Les Courses de Chevaux en France

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Les Courses de Chevaux en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 502-521).
LES
COURSES DE CHEVAUX
EN FRANCE

I. Le Cheval anglais, par M. Stonehenge, traduit par le comte de Lagondie, colonel d’état-major. — II. Le Guide du Sportsman, par M. Gayot. — III. Epsom, Chantilly et Bade, par M. Hiéron, etc.

A voir le développement que les courses de chevaux ont pris en France depuis quelques années et le succès toujours croissant qui les accompagne, on dirait qu’elles sont sur le point d’y devenir, comme chez nos voisins, une institution nationale. Faut-il s’applaudir de ce mouvement ou s’en affliger ? Les courses ne sont-elles, comme certains le prétendent, qu’une occasion d’exhiber des toilettes excentriques et des mœurs tapageuses ? Répondent-elles seulement à un besoin d’émotion qui porte notre génération blasée à risquer des enjeux énormes sur les jambes des coursiers ? Faut-il y voir un signe de notre décadence physique et morale ? Et comme les Romains du bas-empire, sommes-nous devenus incapables de nous passionner pour autre chose que pour les cochers verts et les cochers bleus ? Ou bien ces dehors frivoles cachent-ils une institution réellement sérieuse, et sont-ils un moyen d’intéresser le public à des progrès auxquels il serait resté étranger et indifférent ? Ce ne sont point là sans doute des questions qui manquent d’à-propos ou d’intérêt.

A vrai dire, l’origine des courses ne plaide pas trop en leur faveur, car elles n’étaient dans le principe qu’un prétexte à paris, et si elles ont eu dans la suite quelques résultats utiles, ce n’est pas la faute de ceux qui les ont instituées. Pour les faire accepter par les gens sérieux, les turfistes ont prétendu qu’elles nous viennent des Grecs, qui se disputaient, comme on sait, les prix des courses en char aux jeux olympiques. Sans trop s’arrêter à cette origine classique, on peut considérer Jacques Ier comme le véritable fondateur des courses modernes, car vers 1603 il organisa celles de Newmarket, de Croydon, etc. Ces courses n’étaient qu’un simple amusement et une occasion de paris ; les prix étaient peu considérables et consistaient le plus souvent en objets de peu de valeur, tels qu’une cravache, une sonnette en or, etc. Le premier prix en argent fut de 100 livres ; c’est Charles II qui l’institua. Plus tard, la reine Anne en fonda un autre de 150 liv. (3,750 fr.). L’art d’entraîner et d’élever des chevaux spéciaux n’existait pas alors ; on se procurait comme on le pouvait les animaux qui paraissaient les meilleurs, c’est-à-dire les plus vigoureux et les plus rapides, car alors les courses étaient longues (de 6 à 7 kilomètres) et les poids considérables (de 60 à 75 kilogrammes). Et comme les meilleurs chevaux connus à cette époque étaient les arabes, c’est d’Arabie et de Turquie qu’on en fit d’abord venir. Charles II y envoya, même son écuyer Christophe Wirville, accompagné de George Ferwick, pour lui acheter des étalons et quatre jumens connues sous le nom de jumens royales (royal mares) qui donnèrent le jour aux chevaux les plus célèbres du siècle dernier.

Toutefois la véritable souche des chevaux de course peut être ramenée à trois chevaux orientaux : le turc Beyerley, dont on ne sait autre chose sinon qu’il a été le cheval de guerre du capitaine Beyerley en 1689 ; l’arabe Darley (Darley arabian), importé par M. Darley du Yorkshire vers 1712 ; enfin l’arabe Godolphin (Godolphin arabian), importé quelques années après par lord Godolphin, qui l’avait, dit-on, rencontré sur le Pont-Neuf à Paris, attelé à une voiture de porteur d’eau. Étrange vicissitude ! Partir de si bas et monter si haut qu’aujourd’hui c’est pour un cheval un titre à l’estime publique que d’appartenir à la descendance de Godolphin ! Ses mérites ne furent cependant pas immédiatement appréciés à leur valeur, car on lui fit faire pendant quelque temps l’ignoble métier de boute-en-train ; mais un jour, par suite d’un défaut de surveillance, il prit son rôle au sérieux, et le résultat en fut si satisfaisant qu’à partir de ce moment il fut promu au grade de reproducteur en titre.

Dès cette époque en effet, on avait remarqué que les parens transmettaient à leurs produits la vigueur et la vitesse qui les distinguaient eux-mêmes, et naturellement on voulut accoupler les sujets qui réunissaient ces qualités au plus haut point ; l’on eut soin aussi de tenir un registre de toutes les naissances. Telle est l’origine de la race anglaise pur sang. Cette création fut le résultat non de l’esprit de système, mais de l’expérience. On ne se proposa pas d’emblée de façonner des chevaux remplissant telles ou telles conditions, mais simplement d’avoir des chevaux ayant les mêmes qualités que leurs parens, et par le soin que l’on mit à faire les accouplemens, on en vint à constituer une classe spéciale de chevaux particulièrement aptes à la course, et dont tous les individus, inscrits au stud-book, ont leur généalogie aussi bien établie que celle de n’importe quel grand d’Espagne ou baron prussien. Cette inscription, qui se fait sur la déclaration de l’éleveur, sauf contrôle s’il y a lieu, est nécessaire pour maintenir la pureté de la race, éviter les croisemens, et pour ne faire courir les uns contre les autres que des chevaux de même âge. Il en résulte qu’il n’y a de chevaux pur sang que ceux qui sont inscrits aux stud-books anglais, français, allemand ou belge. C’est la seule définition qu’on en puisse donner, mais elle est fondamentale.

La race anglaise n’est, on le voit, que la race arabe transformée sous l’influence des croisemens et sous celle du climat et de la nourriture. Aujourd’hui cependant cet élevage n’est plus spécial à l’Angleterre, car d’autres pays l’ont suivie dans cette voie. Les résultats obtenus par cette longue élaboration ont été tels qu’il n’y a pas un seul cheval arabe capable de soutenir honorablement la lutte contre un cheval anglais de quatrième ordre. Parmi les chevaux les plus remarquables du siècle dernier, il faut mentionner Eclipse, né en 1764, qui comptait parmi ses ancêtres Darley arabian et Godolphin. Élevé par le duc de Cumberland, il ne parut sur l’hippodrome qu’à cinq ans, mais il ne fut jamais battu et gagna onze plats royaux[1], sans compter une foule d’autres prix. Employé plus tard comme reproducteur, il rapporta à ce titre seul plus de 3 millions à son propriétaire. Il justifia pleinement sa réputation, car on compte dans sa progéniture trois cent quarante-quatre vainqueurs qui ont gagné 158,000 livres sterling (3,900,000 francs). Flying-Childers (1715), lui non plus, ne fut jamais battu. Ce fut peut-être le cheval le plus rapide qu’on ait jamais vu, car il parcourut à Newmarket, en six minutes quarante secondes, une distance de 5,717 mètres avec un poids de 57 kilog. 95, soit 14m25 par seconde, ou 52 kilomètres à l’heure. Il est vrai qu’en 1846, Surplice gagna le Derby (2,413 mètres) en deux minutes dix-neuf secondes, faisant 14m37 par seconde, et que West-Auslralian[2], quelques années plus tard, atteignit 15m09 par seconde ; mais il ne faut pas oublier que ces chevaux ne portaient qu’un poids de 53 kilog. 95, c’est-à-dire de 4 kilog. inférieur à celui que portait Flying-Childers. C’est qu’en effet autrefois on ne sacrifiait pas, comme aujourd’hui, tout à la vitesse, les courses étaient plus longues et les poids plus lourds. Ce n’est que plus tard qu’on diminua les poids et les distances, et qu’en même temps, pour obtenir plus de vitesse, on soumit les chevaux à l’entraînement. Les coureurs devinrent plus légers, leur taille s’accrut, et leurs membres s’allongèrent. Nos chevaux de course ont au moins de 0m10 de plus que ceux d’autrefois.

Les courses ont continué à se développer rapidement en Angleterre, elles répondent si bien au génie britannique qu’il en existe aujourd’hui dans presque toutes les villes ; mais les principales sont celles d’Epsom, où se court le Derby, course fondée par le grand-père du chef actuel du parti conservateur pour les poulains de trois-ans, et qui est considérée comme la plus importante de l’année, — celles de Newmarket, dont M. Esquiros a donné ici même[3] l’intéressante description, celles de Doncaster, de Liverpool, etc.

En France, on prétend que les courses étaient déjà connues des Gaulois. Toutefois les premières qu’on signale d’une manière positive sont celles de Fontainebleau, qui eurent lieu en 1776, sous le ministère Bertin. Il y eut des courses sous l’empire et sous la restauration ; mais, quoique organisées par l’administration des haras, elles allaient à l’aventure et sans but déterminé. Elles ne sont devenues une institution sérieuse que depuis 1833, époque de la fondation de la Société d’encouragement, qu’il ne faut pas confondre avec le Jockey-Club, dont elle est, dans une certaine mesure, indépendante. La société est placée sous le patronage de ce dernier, mais elle a ses règlemens particuliers, son comité spécial et son budget séparé. Le club, en tant que club, n’intervient dans ses affaires que par la création de certains prix, et rien n’oblige les membres qui n’aiment pas les chevaux à s’en occuper. La société fut fondée sous les auspices de M. le duc d’Orléans, qui mit en vogue l’hippodrome de Chantilly. Traversant un jour avec quelques amis cette magnifique pelouse et sentant les pieds des chevaux rebondir sur un sol élastique, l’idée leur vint, séance tenante, de courir une poule qui fut gagnée par M. de Normandie. Quelques jours après, on tenta une nouvelle épreuve, à la suite de laquelle on arrêta un projet de réunion pour le printemps suivant. En 1835, le Jockey-Club adopta Chantilly pour y faire courir le prix de 5,000 francs qu’il venait de fonder ; ce prix fut porté en 1840 à 7,000 fr., en 1847 à 10,000 fr., en 1854 à 15,000 fr., et en 1855 à 20,000 fr. Sauf celui de la ville de Paris, c’est le plus important de l’année ; il correspond au Derby anglais et a pour objet de faire connaître la valeur respective des poulains de trois ans. Chantilly eut dès lors chaque année ses courses d’automne et ses courses de printemps, qui, réservées d’abord à un public spécial, sont devenues, depuis l’établissement du chemin de fer, une fête parisienne à laquelle tous ceux qui se piquent d’élégance se croient tenus de se montrer. Là aussi se sont groupées la plupart des écuries d’entraînement avec leur monde de grooms et de jockeys.

A Paris, les courses avaient autrefois lieu au Champ-de-Mars, dont le terrain, sablonneux et dur tout à la fois, faisait le désespoir des sportsmen. Les nombreuses réclamations auxquelles il donnait lieu furent enfin entendues, et l’on profita de la transformation du bois de Boulogne en promenade publique pour créer le bel hippodrome de Longchamp, que tout le monde connaît. Sa proximité de Paris, sa magnifique situation, en firent un but de promenade, et contribuèrent à répandre le goût des courses et des chevaux dans une partie du public qui jusqu’alors y était restée indifférente.

Dans le principe, la Société d’encouragement rencontra peu de bonne volonté de la part de l’administration des haras, qui ne voyait pas sans inquiétude une société particulière faire bon marché des traditions administratives et s’occuper de la question chevaline sans lui demander son avis. L’administration finit cependant par embrasser sa rivale, ne pouvant l’étouffer, et par se servir de son intermédiaire pour la distribution des prix qu’elle accordait aux chevaux pur sang, en se réservant, bien entendu, le droit d’imposer ses conditions et d’envoyer ses inspecteurs pour en surveiller l’exécution[4]. On ne compte pas aujourd’hui en France moins de cent cinq hippodromes, dont les principaux, après ceux de Chantilly et de Paris, sont ceux de Versailles, Fontainebleau, Caen, Bordeaux, Moulins, etc. Ceux de La Marche (près de Saint-Cloud) et de Vincennes sont spécialement réservés aux courses d’obstacles.

Les chevaux français n’osèrent pas pendant bien longtemps se risquer à lutter contre les chevaux anglais. Leur infériorité était si notoire qu’ils recevaient une décharge de dix livres sur les hippodromes d’Angleterre ; mais les succès que remporta Monarque, à M. de Lagrange, en 1857 et 1858, leur firent retirer cette faveur. Peu après, cet habile éleveur, associé à M. de Nivière, fonda à 3Vewmarket même une écurie d’entraînement où il envoyait ses poulains nés et élevés en France, et la fortune récompensa cette tentative hardie. C’est de cette écurie qu’est sorti Gladiateur, l’illustre vainqueur du Derby d’Epsom en 1865, du prix de 2,000 guinées, et du grand prix de Paris, et qui en moins de trois mois gagna à son heureux propriétaire une somme de 441,000 francs sans compter les paris. Fille-de-l’Air et Vermout, quoique d’un ordre un peu inférieur, se mesurèrent souvent aussi avec des chevaux anglais, et les battirent dans plus d’une rencontre. On peut donc dire aujourd’hui que sous ce rapport, comme sous bien d’autres, la France n’a rien à envier à sa rivale. On y a poussé très loin l’étude des questions techniques soulevées par l’élevage du cheval de course, et dont quelques détails feront apprécier l’importance.

Que demande-t-on à un cheval de course ? De parcourir le plus d’espace dans le moins de temps possible. Le meilleur cheval est donc celui qui a les organes respiratoires les plus développée, le système musculaire le plus vigoureux, la construction des reins et des jarrets la plus parfaite, enfin le plus grand courage, sans lequel tout le reste n’est rien. On a vu comment on était arrivé, par des alliances continuées pendant un grand nombre de générations entre les meilleurs chevaux, à fixer leurs caractères de manière à constituer une race à part. On procéda d’abord à ces alliances un peu au hasard ; il suffisait qu’un étalon eût été vainqueur dans un grand nombre de courses pour qu’on lui amenât de tous côtés des jumens à saillir, et qu’on payât fort cher ses services. Ce n’est que plus tard, quand on vit des étalons renommés donner des produits de premier ordre avec certaines, jumens et des chevaux très ordinaires avec d’autres, que l’on comprit la nécessité de faire un choix, afin d’empêcher que certains défauts de conformation des parens ne se transmissent dans les produits. Nous nous trouvons en effet ici en présence d’une des plus curieuses applications du système de l’hérédité. Bien qu’on ignore encore les lois générales de la transmissibilité, l’on sait cependant que généralement les caractères des parens se retrouvent dans leurs descendans, et que si l’on veut perpétuer ces caractères, il faut avoir soin de n’accoupler que des animaux qui les possèdent eux-mêmes. C’est le principe qui a servi de base à l’amélioration de toutes les races d’animaux, quels qu’ils soient ; mais on ne s’est pas encore rendu bien compte de l’influence directe de chacun des parens. On a prétendu que le poulain prend à son père le courage, le caractère et la robe, et qu’il tient de sa mère la taille et les allures. C’est peut-être trop absolu, et tout ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il ressemblera surtout à celui de ses parens qui est le mieux racé, c’est-à-dire à celui qui a la plus ancienne origine.

Quoi qu’il en soit, pour avoir des produits aussi parfaits que possible, il importe, faute de reproducteurs parfaits eux-mêmes, d’éviter d’accoupler des chevaux ayant l’un et l’autre les mêmes défauts, parce que ceux-ci se retrouveraient infailliblement à un degré plus grand encore dans le poulain. Ainsi y si le père et la mère sont un peu trop hauts sur jambes, le poulain le sera encore davantage et peut-être au point d’être difforme ; pour les qualités morales, c’est la même chose, comme nous le prouve Vertugadin, qui serait, au dire des sportsmen, un de nos meilleurs chevaux de trois ans, s’il n’avait pas hérité de ses parens un si mauvais caractère.

Je laisse aux philosophes le soin d’expliquer comment des qualités morales peuvent se communiquer chez les chevaux, puisqu’ici on ne peut faire valoir l’argument de l’exemple et de l’éducation, dont on se sert quand il s’agit des hommes. Dans l’espèce humaine, cette transmission est incontestable, et personne n’ignore que certaines aptitudes et même certains sentimens se transmettent avec le sang ; mais les circonstances extérieures agissent sur nous de tant de façons diverses que nos dispositions naturelles peuvent s’en trouver profondément modifiées, et qu’il n’est pas rare de voir les enfans trahir les vertus ou les qualités physiques de leurs ancêtres. L’organisation aristocratique, par exemple, avait bien pour objet de créer en quelque sorte une race spéciale d’hommes mieux doués que les autres, et nous savons les résultats qu’elle a donnés. Chez les animaux au contraire, moins soumis aux causes de perturbation qui agissent sur les familles humaines, l’hérédité se manifeste avec assez de persistance pour qu’on puisse fixer les qualités d’une manière permanente, et ces qualités sont d’autant mieux enracinées qu’elles viennent de plus loin. Ainsi les sportsmen ne s’informent pas seulement des qualités spéciales des parens immédiats de leurs chevaux, mais ils veulent connaître leurs ancêtres à un degré très éloigné, ils tiennent un grand compte de la noblesse et de l’antiquité du sang, et sont plus disposés à payer cher un cheval qui compte Éclipse et Godolphin parmi ses aïeux, quoique ses parens directs aient été ordinaires, qu’un autre dont le père aura gagné nombre de prix, mais dont l’origine est relativement obscure. Il en est même beaucoup qui font plus de cas de la noblesse que de la perfection des formes, et l’expérience paraît leur donner raison. Il y a un proverbe anglais qui dit qu’une once de sang vaut mieux qu’une livre d’or. Cependant les formes ont une importance capitale, puisqu’après tout ce sont elles qui donnent le mouvement.

Si l’on voulait apprécier l’influence relative de la race et de la conformation, on pourrait comparer le cheval a une machine à vapeur où la race jouerait le rôle du combustible et la conformation celui des organes de la machine. Si le combustible est insuffisant, le mouvement est lent, quelle que soit la perfection des organes ; mais si ceux-ci sont mal agencés, quelle que soit la quantité de combustible employé, la machine ne fonctionne pas davantage. Ainsi, tout en cherchant des reproducteurs d’antique origine, il importe de les choisir de telle façon qu’ils soient physiquement taillés pour la course, et pour cela il faut qu’ils aient avant tout une poitrine profonde, afin que la respiration puisse se faire sans effort ; il faut de plus que les moteurs, croupe, épaule, jambes, soient très allongés, et que les parties inutiles à la progression, tête, ventre, encolure, soient aussi légères que possible, car elles sont un poids mort et ne contribuent pas au résultat final. Le cheval pur sang est généralement bai, bai-brun ou alezan ; on en rencontre aussi quelques noirs, mais fort peu de gris ou de blancs. On préfère ceux qui ont une robe franche avec aussi peu de blanc que possible. La finesse de la peau est tout à la fois une preuve de race et de santé et jamais dans les races communes on ne rencontre un poil aussi soyeux et un système veineux aussi développé. Ce réseau veineux a une grande importance, car il permet à la circulation de se faire malgré les efforts de la course. Si les vaisseaux sanguins étaient moins abondans et moins gros, le sang, ne pouvant circuler rapidement à la surface, refluerait vers le cœur et paralyserait le mouvement.

Bien des personnes refusent d’admettre que de pareils chevaux soient réellement beaux. C’est, suivant nous, une grande erreur. Si tous les organes sont disposés de manière à augmenter l’impulsion et à développer la vitesse, il est impossible que l’ensemble n’en soit pas harmonieux et ne s’approche pas du type idéal du cheval de course. Je ne voudrais pas à ce propos entamer une discussion d’esthétique ; cependant qu’il me soit permis de dire que le beau n’est jamais absolu et n’existe pas par lui-même. Il n’est que l’harmonie entre la forme et la destination des objets ; c’est un rapport, et pour le sentir il faut en connaître les deux termes. Veut-on en faire l’expérience, qu’on prenne un de ces vigoureux boulonnais à croupe arrondie qui traînent si gaillardement nos lourds omnibus, qu’on l’affuble d’une selle et d’un cavalier, et qu’on aille se promener à côté d’un pur sang : ce cheval, qui tout à l’heure sous son harnais vous paraissait magnifique, qui représentait le type de la force, sera lourd, gauche et emprunté, tandis que chaque mouvement du pur sang mettra en lumière l’élégance et la finesse de ses formes. Attelez ce dernier à une lourde voiture, et l’effet inverse se produira.

S’il y a de nombreux sportsmen, il y a relativement peu d’éleveurs. La plupart achètent quelques poulains qu’ils livrent à l’entraînement et avec lesquels ils tâchent de gagner le plus de prix et le plus de paris possible. Ce système est peu onéreux, et s’ils ont le bonheur de tomber sur un ou deux bons chevaux, ils trouvent moyen de se tirer convenablement d’affaire. L’élevage exige bien d’autres soins et bien d’autres dépenses, et ceux-là seuls qui ont une fortune considérable peuvent en courir les chances. Tous les pays n’y sont pas également propres. Il faut qu’ils soient favorables à la culture des herbages, et sous ce rapport l’Angleterre est on ne peut mieux partagée. En France, c’est la région ouest, exposée aux vents humides de la mer, qui convient le mieux. L’herbe sèche du midi donne des chevaux trop légers, et les essais entrepris dans les départements de l’est sont jusqu’ici restés infructueux. C’est dans la contrée comprise entre Nantes et Boulogne, sur une largeur de cinquante lieues, que se trouvent nos principaux haras. Celui de M. de Lagrange est à Dangu, près de Gisors, celui de M. Aumont aux environs de Caen, celui de M. Rœderer à Bois-Roussel, près d’Alençon, etc.

De tous ces haras, celui de Dangu est peut-être le plus important. La description de cet établissement, d’après un observateur bien informé[5], fera juger des autres. Le haras de Dangu, créé en 1859 par M. de Lagrange, est situé sur les confins du département de l’Eure, entre Gisors et Vernon. Dépendance du domaine et du château de Dangu, il couvre à lui seul une superficie de 223 hectares sur une colline d’où la vue embrasse la vallée d’Epte. Le château avait autrefois la forme d’un fer à cheval : les deux ailes en ont été détruites, et il n’en reste aujourd’hui que la partie centrale, qui suffit pour donner une idée des anciennes proportions du vieux château. Un parc planté de futaies séculaires et parsemé de pelouses changées en paddocks (prairies closes) entoure cette demeure ; ce parc a 100 hectares, dont 15 forment des prés réservés aux poulinières et aux poulains. Les bâtimens du haras sont simples, semblables à des fermes anglaises, comfortables et sans luxe ; les cours grandes, bien closes, couvertes d’une épaisse couche de paille, rappellent les straw-yards de nos voisins. C’est là que pendant l’hiver les poulinières et les poulains viennent jouir d’un pâle rayon de soleil. Seize boxes pour les jumens et deux autres pour les étalons composent l’établissement principal. Les poulains d’un an (yearlings) ne quittent point ces paddocks, où ils errent en liberté ; ils ne rentrent que le soir pour s’abriter dans des boxes recouvertes en chaume. Les enclos affectés aux différentes poulinières et à leur suite ont de 10 à 15 hectares. Ils sont séparés les uns des autres par deux talus et un fossé plein d’eau venant de l’Epte et où sont ménagés des abreuvoirs. Les prairies actuelles ont déjà 223 hectares, et cependant le propriétaire transforme en prés une immense plaine qui leur fait suite. L’herbe y pousse avec tant d’abondance que les habitans du haras ne suffisent pas à la consommer, et que 100 bœufs par an trouvent encore à s’y engraisser. Le haras de Dangu renferme 5 étalons, 30 poulinières et 36 poulains d’un an. Les 5 étalons sont Monarque, Father-Thames, Ventre-saint-Gris, Palestro et Hospodar. Le plus renommé d’entre eux est Monarque, qui, né en 1852, gagna 22 courses sur 26 qu’il a courues, et qui, employé comme reproducteur depuis 1859, a rapporté à ce titre 81,750 francs à son propriétaire, à raison de 500 francs par saillie. Il est père de plusieurs chevaux distingués, Hospodar, Gédéon, Béatrix, le Mandarin, et surtout Gladiateur, le cheval le plus remarquable qu’on ait vu depuis longtemps.

Les poulains, tant que le temps le permet, sont laissés dans les paddocks, où ils errent en liberté en attendant que viennent pour eux le moment des épreuves ; on les met peu à peu au régime de l’avoine, afin d’augmenter leur force et leur vigueur. On les excite aussi à courir les uns contre les autres, et on les soumet successivement aux longues et minutieuses opérations du dressage, de façon à les habituer à supporter la bride, la selle et le cavalier. C’est d’ordinaire à dix-huit mois qu’on les envoie à l’entraînement, c’est-à-dire qu’on les prépare pour les courses auxquelles ils devront concourir. L’entraînement se fait non pas sur le lieu d’élevage, mais dans des écuries spéciales ordinairement situées à proximité des hippodromes de courses ; il exige d’immenses espaces et des terrains spéciaux qui ne soient ni détrempés par les pluies ni durcis par la sécheresse. Les immenses allées droites de la forêt de Chantilly avec leurs arbres taillés en berceau, dont la perspective indéfiniment décroissante s’étend jusqu’à l’horizon incertain, sont admirablement disposées pour les exercices préparatoires, et la verte pelouse du château est un des plus beaux hippodromes qu’on puisse voir. Aussi est-ce là qu’ont été établies les principales écuries de ce genre. Ce sont ordinairement des bâtimens rectangulaires, entourant complètement une cour de même forme et sur laquelle s’ouvrent les portes des différentes boxes ou cellules pavées dans lesquelles chaque cheval est laissé en liberté sur sa litière de paille. Dans le coin de la cellule sont le râtelier, la mangeoire, quelquefois même un bassin plein d’eau courante. Ces boxes sont tenues avec une grande propreté et quelques-unes même avec luxe. Chaque cheval a son lad spécial, un enfant de douze ou treize ans, qui couche avec lui, qui est chargé de lui donner tous les soins, et cette tâche est assez minutieuse pour absorber presque tout son temps.

Les chevaux réunis dans les boxes de Chantilly ont la peau si fine qu’ils ne peuvent supporter l’étrille, et que le pansage, répété plusieurs fois par jour, est fait à la brosse. Il est très difficile de visiter les écuries, car on a eu des exemples de chevaux empoisonnés par de prétendus curieux. Toute l’écurie est placée sous la direction d’un entraîneur, qui a sous ses ordres les garçons d’écurie, jockeys, etc. C’est lui qui a la responsabilité de tout l’établissement, qui ordonne les exercices, surveille la nourriture et délivre à chaque enfant pour chaque repas la quantité d’avoine nécessaire. Comme c’est de son habileté que dépend le succès des chevaux, il participe à la gloire et aux bénéfices qu’ils procurent. Aussi les bons entraîneurs sont-ils des hommes précieux et très bien payés. La plupart sont attachés au service spécial d’un sporstman et exclusivement chargés de son écurie ; mais il y a aussi des entraîneurs publics qui, ayant leur écurie à eux, entraînent à forfait et à prix débattu les chevaux de ceux qui les honorent de leur confiance. Presque tous sont des Anglais et sont venus s’installer avec leurs femmes et leurs enfans à Chantilly, où ils forment une véritable colonie.

L’entraînement a pour objet d’habituer peu à peu les chevaux aux dures épreuves qui leur sont réservées ; il repose sur le principe de la gradation des exercices. On ne procède jamais aux travaux qui exigent un grand déploiement de force avant que l’habitude ait naturalisé ceux qui en demandent un peu moins. Si l’on voulait aller trop vite, on risquerait soit de donner au cheval une toux chronique, soit de provoquer l’inflammation des articulations. La première préparation consiste dans un exercice journalier au pas, de trois ou quatre heures, pendant une quinzaine de jours, afin de donner à l’animal de l’appétit, d’assouplir son système musculaire et d’affermir ses jambes. Ce résultat obtenu, on commence les suées, qui ont pour objet de durcir les membres et de diminuer les parties graisseuses. On revêt pour cela le cheval d’un drap appelé sweater et d’un camail en laine ; quand on veut réduire certaines parties spéciales, comme les épaules, on y adapte une couverture supplémentaire qu’on fixe au moyen de courroies. Le lad fait alors parcourir à son cheval ainsi accoutré une distance de 6 à 7 kilomètres, d’abord à un galop régulier, puis à fond de train, sans cependant atteindre jamais l’extrême vitesse ; il le ramène au pas à l’écurie, le charge de nouvelles couvertures jusqu’au moment où la sueur commence à couler en abondance. Il enlève ensuite les couvertures, puis se met, avec quatre de ses compagnons, à frictionner l’animal avec vigueur, et ne s’arrête que lorsqu’il est complètement sec. Il lui fait faire ensuite une petite promenade et le ramène définitivement à l’écurie. On répète ordinairement les suées tous les quinze jours, en continuant dans l’intervalle les exercices au pas jusqu’à ce que la graisse en excès ait disparu. Vient alors la deuxième préparation, dans laquelle on cherche à donner au cheval toute sa vitesse et en même temps à lui ouvrir les voies respiratoires, de manière à ce que l’air s’y engouffre sans effort. Dans cette deuxième période, les suées sont plus fréquentes, les galops plus rapides, et la nourriture plus abondante. La troisième préparation est celle qu’on donne en vue d’une course déterminée, et l’on s’attache, pour les distances et la vitesse, à mettre le cheval dans les conditions où il devra se trouver pour cette course. Enfin, quinze jours avant cette époque, on lui fait subir une épreuve réelle en le faisant lutter contre un coursier connu qui permette, par voie de comparaison, d’apprécier ses chances. Il serait fastidieux de décrire minutieusement tous les soins, toutes les précautions à prendre pour en arriver là et qui ont fait du métier d’entraîneur une véritable et sérieuse industrie. Chacun peut se rendre compte de ce qu’il faut de tact et d’habileté pour maîtriser ces animaux indociles, éviter de les surmener, soit par un excès de travail, soit par un excès de nourriture, et les présenter au poteau de départ dans de bonnes conditions. On doit comprendre également qu’un grand nombre de chevaux ne puissent supporter des épreuves aussi dures. Souvent même il arrive que le jour de la course réserve de nouvelles déceptions, et que celui sur lequel on comptait, effrayé par la foule, se refuse à courir et se dérobe au premier galop.

Pendant la course, les chevaux ne sont généralement pas montés par ceux qui les ont dressés, mais par des jockeys spéciaux qui en font leur métier. Tantôt ces jockeys sont attachés à une maison particulière, tantôt ils sont indépendans et se mettent au service de ceux qui les demandent. Sans compter ce qu’ils peuvent gagner avec les paris qu’ils engagent entre eux, les jockeys les plus habiles sont très bien payés, et quelques-uns acquièrent parfois une véritable fortune ; mais la plupart gaspillent ce qu’ils gagnent avec une insouciance extrême. Il faut d’ailleurs qu’ils soient assez honnêtes pour refuser les offres qu’on ne manquerait pas de leur faire pour les engager à se laisser vaincre, si on les savait capables de les accepter. Ce n’est là d’ailleurs qu’une honnêteté relative, puisque, sous peine de perdre leur clientèle, leur réputation doit être intacte.

Les jockeys, ne devant pas excéder un certain poids, sont généralement petits et trapus ; ils se soumettent à un entraînement semblable à celui des chevaux et s’administrent à cet effet des suées et des médecines. La création d’une race de chevaux a donc amené la création d’une nouvelle race d’hommes, mais qu’on ne peut considérer comme un perfectionnement de l’espèce. Au moment de la course, ils reçoivent leurs instructions de l’entraîneur, qui, connaissant à fond les qualités et les défauts du cheval, prescrit la manière dont il doit être conduit. Il ne suffit pas en effet qu’un jockey ait une bonne assiette, il faut qu’il ait un grand sang-froid et assez de tact pour tirer tout le parti possible de sa monture. Le point important est d’en ménager les forces, de manière à ce qu’elles ne soient pas épuisées au moment où un dernier effort pourrait lui assurer la victoire. Quant à la manière de s’y prendre, elles dépend du cheval qu’on monte et de ceux contre lesquels on lutte. Tantôt il y aura avantage à essouffler ses adversaires en s’élançant à ttoute vitesse, tantôt il vaudra mieux se tenir d’abord au dernier rang et prendre successivement la place de ceux qui commencent à faiblir.

Si les courses ne servaient qu’à montrer la vitesse de certains chevaux, elles ne mériteraient pas qu’on s’en occupât plus que d’un divertissement public ; mais il n’en est pas tout à fait ainsi, et pour peu qu’on examine les choses de plus près, on ne tarde pas à s’apercevoir que le résultat définitif est l’amélioration de la race chevaline. Nous avons vu en effet comment, par l’accouplement des meilleurs chevaux, on était arrivé à former une race dont les qualités dominantes sont la vitesse et l’énergie. Eh bien ! Les courses sont le moyen de reconnaître, parmi tous les chevaux de cette race qui naissent chaque année, ceux qui possèdent ces qualités au plus haut point et qui sont dès lors les plus aptes à les transmettre à leurs descendans.

Ainsi les courses en elles-mêmes n’ont aucune utilité réelle, elles n’en ont que comme moyen de distinguer les meilleurs parmi les chevaux de même âge, absolument comme les autres concours d’animaux producteurs. Elles sont constituées de façon à opérer artificiellement la sélection, à laquelle Darwin prétend que tous les animaux livrés à eux-mêmes sont soumis, de telle façon que la victoire finale reste aux plus vigoureux et aux mieux doués. Cette sélection s’opère sur une si grande échelle que, sur 100 poulains pur sans pris à leur naissance, on en trouve tout au plus 30 en état, à l’âge de trois ans, de se présenter sur hippodrome ; sur ces 30, 20 au moins sont, des chevaux très ordinaires, 9 des chevaux de troisième ordre, et un à peine devient un cheval de second ordre tel que Fille-de-l’Air ou Vermout, etc. Quant aux chevaux comme Eclipse ou Flying-Childers, Monarque ou Gladiateur on n’en rencontre pas un sur dix milles.

Les courses) d’ailleurs sont graduées de manière à ce que cette sélection s’opère successivement. Bien qu’on produise quelquefois sur le turf des chevaux de deux ans pour juger de leur force relative, c’est à trois ans seulement qu’ont lieu les épreuves décisives. La première est la poule d’essai : c’est une course de 1,500 mètres, qui a lieu en avril, et qui donne le premier classement ; sur trente ou quarante chevaux engagés, il ne s’en présente au poteau que dix ou quinze. Puis vient la poule des produits (1,900 mètres), courue, au commencement de mai, ordinairement par d’autres chevaux ; En troisième lieu arrive le prix du Jockey-Club (2,400 met.), qui est couru à Chantilly à la fin de mai, et qui s’élève à 20,000 fr. sans les entrées[6]. C’est pour les chevaux français l’épreuve décisive, pour laquelle les éleveurs engagent leurs meilleurs coursiers ; mais sur soixante qu’on fait inscrire chaque année, c’est à peine s’il en part vingt. Le classement qui s’opère ainsi tant en France qu’en Angleterre, où la même progression est suivie, est tel que pour la course du prix de Paris (100,000 fr. sans les entrées), qui est la grande poule des éleveurs des deux pays, c’est à peine s’il part quatre ou cinq chevaux sur cent vingt engagés.

La sélection est dès lors à peu près complète, et le sort a désigné ses élus. C’est pour ce motif qu’on ne fait plus courir les uns contre les autres les chevaux de quatre ans et au-dessus, car leur valeur relative serait tellement connue que les courses n’offriraient plus aucun imprévu. Si l’on voit cependant par exception quelques chevaux, comme Monarque, courir jusqu’à l’âge de six ans, c’est qu’on les fait lutter contre ceux de trois ans, et qu’ils sont assez forts pour supporter la surcharge qui doit égaliser les chances. A la rigueur, le but que l’on poursuit, qui est la sélection des meilleurs chevaux, est atteint par quelques courses dont nous venons de parler, et l’on pourrait presque s’en tenir là. Si l’on continue les épreuves, c’est afin d’opérer un classement même entre les chevaux de second et de troisième ordre, et de donner à leurs propriétaires l’occasion de s’indemniser des sacrifices qu’ils ont dû faire pour l’élevage et l’entraînement. On a institué pour cela des prix de différentes classes, de telle façon que le gagnant d’un prix d’une classe supérieure ne puisse plus concourir pour les prix d’une classe inférieure. On a voulu empêcher ainsi que toutes les sommes consacrées à cet objet ne reviennent à celui qui aura eu la bonne fortune de mettre la main sur un cheval exceptionnel.

Il importe aussi de varier les épreuves, afin de constater les qualités particulières de certains chevaux ; Les uns, par exemple, sont d’une extrême vitesse, mais ne peuvent soutenir pendant longtemps une allure aussi rapide ; d’autres au contraire courent moins vite, mais plus longtemps. Comme on ne pourrait les juger, si on les faisait courir les uns contre les autres, on a établi des courses de vitesse (1,800 mètres) dans lesquelles les uns et les autres peuvent déployer leurs qualités respectives. Une espèce particulière de course est le handicap, qui a pour objet d’égaliser les chances entre tous les chevaux, c’est-à-dire de répartir les poids en raison de leur âge et de leurs succès antérieurs, de telle façon que, s’ils étaient également bien montés, ils arriveraient au but tous ensemble. L’utilité de cette course est peu sensible, puisqu’on ne peut rien en conclure en faveur du gagnant, sinon que le juge s’est trompé en le chargeant d’un poids trop léger. Elle donne lieu parfois à des fraudes qu’il est difficile d’empêcher, et qui consistent à faire battre un cheval dans d’autres courses pour lui donner ainsi une réputation de médiocrité, grâce à laquelle il obtient dans le handicap une diminution de poids qui lui permet de triompher plus facilement de ses concurrens.

Nous en dirons autant des steeple-chase, c’est-à-dire des courses d’obstacles, qui nous viennent également d’Angleterre, où elles furent instituées pour encourager la production des chevaux de cavalerie et des hunters (chevaux de chasse). Dans l’origine, la distance à parcourir était une ligne droite de 4 milles (6,436 mètres) entre deux points fixes sur l’un desquels les cavaliers se dirigeaient à leur guise à travers tous les obstacles.

Avez-vous jamais vu les courses d’Angleterre ?
On prend quatre coureurs, quatre chevaux sellés ;
On leur montre un clocher, puis on leur dit : Allez !
Il s’agit d’arriver, n’importe la manière.
L’un choisit un favori, l’autre un chemin battu.
Celui-ci gagnera, s’il ne rencontre un fleuve ;
Celui-là fera mieux, s’il n’a le cou rompu.

Ce n’est que plus tard, pour permettre aux spectateurs de jouir du coup d’œil, qu’on prit le parti d’établir des hippodromes semée d’obstacles artificiels et souvent formidables. Ces courses sont de simples spectacles et ne peuvent avoir aucune action sur l’amélioration de la race, parce qu’elles exigent des chevaux spécialement dressés à sauter, et que cette éducation est personnelle à celui qui la reçoit et ne se transmet pas. Aussi voit-on toujours les mêmes chevaux reparaître jusqu’à ce qu’un accident mette fin à leur carrière. Ils ne sont jamais employés comme reproducteurs. Comme ces courses ont surtout pour objet de mettre en lumière le courage et l’habileté des cavaliers, elles sont souvent courues par des gentlemen riders qui ne se montrent guère dans les courses plates. Il est douteux que les courses au trot donnent des résultats plus sérieux, quoique dans les départemens surtout on croie devoir les encourager. On ne saurait trop le répéter, les courses ne sont pas créées pour donner des coureurs à la consommation, mais pour permettre de choisir parmi eux les meilleurs reproducteurs, c’est- à-dire, les plus vigoureux et les plus courageux. Or les courses au galop atteignent ce but beaucoup mieux que les courses au trot, et il est probable qu’un pur-sang entraîné spécialement pour le trot, pourrait lutter avantageusement contre les trotteurs américains ou hollandais, qui sont les premiers du monde.

Les courses donnent lieu à des paris très considérables, et, bien que ce soit là un de leurs résultats les plus fâcheux, il faut cependant en dire un mot pour faire comprendre comment ils s’engagent. Dans chaque course, les chevaux sont cotés suivant les chances qu’ils paraissent avoir. Si vingt chevaux sont engagés et s’ils sont tous de même force, chacun d’eux a un vingtième de chance ; on peut donc parier 20 contre 1 que tel cheval ne gagnera pas : on dit alors qu’il est à 20. Si l’on a des raisons de croire qu’il vaut mieux que ses concurrens, qu’il a par exemple deux fois plus de chance de gagner que chacun des autres, on pariera 10 qu’il ne gagnera pas contre 1 qu’il gagnera. Si ses chances sont plus grandes encore, on pariera 5 contre 1, etc. Enfin, si l’on juge, qu’il vaut autant à lui seul que tous les autres ensemble, on pariera 1 contre 1, ce qui s’exprime en disant qu’on le prend à égalité contre le champ. On peut parier sur chaque cheval et faire des combinaisons infinies dans lesquelles l’avantage reste à ceux qui ont été à même de connaître les chevaux avant leur apparition sur le turf. Toutes ces combinaisons reposent donc sur les cotes des chevaux, et l’on comprend qu’un propriétaire peu consciencieux puisse parfois les faire varier à son avantage en faisant perdre son cheval quand il devrait gagner. Il n’est besoin pour cela de mettre personne dans la confidence, il suffit de donner à boire au cheval un peu plus que d’habitude pour paralyser ses moyens. Aussi ces fraudes sont-elles très difficiles à constater ; mais, quand elles sont établies, on applique à celui qui s’en est rendu coupable les peines prescrites par les règlemens de la Société d’encouragement, peines qui peuvent aller jusqu’à l’interdiction de faire courir. La société en effet est souveraine et décide en dernier ressort toutes les questions relatives aux courses ; mais elle ne s’occupe que des courses plates, qui sont de beaucoup les plus importantes, puisque, sur l,724,245 francs de prix ; distribués en 1854, elles ont absorbé l,170,065 francs.

Maintenant que nous avons précisé le but des courses, nous pouvons nous demander si ce but a été atteint, c’est-à-dire si les chevaux choisis réunissent bien les conditions qu’on exige d’eux. Bien des personnes pensent qu’on obtiendrait des résultats supérieurs encore, si on ne soumettait pas les chevaux si jeunes à l’entraînement. Il ne faut pas oublier en effet que l’entraînement surexcite le cheval, lui impose des épreuves souvent supérieures à ses forces et a parfois de fâcheux résultats même pour ceux qui y résistent. Le régime de l’avoine donne aux poulains plus de force et de vigueur, mais on ne peut violenter la nature, et quoi qu’on fasse on n’augmentera jamais la précocité d’un cheval sans diminuer en même temps sa durée. Les chevaux de course actuels se rapprochent par leurs formes du poulain de deux ans, le type n’est plus le même qu’autrefois. Peut-être vaudrait-il mieux ne commencer l’entraînement qu’à trois ans, puisqu’après tout cette opération a pour objet non pas d’améliorer le cheval, mais seulement de le préparer. Les grands coureurs du siècle dernier, Éclipse, Childers, et les autres, n’avaient pas été entraînés, et n’avaient débuté sur le turf qu’à l’âge de cinq ans. La question toutefois est très débattue, mais on remarque que nos meilleurs étalons ne donnent pendant les premières années que des produits médiocres, et qu’il leur faut deux ou trois ans de repos avant de pouvoir être employés d’une manière normale.

Les pur-sang sont trop ardens, trop nerveux, et exigent trop de soins pour être employés aux usages ordinaires. Ce ne sont pas des chevaux de service, ce sont des reproducteurs destinés à communiquer par des croisemens aux autres races quelques-unes des qualités qui les distinguent eux-mêmes, notamment le courage et l’ardeur. C’est en vue de cette amélioration et de la création de chevaux demi-sang propres au service de la cavalerie que l’administration des haras possède un certain nombre d’étalons pur sang avec lesquels elle fait saillir les jumens indigènes[7]. Elle avait même établi au Pin une jumenterie composée de vingt jumens pur sang de premier ordre, qui dans son idée devait donner des poulains de choix, et par suite des étalons hors ligne. L’expérience démontra que c’était là un faux calcul, et que les particuliers étaient beaucoup plus à même que l’état de produire de bons étalons. La jumenterie au Pin, fut supprimée en 1852, et l’on ne conserva que celle de Pompadour, destinée à la création d’une race anglo-arabe dont on ne s’explique pas trop l’utilité.

Depuis longtemps, les règlemens de l’administration des haras abonnaient lieu à des réclamations qu’il est facile de comprendre quand on songe qu’il était défendu de faire saillir une jument par des étalons non approuvés par l’état, et qu’un propriétaire ne pouvait chez lui se servir de ses propres étalons. D’un autre côté, cette administration se plaignait que, faute de fonds, elle ne pouvait rendre les services qu’on était en droit de lui demander. Afin de mettre un terme à cette situation, une commission présidée par le prince Napoléon, fut chargée en 1860, d’étudier la question des haras sous toutes ses faces. Sur les vingt-six membres qui composaient cette commission, deux ne prirent point part au vote, treize se prononcèrent en faveur de l’intervention directe de l’état et du maintien du système en vigueur en augmentant les allocations budgétaires, et onze conclurent, sinon à la suppression de l’administration des haras, du moins à la transformation complète du système d’intervention. Le rapport de la minorité, qui fût rédigé par M. de La Rochette, et, contrairement à l’usage, livré à la publicité, probablement à cause des noms qui y figuraient[8] est un chaleureux plaidoyer en faveur de la liberté. Il réfute péremptoirement tous les argumens qu’on peut faire valoir en faveur de l’intervention directe de l’état, que ne réclament ni la défense du pays ni les besoins de la consommation, il démontre que l’industrie particulière et le commerce, sont parfaitement à même de faire face à toutes les exigences, que les meilleures races indigènes sont les races de trait, c’est-à-dire celles qui ont été de la part de l’état l’objet de moins d’encouragemens. Il ajoute que les treize cents étalons que possédait alors l’état ne représentaient pas le dixième de ce que réclamait la production du pays, et que néanmoins ils faisaient aux étalons particuliers une concurrence décourageante[9]. Enfin il, conclût à la diminution progressive du nombre des étalons possédés par l’état, à l’augmentation des allocations en faveur des courses et des primes pour les étalons particuliers jugés propres à la reproduction, à la suppression des jumenteries et à la modification du système adopté jusqu’alors par le ministère de la guerre pour la remonte de la cavalerie. Bien que ces conclusions n’aient représenté que l’opinion de la minorité y elles ont néanmoins été en grande partie adoptées par le gouvernement, qui, dans cette circonstance comme en beaucoup d’autres, s’est montré disposer à laisser une plus grande latitude à l’initiative individuelle.

Bien des personnes font un reproche au pur-sang d’avoir détruit les anciennes et belles races françaises, comme celles du Limousin, de la Navarre, etc. Voyons ce qui en est, et d’abord demandons-nous ce que sont ces races tant vantées. Il est incontestable qu’à l’époque où les communications étaient plus difficiles, où les provinces, n’ayant entre elles que des rapports fortuits, étaient obligées de produire les objets nécessaires à la consommation locale, chacune d’elles avait sa race de chevaux particulière, apte aux services qu’on exigeait d’eux ; mais, lorsque le marché s’est agrandi, les éleveurs ont cherché à satisfaire non plus seulement les besoins locaux mais les besoins généraux du pays, et à produire des chevaux aptes à divers usages. Nous avons vu ainsi une même province, la Normandie par exemple, produire successivement, suivant la demande, des chevaux de roulage, des chevaux de poste et des chevaux d’omnibus. Les autres provinces ont agi de même, puisque les chevaux qu’on vend aujourd’hui sous le nom de percherons sont originaires de Normandie, du Berri ou des Ardennes, et ont été élevés dans les plaines du Perche. Ainsi la production s’est modifiée en raison des besoins de la consommation, et c’est la vraie cause de la disparition des races indigènes. Il y a aujourd’hui si peu d’intérêt à les conserver que les hippiâtres n’en tiennent plus aucun compte, et qu’ils distinguent les chevaux, non plus suivant les pays de provenance, mais suivant les services auxquels ils sont destinés. Ils en font actuellement quatre divisions principales — les chevaux propres au roulage et à l’agriculture, — les chevaux de diligence, — les chevaux d’attelage, — les chevaux de selle. Cette division admise il est facile de comprendre que le sang anglais, donnant de la vitesse et de l’ardeur, pourra avec avantage être infusé aux races indigènes des deux dernières catégories pour leur procurer les qualités qui leur manquent. On a produit ainsi des anglo-normands qui sont d’excellens chevaux d’attelage et des demi-sang qui sont de très bons chevaux de monture. En Angleterre même, on fait des carrossiers en accouplant la jument du Norfolk avec l’étalon pur sang. On obtient par là un cheval très puissant et ayant de belles formes. Quant aux chevaux de roulage et à ceux de diligence, il est au moins douteux que l’introduction du sang anglais puisse améliorer les races que nous possédons. Nos chevaux boulonnais sont connus du monde entier et exportés même en Angleterre ; ils sont ardens et durs. et tirent de très fortes charges avec une vitesse relative considérable.

On a prétendu, il est vrai, que les chevaux d’omnibus en Angleterre vont plus vite, font de plus longues courses et mangent moins que les nôtres, ― que par conséquent ils leur sont supérieurs. Les comparaisons de ce genre sont très difficiles à vérifier et presque toujours erronées. Ainsi la moyenne du trajet journalier des cheveux d’omnibus de Paria est de 16 kilomètres ; mais il ne faut pas oublier que cette moyenne se répartit sur les huit mille cinq cents chevaux que possède la compagnie, sur lesquels un quart sont malades ou au repos, et qu’il y a des lignes sur lesquelles les chevaux font 28 kilomètres avec des voitures presque toujours complètement chargées. En, Angleterre, les voitures sont plus petites, plus étroites et rarement pleines, et il n’est donc pas étonnant que l’allure soit plus rapide. Il faut ajouter d’ailleurs que les Anglais ont pour système d’avoir peu de chevaux, mais d’en tirer immédiatement tout le parti possible ; en France, on en a davantage, mais on les ménage beaucoup plus. Le cheval d’omnibus anglais est ruiné en deux ans ; le cheval français, acheté 900 francs à l’âge de quatre ans, est revendu à douze ans 400 francs, et est encore en état d’être employé pendant longtemps au labour. Ainsi ne cherchons pas l’amélioration de ces races dans les croisemens avec les pur-sang, mais dans le choix des reproducteurs indigènes, car rien n’empêche de faire pour elles une espèce de sélection, semblable à celle qu’op fait pour les chevaux de course et de ne livrer à la reproduction que les animaux supérieurs.

Tels sont les résultats utiles qu’on peut attendre des courses ; mais pour les obtenir il faut y chercher autre chose qu’un passe-temps frivole. Il faut qu’elles deviennent de plus en plus une occasion d’expériences sérieuses sur l’amélioration de la race chevaline. Il est regrettable en effet de voir des jeunes gens riches et bien doués rester indifférens aux questions qui passionnaient leurs pères et passer leur vie à supputer les chances de tel ou tel coursier, comme si c’était le plus bel emploi qu’ils pussent faire de leurs facultés et de leur fortune. Si la passion des chevaux les entraîne cependant, rien n’empêche qu’ils ne s’y adonnent ; seulement qu’ils étudient la question au point de vue général que nous avons essayé de signaler, et ils n’auront pas été absolument inutiles à leur pays.


JULES CLAVE.

  1. Les plats royaux étaient des prix pour les courses de longue haleine.
  2. West-Australian est un étalon qui avait été acheté en Angleterre par M. de Morny au prix de 80,000 francs. Lors de la vente de son écurie, il n’a été vendu que 31,000 fr. Cette dépréciation tient à ce que ses produits, remarquables dans les courses de vitesse entre chevaux de deux ans, ne montrent pas, dit-on, la même supériorité dans les courses de fond auxquelles on soumet les chevaux de trois ans et au-dessus.
  3. Voyez la Revue du 15 novembre 1861.
  4. Les prix distribués en 1861, non compris les entrées, se sont élevés à 1,724,245 fr., somme dans laquelle la part contributive de l’état a été de 505,450 fr. ; — celle de la liste civile de 97,000 fr. ; — celle des sociétés hippiques, villes, départemens, etc., de 1,121,795 fr.
  5. Gladiateur et le Haras de Dangu, par M. L. Demazy.
  6. En 1865, ce prix a été gagné par Gontran, au major Fridolin, dont les couleurs, ― casaque blanche, toque bleue, sont devenues très à la mode cette année.
  7. En 1860, l’état possédait :
    1 étalon ayant coûté plus de 40,000 fr.
    4 — — — 30,000
    3 — — — 20,000
    21 — — — 10,000
    1,117 — — moins de 10,000
    165 — de prix inconnus.
    Au total : 1,311
  8. On comptait dans cette minorité le prince Napoléon, MM. de Morny, Rouher, FouId, Daru, de La Rochette, etc.
  9. La dépense annuelle moyenne des haras, en y comprenant l’intérêt des immeubles, était de 2,980,000 fr. ; le nombre des saillies étant de 62,000, le prix de revient de chacune d’elles était de 47 fr. Cependant elles ne rapportaient à l’état que 486,000 fr., soit 8 fr. par saillie.