Les Cousines de la colonelle/04

La bibliothèque libre.
Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 43-58).
Chapitre IV

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE IV


Julia n’avait pas perdu un mot de la conversation de Mme Briquart et de Florentine. Elle n’avait pu d’abord se rendre compte du motif des silences, entrecoupés de soupirs, qu’elle constatait ; mais la glace de la psyché, penchée rapidement par elle, lui avait permis de comprendre suffisamment ce qui jusqu’alors était resté pour son entendement lettre morte.

Elle eut bien l’idée, le soir venu, de demander à sa cousine de l’éclairer sur certains détails dont son esprit ne concevait pas clairement le sens.

Une réflexion tout évangélique lui traversa l’esprit : « Cherchez et vous trouverez », est-il écrit. Ce fut ce qu’elle se promit de faire le lendemain, en visitant la bibliothèque de Georges. Mais l’heure du repos n’étant pas sonnée, elle voulut essayer de connaître de visu la conformation de ce sanctuaire féminin, où s’élaborent les destinées du monde.

Laissant glisser sur ses pieds roses et blancs le nuage de batiste qui l’enveloppait, elle se plaça devant son armoire à glace, d’abord fort confuse de se voir dans sa nudité ; puis, l’émotion inséparable de tout début s’étant calmée, elle arrêta ses regards sur une belle statue, dont la glace lui renvoya l’image, et resta muette, frappée d’admiration. La jeune fille avait visité trop de musées, avait le sens du beau trop développé pour ne pas comprendre qu’elle contemplait le galbe d’une femme admirablement belle.

Grande, svelte, bien cambrée, sa taille souple, comme d’instinct, prenait une pose voluptueuse ; les boutons de ses seins de vierge se dressaient effarés, tachetant de leurs fraises roses la neige qui les environnait.

Julia personnifiait le type de ces brunes blanches, nerveuses, au sang chaud, mais dont les ardeurs, concentrées à l’intérieur, ne rougissent point habituellement la peau.

Sa grotte d’amour, voilée par une toison noir jais, ondulée comme les anneaux des cheveux, retombant à demi sur ses épaules, fixèrent vite ses regards.

Elle l’avait bien vu : c’était là que la cousine avait mis le doigt ; là était donc la clef de ces mystères d’amour, dont tout lui parlait et que, cependant, bien qu’elle fût l’aînée de Florentine, elle ignorait encore.

Elle se caressa, passa et repassa son doigt, sa main de tous les côtés, mais, inexpérimentée, n’éprouva d’autre sensation qu’une sorte d’excitation, d’énervement.

« Il y a autre chose, se dit-elle dépitée ; je veux le savoir et je le saurai. »

Ce fut sur cette résolution que la curieuse s’endormit.

Dès longtemps avant que les nouveaux mariés et Mme Briquart fussent sortis de chez eux, Julia avait fouillé dans tous les coins de la bibliothèque ; elle y trouva d’abord la délicieuse bucolique, sortie du cerveau de Longus et qu’il a baptisée du nom euphonique de Daphnis et Chloé. La feuilletant au hasard, elle l’ouvrit au chapitre où est dépeint le moment charmant où les deux naïfs enfants essaient, en se mettant bien près l’un de l’autre, de calmer des ardeurs qu’ils ne font qu’augmenter ; elle ferma le volume et le cacha dans sa poche, pour le lire à loisir, puis continua ses recherches.

Les folles pages, sorties brûlantes, échevelées, incendiaires, du cerveau d’Alfred de Musset et de George Sand, Gamiani, tombèrent sous sa main ; elle le parcourut et vit ce qu’on voit dans ce volume, dont il est regrettable qu’une main plus habile n’ait point été chargée des illustrations.

Son bagage lui paraissant suffisant, elle s’enfuit dans sa chambre.

Dès avant l’heure du déjeuner, Gamiani, qui lui parut monstrueux dans certains de ses détails, avait été dévoré ; Daphnis et Chloé répondait mieux à ses impressions du moment ; elle s’en pénétra, puis se dit : « Non, ce n’est pas tout cela encore, je le sens, et le mystère d’amour ne parle pas à toutes, à tous le même langage. Moi aussi j’en entendrai les accents, j’en parlerai la langue. »

Et dans la rêverie qui suivit ses réflexions surgit tout à coup une captivante image, celle d’un charmant jeune homme, plein de prévenance, de galanterie, aux yeux bruns, dardant sur elle leurs lueurs ardentes et magnétiques, celles dont les rayons ont le privilège de fondre les glaces, d’allumer les incendies.

. . . . . . . . . . . . .

— Cousine ! quand reviendrons-nous à Paris ? demanda Julia après le déjeuner.

— Quand tu voudras, répondit Mme Briquart, un peu étonnée ; mais tu es donc pressée de partir ? Moi qui croyais te voir préférer le séjour des Charmettes.

— Pas en ce moment. Georges et Florentine doivent désirer ne point être troublés dans leur solitude, même par notre présence.

Ce n’était pas absolument l’avis de Mme Briquart.

Pour deux jeunes mariés, l’observation de Julia eût été pleine de sens ; à l’âge de Georges, au contraire, il devait trouver préférable qu’une société intime vînt faire un peu de diversion au tête-à-tête.

Julia n’avait rien de ces natures vacillantes, qui plient sous toutes les impulsions du vent ; non ! Ce qu’elle voulait, elle le voulait bien ; aussi le soir, la voiture de Georges reconduisit ces dames rue d’Assas.

La raison secrète de cet empressement de la jeune fille pour rentrer à Paris était que le lendemain, jour habituel de réception de Mme Briquart, elle pensait bien que le vicomte de Saski ne manquerait pas de venir lui faire sa cour.

Ses prévisions ne la trompèrent pas : vers neuf heures et demie, il se fit annoncer, arrivant à cette heure pour bien indiquer qu’il lui avait exclusivement consacré sa soirée, manquant ainsi l’Opéra et les autres réunions dans lesquelles il aurait pu se rendre.

Julia avait déjà vu le vicomte bien des fois ; elle n’ignorait pas qu’il l’aimait ; mais ce soir-là, il lui apparut sous un jour tout nouveau, et l’incarnat le plus vif se répandit sur ses joues quand elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa galamment.

Son émotion n’échappa point aux regards attentifs du vicomte, qui n’était point un novice sur le terrain de l’amour et qui sentit son cœur battre un peu plus vite que de coutume en présence de cette jeune fille pour laquelle il éprouvait une réelle et profonde attraction.

Il y avait assez de monde ce soir-là chez Mme Briquart pour qu’un aparté fût possible sans singularité.

Julia et le vicomte en profitèrent, mais l’un et l’autre, si expansifs d’ordinaire, ne se sentaient pas dans leur assiette habituelle ; une sorte d’oppression pesait sur leur poitrine.

— Qu’avez-vous ? demanda la jeune fille, essayant par cette interrogation de se soustraire au malaise qui l’envahissait.

— J’allais vous faire la même question, répliqua le jeune homme en souriant, mais puisque vous avez pris les devants, je vais vous dire tout bas, bien bas, ce que je désirerais ardemment avoir le droit de crier tout haut. J’ai, ma Julia adorée, que je vous aime comme un fou ! Que nous sommes là, obligés de nous parler sous les regards de vingt personnes, et que ces mots brûlants, que mon cœur dicte à mes lèvres, doivent se figer sous un banal sourire avant d’arriver à vos oreilles. Cela, parce que d’absurdes convenances ne nous permettent pas de nous voir seuls, seuls ; de façon à ce que je puisse au moins plaider ma cause, essayer de vous convaincre que ma vie vous appartient et que la possession de la vôtre me comblerait de bonheur.

Le vicomte n’apprenait rien de bien nouveau à la jeune fille, mais c’était la première fois qu’il lui disait nettement : « Je vous aime. »

Elle éprouva une sensation de délicieux épanouissement, car, elle se l’avouait, elle aussi aimait l’homme jeune, beau, élégant, qui lui tenait ce langage aussi passionné que les circonstances extérieures le lui permettaient et qui la troublait jusqu’au fond de l’âme.

— Je vous ai dit, Julia, la cause de mon oppression, et vous, ne me direz-vous pas la cause de la vôtre ? car, vous aussi, vous étiez mal à l’aise.

— Non, pas ici ; nous discourons de choses trop graves pour que je puisse vous répondre ; comme vous, je trouve qu’on profane le langage du cœur en le parlant près d’indifférents.

— Pas ici ! Mais où alors pourrons-nous causer ? Je ne puis vous voir ailleurs sans blesser les convenances.

Julia hésita un instant.

— Après-demain, dit-elle, ma tante doit passer l’après-midi et la soirée aux Charmettes, je ne l’accompagnerai pas ; venez, et dites hardiment à Coralie que vous avez une commission à me faire de la part de Mme Briquart, laquelle vous venez de rencontrer.

— Vous êtes un ange !

— Moi ? Non ! Une femme, voilà tout. N’est-ce pas suffisant ?

— C’est plus que je ne mérite !

— Allons ! conspirateurs, que complotez-vous là, sans perruques blondes, ni collets noirs ? demanda Mme Briquart, qui trouvait que l’aparté avait assez duré. Venez m’aider à faire les honneurs de la table à thé.

À minuit, lorsque les invités furent partis, en embrassant sa jeune parente, Mme Briquart lui demanda en souriant :

— Que te disait donc de si intéressant notre beau Polonais ? Est-ce qu’il penserait par hasard que la fleur d’oranger siérait aussi bien à tes cheveux noirs qu’à la blonde tête de Florentine ?

— Il vous le dira sans doute ; en ce cas, ma chère cousine, n’êtes-vous pas ma mère ?

— C’est parce que j’en ai l’affection et la responsabilité, ma chère enfant, que je serais heureuse de voir ton avenir assuré. Le vicomte appartient à une excellente famille, est suffisamment riche pour le présent et pour l’avenir ; s’il te plaît, si vous vous aimez, ce sera avec joie que je mettrai ta main dans la sienne. J’ai dit. Conduis ta petite barque le mieux que tu pourras. Ce que tu feras sera bien fait.

— Merci, cousine, répondit la jeune fille, très émue, mais comme soulagée d’un remords par les paroles approbatives de celle qui représentait pour elle le père et la mère qu’elle avait perdus.

Elle ne sortit pas de la journée du lendemain, les livres qu’elle avait lus aux Charmettes portaient leurs fruits ; le monde d’idées confuses qu’ils avaient éveillées en elle se coordonnait, la lumière se faisait dans son esprit ; en même temps, un désir insensé d’expérimenter ces voluptés décrites envahirent tout son être.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit que la trouva le vicomte.

Lorsque, suivant ses instructions, il se présenta pour la voir le surlendemain, Julia n’avait pas eu de peine à obtenir de ne pas accompagner Mme Briquart à la campagne, celle-ci comprenant fort bien que sa cousine, traversant une crise décisive dans la vie d’une femme, éprouvât le désir de se recueillir un peu.

Elle le reçut dans le petit salon de Mme Briquart, coquet réduit, décoré par la colonelle avec un goût très original, dans le genre arabe : des étoffes, des tapis d’Afrique assourdissaient le bruit des pas et le son des voix ; de larges divans à l’orientale en faisaient tout le tour et, au milieu, un pouf-canapé d’une jardinière permettait de se faire d’un angle un réduit à l’abri des regards indiscrets.

Ce boudoir, organisé avant l’apparition des cheveux blancs de la cousine, en disait plus long que le colonel, vieux brave, pas bien malin, n’en avait jamais compris.

— Julia, que vous êtes bonne, dit-il tout ému à la jeune fille, quand elle eut autorisé Coralie à l’introduire.

— Qu’en savez-vous ? répondit-elle en riant, vous allez peut-être me trouver très mauvaise, au contraire.

Il y avait un peu de gêne entre eux. Cette situation nouvelle pour Julia d’un tête-à-tête avec un jeune homme l’impressionnait énormément.

Lui voulait entamer l’entretien d’une façon nette et sans laisser aucune porte ouverte aux faux-fuyants.

Il était trop du monde pour ne pas savoir que l’hésitation devient vite mortelle pour l’amour, en semblable occurrence. Aussi, prenant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, il la regarda bien en face, la fascinant de son sourire et de son regard.

— Julia, mon adorée, lui dit-il après un silence, mais très gravement, je vous ai dit avant-hier que je vous aimais ; regardez-moi bien, et répondez-moi : vous aussi, m’aimez-vous ? Dites, ma bien chère amie, dis mon amour, ma vie.

Et le jeune homme, sans lâcher les mains qu’il tenait tremblantes dans les siennes, se laissa glisser aux genoux de la jeune fille, que rapidement il entoura de son bras caressant.

— Dis, Julia, dis ? répétait sa voix délirante.

— Oui ! murmura Julia.

Et elle cacha sa tête dans la poitrine de Gaston, qui, fou, ivre de bonheur, dévora de baisers le front, les cheveux, les oreilles, le cou de la charmante créature, qui frémissait dans ses bras. Tout à coup, par un mouvement vif, le vicomte saisit à deux mains la tête de la jeune fille et posa sur ses lèvres deux lèvres de feu, qui burent son souffle, lui donnant le sien dans un de ces longs baisers qui réunissent les âmes, donnent à tout l’être cette commotion suprême que produit, chez des natures ardentes et jeunes, une caresse qui est sainte ; sainte, car c’est Dieu qui la permet, et pas à tous encore.

Gaston avait vingt-six ans ! Comme tous les jeunes gens du Nord, il ne jetait pas les expansions de son amour aux quatre coins du monde ; mais sous sa froideur apparente se cachait un tempérament de feu, alors que la corde vibrante était remuée, alors qu’il sentait ses émotions partagées : elles l’étaient plus qu’il n’eût osé l’espérer.

Aussi une bouffée chaude lui monta au cerveau, il se sentit envahi par une de ces passions qui font les criminels.

Le sein de la jeune fille, que son léger corsage défendait mal, bondissait sur sa poitrine ; il sentait trembler, frémir cette jeune chair instinctivement avide d’amour et de volupté ; il perdit la tête, plongea dans les cheveux à demi dénoués de sa compagne des mains fiévreuses, aspira les senteurs qui s’en échappaient, promena sur ses bras brûlants une main magnétique.

Se relevant, sans cesser ses caresses, il s’était assis sur le divan, où bientôt perdant elle-même tout sentiment autre que celui de l’amour qui la secouait des pieds à la tête, Julia tomba à demi pâmée.

Gaston jeta un cri étouffé, se releva, bondit sur ce sein en émoi, qui soulevait son voile, arracha le bouton de la guimpe, colla ses lèvres sur les rondeurs charmantes, qui se dévoilaient à lui, sans la fausse pudeur de celles qui ne savent pas assez aimer pour le faire la tête haute, ayant droit au respect, dû à tout ce qui est grand et beau.

Des soupirs étouffés, ressemblant à des cris, s’échappaient de la poitrine de Julia, dont le silence était mille fois plus éloquent que ne l’eussent été les paroles les plus brûlantes.

Gaston sentit que plus lutter devenait impossible : d’une main agile, il dépouilla de son enveloppe la clef du bonheur ; puis, écartant vivement les jambes de la jeune fille renversée sur le divan, posa sur la rose, entourée de fourrure, qui se présentait à ses regards, un baiser qui l’engloutit tout entière et sous lequel il sentit se gonfler le bouton amoureux de la femme qui se donnait à lui ; alors, changeant d’allure, il tenta de pénétrer au plus profond de ce sein ardent, bondissant sous ses caresses, se disant presque que la facilité avec laquelle elle le laissait faire rendrait le nœud gordien de la situation peu difficile à trancher.

C’était une erreur.

Seulement, Julia se rappelant la leçon de la cousine à sa sœur, malgré ses douleurs, se prêtait au mouvement du vicomte. Tout à coup un cri, aussitôt réprimé, s’échappa de sa poitrine et se fondit en un soupir étouffé.

— Ah ! je souffre avec bonheur ! Ah ! mon bien-aimé, ah ! ah ! c’est le ciel… je suis morte, je…

Et cette fois, tout de bon évanouie dans la plénitude du spasme amoureux et de la secousse nerveuse éprouvée, Julia resta immobile sur le divan.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre