans se connaître parce qu’ils sont nés sous le même ciel, parce qu’ils ont répété la même prière, chanté les mêmes strophes, partagé le même berceau et les mêmes épreuves, traversé la même histoire, travaillé ensemble, espéré ensemble. Lorsque l’anarchiste célèbre la solidarité et reproche au bourgeois d’en manquer, il oublie qu’elle est merveilleuse par l’esprit de solidarité cette idée de patrie qui amène le provençal français à se lever dès le premier coup de clairon pour défendre le flamand français, ou le breton français, ou le basque ou l’auvergnat, — ou l’allemand français qui est en Alsace. Il oublie que la patrie est un communisme et que, quoiqu’il advienne d’elle, elle sera glorifiée parce qu’elle aura fondé entre des hommes de même race, l’union et l’amour.

La suppression des frontières, des douanes, des diplomaties, des marines militaires ne détruira point les caractères mentaux et physiologiques qui différencient les races, ni les caractères graphiques et moraux qui distinguent les langages. L’individualisme et le collectivisme étant les passions dominantes de l’anarchiste, on peut s’étonner qu’il n’ait pas discerné dans la patrie un système de démarcations souvent naturelles, commandées par les origines et les situations géographiques des peuples. Des races sont naturellement ennemies dans l’humanité — M. Drumont s’emploie à bien l’établir. Des races sont instinctivement ennemies dans l’histoire naturelle, — comme le chat et le chien, lesquels ne se réconcilieront point, ne désarmeront point, ne consentiront jamais à se laisser limer les crocs et les griffes.

L’anarchiste n’entend pas de cette oreille. S’il se contentait de discuter la patrie comme une entité morale, comme une idée peut-être vieillotte, comme une forme d’administration condamnée par sa doctrine, sa propagande anti-militaire vaudrait d’être examinée. Sa théorie en elle-même ne manque ni de générosité ni de grandeur : la patrie petite, morcelée, il la voudrait immense, unique. Ce communisme réduit, il le souhaite universel. Ceci n’est point d’un méchant homme. Et de même que par l’abolition de la patrie il croit rétablir la concorde parmi les hommes, de même par l’abolition des armées permanentes il pense assurer le règne d’une paix éternelle.

Spéculations hasardées, mais qui gagneraient à être exposées sans outrage et sans violences. Assurément la suppression des armées permanentes ne détruirait pas la guerre ; les conflits entre voisins, entre riverains pourraient encore être fréquents. Cependant la grande guerre aurait vécu. Les grandes masses d’hommes jetées les unes contre les autres ne se retrouveraient nulle part.

— La guerre étant un fléau, dit un anarchiste, avoir un ministre de la guerre est aussi anormal que si vous aviez un ministre du choléra. Vous réprouvez la guerre ; tous, vous avez horreur du sang, et chaque jour vous dépensez environ deux millions pour la rendre plus meurtrière ! Nous qui voulons comme vous la fin des guerres, nous procédons plus logiquement : nous supprimons les guerriers.

Cette mort de la guerre, l’anarchie n’a point songé à l’obtenir par la persuasion. Il entend l’imposer par la propagande et par la violence. Sa propagande, il l’exerce en s’attaquant au soldat dès avant la caserne, en s’adressant aux conscrits, aux jeunes gens. La violence, ils la recommandent aux soldats déjà casernés.

Les journaux du parti naturellement n’y ont pas manqué ; mais ils ne sauraient exercer une action pratique. Publiés à Paris ils s’adressent plus particulièrement à l’ouvrier des villes, c’est-à-dire à des agglomérations qui comptent une minorité d’anarchistes et une importante majorité de socialistes indécis ou indifférents sur lesquels l’anarchie ne compte pas. Un anarchiste militant a dit devant nous :

— L’ouvrier des villes, l’ouvrier de Paris surtout est pourri jusqu’aux moëlles. Il a trop fait de politique, il y a gâté son intelligence. Celui que nous comptons soulever au grand jour de la lutte, c’est l’ouvrier des campagnes, le laboureur, l’homme qui produit. Ceux-là ont des cerveaux vierges. C’est avec eux qu’on fait les Jacqueries.

On peut se demander ce que serait une jacquerie contemporaine après le morcellement continu de la propriété. L’anarchiste vous la promettra plus horrible, plus sauvage que les anciennes, et c’est pour la préparer qu’il s’adresse dès aujourd’hui au jeune campagnard.

Voici un échantillon de ces appels. L’affiche ci-dessous, imprimée à Nîmes, signée par les anarchistes Paul Richard et Laugoin, a été placardée dans douze villages du département du Gard au printemps de 1890 :

AUX CONSCRITS

Vous allez tirer au sort ; déjà même vous songez aux noces qui accompagnent l’acte qui consiste à tirer de l’urne un numéro, et cela aussi bêtement que lorsqu’un électeur y met un bulletin. Avez-vous songé à ce que vous faites ? Connaissez-vous les conséquences de cette action ?

Pendant que vous chanterez on pleurera chez vous. Votre mère à qui vous avez coûté tant de soins et de larmes, votre mère fière de vous, ne pourra certainement que haïr cette tigresse de patrie qui ne vit que de carnages et n’en appelle à ses prétendus fils que pour les envoyer s’entretuer et pourrir dans de lointains climats.

La patrie ! division arbitraire qui parque l’humanité de façon à permettre aux tripoteurs politiques et financiers de lancer, dès que leur égoïsme l’exige, peuples contre peuples. Qu’importent les cadavres qui jonchent le sol ; plus nous verrons du sang, plus belle pour eux sera la récolte. La rosée rouge n’est-elle pas la plus fructueuse pour eux.

La patrie ! elle est jolie pour nous qui n’avons ni sou ni maille, qui sommes exploités journellement par ceux qui ont plein leur bouche de ce mot de patrie, surtout lorsque nous sommes appelés à défendre précisément nos instruments de torture.

Les possesseurs et les gouvernants ont besoin non-seulement de chair à machine qui leur permette d’emplir leurs coffres, mais encore de chair à canon pour défendre leur propriété si bien acquise ; et alors, donnant un fusil aux fils, ils leur disent qu’il faut tirer non-seulement sur leurs frères de misère qui habitent hors frontière, mais encore sur leurs pères et leurs frères le jour, où, revendiquant leurs droits, ils diraient à l’exploiteur sans entrailles et au gouvernement féroce : « Assez de misère, assez d’esclavage, il y a place pour tous au banquet de la vie et nous exigeons la nôtre coûte que coûte. C’est alors que ces compatriotes, ces défenseurs de la famille, voyant leurs privilèges chanceler, ne reculent pas, comme l’a fait le sinistre vieillard en 1871, à fusiller 35.000 travailleurs, ou encore comme ils le font dans toutes les grèves ![1]. »

Si vous chantez sachant cela, vous serez dignes des chefs qui, l’insulte aux lèvres et le sabre au poing, vous commanderont.

Mais si, écœurés de cet état de choses, vous voulez avec nous le bien-être pour tous, vous vous déciderez alors à porter coup sur coup contre la société actuelle. Vous lutterez au contraire contre cette patrie inhumaine, contre les exploiteurs et les gouvernants pareils à des vampires qui vivent de ces préjugés qui coûtent tant de sang et de misère !

De la patrie découle l’esclavage ; de son effondrement naîtra la liberté.

À vous de choisir entre la Révolution et le militarisme, entre la dignité et l’avilissement.

Ceci est déjà assez complet, puisque, sauf la religion, toutes les institutions bourgeoises y sont outragées. Mais l’affiche de Nîmes ne s’adresse pas au soldat ; seulement au conscrit. Et comme il faut que la muse anarchiste intervienne, une chanson est lancée dans les ateliers parisiens, chanson bientôt imprimée à Paris, — imprimerie Brunel, 34, rue Serpente, — pour être aussitôt répandue par milliers d’exemplaires à travers la province. Cette chanson fait partie d’une série qui compte des pièces assez curieuses. La voici :

LES CONSCRITS INSOUMIS

Allons, enfants des prolétaires,
On nous appelle au régiment ;
On veut nous faire militaires
Pour servir le gouvernement.
Nos pères furent très dociles
À des règlements incompris !

Nous, nous serons moins imbéciles,
Les insoumis.bis

bis.


On nous dit d’avoir de la haine
Pour les Germains envahisseurs,
De tirer Alsace et Lorraine
D’entre les mains des oppresseurs ;
Que nous font les luttes guerrières
Des affameurs de tous pays ?
Nous ne voulons plus de frontières,
Les insoumis.

On nous parle en vain de patrie.
Nous aimons les peuples divers ;
Nous allons porter l’Anarchie
Sur tous les points de l’Univers,
Au jour de la lutte finale,
Les réfractaires, tous unis,
Feront l’internationale
Des insoumis.

Spoliés par la Bourgeoisie
De nos produits, de tous nos biens,
Elle veut, suprême ironie,
Que nous en soyons les gardiens.
Le soldat est sa sauvegarde,
Elle le paye de mépris.
Nous ne sommes pas chiens de garde,
Les insoumis !

Quand nous allons dans les casernes
Où l’on cherche à nous abrutir
Avec un tas de balivernes,
Auxquelles il faut obéir,
Parlant de grève générale
À tous les frères endormis,
Nous préparons la Sociale,
Les insoumis.

Les soldats répriment la grève
Et font du tort aux travailleurs,

Et quand le peuple se soulève
On en fait de bons fusilleurs ;
Nous devons leur faire comprendre
La sottise qu’ils ont commis,
Ils passeront, sans plus attendre,
Aux insoumis.

Si les Bourgeois font la Revanche :
Ce jour, les peuples révoltés
S’élanceront en avalanche :
Les Bourgeois seront emportés.
Si le soldat est notre frère,
Les gradés sont nos ennemis,
Car ils ont déclaré la guerre
Aux insoumis.

Dans une autre chanson appartenant à la même série et sortant des mêmes ateliers, nous relevons le couplet suivant :

Nous ne voulons plus aller à la guerre,
Où l’homme est conduit par des généraux
À la boucherie ;
Le déshérité n’a pas de patrie,
Il ne sait pas même où loger ses os !
Mais si l’on nous force à faire la guerre,
Nos balles seront pour nos généraux.

L’anarchiste ne s’adressera pas seulement à la jeunesse par voie d’affichage et au moyen des chansons. Les chansons anti-militaires sont assez rares et celle que nous venons de reproduire en est l’échantillon le plus complet. La propagande par les affiches s’est exercée plus largement puisque, de 1882 à 1892, près de quatre mille affiches anti-militaires, destinées à être lues par les conscrits et les soldats, ont été imprimées et placardées en France ; — soit, pour évaluer à la manière des statisticiens, quatre cents par an, plus d’une par jour.

Le troisième moyen employé consiste dans la distribution de feuilles volantes dont un homme peut porter cinq cents exemplaires dans ses poches sans attirer l’attention. Ce procédé a été employé surtout par la Ligue des antipatriotes, ligue dont je ne nommerai pas le fondateur, — un anarchiste qui appartient encore à l’armée !

Ces feuilles volantes mesurent exactement 32 centimètres de long sur 23 de large. L’intérieur seulement reçoit l’impression, la feuille se plie en deux ; le dessus et le dessous forment couverture. C’est du papier blanc.

Muni de ce papier d’apparence inoffensive, l’antipatriote se poste aux portes d’une usine ou d’un atelier, aux heures où les apprentis les franchissent, et il leur glisse ses manifestes ouvertement, sous l’œil de la police, comme s’il distribuait des prospectus. Si la scène se passe en province, le principal rôle est joué par un « trimardeur » qui, la veille au soir, est allé retirer au chemin de fer un petit colis postal renfermant trois kilogrammes d’outrages à la patrie. La plupart des publications de la Ligue sont imprimées à Paris, — maison F. Harry, 34, rue des Archives. Quelques manifestes ont été rédigés, imprimés dans les départements, à Dijon, à Toulon, à Aix, à Roubaix. Plus de cent mille ont déjà été distribués, bien que la fondation de la Ligue ne remonte guère qu’à cinq ans. Si les anarchistes disposaient de ressources sérieuses, ils en infesteraient le pays de Brest à Nice.

J’extrais de l’un d’eux les lignes suivantes :

Retenez cette déclaration qu’il vous est impossible de contredire : la haine et le despotisme seuls ont une patrie ; la science et la liberté n’en ont pas. » C’est-à-dire que partout il y a des savants et des hommes de cœur dont les inventions et les idées généreuses sont répandues dans tous les pays sans aucune distinction. Les ouvriers de toutes les nations souffrent la même misère, ils subissent la même exploitation, ils ont tous les mêmes ennemis qui sont leurs exploiteurs et leurs gouvernants ; il ont tous le même devoir : abolir l’exploitation de l’homme par l’homme qui est une chose antinaturelle. Ce qui les détourne de leur devoir, c’est le patriotisme qui les fait se massacrer entre eux, le patriotisme, cette chose absurde pour tous ceux qui ont un peu de logique.

Cessez d’être les victimes de la Patrie, ou plutôt des coquins qui l’ont inventée et de ceux qui s’en servent aujourd’hui. Ce n’est pas à des guerres entre nations qu’il faut songer, c’est à la guerre sociale, cette guerre des exploités contre les exploiteurs, de ceux qui produisent tout et n’ont rien contre ceux qui, ne faisant rien, possèdent tout. Cette guerre n’a pas de frontières ; elle s’engage dans le monde entier. Elle seule est juste ; pour elle employez toute votre énergie et toute votre intelligence. Que votre esprit se débarrasse des préjugés qui le paralysent, et vous acquerrez la connaissance de vos droits naturels.

Ceci est de la propagande plus habile que violente, presque insinuante. Au surplus ses auteurs ne se cachent point. Des manifestes anti militaires ont été distribués ouvertement sur la voie publique, jetés par poignées sous les pas des apprentis et des collégiens. Bien plus, les antipatriotes ont convié le peuple à des conférences publiques, à des débats contradictoires, ainsi qu’il résulte d’un appel qui se termine ainsi :

Camarades !

Nous nous adressons à votre loyauté pour venir discuter avec nous sur ce sujet : la patrie. Présentez-vous donc librement dans nos sections et principalement dans nos réunions générales qui ont lieu le premier dimanche de chaque mois, à 2 heures et demie, salle Droz, 96, rue Richelieu.

Inquiétée un moment par la police qui fit arracher ses placards à la barrière du Combat et livra ses afficheurs à la police correctionnelle, la Ligue des antipatriotes plonge dans l’obscur. Elle se cache, mais sans se reposer. Les manifestes, naguère confiés à des imprimeries quelconques, seront désormais imprimés clandestinement. Dans quels ateliers cachés ? Dans quelles caves ? Par quels ouvriers ? Avec quel matériel ? Nous l’ignorons. Le certain, c’est qu’à partir du moment où il lui fallut disparaître, renoncer aux conférences, son papier et son caractère deviennent presque luxueux. Le format s’agrandit ; le texte est mieux interligné, plus lisible. La rédaction est plus correcte, presque littéraire et donne le soupçon d’une collaboration non ouvrière. Il n’y a plus de nom d’imprimeur responsable au bas des feuilles volantes, mais seulement la mention : Imprimerie de la Ligue des antipatriotes — qui n’a jamais eu d’ateliers avoués. Besogne occulte exécutée par un compagnon malin dans l’atelier, avec les matériaux et sous le nez d’un patron jobard.

Rappelons-le : l’antipatriote s’adresse à ceux-là seulement qui n’ont pas encore servi. Il y a là deux mouvements, deux propagandes distinctes : la première menaçant l’idée de patrie, la seconde visant l’accomplissement du devoir militaire et s’infiltrant dans la caserne. Cependant la Ligue prévoit que le conscrit n’aura pas le courage de manquer à l’appel, qu’il reculera devant les aventures de la fuite et de l’exil. Alors que deviendra-t-il, une fois enrégimenté, dans la mêlée qui l’armera contre le populaire ? Pourra-t-il déserter ? Peut-être. Mais s’il ne l’a pu ?

Écoutons les conseils que lui donne l’antipatriote :

Le peuple se trouvera face à face avec l’armée. Les dirigeants, les maîtres, auront-ils en vous des aides-bourreaux ; réussiront-ils à faire de vous qui n’avez rien les défenseurs de leurs propriétés ? Non ! mille fois non ! Ce serait vous faire injure de vous croire capable d’une telle lâcheté ! Vous souffrez de l’exploitation de l’homme par l’homme sous la forme militaire comme sous la forme patronale : la guerre va s’engager pour sa suppression. Heureux ceux qui pourront déserter pour échapper aux tortures à subir et aux crimes à commettre : leur conscience sera tranquille. Mais si, n’ayant les moyens de fuir, vous endossez la tunique de soldat, si on vous oblige à marcher sur le peuple, souvenez-vous que vous faites partie de ces ouvriers que l’on vous enverra massacrer et répondez aux ordres sanguinaires de vos chefs, les traîneurs de sabre, en leur envoyant le plomb de vos fusils !

La première manifestation anti-militaire affichée de l’anarchie, on la trouve dans le grand « Manifeste anarchiste-international-antipatriote » imprimé en 1885, à Genève, — Imprimerie Jurassienne, 24, rue des Grottes. Papier couleur lie-de-vin tirant sur le violet, grand format.

Imprimé en Suisse, ce placard venait de Londres où il avait été débattu et rédigé en commun par les plus militants des groupes allemands, italiens, espagnols, russes, polonais, autrichiens, anglais et irlandais réfugiés en Angleterre. Les termes en ont été arrêtés au club Autonomie, dans Windmill Street.

Cette fois — et c’est la première fois que nous nous trouvons devant une manifestation aussi évidente — ce n’est pas un groupe avoué ou caché qui parle, ce ne sont pas des isolés comme les deux antimilitaires de Nîmes, c’est le parti ouvrier tout entier qui va parler. Pour la première fois, le manifeste sera affiché, pour la première fois il sera traduit dans toutes les langues par ceux-là même qui l’ont conçu. Lisons cette pièce unique :

C’est avec des pauvres que les riches font la guerre. Ne devons-nous pas regretter amèrement que des prolétaires, sous la livrée soldatesque, aient la lâcheté de rougir leurs mains dans le sang de leurs frères de souffrance, et n’aient pas brisé leurs armes sur la tête des monstres qui leur commandaient de pareilles infamies.

Soldats !

Rappelez-vous qu’avant d’être sous les drapeaux, vous étiez des prolétaires et que demain, votre temps fini, vous serez encore des esclaves luttant pour l’existence. Les canailles qui forcent vos pères et vos frères à mourir de faim, vos sœurs à se prostituer pour vivre, vous font payer la dette du sang pour défendre la propriété qu’ils ont lâchement volée à l’humanité. N’écoutez plus vos chefs, foulez sous vos pieds leurs faces bouffies d’absinthe et dites-vous : Non, mille fois non ! l’ennemi n’est pas dans celui qui travaille, à quelque nation qu’il appartienne, mais dans le parasite qui ne vit que d’oisiveté. La Patrie n’est qu’une affreuse blague. Les frontières ne doivent pas exister pour les meurt-de-faim, car elles ont une origine infâme et ne peuvent être soutenues que par une classe de misérables qui, pour eux seuls, se sont appropriés le sol, l’outillage, les instruments de travail et tout ce qui constitue la richesse sociale. Nous n’avons pas à défendre pour le compte des autres ce qui nous a été lâchement volé, mais à le reprendre d’un commun accord entre tous les travailleurs par tous les moyens dont nous pourrons disposer.

Il ne peut donc subsister aucun doute : l’anarchie ne se borne point à prôner la suppression des armées permanentes, — idée purement démocratique partagée par l’immense majorité des républicains français. Elle ne se borne point à souhaiter la disparition de la guerre, noble pensée qu’épouseront tous les hommes de cœur. Elle excite à l’assassinat, à l’insoumission, à la révolte dans les rangs de l’armée.

Jusqu’à présent, le lecteur a connu seulement le langage des théoriciens. Toutes les citations données plus haut ont été prises dans les écrits des modérés. C’est à la lettre.

Et c’est toujours le même phénomène de transformation, de déformation mentale qui vicie les idées dès qu’elles passent au travers des cervelles ignorantes ! Un rêveur, un être profondément humain, généreux et doux, un de ces hommes qui songent au passé avec des tendresses filiales et à l’avenir avec des pitiés paternelles, un de ces hommes qui tiennent de saint Vincent de Paul par le cœur, murmure un jour : — « La guerre est horrible, il serait bon de supprimer la guerre. » Le logicien l’a entendu et il ajoute : — « Pour supprimer la guerre il faut commencer par supprimer les armées permanentes. » Vient ensuite le théoricien, l’homme qui se grise de sa propre parole et s’exalte en regardant courir sa plume sur son papier ; celui-là acquiesce, mais il ajoute : — « Pour supprimer les armées permanentes, il est urgent que le conscrit se refuse et que le soldat se révolte. » Arrive enfin le socialiste hystérique, l’anarchiste complet — comme on a dit de Ravachol — l’homme de l’action isolée et de la propagande par le fait. Celui-ci n’y va pas par tant de chemins ; il conclut : — « Il faut que le soldat assomme son chef et mette le feu partout ! »

De même qu’il existe un Indicateur anarchiste pour enseigner aux révoltés la manipulation et l’emploi des explosifs, de même il s’est trouvé un anarchiste pour écrire aux soldats comment ils peuvent servir sa cause.

C’est presque en tremblant que nous copions les lignes qui vont suivre. Le sens en est effroyable. Jamais l’excitation à tous les crimes n’a été formulée avec une netteté plus brutale. Ces lignes sont extraites d’une brochure de seize pages imprimée en 1882 dans un atelier mystérieux. Elle ne porte ni signature d’auteur ni nom d’imprimeur. Le chapitre où la théorie s’y combine avec la pratique est intitulé : « Moyens à employer par les soldats décidés à aider la Révolution, quel que soit leur nombre. »

1o À la première nouvelle de l’insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se trouvera ; pour cela il se dirigera vers les points où seront accumulés les bois, les pailles et les fourrages. Dans tous les cas il devra mettre le feu aux paillasses en ayant préalablement le soin d’en vider une pour donner plus de prise à l’incendie.

Pour mettre le feu, il pourra se servir d’un mélange de pétrole et d’alcool, de pétrole seulement ou même d’une simple allumette selon le cas.

Dès que le feu aura commencé à prendre, il faudra éventrer quelques tuyaux de gaz dans les corridors et dans les chambres.

2o Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l’incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les officiers jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul debout.

3o Les soldats devront alors sortir de leurs casernes embrasées et se joindre au peuple en emportant leurs fusils et des munitions pour aider les ouvriers insurgés à écraser les forces policières.

La préfecture et tous les postes de police devront être incendiés immédiatement, ainsi que tous les édifices où pourraient se rallier des forces gouvernementales.

4o Outre le pétrole seul, qui a le défaut de ne pas s’enflammer instantanément, le mélange par moitié de pétrole et d’alcool est préférable, et l’éventrement des tuyaux de gaz, on peut se servir aussi d’une préparation qui s’enflamme d’elle-même après qu’elle a été répandue sur une matière inflammable. Cette préparation qui peut être versée secrètement se compose de sulfure de carbone ou d’essence de pétrole saturé, de phosphore blanc. Le phosphore se dissout à froid.

5o Dans les cas où on n’aura sous la main aucune des substances indiquées, on devra se contenter d’éventrer les tuyaux de gaz et de mettre le feu avec une allumette.

6o En mettant séparément dans deux bouteilles de l’essence de thérébentine et de l’acide sulfurique non éventé, et en attachant ensuite les deux bouteilles l’une contre l’autre, on n’a qu’à lancer le paquet contre un corps dur pour obtenir un embrasement immédiat produit par le mélange des deux liquides à l’instant même ou les deux bouteilles sont brisées.

Cet engin peut être employé non seulement pour incendier, mais encore contre les troupes qui marcheraient contre le peuple ; il suffirait de le lancer sur elles pour les couvrir d’éclaboussures de feu.

7o Des bouteilles épaisses entourées de linge ou de papier, pour les empêcher de se briser en tombant sur le sol, et remplies de poudre ordinaire et de plomb de chasse forment des bombes très efficaces pour la bataille des rues. Lancées après qu’on a mis le feu à la mèche dont elles doivent être pourvues, elles peuvent mettre promptement hors de combat des escouades entières en criblant de projectiles les jambes des assaillants.

Le plomb de chasse employé avec des fusils ordinaires et en visant à hauteur du visage est d’un résultat décisif dans les combats à courte distance, spécialement contre la police.

C’est intentionnellement que nous avons compris parmi les moyens à employer par les soldats quelques-uns de ceux qui pourront être employés par les insurgés. Nous avons voulu que notre manifeste serve aussi à ces derniers et fasse comprendre d’avance à nos ennemis qu’ils seront impuissants à empêcher la révolution, c’est-à-dire la destruction de l’ordre social basé sur de monstrueux privilèges en faveur des uns et sur l’asservissement inique des autres.

Un député du Var, M. Cluseret, a publié à la fin de ses Mémoires un plan de bataille dans les rues où les conseils donnés à l’insurrection sont d’une douceur angélique si on les compare aux enseignements actuels de l’anarchie.

Bizarrerie bien inattendue : le rédacteur de ce pamphlet abominable n’est pas un antipatriote. Il s’affirme partisan de la suppression des armées permanentes, il hait l’officier, calomnie les hommes de la Défense Nationale et les généraux malheureux de 1870, mais il parle de la France avec une sorte de respect tendre. Il lui promet aux heures du péril d’immenses légions de volontaires au milieu desquels il prendra sa place, modestement, le fusil sur l’épaule. Sous ce rapport il est d’accord avec les théoriciens non anarchistes. Le contraste nous a paru intéressant à signaler. Probablement notre homme, s’il vit encore, aura précisé sa doctrine. Il promettait un « anarchiste complet ». Aujourd’hui ce doit en être un.

Une autre brochure, rédigée dans le même esprit sauvage, pleine de conseils criminels à l’adresse du soldat, se termine par cette recommandation :

« N.-B. — On prie tous ceux qui recevront le présent manifeste de le faire circuler dans l’armée. »

Ces brochures ont-elles circulé dans les casernes ? Peu.

Les soldats ont-ils cependant été amenés à en lire ? Certes. Certains quartiers autour des casernes ont été assaillis par des distributeurs qui agissaient à l’égard du troupier comme à l’égard du conscrit. Des feuilles de papier glissées dans les mains, pareillement à des prospectus. Depuis longtemps le ministère de la Guerre a prescrit des enquêtes, ordonné des mesures qui ont arrêté la propagande anarchiste à peu près comme on circonscrit un incendie.

« Prendre des mesures » étant le dernier mot, l’ultima ratio de la bourgeoisie lorsqu’elle sent un péril sur elle, on en prit beaucoup. Il fut interdit aux adjudants de service, aux sergents de garde, aux vaguemestres de tolérer l’entrée dans la caserne aux brochures, journaux et pamphlets anarchistes. Il n’entra plus que peu de manifestes anarchistes dans les régiments, mais les conscrits catéchisés, les lecteurs des 4,000 affiches antimilitaires — calculez par combien d’hommes une affiche peut être lue en quelques heures et multipliez par 4,000, — ces lecteurs entraient, eux, dans les régiments et ils racontaient l’affiche aux camarades. D’autre part l’autorité militaire pouvait bien interdire l’entrée des publications anarchistes dans les régiments, consigner la propagande aux portes des casernes, mais elle ne pouvait empêcher qu’un soldat eût lu la feuille anarchiste dans un cabaret de banlieue ou qu’il l’eût achetée dans un kiosque. Le militaire rentrait à la chambrée et racontait à ses camarades comment on « engueulait » le colonel dans le journal.

Il faudrait ignorer absolument les rancunes sourdes de l’inférieur pour s’étonner qu’un levain de révolte ait pu pénétrer dans les casernes. Le soldat n’est pas toujours un héros ; il n’est même un héros que par exception. Il reste l’homme simple, campagnard, ouvrier qu’a raconté Edmundo de Amicis dans ses Scènes de la vie militaire. Étendez à toutes les armées les récits du lettré italien en souvenir de son passage à travers l’armée italienne, et vous aurez le troupier de tous les pays, le pauvre diable, le brave garçon recruté, qui va à la caserne et à la corvée comme il ira au feu, mais sans trop comprendre, par routine d’atavisme, parce qu’il a dans le sang l’acceptation de l’impôt du sang, mais sans vocation militaire, avec une docilité touchante. Insufflez l’esprit de révolte à celui-là. Peut être bien il est mûr.

Vers la fin de l’Empire un procès politique se jugeait à Blois, devant la Haute Cour de Justice, et des militaires y figuraient, un nommé Asnon et un nommé Borie. Assez piètres militaires d’ailleurs, mais qui, par cela même, permettaient d’établir une moyenne. Ils avaient tenté un peu de propagande républicaine dans la caserne du Château-d’Eau et avaient déserté pour plaire à Gustave Flourens. En Belgique ils furent cordialement reçus place des Barricades et se gobergèrent aux frais de Charles et de François-Victor Hugo. Et ils appartenaient à une armée sévèrement tenue qui prétendait au culte de la discipline. Le remplacement, les rengagements, l’organisation aristocratique de cette armée au point de vue du recrutement des officiers, autorisaient peut-être la gauche à dire ce qu’elle en disait : qu’elle était une armée de prétoriens prête à tirer sur le peuple.

Que dire de l’armée telle que nous l’ont donnée la loi de recrutement de 1872, le service obligatoire et la durée de service ramenée de cinq à trois ans. Tout le pays passe sous les drapeaux et, dans la causerie des chambrées, dans le bavardage de la caserne, toutes les opinions qui divisent la nation s’y expriment. Comment l’anarchie n’aurait-elle pas envahi ce milieu naturellement ouvert à tous, même sans écrits, même sans manifestes imprimés, même sans propagande ? Comment le ministre de la Guerre répondrait-il que les doctrines anarchistes ne sont point entrées dans la caserne, apportées par un de ceux-là même que l’anarchie a prévus, après les avoir avertis et conquis, qui ont reculé devant les conséquences de l’insoumission, devant les pénalités réservées à la désertion, et qui attendent là, au quartier ou dans la caserne, le front miné par la dynamite des théories, la langue exaspérée déjà par l’impatience de la propagande ? Si la propagande écrite n’a point circulé dans l’armée — conformément à la recommandation du pamphlétaire — la propagande parlée y est entrée.

Mieux encore.

Elle y entre et elle y rentre.

Nous savons des anarchistes, apeurés devant la prison de la rue du Cherche-Midi, devant le conseil de guerre, qui font régulièrement leurs vingt-huit jours ou leurs treize jours et qui rejoignent le corps en apportant dans la ville de garnison qu’ils réintègrent à regret, un petit stock de manifestes antipatriotes et antimilitaires qu’ils distribuent, lisent ou racontent aux hommes de la compagnie. On en punit pour cela tous les ans.

Des hommes de la classe quittent le corps, retournent aux ateliers et aux usines, dans la vie prolétarienne, au club, à la parlotte chez le marchand de vins. Qu’ils soient touchés par l’anarchie, ils la rapporteront au régiment.

Le nombre des insoumis s’est augmenté — dans une proportion minime, mais le fait est patent. Nombre de jeunes gens ne se présentent pas. L’an dernier la presse en fut surprise, la classe 1891 s’annonçant médiocre. Cette chute du nombre, cet écart dans la statistique furent attribués aux drames de l’année terrible qui avaient troublé la vie conjugale par six mois de guerre, séparé tant de ménages, diminué la nativité. Mais cette année, le fait se reproduisant, on en a conclu que la population diminuait. En êtes-vous bien certains ?

Parmi ces absents, parmi ces disparus dont les bureaux de recrutement s’inquiètent, combien d’insoumis ? combien de jeunes gens déjà gagnés par l’anarchie au seuil de l’atelier ou de l’école ? Combien d’anarchistes qui se refusent ? Combien d’antipatriotes qui « trimardent » ?

Ceci restera longtemps encore le secret des administrations, un secret pour elles-mêmes peut-être. Mais ce qui est flagrant, ce que nous pouvons affirmer, ce que nos généraux et nos chefs de corps n’ignorent point, — c’est que le nombre des désertions a augmenté. Cependant l’existence du soldat s’est améliorée, le service pour être plus laborieux est devenu moins pénible, plus intelligent, plus raisonné, la vie matérielle s’offre plus confortable au soldat. Pourquoi ?

La propagande anarchiste n’y demeure point étrangère.

En un coin du Paris faubourien, tout déserteur, adepte ou non de l’anarchie, trouve un asile et des moyens d’évasion. L’adresse lui a été fournie hier, peut-être par le dernier venu des « trimardeurs » qui l’a embauché dans une guinguette comme Ravachol avait espéré embaucher Lhérot. On a causé. Le « trimardeur » imbu du Père Peinard et de la Révolte, de l’En-Dehors et du Falot Cherbourgeois, du Libertaire et de l’Attaque, lui a démontré qu’il fallait lâcher le « bagne militaire ». Le soldat a consenti, s’exposant du coup à cinq ans de travaux publics, sans compter un supplément d’expiation aux compagnies de discipline d’Afrique. Comme le pauvre diable ira jusqu’à Paris en tenue, son cas se complique : s’il a emporté ses armes, ses vêtements, les quelques munitions de sa cartouchière ou de ses fontes, il s’expose à une peine de cinq à vingt ans de travaux forcés. C’est le tarif. À ce compte, aucun ne se souciera de s’y exposer.

On en compte cependant au moins un par jour.

Le déserteur arrive à Paris, est reçu par l’anarchiste qui le déshabille et se charge d’expédier au corps son uniforme et surtout son équipement. Puis on lui rend une blouse semblable à celle qu’il portait autrefois et on l’expédie à l’étranger, dans les groupes de Londres et de Bruxelles où son initiation s’achève. Le » pousse-caillou » est devenu un « trimardeur ». C’est toujours la grand’route ; mais hors la loi. La liberté désormais, sans la patrie.

Nous en avons rencontré en Belgique, en Italie, en Angleterre, en Suisse, qui regrettaient le drapeau tricolore et baissaient le nez en passant sous le pavillon battant du consulat. J’en sais qui traînent à Londres une misère sordide, sans dignité, en racontant des histoires absurdes sur la vie militaire. L’un, un sous-officiers de chasseurs à pied, vint me visiter deux fois dans mon petit logis d’Alfred-Place, à Londres. À l’entendre il avait quitté le régiment à cause d’un capitaine dont la femme s’était prise de passion pour lui. Un soir, en revenant de chez Henri Rochefort, je le rencontrai, entre Regent’s-Park et Portland-Station, au bras de Lucien Weil. Le lendemain, il m’avouait la vérité. Il avait ouvert sa confiance crédule aux brochures anarchistes et il se trouvait maintenant à Londres, sans connaître un mot de la langue anglaise, crevant de faim.

Il est rentré, malgré la contumace. Beaucoup rentrent. D’ailleurs ce chiffre de trois cent soixante-deux déserteurs par an n’est point pour inquiéter l’armée ni la patrie qu’elle défend. Même aux heures funèbres de la répression le soldat se retrouve. Les bourgeois peuvent compter sur lui pendant longtemps encore. Il les défendra pour un sou par jour.

Les anarchistes se vantaient depuis un an ou deux d’avoir conquis l’armée. Ils l’assuraient à leurs lecteurs. Ils criaient : — « Marchez ! La troupe lèvera la crosse en l’air comme au dix-huit mars ! »

Le coup de foudre de Fourmies a désillusionné les masses. Elles savent maintenant qu’un frère en culotte rouge, armé d’un fusil, cesse momentanément d’être un frère. Soit. Les malins de l’anarchie ont expliqué cela par l’influence des milieux. Parbleu !

Tout ce que la société bourgeoise a touché a été absorbé par elle. Quand elle met la main sur six cent mille citoyens, ces six cent mille citoyens lui appartiennent corps et âme, tête et sang pendant tout le temps qu’elle les habillera, les galonnera et leur persuadera en les armant qu’ils sont plus puissants que les autres citoyens.

De temps en temps, ces frères qui portent des capotes, on les précipite sur les frères qui portent des blouses et ils les fusillent sur un signe, sur un ordre monosyllabique, sur un coup de sifflet. On leur persuade le lendemain qu’ils ont bien fait et on en décore quelques-uns. C’est ce que des politiciens très instruits ont appelé, après boire « sortir de la légalité pour rentrer dans le droit ». Ce n’était déjà pas mal.

Avec l’anarchie, nous aurions mieux. Au fusil, l’anarchie ajoutera le pétrole, et la combinaison chimique à la charge de cavalerie. Le soldat, déjà dangereux — car tout homme armé l’est — deviendra épouvantail.

Il est vrai qu’elle le supprimerait aussitôt.

  1. Un mot sur ce chiffre de trente-cinq mille morts dont parlent à tout venant les révolutionnaires. En réalité, le nombre des fédérés tués dans Paris sur les barricades ou fusillés immédiatement après la lutte, pendant la semaine de mai, est juste de 6667. C’est déjà énorme ! Pourquoi le grossir ?