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Les Cousines de la colonelle/Texte entier

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Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. i-163).

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


INTRODUCTION


Les Cousines de la colonelle, Vignette de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de chapitre


En 1880, le « naturalisme » battait son plein ; c’est cette année, on ne saurait l’oublier, que parut la Nana de Zola : ce fut un triomphe.

Plus modestement, à la même date, du moins dans le courant de la même année, apparaissait un tout petit volume de quelque cent soixante-dix pages, au titre modeste : Les Cousines de la Colonelle, mais avec un sous-titre tirant l’œil comme une enseigne : « Roman galant naturaliste », et une signature incendiaire : « La Vicomtesse de Cœur Brûlant ».

On s’arracha les quelques exemplaires de cette historiette libertine, qui ne pouvait prétendre aux tirages multimillionnaires de sa grande sœur Nana. Et, tout de suite, on chercha à percer le pseudonyme de la vicomtesse. La voix publique, ou du moins les privilégiés admis à cette lecture risquèrent des noms ; ce fut un petit jeu passionnant. Et l’on eut trop vite fait peut-être de prononcer le nom d’un écrivain de talent indiscuté qui, plus tard, devait être victime de son amour pour les sciences occultes, mais qui disparut en laissant une trace durable dans les lettres, dans le roman, dans le conte.

Sans doute, rien d’étonnant à ce qu’un écrivain de race se soit essayé — victorieusement d’ailleurs — à pousser plus loin encore le « naturalisme » si fort à la vogue à ce moment. Nous pourrions aisément citer de nombreux exemples de ces libertines fantaisies. Mais encore ne faut-il pas exagérer cette hypothèse et affirmer une paternité qui ne fut jamais, croyons-nous, acceptée par le véritable intéressé.

En tout cas, le roman est, littérairement parlant, d’une incontestable valeur ; il semble même avoir été revu, çà et là, par une plume de maître, comme celle, par exemple, de l’auteur de Une vie. C’est une œuvrette qu’on n’oubliera pas : elle date. Libre certes, libertine même, mais sans grossièreté, avec, au contraire, une remarquable délicatesse de touche.

La colonelle et ses deux jeunes cousines gagnent notre sympathie dès les premières lignes : l’existence calme, presque retirée, de ces trois femmes, l’une ayant vécu sa vie de femme d’officier, et de « femme » aussi, les deux cousines attendant la vie, voulant inconsciemment l’amour, et le trouvant en des milieux divers, en des liaisons légales d’un côté, illégales de l’autre… ce n’est point là du romanesque échevelé. Au reste, les tableaux sont simples, sans lourdeur, agréables toujours, exquis parfois. C’est une œuvre qu’on relira toujours avec plaisir.

Elle fut éditée pour la première fois en 1880, sous la firme : Lisbonne, chez Antonio da Boa Vista, en réalité par Jean Gay et Mme Doucet, à Bruxelles.

Son succès fut si grand que, quelque temps plus tard, Mme Doucet, s’étant séparée de son associé, apportait de nouveau l’œuvre au public, mais alourdie d’un second volume, qui ne nous paraît point porter la marque de l’auteur du premier. D’ailleurs, ce second volume forme une addition, non une continuation, aux aventures des cousines, lesquelles, rendues libres par la mort du mari et le lâchage de l’amant, sont devenues d’un libertinage romanesque et presque romantique.

Cette deuxième édition, en deux volumes, parut en 1885 avec un frontispice de F. Rops, représentant une scène érotique de flagellation.

Depuis, les deux volumes ont été réimprimés assez fréquemment, mais sans grand souci typographique, et le plus souvent avec de mauvaises gravures libres. Toutes ces éditions ont été rapidement épuisées : le lecteur des pages qui suivent en comprendra aisément la raison.

B. V.

Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


LES

COUSINES DE LA COLONELLE


Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE PREMIER


Une de ces pluies fines et glacées, comme décembre en tient souvent en réserve, tombait dru sur la cité.

Aussi les passants étaient rares dans la rue d’Assas. On entendait de l’intérieur des maisons le clapotis de l’eau, commençant à couler dans les ruisseaux, et le vent secouait toute cette tristesse atmosphérique de sa voix grondeuse et lugubre.

Dans le petit salon de Mme Briquart, quatre personnes étaient réunies : elle d’abord, respectable veuve d’un colonel de ces beaux cuirassiers, destinés à devenir légendaires, laquelle dame portait aussi gaillardement ses soixante ans qu’elle l’avait, dit-on, fait des culottes conjugales, le colonel n’ayant jamais su être brave qu’à la tête de son régiment. Ce n’est pas que Mme Briquart eût l’air d’une virago ; bien loin de là, c’était, au contraire, une frêle créature, à l’air doux et câlin, mais appartenant à la catégorie de celles dans la prunelle de l’œil desquelles on lit une volonté calme et inébranlable.

Dans le sien on trouvait aussi l’alliage de l’indulgence que donne aux intelligences supérieures l’expérience de la vie.

Près d’elle, Julia, une jeune cousine, feuilletait un album, et Florentine, la sœur de celle-ci, travaillait à une tapisserie.

Tout en écoutant la lecture d’un roman d’Octave Feuillet, fait par un monsieur d’une cinquantaine d’années, le cousin Georges, ainsi qu’on le désignait, ces trois personnes suivaient le cours de leurs pensées, empreintes, ce soir-là, d’un peu de mélancolie.

Une rafale plus forte vint presque ébranler la maison.

Mme Briquart se pelotonna, en frissonnant voluptueusement, dans son fauteuil, envahie par une de ces sensations d’égoïste sensualisme, qui fait trouver plus doux le bien-être dont on jouit, lorsqu’il est mis en relief par une vive opposition extérieure.

Ce sentiment fut éprouvé par les hôtes de son salon, qui l’exprimèrent avec les nuances particulières à leurs caractères individuels.

Julia leva la tête et murmura :

— Quel horrible temps !

Florentine baissa la sienne sur son ouvrage, comme un lis qui fléchit, sous l’impulsion du vent, son calice parfumé.

Georges interrompit sa lecture, d’abord pour regarder plus attentivement Florentine, puis pour dire, avec un éclat de rire satisfait :

— Vrai, ma tante, il fait meilleur dans votre salon qu’au rond-point des Champs-Élysées, par exemple.

— En effet, répondit la vieille dame ; aussi je crois bien que nos amis nous délaisseront ce soir et que nous prendrons le thé en très petit comité.

— Il faudrait, avouez-le, être un peu malade d’esprit, ou amoureux, ce qui, dit-on, se ressemble, pour venir rue d’Assas ! au fin fond du vieux faubourg, alors que les rues ressemblent à un polder hollandais avant le moulin.

— Ah ! des amoureux ! d’abord, dit Julia, il n’en vient pas ici.

— Vraiment, répliqua avec une pointe d’ironie Georges Vaudrez ; en êtes-vous bien sûre ?

— Absolument ; aussi, sans crainte d’être interrompu, monsieur Georges, continuez l’odyssée de cette dame qui me paraît atteinte de la folie du sacrifice.

Comme elle achevait ces mots, le roulement d’une voiture attelée de deux chevaux, dont l’allure cadencée révélait la race, se fit entendre et s’arrêta brusquement devant la porte.

Le timbre d’entrée retentit.

— Serait-ce pour nous, cette visite intrépide ? demanda Mme Briquart.

Avant qu’on ait eu le temps de lui répondre, la porte du salon s’ouvrit et la vieille camériste de la colonelle annonça le vicomte Saski, nom qui creusa plus profondément les légers plis estompés aux tempes du cousin Georges, et l’influence du temps amena, sans doute, un nuage rose sur les joues de Julia.

— Que c’est donc aimable à vous d’avoir bravé la tourmente pour venir nous voir, dit gracieusement au nouveau venu Mme Briquart, en lui tendant sa main blanche et ridée, sur laquelle, suivant un usage suranné en France, mais encore charmant en Russie et en Pologne, le jeune homme s’inclina et déposa un respectueux baiser.

— Une promenade au Kamtchatka me semblerait délicieuse si je devais vous y rencontrer, répondit galamment le vicomte, dont les lèvres parlaient à son interlocutrice, mais dont les regards, passant par-dessus sa tête, en disaient beaucoup plus long à la brune Julia.

— Vous êtes un flatteur qu’on ne saurait bien fort gronder, après l’acte héroïque d’affronter la tempête jusqu’au fond du vieux faubourg, sans autre attraction que celle d’une tasse de thé à prendre chez des solitaires.

La conversation continua un moment sur ce ton, puis le jeune homme insensiblement se rapprocha de Julia, avec laquelle il se mit à causer à demi-voix.

Depuis son entrée dans le salon, il y avait eu comme un froid jeté sur ses hôtes. Georges ne disait plus rien ; Florentine avait quitté sa tapisserie et silencieusement feuilletait à son tour le livre, que Georges avait laissé sur la table.

Mme Briquart, après un regard empreint d’une certaine malice jeté sur son monde, s’était recueillie, ce dont personne ne s’aperçut, Julia prenant un intérêt très particulier à la conversation de M. Saski, et Florentine accaparée par Georges Vaudrez qui lui montrait du doigt des passages soulignés au crayon dans le Journal d’une femme.

Onze heures tintèrent ; Coralie, la femme de chambre, apporta le thé, dont les jeunes filles firent les honneurs, et minuit sonnait quand le concierge constata que, le dernier visiteur de ses paisibles locataires étant parti, il pouvait en toute sécurité se livrer aux douceurs du sommeil.

Quelques semaines s’étaient écoulées, égrenant le chapelet de la vie de chacune des habitantes du petit logis que nous venons d’esquisser et n’apportant aucun changement dans leur existence.

Cependant une crise était dans l’air : celle qui décide de la vie entière des femmes s’annonçait pour les deux jeunes filles.

Julia et Florentine étaient les filles d’un cousin germain de la colonelle, qui avait eu pour cet ami de son enfance une de ces affections difficiles à caractériser, car ce n’est plus de l’amitié si ce n’est pas de l’amour.

Dans tous les cas elles unissent ceux qui en sont envahis par un de ces liens que rien ne rompt.

Rien ?… Si, la mort !

Et ce fut elle qui enleva le pauvre Hector, déjà veuf depuis deux ans, sans lui laisser le temps de faire autre chose que d’expédier ses deux fillettes à Mme Briquart, en lui écrivant : « Je meurs : prends-les. »

Elle les avait prises, les avait élevées à sa façon et en se demandant parfois quel avenir attendait ces deux charmantes créatures qu’elle aimait comme si elles lui eussent appartenu par les liens les plus étroits, ceux de la maternité.

— Jeunes, belles, pas fortunées, se disait-elle, que de dangers ! que d’écueils et de souffrances les attendent !

Ce matin-là, la colonelle avait mangé sa côtelette du bout des dents et la demi-bouteille de chambertin qu’elle avait, comme mesure d’hygiène, la coutume d’absorber à chaque repas, était restée presque intacte.

Lorsque le café fut servi, que Coralie eut quitté la salle à manger, Mme Briquart leva les yeux sur Florentine et lui dit assez brusquement :

— Fillette, est-ce que tu éprouverais quelque répugnance à devenir madame ?

La jeune fille leva les yeux en rougissant, et toute souriante, répondit :

— Mais non, cousine, cela dépendrait avec qui je devrais passer ma vie.

— Ah ! voilà : avec quelqu’un qui t’adore.

— Qui l’adore ! Il y a donc du nouveau, cousine ? demanda en riant Julia.

Ma chère, fit-elle, en s’adressant à sa sœur, attends-toi à quelque chose de terrible.

Une demande est sous roche. Cousine, ne nous faites pas mourir d’impatience !

— Dieu m’en garde, mes chéries ; aussi je vais, sans ambages, vous raconter qu’hier le cousin Georges a eu avec moi un long entretien, dans lequel, après m’avoir mis à nu son cœur, rempli à l’égard de Florentine des sentiments les plus brûlants, il m’a demandé sa main ; demande à laquelle, naturellement, je ne pouvais répondre que par la promesse de te la transmettre fidèlement. Maintenant, c’est à toi qu’il appartient de prendre une décision.

« Georges était le neveu de mon mari ; je le connais depuis vingt-cinq ans ; il a une belle fortune, n’est pas mal de sa personne, suffisamment intelligent pour conduire sa barque, et en toute occurrence parfait gentleman. Toi, tu es jeune, jolie, mais tu n’es pas riche dans le présent, tu le seras encore moins dans l’avenir. Que dis-tu de la personne de Georges ? »

Florentine avait un peu pâli.

À vingt ans on a d’autres rêves que ceux qui émanent d’un homme de cinquante-cinq ans.

Elle aimait beaucoup M. Vaudrez, que depuis son enfance elle considérait comme son parent, bien qu’il lui fût étranger ; mais jamais son cœur n’avait éprouvé en sa présence une pulsation anormale et, malgré ses attentions très marquées, l’idée de devenir sa compagne ne lui avait point traversé l’esprit.

C’était une douce jeune fille, innocente et même absolument ignorante de tout ce qui se cache sous le mot amour.

Elle avait bien, dans ses lectures, entrevu des horizons mieux éclairés que celui qui se dessinait devant elle, mais n’éprouvait ni angoisses, ni répugnance à l’idée d’appuyer sa main frôle et mignonne sur celle de Georges Vaudrez.

— Mon Dieu ! cousine, dit-elle, après un moment de silence, vous savez mieux que moi ce que c’est que la vie, arrangez la mienne comme vous le croirez préférable.

— Cela veut dire : « Je n’aime pas Georges d’un amour fou, mais il me plaît assez pour que je puisse accepter la position agréable qu’il m’offre, malgré ses cinquante-cinq ans. »

— Je ne sais trop si c’est tout à fait cela… ou bien, plutôt, que je serais heureuse d’être agréable à ce bon M. Vaudrez.

— Ah ! par exemple, celle-là est bonne ! s’écria Julia ; épouser quelqu’un uniquement pour lui faire plaisir ! mais cela ne s’est jamais vu. On connaît les mariages d’inclination, ceux de réparation ; mais le mariage de complaisance est inédit. Compliments, petite sœur, seulement je ne suivrai pas ton exemple.

— Tu pourras le regretter plus tard, dit la cousine ; heureusement, il ne s’agit pas de toi, mais de Florentine, et je vais sans tarder ravir au troisième ciel ce brave Georges en lui disant qu’elle l’autorise à lui faire sa cour.

Mme Briquart se leva, quitta la salle à manger ; les jeunes filles en firent autant et se retirèrent chacune dans leur chambre pour réfléchir aux incidents de la matinée.

Un mariage dans un logis, c’est toute une affaire.

L’annonce de la perspective du sien troublait moins Florentine que sa sœur, non que celle-ci l’enviât, elle l’aimait trop pour cela ; elle avait l’âme élevée ; c’était une bonne nature ; de plus, elle aimait sincèrement sa sœur ; mais les paroles dites par Mme Briquart, en déchirant un coin du voile de leur position, dont jamais la pensée n’avait effleuré son esprit, soulevaient tout un monde d’inquiétudes.

— Sans fortune, se disait-elle, par conséquent condamnée à rester vieille fille ou à devenir la compagne, soit d’un vieillard amoureux, soit celle d’un imbécile. Qui donc autre, dans notre beau pays de France, épouse une fille sans dot !

C’est gai !

Cependant, jamais je ne me résignerai à cela.

Tout dans la nature répète à satiété le mot amour ; il est dans tous les livres, depuis les classiques jusqu’aux romantiques ; tout en moi appelle un je ne sais quel inconnu, un épanouissement de mon être, qui est certainement cet amour, et je renoncerais à en connaître les ardeurs ? pour vivre d’une existence de calme et de tisane, de petits soins et de bonheurs réguliers, connus et affadis d’avance ! Jamais ! jamais !

À cette affirmation, résonnant dans sa tête comme la fanfare d’un clairon, une basse répondait :

« — Et puis, que feras-tu si tu ne trouves pas un mari jeune, beau, riche, qui t’adore ? »

Et le silence répondait seul à cet accord grondeur.

Florentine n’éprouvait pas ces agitations ; elle se recueillait et voyait se dérouler devant ses regards toute une existence de dame châtelaine, ce qui lui paraissait appréciable.

Georges habitait presque toute l’année un fort joli château près de Paris ; elle le connaissait, ayant souvent passé l’époque des vacances chez lui.

Là, elle se représentait trônant dans le grand salon, en faisant les honneurs à leurs invités.

Les matinées lui apparaissaient tout ensoleillées, parfumées des senteurs champêtres qu’elle respirait à pleins poumons, en vaquant aux nombreuses occupations que ramène chaque jour à la campagne l’important chapitre des ordres à donner.

Midi la trouvait entourée de sa famille, présidant le déjeuner au milieu de bébés s’ébattant autour d’elle en l’appelant maman, et, par-dessus ce gracieux tableau, planait une tête blanche, mais dont les yeux la regardaient avec amour, celle de Georges.

Cette vision de son avenir s’imposa si bien à son esprit, s’insinua si complètement dans son cœur, que ce fut avec une émotion heureuse qu’elle mit le soir sa main dans celle de M. Vaudrez, en lui disant ce oui tant désiré par lui.

Sans rien vouloir presser, Mme Briquart était d’avis que l’accomplissement du mariage ne devait pas traîner en longueur : son neveu ne l’avait point contredite sur ce point.

Aussi, pendant six semaines, ce furent des allées et venues continuelles de couturières et de modistes, Mme Briquart faisait très largement les choses.

— Je ne te donne que ton trousseau, avait-elle dit à sa jeune cousine, au moins je veux te le donner joli.

Et la bonne dame avait choisi avec un soin minutieux les coquets déshabillés, les fines batistes enrubannées et ces mille riens composant un tout qui doit être le joli cadre des nuits d’amour.

— Mais, cousine, disait parfois Florentine, pourquoi tous ces raffinements pour des vêtements que personne ne voit ?

La vieille dame souriait et disait :

— Laisse-moi donc m’amuser un peu.

Mme Briquart connaissait le cœur humain, le savait rempli d’illogisme et ne doutait pas que son neveu, pour avoir usé largement de ses droits de célibataire, ne fût un grand pécheur devant l’Éternel.

Il avait passé les heures de loisir de sa jeunesse, et même celles d’après, dans un milieu plus voluptueux qu’intelligent, où un luxe extrême tient lieu des émotions de l’âme, absentes ou rares chez les prêtresses de Vénus ; elle ne voulait pas que les idées du mari éprouvassent des froissements comparatifs ; sa mémoire lui rappelait un couple, dont la route semblait semée des plus douces fleurs d’amour, et qui fit le plus affreux des ménages quinze jours après leur union, parce que la jeune femme, mal guidée par sa mère, plus ménagère qu’intelligente, avait, le soir des noces, exhibé une paire de bas de solide coton écru et une chemise de nuit de la même école.

Aussi, elle n’épargnait ni peines ni soins.

Le grand jour arriva enfin.

Délicieusement jolie sous sa couronne de fleurs d’orangers enveloppée du nuage blanc des épousées, Florentine jura sincèrement amour et fidélité à son mari, et ce fut un peu émue, mais pas effrayée, qu’après un déjeuner d’amis elle monta dans le coupé qui les emportait vers le château, où Georges, d’accord avec Mme Briquart, avait désiré passer les premières heures d’intimité conjugale.

Lui non plus n’aimait pas cette mode de nos jours d’aller semer aux quatre coins des chemins les plus délicates impressions de sa vie, de prendre pour témoins des premiers épanouissements de sa jeune femme les murs banals d’une chambre d’hôtel.

Il préférait que les échos de la demeure où devait s’écouler leur vie, où devaient naître leurs enfants, s’il plaisait à Dieu de leur en donner, pussent, aux mauvaises heures — il y en a pour tous — réconforter de leurs bons souvenirs celui ou celle qui se sentirait faiblir.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE II


Le coupé filait rapidement, et bientôt les fortifications de Paris se perdirent dans le brouillard.

Georges avait pris dans les siennes une des mains de sa femme et la tenait étroitement pressée ; de temps à autre sa tête s’inclinait sur le jeune front qui venait de se donner à lui ; il y déposait un baiser, reçu sans rougeur et sans embarras.

Tout cela était fort chaste, infiniment plus, il faut l’avouer pour être vrai, que le marié ne l’eût désiré.

M. Vaudrez n’appartenait pas au genre sentimental. Avant tout sensuel, en épousant Florentine il visait principalement la résurrection de sensations qui devenaient de jour en jour plus difficile à se produire.

Mais, en même temps, comme un gourmet émérite, il voulait savourer des joies qui désormais allaient être les siennes.

Pour deux bons chevaux il n’y a pas loin de Paris à Montmorency ; c’est dans les environs de cette localité que sont situées les Charmettes, le château des Vaudrez.

On y arriva bientôt.

Le nouvel époux avait fait le vide autour de la mariée ; elle ne rencontra sur ses pas qu’une discrète et prévenante femme de chambre, à la mine délurée, dont les traits gardaient une gravité irréprochable, mais dont les yeux en disaient beaucoup plus long.

La chambre destinée à Florentine avait été restaurée, et les plus coquets bibelots s’y trouvaient réunis.

— Que vous êtes donc aimable, dit avec conviction la jeune femme, quand le soir, après un dîner des plus soignés, elle se trouva dans son appartement, offrant une tasse de thé à son époux de quelques heures.

— Moi ? non, c’est vous qui l’êtes, ma chère adorée, vous, qui avez bien voulu me confier le soin de votre vie. Oui ! vous ! Aussi, comme j’ai hâte de prendre possession de ma chère femme !

— Comment cela ? Mais n’êtes-vous pas dès maintenant mon seigneur et maître ?

— Pas absolument, chérie. J’ai acquis le droit de le devenir, voilà tout.

« Ah çà ! se dit en lui-même Georges Vaudrez, est-ce que la chère enfant serait absolument ignorante ?… Mme Briquart aurait-elle laissé échapper cette excellente occasion d’occuper son imagination de choses depuis longtemps devenues pour elle du fruit défendu ? Mais ce n’est pas possible ! Soyons cependant prudent. »

— Ainsi, mignonne, tu crois que ce qui s’est passé ce matin à la mairie et à l’église constitue les suprêmes joies de l’amour ?

La jeune femme rougit et baissa la tête.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

« Elle est délicieuse, se dit Georges ; quel bonheur suprême d’effeuiller cette innocence. »

— Non, vrai ? reprit-il. Eh bien, je vais te l’apprendre. Mais pourquoi ne te mets-tu pas à l’aise ? ce corset doit te gêner ; as-tu besoin de ta femme de chambre pour l’ôter ?

— Non ! non !

— En ce cas, donnons-lui son congé, et faisons nos petites affaires tout seuls.

Mariette fut congédiée, et Georges poussa les verrous de la porte de l’appartement.

Florentine était déjà entrée dans son cabinet de toilette et se mettait en devoir de suivre le conseil donné.

Georges, caché par une portière, la regardait faire, et tout son sang s’échauffait à la vue de ces bras, de ces épaules, qui, dépouillés du voile qui les recouvrait, se montraient dans leur juvénile splendeur.

Quand il ne resta plus que la chemise, tout à coup il émergea de son refuge et la saisit dans ses bras.

— Ah ! que vous m’avez fait peur, fit la jeune fille, très confuse et toute rougissante.

Elle avait bien, dans son for intérieur, supposé que la vie de femme cachait quelque mystère, mais elle ne savait pas en quoi consistait cet inconnu, que sa tante d’un côté son confesseur de l’autre, lui avaient dit devenir son devoir, et pour l’accomplissement duquel ils lui prêchèrent la plus grande soumission aux désirs de son mari.

Georges était très pâle, il la prenait dans ses bras et couvrait de baisers les lèvres, les épaules, les seins, qu’elle s’efforçait en vain de dérober à sa vue. Tout à coup ses doigts brûlants glissèrent le long du corps de la jeune femme, et, saisissant à pleines mains les gracieuses proéminences qui forment la chute des reins, il se tordit de volupté, en posant sur les lèvres roses de Florentine sa bouche sèche et ardente.

Puis, continuant ses promenades, il réussit, malgré les efforts de la jeune femme pour reprendre possession d’elle-même, à enlacer ses cuisses, ses genoux. Deux jarretières de velours blanc retenaient le fin réseau de soie qui recouvrait ses mignonnes jambes ; il les détacha et fit glisser sur le tapis le tissu recouvrant encore la partie inférieure du corps délicat de Florentine, qui, semblable à un oiseau effarouché, se mit à pousser de petits cris d’effroi et à s’enfuir au fond de la chambre.

Georges la contemplait avec adoration, ses yeux brillaient de tous les feux de la concupiscence poussée à l’extrême.

— Florentine, ma chérie, dit-il, tu as donc peur de moi que tu me fuis ainsi ? ne suis-je pas ton mari ? Pourquoi me refuses-tu d’être ma femme ?

— Encore ? mais je ne vous comprends pas.

— Eh bien, viens ici, je vais t’expliquer en quoi consiste la différence qui existe entre une jeune fille et une femme.

— Je n’ose pas comme cela… répondit la jeune épousée, en jetant un regard désespéré sur son léger costume.

— Enfant, de quoi vas-tu t’occuper ? de ta toilette sommaire ? mais n’est-ce pas la plus belle qui existe ? celle réservée aux fêtes de l’amour ? Tiens, je vais te donner du courage, et moi aussi jeter loin tout ce qui peut gêner l’ardeur de nos transports amoureux.

Joignant l’action à la parole, Georges se débarrassa promptement de ses vêtements masculins et se trouva près de sa femme en costume analogue au sien.

— Viens, fit-il, en l’enlaçant d’un bras caressant et en l’entraînant sur un divan, là, bien près de moi… c’est cela ; je vais te faire comprendre ce que mon amour demande du tien ; car tu m’aimes, tu m’aimeras, ma jolie, mon adorée petite femme. Dans l’Écriture, tu l’as souvent lu, il est dit que l’homme et la femme ne formeront qu’une même chair, qu’un même sang, lorsqu’ils seront unis par le mariage.

— Oui.

— Eh bien, que faut-il faire pour cela ? laisser ton mari prendre possession des trésors que renferme ton sein, pas ce globe charmant que je caresse, mais celui qui est là, au plus profond de ton être, et dont l’entrée est où ma main se place, là où je mets le doigt.

Georges avait saisi la jeune néophyte dans son bras gauche et la tenait à demi renversée, près de lui, pendant que sa main droite se livrait à des explorations, à des démonstrations touchantes, dont Florentine commençait à ressentir l’impression nerveuse.

— Pour que tu sois à moi, trésor, il faut que je pénètre en toi.

— Mais comment ?

— Tu ignores donc jusqu’à la façon dont la conformation de l’homme diffère de celle de la femme ?

— Oui.

— Tiens, touche, regarde.

Georges découvrit l’instrument perforateur que Dieu a mis à la disposition de ses créatures mâles, pour leur permettre d’exercer leur domination, et la jeune femme, effrayée, dut passer ses doigts mignons sur la chair rébellionnée de son mari.

— Tu es le carquois de cette flèche mignonne ; c’est elle qui entrera victorieuse en toi pour féconder ton sein et l’initier à toutes les voluptés de l’amour.

Maintenant, tu sais ; veux-tu être ma femme ? veux-tu accomplir la promesse que tu m’as faite ce matin ?

— Oui, murmura une voix à peine distincte.

— Tu seras courageuse, car, vois-tu, le premier combat d’amour est une lutte ; la porte du paradis est fermée, et je dois en forcer l’entrée.

Georges n’écouta pas ce qu’on lui répondit, il prit Florentine dans ses bras, l’entraîna dans sa chambre et la posa sur le grand lit, qui les attendait pour être témoin de leurs ébats.

Puis, d’un élan victorieux, il se plaça d’abord près d’elle, allongeant ses jambes velues le long de ce corps moite, souple, se grisant de son contact ; enfin, montant sur elle et, de ses mains nerveuses, écartant les cuisses, qui, inhabiles ou effrayées, se serraient l’une contre l’autre, il se dit : « L’heure de vaincre sonne. »

M. Vaudrez était encore très vert et pouvait brillamment faire sa partie dans une guerre d’escarmouches, mais ici il s’agissait de grandes manœuvres, pour lesquelles il est de toute nécessité d’être parfaitement monté : il le constata avec effroi.

La lutte, les explications avaient pris un certain temps, et l’état conquérant du nouveau marié se modifiait d’une façon inquiétante ; l’énervement prenait le dessus ; il lui allait devenir impossible de prendre possession de la forteresse, qui se rendait à merci.

— Imbécile, pensait-il, aussi pourquoi n’ai-je pas pris les gouttes fortifiantes que m’offrait Albert ?

— « Tu as tort », me disait ce brave ami.

— Sacrebleu ! oui, j’avais tort ; heureusement que ma femme est ignorante comme l’enfant qui vient de naître ; je lui ferai prendre le change.

Et, continuant à s’agiter devant le sanctuaire, Georges sentit tout à coup le petit bouton charmant, dont son traître ami chatouillait les aspérités, se raidir, se gonfler ; des soupirs étouffés s’échappaient des lèvres de Florentine, qui se tordait comme une couleuvre. Georges n’était pas novice ; il comprit la situation ; elle était à la fois horrible et charmante. Saisissant d’une main ferme le délinquant, il le contraignit à un exercice de va-et-vient raisonné, qui amena bientôt le paroxysme du spasme amoureux.

La jeune femme jeta un cri.

Elle était encore vierge, et cependant n’était plus ignorante, car elle venait d’éprouver les premières sensations de l’amour.

Georges se dépitait. Il se fût battu. Il regarda tristement sa femme, à demi pâmée sur le lit, sa piteuse allure à lui, et, philosophiquement, se coucha près d’elle, attendant que Cupidon daignât le secourir, et… il s’endormit jusqu’au matin.

Quant à Florentine, énervée elle-même par ces premières crispations, elle se reposa, et, le matin, ce fut avec un visage riant qu’en s’éveillant elle s’enhardit jusqu’à poser un baiser sur les lèvres de son époux.

Le mariage ne lui semblait pas si terrible chose, et elle ne conservait de sa nuit de noce que fort douce souvenance.

Georges, lui, ne se sentait pas assez remis de son assaut de la nuit pour tenter une nouvelle bataille ; aussi préféra-t-il user de ruse et répondre aux caresses de Florentine, qui se pressait toute câline contre lui, en réitérant la petite scène de la nuit. Son doigt s’égara dans la toison fauve du chat doré de la jeune femme, et, s’attardant sur la clef des jouissances, la fit osciller dans sa serrure de velours rose, puis pénétrant, non sans un peu de peine, dans la direction du sanctuaire, il se rendit compte des difficultés qui l’attendaient pour le moment de la bataille finale, celle où, sous peine de ridicule, il fallait vaincre ou mourir.

Florentine, cette fois, moins novice, se prêtait parfaitement à ses empressements et fut récompensée par un spasme d’une intensité plus prolongée, plus délicieuse que n’avait été celui de la nuit.

« Demain, se dit Georges, j’aurai mes gouttes et nous en finirons.

« Cet animal d’Albert va se moquer de moi, c’est certain ; mais bast ! l’essentiel est de ne pas faiblir en route. »

Albert n’était pas à Paris ; il devait n’y revenir que le lendemain.

Il fut décidé qu’en allant chercher Mme Briquart et Julia, qui avaient promis de venir dîner aux Charmettes, Jean rapporterait la commission demandée à l’ami Albert.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE III


Vers deux heures, la voiture de Georges revint, amenant Mme Briquart et Julia.

Le temps leur avait paru très long.

Il y avait dans l’esprit des deux femmes tout un monde de curiosités éveillées : la cousine se souvenait ; Julia devinait.

L’une et l’autre étaient anxieuses de savoir comment Florentine aurait supporté la crise, dont la vieille cousine n’ignorait point les péripéties probables, mais que Julia se figurait avoir été terribles sans l’enthousiasme que l’âge de Georges rendait impossible à admettre de la fête.

Elles furent un peu désappointées en voyant l’aisance avec laquelle la jeune femme les accueillit. Elle était rose et souriante, une nuance de carmin plus vive s’étendit seulement sur ses traits lorsqu’elle sentit peser sur elle le regard narquois de sa cousine. Quant à Georges, il avait sa figure de tous les jours, et le cercle bleu tracé par les amours n’estompait pas plus que de coutume ses yeux un peu battus naturellement.

La constatation de ce détail plongea Mme Briquart dans de profondes réflexions.

— Tiens, tiens, se dit-elle, est-ce qu’il serait plus gaillard encore que je ne le croyais ?

Le cousin Georges se montra fort empressé auprès de ces dames, et semblait ne pas tenir à laisser sa femme en tête-à-tête avec sa belle-sœur, mais il est dit quelque part : « Ce que femme veut, Dieu et Diable le veulent ». Ici, elles étaient trois, que vouliez-vous que fît Georges ? L’inévitable ! Il se vit forcé et contraint de subir ce qu’il désirait éviter, sous peine de se rendre ridicule, et dut aller donner des ordres de service, dont l’inexpérience de Florentine des aîtres du logis ne lui permettait pas de s’occuper.

Mme Briquart en profita pour entraîner sa cousine dans sa chambre, et, pendant que Julia examinait les mille détails du trousseau de sa sœur, disposé dans les grandes armoires vitrées du cabinet de toilette, elle la fit asseoir près d’elle sur une chaise longue.

— Eh bien, ma pauvre mignonne, dit-elle en lui serrant affectueusement les deux mains, comment te trouves-tu du mariage ?

— Mais, très bien, cousine ; Georges est plein de prévenance et de tendresse pour moi.

— Lui, ah ! je te crois bien ! mais toi, toi, chérie ?

— Moi ? je me sens toute heureuse, et je ne vois pas pourquoi ce bonheur ne continuerait pas.

— Ni moi non plus, mais voyons, a-t-il été brutal envers toi ? l’homme le meilleur, dans certains moments, vois-tu, cesse parfois d’être délicat.

— Lui, brutal ! ah ! certes non, il est, je vous le répète, plein de soins et d’attentions.

— Allons, je vois que tout s’est bien passé et que tu n’as pas beaucoup souffert. Georges a dû consulter son médecin (Mme Briquart allait dire son expérience, mais elle pensa qu’il valait mieux mettre les épaules solides du docteur en situation) ; il lui aura donné un onguent, une eau adoucissante.

— Pourquoi faire, cousine ?

Pour le coup, Mme Briquart regarda Florentine avec étonnement.

— Mais, ma bonne petite, afin de t’épargner les douleurs qui accompagnent toujours, pour la femme, le premier combat d’amour. Le Créateur a mis la lutte comme prix de toute victoire, et le sang est versé aussi bien pour la première sensation amoureuse que pour celle de la maternité.

Mme Briquart aimait assez à discourir ; elle eût peut-être continué sur ce ton si sa nièce ne l’eût arrêtée en lui disant :

— Mais, cousine, je ne comprends rien à ce que vous racontez là. Puisque nous sommes entre femmes — la nouvelle mariée prononçait ce « entre femmes » avec un sérieux qui fit sourire la vieille dame, — je puis bien vous dire que j’ai éprouvé une sensation physique qui m’a ravie en moi-même ; que cela s’est produit sans combat, sans effusion de sang, et renouvelé de même.

— Ah bah ! mais alors…

Une idée atroce traversa l’esprit de Mme Briquart, elle la repoussa comme insensée. Non, cette jeune fille ne l’avait jamais quittée depuis son enfance, et la naïveté avec laquelle elle racontait ses impressions prouvait l’intégrité de sa pureté.

Elle eut une intuition de la réalité des faits et se dit : — Diavolo ! est-ce que mon cher neveu serait au contraire moins vert que je le supposais ?

— Alors, chérie, ton mari n’a pas encore usé de ses droits de mari, il n’aura pas voulu t’effaroucher. C’est bien, cela.

— Mais si, mais si.

— Alors je ne comprends plus.

— Pourquoi ? méchante qui faites l’ignorante, car enfin vous avez été mariée et mon cousin usait de ses droits d’époux.

— Oh, oui ! il en usa si bien même dès la première nuit de nos noces qu’il fallût, quatre jours après, faire venir le docteur, parce qu’il m’avait trop brusquement fait passer de vierge à femme.

— Je ne suis donc pas encore femme, cousine ?

— Je ne le crois pas, chérie : tu es une vierge folle, mais c’est tout, du moins je le suppose.

— Je voudrais savoir… murmura Florentine…

La cousine attira la jeune femme à elle, la renversa à demi sur ses genoux, et glissant sa main sous les jupons de Florentine, toucha d’un doigt léger le clitoris, qui dressa sa petite tête rose. Alors, descendant avec des précautions caressantes entre les deux lèvres de la vulve, elle tenta de pénétrer dans le vagin, mais une barrière résistante s’opposa à ses efforts.

— Vous me faites mal, cousine, dit-elle.

— Tu vois bien qu’il faudra souffrir pour être femme, car tu ne le seras que lorsque Georges aura, par des coups vifs et répétés du membre viril, qu’il possède sans doute, enfoncé cette membrane qu’on appelle celle de l’hymen ; alors, avec des délices que tu ne connais pas encore, il s’enfoncera au plus profond de toi-même, t’inondera de la chaude liqueur de l’amour qu’il porte en lui et fécondera ton sein virginal.

Mais le sang devra couler et tu dois, par quelques moments d’une douleur passagère, acheter et ces jouissances de l’amour et celles de la maternité. Georges aura voulu te ménager.

— Cependant, cousine, j’ai éprouvé…

— Ce que tu vas éprouver encore.

Et la vieille dame promenant son doigt agile sur les parties sexuelles de la jeune femme, provoqua de nouveau ce spasme charmant, que Florentine croyait être celui de la possession.

— Ah ! mon Dieu ! c’est aussi bon qu’avec Georges, murmura-t-elle. Mais alors une femme peut… peut… rendre heureuse une amie.

La cousine réprima sur ses lèvres un sourire énigmatique et du doigt montra discrètement la porte du cabinet de toilette, dans lequel on n’entendait plus le va-et-vient de Julia, furetant les armoires.

Vivement Florentine se redressa, donna à sa cousine un long baiser et appela sa sœur, qui apparut aussitôt à la porte, les joues très rouges et le regard animé.

— Eh bien, sœurette, lui demanda Florentine, trouves-tu tous mes chiffons jolis ? est-ce qu’ils ne te donnent pas envie de te marier ?

— Me marier, cela dépendrait avec qui ; mais d’être aimée, d’aimer, oui, je l’avoue.

— Cela viendra à ton tour, lui dit Mme Briquart, et qui sait ? Je connais un certain vicomte, qui m’a l’air de penser comme toi.

Julia devint cette fois beaucoup plus écarlate ; on entendait la voix de Georges, qui, frappant à la porte de sa femme, demandait la permission d’entrer.

— Non, non, lui répondit-on ; on vous rejoint.

Georges était radieux, Albert était à Paris ; Jean lui avait apporté les précieuses gouttes ; il les prenait suivant l’ordonnance et les digérait, ainsi que la petite lettre spirituelle, mais fort gouailleuse, dont l’ami avait cru devoir les accompagner.

On dîna gaiement. Mme Briquart ne put se défendre de quelques insinuations malignes à l’adresse de Georges, qui feignit de ne pas les comprendre, mais en lui-même se dit :

— Vieille sorcière !

Il était, en général, plus affectueux que respectueux pour sa tante.

— Qu’est-ce qu’elle a bien pu dire à ma femme ? ma femme ! Enfin, patience, ce soir nous allons bien voir. Je ne sais si c’est l’effet du bon vieux vin de Chambertin que j’ingurgite, ou bien si les gouttes agissent, mais je me sens des tressaillements significatifs, même en contemplant les traits vénérables et vénérés de Mme Briquart.

Les dames faisaient largement honneur au champagne. M. Vaudrez refusa énergiquement d’en prendre un seul verre, et la cousine pensa :

— Ne lui disons rien encore ; il est évident qu’il se rend compte de la position et se prépare au combat.

Il avait été décidé que ces dames passeraient quelques jours aux Charmettes. De bonne heure la tante prétexta un peu de fatigue, se retira dans son appartement et pria Julia de venir lui faire la lecture, ce dont Georges lui sut un gré infini.

— Ma petite chérie, dit-il à sa femme, veux-tu que nous suivions l’exemple de ta cousine, et que nous remontions chez nous ? Je me sens fatigué.

— Très volontiers.

— Eh bien ! prends les devants, et, quand tu auras congédié ta femme de chambre, je te rejoindrai.

Georges entra chez lui, se déshabilla, se plaça dans son tub, se versa le long de l’échine, puis sur tout le corps, un broc d’eau glacée, prolongea la douche sur le membre destiné au combat, et après s’être essuyé soigneusement s’humecta le dos, les reins, les bras, les aines, les cuisses, avec une éponge imbibée d’eau de Hongrie dont les émanations opérèrent après l’eau froide un premier mouvement de réaction tonique. Cela fait, il endossa sa robe de chambre, avala une tasse de thé vanillé, au parfum duquel se mêlait celui des gouttes aphrodisiaques qu’on lui avait apportées, et, plein d’audace, vola vers la chambre de sa femme, séparée de la sienne seulement par son cabinet de toilette.

Florentine, assise dans son grand lit capitonné, délicieusement jolie au milieu des flots de dentelles et de batistes parfumées qui l’entouraient, l’attendait accoudée sur son oreiller, un peu inquiète de sa seconde nuit de noces, qui, elle le sentait d’instinct, allait être le grand jour.

Cette fois Georges ne commit pas l’imprudence de s’arrêter aux charmes du prologue ; en passant par le cabinet de toilette de sa femme, il s’était emparé du pot de cold-cream, en avait fait ample usage ; aussi, dès que, par la communication de la chaleur de leurs deux corps enlacés, il sentit que leurs êtres étaient en communion magnétique, il fit quelques caresses sommaires à sa gentille moitié et monta à l’assaut ; décidé à ne se laisser arrêter dans son élan par aucun atermoiement. D’un doigt agile, il mit la jeune femme en bon point, et très fier de l’état brillant dans lequel lui-même se trouvait, grâce à son petit traitement préventif, il s’élança de l’avant et, du premier choc, arracha un cri à Florentine.

— Courage, ma chérie, ce n’est qu’au prix de quelques minutes de souffrance que je puis te rendre heureuse. Aide-moi et tu souffriras moins.

Sans la conversation que la jeune femme avait eue avec Mme Briquart, elle se fût sans doute un peu défendue, mais elle était vexée d’être encore vierge ; il lui avait semblé que sa cousine se moquait d’elle. Plus à l’aise avec son mari que la veille, elle lui obéit, seconda ses efforts d’un mouvement de va-et-vient, entrecoupé de petits gémissements, que Georges étouffait de ses baisers ; bientôt le cold-cream aidant, les mouvements devinrent plus faciles, la dilatation se produisit, un coup vif amena le déchirement désiré. Le cri de triomphe de Georges se mêla à la plainte de Florentine ; elle se sentait transpercée, mais en même temps une sensation de jouissance extrême se produisait ; la douleur cessait sous l’influence de la caresse intérieure que lui prodiguait son mari ; il lui semblait sentir en elle comme le mouvement d’un baiser ; puis quelque chose de chaud, de doux l’inonda ; le spasme déjà connu se reproduisait cette fois avec une intensité particulière ; tout son être tressaillait ; elle perdit conscience de ce qui se passait et ne se réveilla que quelques instants après sous les baisers de Georges.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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CHAPITRE IV


Julia n’avait pas perdu un mot de la conversation de Mme Briquart et de Florentine. Elle n’avait pu d’abord se rendre compte du motif des silences, entrecoupés de soupirs, qu’elle constatait ; mais la glace de la psyché, penchée rapidement par elle, lui avait permis de comprendre suffisamment ce qui jusqu’alors était resté pour son entendement lettre morte.

Elle eut bien l’idée, le soir venu, de demander à sa cousine de l’éclairer sur certains détails dont son esprit ne concevait pas clairement le sens.

Une réflexion tout évangélique lui traversa l’esprit : « Cherchez et vous trouverez », est-il écrit. Ce fut ce qu’elle se promit de faire le lendemain, en visitant la bibliothèque de Georges. Mais l’heure du repos n’étant pas sonnée, elle voulut essayer de connaître de visu la conformation de ce sanctuaire féminin, où s’élaborent les destinées du monde.

Laissant glisser sur ses pieds roses et blancs le nuage de batiste qui l’enveloppait, elle se plaça devant son armoire à glace, d’abord fort confuse de se voir dans sa nudité ; puis, l’émotion inséparable de tout début s’étant calmée, elle arrêta ses regards sur une belle statue, dont la glace lui renvoya l’image, et resta muette, frappée d’admiration. La jeune fille avait visité trop de musées, avait le sens du beau trop développé pour ne pas comprendre qu’elle contemplait le galbe d’une femme admirablement belle.

Grande, svelte, bien cambrée, sa taille souple, comme d’instinct, prenait une pose voluptueuse ; les boutons de ses seins de vierge se dressaient effarés, tachetant de leurs fraises roses la neige qui les environnait.

Julia personnifiait le type de ces brunes blanches, nerveuses, au sang chaud, mais dont les ardeurs, concentrées à l’intérieur, ne rougissent point habituellement la peau.

Sa grotte d’amour, voilée par une toison noir jais, ondulée comme les anneaux des cheveux, retombant à demi sur ses épaules, fixèrent vite ses regards.

Elle l’avait bien vu : c’était là que la cousine avait mis le doigt ; là était donc la clef de ces mystères d’amour, dont tout lui parlait et que, cependant, bien qu’elle fût l’aînée de Florentine, elle ignorait encore.

Elle se caressa, passa et repassa son doigt, sa main de tous les côtés, mais, inexpérimentée, n’éprouva d’autre sensation qu’une sorte d’excitation, d’énervement.

« Il y a autre chose, se dit-elle dépitée ; je veux le savoir et je le saurai. »

Ce fut sur cette résolution que la curieuse s’endormit.

Dès longtemps avant que les nouveaux mariés et Mme Briquart fussent sortis de chez eux, Julia avait fouillé dans tous les coins de la bibliothèque ; elle y trouva d’abord la délicieuse bucolique, sortie du cerveau de Longus et qu’il a baptisée du nom euphonique de Daphnis et Chloé. La feuilletant au hasard, elle l’ouvrit au chapitre où est dépeint le moment charmant où les deux naïfs enfants essaient, en se mettant bien près l’un de l’autre, de calmer des ardeurs qu’ils ne font qu’augmenter ; elle ferma le volume et le cacha dans sa poche, pour le lire à loisir, puis continua ses recherches.

Les folles pages, sorties brûlantes, échevelées, incendiaires, du cerveau d’Alfred de Musset et de George Sand, Gamiani, tombèrent sous sa main ; elle le parcourut et vit ce qu’on voit dans ce volume, dont il est regrettable qu’une main plus habile n’ait point été chargée des illustrations.

Son bagage lui paraissant suffisant, elle s’enfuit dans sa chambre.

Dès avant l’heure du déjeuner, Gamiani, qui lui parut monstrueux dans certains de ses détails, avait été dévoré ; Daphnis et Chloé répondait mieux à ses impressions du moment ; elle s’en pénétra, puis se dit : « Non, ce n’est pas tout cela encore, je le sens, et le mystère d’amour ne parle pas à toutes, à tous le même langage. Moi aussi j’en entendrai les accents, j’en parlerai la langue. »

Et dans la rêverie qui suivit ses réflexions surgit tout à coup une captivante image, celle d’un charmant jeune homme, plein de prévenance, de galanterie, aux yeux bruns, dardant sur elle leurs lueurs ardentes et magnétiques, celles dont les rayons ont le privilège de fondre les glaces, d’allumer les incendies.

. . . . . . . . . . . . .

— Cousine ! quand reviendrons-nous à Paris ? demanda Julia après le déjeuner.

— Quand tu voudras, répondit Mme Briquart, un peu étonnée ; mais tu es donc pressée de partir ? Moi qui croyais te voir préférer le séjour des Charmettes.

— Pas en ce moment. Georges et Florentine doivent désirer ne point être troublés dans leur solitude, même par notre présence.

Ce n’était pas absolument l’avis de Mme Briquart.

Pour deux jeunes mariés, l’observation de Julia eût été pleine de sens ; à l’âge de Georges, au contraire, il devait trouver préférable qu’une société intime vînt faire un peu de diversion au tête-à-tête.

Julia n’avait rien de ces natures vacillantes, qui plient sous toutes les impulsions du vent ; non ! Ce qu’elle voulait, elle le voulait bien ; aussi le soir, la voiture de Georges reconduisit ces dames rue d’Assas.

La raison secrète de cet empressement de la jeune fille pour rentrer à Paris était que le lendemain, jour habituel de réception de Mme Briquart, elle pensait bien que le vicomte de Saski ne manquerait pas de venir lui faire sa cour.

Ses prévisions ne la trompèrent pas : vers neuf heures et demie, il se fit annoncer, arrivant à cette heure pour bien indiquer qu’il lui avait exclusivement consacré sa soirée, manquant ainsi l’Opéra et les autres réunions dans lesquelles il aurait pu se rendre.

Julia avait déjà vu le vicomte bien des fois ; elle n’ignorait pas qu’il l’aimait ; mais ce soir-là, il lui apparut sous un jour tout nouveau, et l’incarnat le plus vif se répandit sur ses joues quand elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa galamment.

Son émotion n’échappa point aux regards attentifs du vicomte, qui n’était point un novice sur le terrain de l’amour et qui sentit son cœur battre un peu plus vite que de coutume en présence de cette jeune fille pour laquelle il éprouvait une réelle et profonde attraction.

Il y avait assez de monde ce soir-là chez Mme Briquart pour qu’un aparté fût possible sans singularité.

Julia et le vicomte en profitèrent, mais l’un et l’autre, si expansifs d’ordinaire, ne se sentaient pas dans leur assiette habituelle ; une sorte d’oppression pesait sur leur poitrine.

— Qu’avez-vous ? demanda la jeune fille, essayant par cette interrogation de se soustraire au malaise qui l’envahissait.

— J’allais vous faire la même question, répliqua le jeune homme en souriant, mais puisque vous avez pris les devants, je vais vous dire tout bas, bien bas, ce que je désirerais ardemment avoir le droit de crier tout haut. J’ai, ma Julia adorée, que je vous aime comme un fou ! Que nous sommes là, obligés de nous parler sous les regards de vingt personnes, et que ces mots brûlants, que mon cœur dicte à mes lèvres, doivent se figer sous un banal sourire avant d’arriver à vos oreilles. Cela, parce que d’absurdes convenances ne nous permettent pas de nous voir seuls, seuls ; de façon à ce que je puisse au moins plaider ma cause, essayer de vous convaincre que ma vie vous appartient et que la possession de la vôtre me comblerait de bonheur.

Le vicomte n’apprenait rien de bien nouveau à la jeune fille, mais c’était la première fois qu’il lui disait nettement : « Je vous aime. »

Elle éprouva une sensation de délicieux épanouissement, car, elle se l’avouait, elle aussi aimait l’homme jeune, beau, élégant, qui lui tenait ce langage aussi passionné que les circonstances extérieures le lui permettaient et qui la troublait jusqu’au fond de l’âme.

— Je vous ai dit, Julia, la cause de mon oppression, et vous, ne me direz-vous pas la cause de la vôtre ? car, vous aussi, vous étiez mal à l’aise.

— Non, pas ici ; nous discourons de choses trop graves pour que je puisse vous répondre ; comme vous, je trouve qu’on profane le langage du cœur en le parlant près d’indifférents.

— Pas ici ! Mais où alors pourrons-nous causer ? Je ne puis vous voir ailleurs sans blesser les convenances.

Julia hésita un instant.

— Après-demain, dit-elle, ma tante doit passer l’après-midi et la soirée aux Charmettes, je ne l’accompagnerai pas ; venez, et dites hardiment à Coralie que vous avez une commission à me faire de la part de Mme Briquart, laquelle vous venez de rencontrer.

— Vous êtes un ange !

— Moi ? Non ! Une femme, voilà tout. N’est-ce pas suffisant ?

— C’est plus que je ne mérite !

— Allons ! conspirateurs, que complotez-vous là, sans perruques blondes, ni collets noirs ? demanda Mme Briquart, qui trouvait que l’aparté avait assez duré. Venez m’aider à faire les honneurs de la table à thé.

À minuit, lorsque les invités furent partis, en embrassant sa jeune parente, Mme Briquart lui demanda en souriant :

— Que te disait donc de si intéressant notre beau Polonais ? Est-ce qu’il penserait par hasard que la fleur d’oranger siérait aussi bien à tes cheveux noirs qu’à la blonde tête de Florentine ?

— Il vous le dira sans doute ; en ce cas, ma chère cousine, n’êtes-vous pas ma mère ?

— C’est parce que j’en ai l’affection et la responsabilité, ma chère enfant, que je serais heureuse de voir ton avenir assuré. Le vicomte appartient à une excellente famille, est suffisamment riche pour le présent et pour l’avenir ; s’il te plaît, si vous vous aimez, ce sera avec joie que je mettrai ta main dans la sienne. J’ai dit. Conduis ta petite barque le mieux que tu pourras. Ce que tu feras sera bien fait.

— Merci, cousine, répondit la jeune fille, très émue, mais comme soulagée d’un remords par les paroles approbatives de celle qui représentait pour elle le père et la mère qu’elle avait perdus.

Elle ne sortit pas de la journée du lendemain, les livres qu’elle avait lus aux Charmettes portaient leurs fruits ; le monde d’idées confuses qu’ils avaient éveillées en elle se coordonnait, la lumière se faisait dans son esprit ; en même temps, un désir insensé d’expérimenter ces voluptés décrites envahirent tout son être.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit que la trouva le vicomte.

Lorsque, suivant ses instructions, il se présenta pour la voir le surlendemain, Julia n’avait pas eu de peine à obtenir de ne pas accompagner Mme Briquart à la campagne, celle-ci comprenant fort bien que sa cousine, traversant une crise décisive dans la vie d’une femme, éprouvât le désir de se recueillir un peu.

Elle le reçut dans le petit salon de Mme Briquart, coquet réduit, décoré par la colonelle avec un goût très original, dans le genre arabe : des étoffes, des tapis d’Afrique assourdissaient le bruit des pas et le son des voix ; de larges divans à l’orientale en faisaient tout le tour et, au milieu, un pouf-canapé d’une jardinière permettait de se faire d’un angle un réduit à l’abri des regards indiscrets.

Ce boudoir, organisé avant l’apparition des cheveux blancs de la cousine, en disait plus long que le colonel, vieux brave, pas bien malin, n’en avait jamais compris.

— Julia, que vous êtes bonne, dit-il tout ému à la jeune fille, quand elle eut autorisé Coralie à l’introduire.

— Qu’en savez-vous ? répondit-elle en riant, vous allez peut-être me trouver très mauvaise, au contraire.

Il y avait un peu de gêne entre eux. Cette situation nouvelle pour Julia d’un tête-à-tête avec un jeune homme l’impressionnait énormément.

Lui voulait entamer l’entretien d’une façon nette et sans laisser aucune porte ouverte aux faux-fuyants.

Il était trop du monde pour ne pas savoir que l’hésitation devient vite mortelle pour l’amour, en semblable occurrence. Aussi, prenant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, il la regarda bien en face, la fascinant de son sourire et de son regard.

— Julia, mon adorée, lui dit-il après un silence, mais très gravement, je vous ai dit avant-hier que je vous aimais ; regardez-moi bien, et répondez-moi : vous aussi, m’aimez-vous ? Dites, ma bien chère amie, dis mon amour, ma vie.

Et le jeune homme, sans lâcher les mains qu’il tenait tremblantes dans les siennes, se laissa glisser aux genoux de la jeune fille, que rapidement il entoura de son bras caressant.

— Dis, Julia, dis ? répétait sa voix délirante.

— Oui ! murmura Julia.

Et elle cacha sa tête dans la poitrine de Gaston, qui, fou, ivre de bonheur, dévora de baisers le front, les cheveux, les oreilles, le cou de la charmante créature, qui frémissait dans ses bras. Tout à coup, par un mouvement vif, le vicomte saisit à deux mains la tête de la jeune fille et posa sur ses lèvres deux lèvres de feu, qui burent son souffle, lui donnant le sien dans un de ces longs baisers qui réunissent les âmes, donnent à tout l’être cette commotion suprême que produit, chez des natures ardentes et jeunes, une caresse qui est sainte ; sainte, car c’est Dieu qui la permet, et pas à tous encore.

Gaston avait vingt-six ans ! Comme tous les jeunes gens du Nord, il ne jetait pas les expansions de son amour aux quatre coins du monde ; mais sous sa froideur apparente se cachait un tempérament de feu, alors que la corde vibrante était remuée, alors qu’il sentait ses émotions partagées : elles l’étaient plus qu’il n’eût osé l’espérer.

Aussi une bouffée chaude lui monta au cerveau, il se sentit envahi par une de ces passions qui font les criminels.

Le sein de la jeune fille, que son léger corsage défendait mal, bondissait sur sa poitrine ; il sentait trembler, frémir cette jeune chair instinctivement avide d’amour et de volupté ; il perdit la tête, plongea dans les cheveux à demi dénoués de sa compagne des mains fiévreuses, aspira les senteurs qui s’en échappaient, promena sur ses bras brûlants une main magnétique.

Se relevant, sans cesser ses caresses, il s’était assis sur le divan, où bientôt perdant elle-même tout sentiment autre que celui de l’amour qui la secouait des pieds à la tête, Julia tomba à demi pâmée.

Gaston jeta un cri étouffé, se releva, bondit sur ce sein en émoi, qui soulevait son voile, arracha le bouton de la guimpe, colla ses lèvres sur les rondeurs charmantes, qui se dévoilaient à lui, sans la fausse pudeur de celles qui ne savent pas assez aimer pour le faire la tête haute, ayant droit au respect, dû à tout ce qui est grand et beau.

Des soupirs étouffés, ressemblant à des cris, s’échappaient de la poitrine de Julia, dont le silence était mille fois plus éloquent que ne l’eussent été les paroles les plus brûlantes.

Gaston sentit que plus lutter devenait impossible : d’une main agile, il dépouilla de son enveloppe la clef du bonheur ; puis, écartant vivement les jambes de la jeune fille renversée sur le divan, posa sur la rose, entourée de fourrure, qui se présentait à ses regards, un baiser qui l’engloutit tout entière et sous lequel il sentit se gonfler le bouton amoureux de la femme qui se donnait à lui ; alors, changeant d’allure, il tenta de pénétrer au plus profond de ce sein ardent, bondissant sous ses caresses, se disant presque que la facilité avec laquelle elle le laissait faire rendrait le nœud gordien de la situation peu difficile à trancher.

C’était une erreur.

Seulement, Julia se rappelant la leçon de la cousine à sa sœur, malgré ses douleurs, se prêtait au mouvement du vicomte. Tout à coup un cri, aussitôt réprimé, s’échappa de sa poitrine et se fondit en un soupir étouffé.

— Ah ! je souffre avec bonheur ! Ah ! mon bien-aimé, ah ! ah ! c’est le ciel… je suis morte, je…

Et cette fois, tout de bon évanouie dans la plénitude du spasme amoureux et de la secousse nerveuse éprouvée, Julia resta immobile sur le divan.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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CHAPITRE V


La jeune fille reprit assez rapidement ses sens. Son premier mouvement fut de se suspendre au cou du vicomte et de cacher sa tête dans sa poitrine.

— Qu’avons-nous fait ? murmura-t-elle.

Gaston avait reconquis, lui aussi, son sang-froid.

C’était avec un assez vif mécontentement de lui-même, qu’il reconnaissait avoir imprimé à leur amour une vitesse de soixante-quinze kilomètres à l’heure.

En faisant la cour à Julia, il n’avait certes pas formé le plan de la séduire purement et simplement. Il songeait à elle pour en faire la compagne de sa vie, mais il n’entrait point dans ses idées de se marier encore ; cela pour plusieurs raisons dont la première, que, par le monde, il existait une vieille tante, lui ayant imposé comme condition sine qua non de la mise en possession de son héritage, l’obligation d’attendre sa mort pour allumer, ainsi qu’elle le disait, le flambeau de l’hyménée.

Or la précipitation avec laquelle il venait d’agir, son instant d’oubli allaient lui coûter probablement quatre-vingt mille francs de rente et réduire son budget à sa plus simple expression, celle d’une trentaine de mille francs par an ; ce qui, vu ses relations et ses habitudes, constituait un état de gêne voisin de la misère. Car Gaston était un homme d’honneur et pas une minute d’hésitation ne le détourna d’écouter la voix qui lui enjoignait de voir dès le lendemain Mme Briquart et de lui demander la main de sa jeune cousine.

— Regrettez-vous déjà de vous être donnée à moi, chérie ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Non, si vous m’aimez autant après qu’avant.

— Cent fois plus, chère enfant.

Et il déposait sur son front un tendre baiser.

— Seulement, ma Julia chérie, notre union a été un fait si prompt, si inattendu, que j’en suis tout étourdi et ne puis m’empêcher de songer aux diverses conséquences qu’elle entraîne ; conséquences dont j’ai le devoir de me préoccuper.

— Ce que tu décideras sera bien, dit Julia ; je suis à toi, ta chose, ton âme ; ce que tu feras, je l’approuverai.

— Chère aimée ! ta confiance ne sera pas trompée ; seulement, je vais être obligé de partir avant de demander ta main à Mme Briquart, car de graves intérêts m’obligent à visiter une parente dont je dépends un peu. Mais ne crains rien, Julia, tu es ma femme, et mon bras ne te manquera jamais.

— Je ne comprends pas, murmura Julia, légèrement froissée de se trouver si vite ramenée aux prosaïques réalités de l’existence. Mais je n’ai aucune crainte, je t’aime. L’univers peut-il donc quelque chose pour m’attrister, hors toi ? Je ne te demande pas tes secrets ; pars et reviens vite, car je compterai les minutes qui nous sépareront.

Le vicomte pressa tendrement la jeune femme sur sa poitrine et la quitta, en lui disant :

— Je t’aime, à bientôt.

Le surlendemain, il montait en chemin de fer, et, trois jours après, le vieux manoir des Saski recevait sa visite.

C’était une de ces antiques demeures féodales, comme la Pologne en compte des milliers.

Perchée sur une montagne, semblable au nid d’un aigle gigantesque, le castel dominait la vallée par-dessus les cimes de longues plaines de sapins s’étendant à perte de vue.

Il avait grand air ce manoir, et la vue de sa châtelaine ne diminuait pas l’impression reçue. Damoiselle Athénaïs Saska avait eu, disait-on, une jeunesse non exempte d’orages.

Une désillusion l’avait atteinte, et blessée autant dans son affection que dans son orgueil, elle s’était réfugiée sur les hauteurs de son âme en même temps que sur celles de Saski, dont la propriété lui appartenait, en jurant haine au mariage, aux hommes, et ne laissant franchir le seuil de sa demeure qu’à son frère, le père de Gaston, et à celui-ci, alors un bambin.

Le frère mort, elle avait concentré toutes ses ambitions sur son neveu, avait juré d’en faire un des riches seigneurs de son pays.

Adoptant pour elle une existence empreinte d’une simplicité toute monacale, elle empilait chaque année les revenus de ses terres, n’en détournant des parcelles que lorsque son neveu, devenu homme, commença à prouver qu’il avait toutes ses dents et bon appétit.

— Trente mille francs que je joindrai aux trente que possède le vicomte des chefs paternel et maternel, lui permettront une large existence, s’était-elle dit ; et depuis lors, elle n’avait pas varié d’une ligne dans ses agissements.

La vieille demoiselle eût bien désiré que son neveu se fixât près d’elle, mais celui-ci était jeune ; dans son âme chantaient la gaieté, l’amour, et les grandes salles du château, les allées sombres de sa forêt ne répondaient pas absolument aux aspirations de ses vingt ans. Aussi, un beau matin, il avait enlevé de haute lutte la permission d’aller faire son droit à Paris.

Paris ! Paris ! la ville des intelligences, des ris et des amours. C’était une autre atmosphère que celle de Saski.

Gaston l’aspira à pleins poumons, s’en imprégna et n’avait, dans l’existence facile qu’il s’y était créée, jamais songé à trouver lourde la promesse que sa tante exigea de lui avant son départ : celle de ne pas se marier tant qu’elle vivrait.

Se marier ! Il y songeait bien !

Non, alors ! Mais voilà que tout à coup sa destinée l’entraînait en s’emballant dans les chemins de traverse : il fallait se marier. Or si sa tante ne le relevait pas de sa promesse, c’était une brouille mortelle avec la châtelaine, étant donné le caractère de la noble Athénaïs.

Gaston, voulant profiter des émotions de la surprise, arriva à l’improviste et constata sur les traits rigides de la vieille fille quelques symptômes d’attendrissement, qui lui donnèrent courage ; aussi, après les premiers épanchements, aborda-t-il nettement la question.

— Quel bon vent t’amène ? avait demandé la tante.

— Celui du bonheur qui frappe à ma porte et que je viens vous demander d’accueillir pour moi, chère tante.

Un pli se creusa sur le front d’Athénaïs.

— Si ce bonheur ne porte pas de jupons, je le ferai certainement, mais autrement, il est inutile de m’en dire plus long, j’ai ta promesse et je la garde.

— Ma tante ! supplia le jeune homme.

— J’ai dit, répliqua la vieille Saska ; tu sais que je ne change jamais de manière de voir.

— Alors, si je venais vous demander votre consentement pour un mariage auquel mon bonheur, mon honneur même seraient intéressés, vous resteriez donc inflexible ?

— Je te rappellerais que ton honneur est engagé vis-à-vis de moi par la promesse que tu m’as faite, je te dirais : Non, attends que ma mort te fasse libre, ou !…

— Ou ?

— N’attends rien de moi, ni dans le présent ni dans l’avenir, car je te considérerais comme un parjure. Mais nous n’en sommes pas là ; donc silence, pas un mot de plus, et s’il y a une amourette sous feu, laisse-la mûrir, en attendant que j’aie achevé mon voyage sur terre ; j’ai quatre-vingts ans, cela ne sera pas bien long.

Gaston se tut ; involontairement il jeta un coup d’œil sur sa tante.

Elle était longue, maigre, ridée ; ses cheveux faisaient songer aux sommets de la Jungfrau, et ses dents jaunes révélaient un long exercice. Mais elle était droite comme un jonc, faisait chaque jour encore ses huit kilomètres à pied, par mesure d’hygiéne, mangeait un demi-poulet ou l’équivalent, accompagné d’une bouteille de Saint-Julien à chaque repas, sans en être incommodée, et paraissait destinée à atteindre la centaine.

Gaston passa tristement une semaine près d’elle et reprit le chemin de Paris. Qu’allait-il apprendre à Julia ? Qu’allait-il faire ?

Dès son retour, il déposa sa carte chez Mme Briquart, moyen ingénieux de dire à Julia :

« Je suis là, où puis-je vous voir ? »

La réponse ne se fit pas attendre :

« Chez ma cousine, demain à deux heures. »

Ces quelques mots étonnèrent un peu le vicomte, puis il pensa que Mlle Julia avait trouvé un moyen d’échapper à son mentor, à moins, se dit-il, qu’elle n’ait dès aujourd’hui l’intention que je brûle mes vaisseaux. Au petit bonheur ! Ce que je dois, je le ferai ; si elle l’exige, je confesserai la situation et nous verrons.

Julia n’était point seule, en effet, lorsqu’il arriva, et la colonelle ne lui parut que très gracieuse ; elle avança amicalement vers lui sa mignonne vieille main et demanda :

— Eh bien, cher voyageur, nous revenez-vous heureux et content ?

— Julia a parlé, se dit le vicomte ; tant mieux, la moitié de la besogne est faite ; a-t-elle tout dit ? J’en doute.

La jeune fille avait mis son âme dans ses regards, pour la lui envoyer, et lui ne répondit pas à l’élan de cette muette tendresse par une expression moins nettement affectueuse.

— Non ! répondit le vicomte, j’espérais à mon retour venir vous dire : « Madame, j’adore votre jeune cousine ; mon plus vif désir est d’en faire ma compagne, et je veux lui assurer l’existence qu’elle mérite » ; tandis que si je n’ai rien à modifier à la première partie de mon programme, la seconde est bien changée : ma tante me maudira si je me marie avant sa mort et cette malédiction réduira dès maintenant ma position au strict nécessaire. Telle qu’elle est, je l’offre à Mlle Julia ; c’est à elle de décider si elle veut, malgré tout, me confier le soin de la rendre heureuse.

— Julia, tu entends le vicomte, qu’as-tu à dire ?

— Ma cousine, j’ai une demande à vous adresser : celle de me laisser un moment causer seule avec monsieur ; je sais bien que les usages s’y opposent, mais vous êtes si indulgente !

— Ma chère enfant, je vais t’abandonner le salon pendant un quart d’heure, et je reviendrai savoir ta décision.

Mme Briquart sortit.

Quand ils furent en tête-à-tête, Julia et Gaston se jetèrent instantanément dans les bras l’un de l’autre et s’unirent dans un long baiser.

— Gaston !

— Ma Julia !

— M’aimes-tu toujours ? demanda la jeune fille très émue.

— De toute mon âme, ma chérie.

— Me jures-tu, sur ce que tu as de plus sacré, que toujours tu seras mien, comme je suis tienne ?

— Sur les cendres de ma mère, répondit le vicomte, très grave et très pâle.

Un soupir de bonheur s’échappa de la poitrine oppressée de la jeune fille.

— Eh bien alors, chasse ce nuage qui, malgré toi, obscurcit ton front et ne va pas supposer que je voudrais sacrifier ta position, ton bonheur matériel même, à de vaines questions de convenances. La tante veut qu’on attende sa fin prochaine, on l’attendra.

— Sans être unis !

— Cela non. Bien l’un à l’autre toujours ; seulement nous ne ferons consacrer notre union que lorsque les circonstances le permettront.

Julia, en parlant ainsi, était illuminée par un tel rayon d’amour, son regard était si franc, son élan si vif, que, malgré l’étrangeté de ses paroles, elle n’inspirait qu’un sentiment de respect.

— Ah ! ma bien-aimée ! et ton honneur, et la position fausse que te donnera cette situation irrégulière, y as-tu songé ?

— Laisse donc, toute médaille a son revers ; il sera bien plus grand si, possédant la considération des indifférents, nous souffrons d’une atroce gêne au logis ; si toi, habitué à une large existence, tu dois restreindre toutes tes dépenses. Crois-moi, nous élèverons notre esprit au-dessus de ces mesquines questions de vanité, et nous ne demanderons à la vie que le bonheur auquel notre amour a droit.

— Et ta cousine Mme Briquart ?

— Qu’est-ce que fera Mme Briquart ? répondit celle-ci, qui rentrait.

— Je vais vous le dire, répondit Julia, s’avançant délibérément vers elle. Elle va se souvenir qu’elle est une femme intelligente, en tout supérieure au vulgaire, et nous dira : « Je ne vous approuve pas, mais je n’oserais vous blâmer non plus ».

— Hein ! hein ! tu me poses des énigmes, que je ne comprends pas !

— Ma bonne cousine, continua Julia, en s’agenouillant devant elle, voulez-vous être mon confesseur un moment ? Voulez-vous être aussi celui de Gaston, et nous absoudre du chagrin que nous allons vous faire ?

— Approche tout près de moi, dit-elle au jeune homme, en l’attirant à elle.

— Cousine, vous avez entendu ce que Gaston vient de nous dire ; eh bien, je ne veux pas que son amour pour moi lui cause ennuis ou douleur ; j’ai confiance en la loyauté de son amour et je mets ma main dans la sienne, sans attendre qu’autre que vous ne bénisse notre union. Plus tard, quand Mlle Saska ne sera plus, alors…

— N’espère pas que je consente, même tacitement, à pareil arrangement. Vois-tu, mon enfant, la pureté d’une femme est chose si précieuse qu’on ne doit point l’exposer légèrement ; tu ne sais pas ce que c’est que la vie, ni ce que signifient ces mots : union de l’homme et de la femme ; et moi, qui le sais, je dois prévenir ton inexpérience. Le vicomte, du reste, ne voudrait pas en abuser.

— Je l’aime, murmura celui-ci.

— Et moi, chère et bonne cousine, reprit Julia, je vais mettre vos scrupules à néant, en vous avouant ce que je n’ose vous dire, que mon bras à son cou, cachée contre son cœur ! C’est que… c’est que… je suis à lui, déjà, non en paroles, mais de fait, et que, continua la jeune femme en relevant la tête, j’en suis, non honteuse, mais fière, heureuse, et que je renoncerais plutôt à l’existence qu’à jouir encore du bonheur que j’ai goûté dans ses bras.

Toute effarée, Mme Briquart se souleva de son fauteuil.

— Tu dis ? murmura-t-elle.

— Je dis que je vous présente à cette heure, non le vicomte de Saski, mon fiancé, mais Gaston Saski, mon amant !

La foudre fût tombée aux pieds de la colonelle qu’elle n’eut pas été plus saisie.

— C’est impossible ! murmura-t-elle.

— Madame, intervint le vicomte, en s’avançant à son tour, je vous donne ma parole de gentilhomme que Julia est ma femme dans mon cœur et devant Dieu, et qu’aussitôt les rigueurs de ma tante apaisées, notre position sera régularisée.

— Vous n’espérez cependant pas que ma maison, ma respectabilité abritera vos amours illicites ?

— Nous ne vous demandons que de nous conserver au fond du cœur toute votre affection.

— Je voudrais qu’il en fût autrement, le pourrais-je ? murmura-t-elle. Que comptez-vous faire à cette heure ?

— Attendre quelques jours, pour prendre mes dispositions, afin de créer à Julia, autant que possible me sera, une existence heureuse. Me permettez-vous de vous consulter ?

— Non, vous aimez cette folle enfant, cela suffit. Dès maintenant je suis étrangère à tout ce qu’elle décidera. Et pour vous, monsieur, à mon grand regret, je dois vous avertir que ma porte vous sera désormais fermée.

Mme Briquart se leva et sortit du salon avec beaucoup de dignité, bien que se disant en elle-même :

— Je ne puis agir autrement, mais je trouve que Julia se conduit en femme de cœur et qu’elle est ce que je l’ai crue toujours, une vraie femme.

Le vicomte enserra Julia entre ses deux bras nerveux, posa sur ses lèvres un brûlant baiser et la quitta en lui disant :

— Quelques jours d’éloignement à subir encore, ma femme chérie, et nous ne nous quitterons plus.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE VI


— Ainsi Dorothée, c’est entendu. Vous avez parfaitement compris et exécuté mes instructions ?

— Que monsieur le vicomte en juge lui-même ; je réponds à monsieur des capacités de Baptiste, le maître d’hôtel ; il s’est muni d’une bonne cuisinière. Demain, les maisons Worth, Pinga, Virot et Ferry viendront prendre les ordres de madame. Guerlain a expédié les parfums, Tahan les brosses, les ustensiles de toilette, et je suis là, pour faire immédiatement face aux exigences qui pourraient se présenter.

— Très bien, Dorothée, je savais d’avance que je pouvais compter sur votre intelligence. Maintenant, j’ai à vous entretenir d’un détail important et assez délicat ; j’espère vous en voir saisir la nuance avec votre tact habituel.

— Si monsieur le vicomte veut bien s’expliquer.

— Voilà, Dorothée. Je vous ai connue chez Mme Lucie, et là, j’ai pu vous apprécier ; mais ici ce n’est pas le même service qui vous attend.

— Oh ! ma discrétion est à l’épreuve partout.

— Il ne s’agit pas d’elle, j’ai entièrement confiance en vous, mais du respect, non feint, réel, avec lequel j’entends qu’on serve celle qui vient partager mon existence. Pour tous ceux qui l’approcheront, comme pour moi-même, elle est Mme la vicomtesse de Saski, que des raisons de famille m’empêchent de présenter maintenant ouvertement, et je vous charge de veiller à ce que personne à l’office ne l’oublie jamais ; vous m’avez compris ?

— Parfaitement, et monsieur le vicomte n’aura, j’en suis persuadée, aucun reproche à me faire.

— Allons, se dit le vicomte, après avoir inspecté la maison, le principal me semble réalisé ; Julia achèvera le restant à sa guise. Dorothée ?

— Monsieur !

— Vous allez revêtir votre plus respectable toilette, prendre votre air des grands jours et, chargée de cette missive, vous rendre rue d’Assas. Vous demanderez Mlle Julia Thorel, et vous ne remettrez ma lettre qu’à elle-même ; il y aura une réponse.

— Parfaitement, monsieur, et si on ne me laisse pas passer ?

— Vous insisterez ; munissez-vous d’un petit carton qui vous serve de prétexte.

Dorothée s’inclina et se retira.

Cet entretien se passait dans le très coquet cabinet de toilette d’un joli petit hôtel de la rue de Courcelles, qu’en moins de quarante-huit heures le vicomte avait fait meubler pour y installer Julia.

Il n’y a que Paris qui permette ces prodiges, mais ils s’y accomplissent journellement.

Une heure après, Dorothée rentrait à l’hôtel.

Mme la vicomtesse, disait-elle, désire que dans deux heures je revienne près d’elle, afin de l’accompagner jusqu’à la voiture, ce qui évitera les commentaires des domestiques.

— Vous retournerez à l’heure indiquée, Dorothée, et moi je serai dans le coupé quelques numéros plus loin… « Ah ! ma Julia chérie ! » murmura-t-il en rentrant dans son appartement.

Au même moment, Julia, agenouillée devant sa cousine, lui prenait les deux mains fiévreusement en lui disant :

— Je vous aime, vous qui m’avez servi de mère, et si de longtemps nous ne devons plus nous revoir, croyez toujours que mon cœur est près de vous.

Mme Briquart comprit que l’heure décisive approchait. Très émue, elle saisit la tête de la jeune fille dans ses mains, la couvrit de baisers, et, brusquement, rentra dans son appartement. Pendant assez longtemps on l’entendit pleurer, puis elle sortit, et partit pour les Charmettes, où elle apprit que la veille, Julia s’était montrée on ne peut plus affectueuse pour sa sœur, ensuite qu’après avoir causé longtemps avec son beau-frère, elle avait repris le train de Paris, accompagnée par Coralie.

Mme Briquart voulut savoir ce qui s’était passé entre Georges et la fugitive.

— Mon Dieu ! ma tante, que voulez-vous que je vous dise ? répondit celui-ci ; dans le fond de mon cœur, je suis plus un admirateur de sa façon de faire qu’un censeur.

— N’étaient le monde et ses préjugés, dont je n’ai pas le courage de m’affranchir, je l’avouerais hautement ; seulement, à cause de plusieurs considérations, j’ai dû réprimer l’élan de ma main et répondre à cette loyale petite sœur, quand elle est venue tout me conter, en me demandant si elle devait cesser de nous voir désormais : « Nous vous aimons trop pour vous bannir de notre présence, mais nous ne pouvons plus vous recevoir de la même façon. Voilà ce qui sera : vous viendrez ; mais nous ne vous enverrons point d’invitations officielles, et Florentine n’ira jamais chez vous, tant que ce chez vous sera seulement celui du vicomte Saski ; à part cela, ma chère amie, vous pouvez compter sur nous comme par le passé. »

— Bien dit ! Georges.

— Alors, vous aussi.

— Pour moi, la position est plus délicate ; je la verrai aux Charmettes seulement, pendant quelque temps au moins.

— Croyez-vous qu’elle soit heureuse ? demanda Florentine.

— Elle aura le bonheur de celles qui aiment les tempêtes ; espérons que sa barque restera à flot.

Quand Mme Briquart arriva rue d’Assas, Julia n’y était plus.

Vers cinq heures, elle avait vu revenir Dorothée qui se chargea de faire mettre ses malles sur le fiacre qui l’avait amenée et la conduisit près du coupé où les deux bras caressants de Gaston eurent vite raison du tremblement nerveux qui s’était emparé de la jeune fille, en quittant cette maison qui gardait dans ses murs les souvenirs de son enfance, de sa pure vie de jeune fille.

— Te voilà à moi, ma chérie ; ne baisse pas ainsi la tête, ma bien-aimée, dit le vicomte, car ce n’est point en maîtresse d’occasion que tu vas franchir le seuil de notre logis, mais en femme qui entre chez son époux.

Julia releva sa tête, courbée comme celle d’une plante que l’orage vient de secouer.

— Aucun sentiment de ce genre ne me tourmente, dit-elle, je suis émue, émue des regrets que j’éprouve en quittant ceux que j’aime, un peu effrayée de l’inconnu qui s’ouvre pour moi, mais nullement humiliée : loin de là, Gaston, je suis fière de ton amour et n’ai la tentation d’en rougir devant personne. S’il en était autrement je ne serais pas près de toi.

Gaston avait vécu, dans le sens qu’on attribue à ce mot, mais jamais un caractère de femme de la trempe de celui de Julia ne l’avait captivé ; cette fois, il se sentait pris de tous les feux de l’attraction, de l’admiration devant cette nature de femme assez forte pour s’élever au-dessus des idées reçues et ne demander qu’à la radieuse vision d’amour qu’elle entrevoyait la somme de bonheur que peut donner la vie.

— Nous voilà chez nous, dit le vicomte, lorsque la voiture s’arrêta rue de Courcelles.

Le valet de pied s’élança pour ouvrir la portière, et le vicomte tendit les deux mains pour aider la jeune femme à descendre.

Puis, passant la petite main droite de Julia sous son bras gauche, il l’y appuya câlinement.

— Madame la vicomtesse veut-elle me permettre de la conduire chez elle ? murmura-t-il doucement.

Une pression de main plus affectueuse fut la réponse, et Julia franchit le seuil de cette demeure, sur les tentures de laquelle devaient s’écrire bien des pages de sa vie.

C’était un charmant petit nid, entre cour et jardin, comme les gens qui aiment plus leur confortable intérieur que les satisfactions vaniteuses en peuvent trouver dans ce quartier.

L’installation, quoique improvisée, avait un aspect harmonieux et artistique.

Le tapissier chargé de l’agencement avait acheté en bloc tout ce qui appartenait à un jeune ménage, plus amoureux du plaisir que de la raison, et qui devait au plus vite aller expier dans les horreurs de la Pologne ses péchés de prodigalité. Julia fut ravie de ce cadre charmant, ménagé pour ses amours.

Sa chambre, un nid ouaté de satin gris perle, sur lequel couraient des branches de roses de toutes les nuances, lui parut ravissante et l’était en effet.

Le tapis, fond blanc, semblait couvert de fleurs et enfouissait, jusqu’à la cheville, ses pieds mignons ; quant à son cabinet de toilette, simplement tendu de cretonne vieux style, il lui arracha des cris d’admiration. Avec ses larges cuvettes anglaises, ses appareils confortables et ses grandes glaces, se reflétant les unes dans les autres, il offrait l’aspect d’un luxe de bon aloi, fait pour lui plaire.

— Je vous laisse, ma chère Julia, aux soins de Dorothée, en laquelle vous pouvez avoir toute confiance ; dans une demi-heure nous nous retrouverons au salon.

Le vicomte donna un tendre baiser à sa compagne, poussa le bouton d’une sonnette électrique et, ouvrant une porte du cabinet de toilette, laissa voir à Julia une chambre tendue à l’orientale, qui faisait partie de son appartement à lui.

Dorothée, en quelques secondes, eut métamorphosé la toilette de la jeune femme. Elle ouvrit les malles et en sortit une robe de lainage blanc, que d’ordinaire Julia ne mettait que pour les soirées ; aussi fut-elle un peu étonnée de voir sa camériste se disposer à l’en revêtir.

Cependant elle était trop femme, trop fine, pour laisser comprendre à sa femme de chambre que cette toilette parée, faite pour dîner en tête à tête avec Gaston, l’étonnait. Puis elle sentait autour d’elle s’exhaler le parfum d’une existence dont les habitudes lui étaient peu familières ; elle se laissa donc relever les cheveux d’une façon plus élégante.

Dorothée avait coupé quelques roses dans les jardinières, dont le salon était garni ; elle les piqua dans les nattes de la coiffure, au corsage de la robe blanche, donna aux bouffants de la jupe ce je ne sais quoi qui fait qu’on est bien ou mal habillée, l’aspergea d’une eau de senteur délicieuse, et, après lui avoir offert son mouchoir et son éventail, lui demanda :

— Madame la vicomtesse sait-elle où se trouve le salon ?

— Mais non, Dorothée ; si vous voulez bien me le montrer, j’en serai fort aise.

Respectueusement la femme de chambre précéda sa maîtresse et la conduisit vers un petit boudoir de satin havane, rempli de bibelots et d’objets d’art, où elle trouva le vicomte, ayant quitté sa toilette du matin et qui s’avança galamment au-devant d’elle, pour la conduire vers une causeuse, sur laquelle il prit place à ses côtés, en la regardant avec des yeux pleins d’amour.

— Ma chère mignonne, que tu es donc jolie ! que je t’aime ! lui murmura-t-il à l’oreille. Crois-tu que tu te plairas ici ?

— Partout, avec toi, répondit Julia, avec sa voix chaude et vibrante ; mais ici tout est charmant et nouveau pour moi, accoutumée à la simple vie bourgeoise de la rue d’Assas.

— Celle-ci sera la même, perfectionnée toutefois, répondit en riant Gaston. De son début dépendront bien des choses de notre avenir, chérie. Tu seras tout doucement, par Dorothée, initiée au mécanisme intérieur de notre genre d’existence, qui pendant les premiers temps te semblera un peu cérémonieux, mais ce ne sera pas long ; et, vois-tu, quand devant son monde on s’est dit « vous » pendant quelques heures, celles où l’on se dit « tu » en semblent meilleures.

Il était impossible d’indiquer la nuance à observer avec plus de précision, et Julia, quoique ayant vécu dans un milieu absolument bourgeois, était assez du monde pour la bien saisir.

— Mon cher seigneur et maître, on fera de son mieux.

— Madame la vicomtesse est servie, annonça Baptiste, en ouvrant les deux battants de la porte faisant communiquer du salon à la salle à manger.

Gaston se leva, offrit son bras à sa jeune femme et la conduisit à sa place, devant une table servie où elle s’assit vis-à-vis de lui.

Ce premier dîner en tête à tête, délicieux pour le jeune homme, le fut moins pour Julia. Le domestique, qui ne les quittait pas, le cérémonial, sans prétention cependant, mais qu’elle sentait peser un peu sur elle, la gênait.

Aussi ce fut avec bonheur qu’elle se retrouva dans le petit boudoir, dont elle avait déjà pris possession avant le dîner, et qu’elle entendit Gaston lui dire de sa voix musicale : « Maintenant nous sommes seuls, je t’aime ! » et que leurs lèvres se rejoignirent dans un long baiser ; avec bonheur qu’elle écouta, qu’elle murmura ces mots charmants pour ceux qui les connaissent, ces riens délicieux qui sont des mondes.

Ce soir-là, les gens qui passaient rue de Courcelles purent se dire :

— Saluez ! c’est l’amour qui passe. Alleluia ! vive l’amour !

Leur liaison avait été si rapidement établie que, malgré les liens existants, il y avait bien des feuillets du livre intime qu’on n’avait pas encore lus. Et c’est si bon cette expansion de deux êtres qui s’adorent et qui versent avec délices dans le cœur l’un de l’autre l’expression de leurs impressions mutuelles !

— Chérie, veux-tu donner ordre à Dorothée de nous servir le thé chez toi ? demanda câlinement Gaston.

— Oui, il est déjà onze heures !

Bien qu’on fût en automne, les soirées étaient fraîches. Dorothée avait allumé un léger feu, qui égayait le foyer et attiédissait l’atmosphère saturée, par elle, de parfums capiteux.

— Madame est un peu lasse, Dorothée, dit le vicomte, aidez-la à se déshabiller ; puis nous n’aurons plus besoin de vos soins.

La petite table chargée de gâteaux était dressée ; le samovar faisait entendre son chant de grillon.

Julia passa dans son cabinet de toilette et se livra aux mains de sa femme de chambre, qui, en un instant, lui eut entièrement enlevé ses vêtements, l’eut frottée de la tête aux pieds avec un gant imprégné de poudre parfumée, lui eut préparé les eaux de senteurs destinées aux soins intimes, après l’emploi desquelles elle lui présenta une grande chemise de batiste claire, ouverte du haut en bas, retenue de loin en loin par des nœuds roses, et par-dessus laquelle elle lui fit revêtir un long peignoir de cachemire blanc, doublé de satin rose pâle.

Ses bas avaient rejoint la toilette du dîner ; de hautes bottines de satin blanc, doublées et bordées de fourrure, les remplacèrent.

Ses cheveux dénatés se déroulaient à demi sur ses épaules.

Julia ne put s’empêcher de se dire que ces arrangements l’embellissaient et que Dorothée avait le « chic » pour rendre ses maîtresses charmantes.

Ce fut aussi l’avis du vicomte, mais il n’en dit rien, et, à son tour, revêtu d’un vêtement de chambre, il prit sur ses genoux sa gentille moitié, pour boire avec elle le thé dans la même tasse, mordre le même gâteau tour à tour.

Ce fut doux ! ce fut bon !

Mais l’appétit vient en mangeant, dit-on.

Il en arriva en effet ainsi. La table étant repoussée dans un coin, le lit tendit ses bras engageants, la robe de chambre se dénoua et tomba sur le tapis, une partie des rubans roses durent se reconnaître impuissants à maintenir les voiles qu’ils étaient chargés de fixer, et les splendides beautés cachées de la jeune femme apparurent aux yeux de son amant, qui, après avoir contemplé, voulut dévorer.

— Vois-tu, Julia, je n’ai rien vu de beau comme toi : celle qu’on aime est toujours la plus belle à nos yeux. Cette fois, je ne serai pas brutal, notre baiser ne sera douloureux, ni pour toi, ni pour moi, oh ! ma belle femme chérie.

Un des seins de la jeune femme s’était échappé à demi de son fourreau blanc et dressait sa petite tête avide de jouissance ; délicatement, Gaston la saisit entre ses lèvres en feu et la roula doucement. Julia, sous cette enivrante caresse, se tordait de volupté. D’une main envahissante il lui caressait les reins, glissait aux aines, en gravissant doucement les collines ; enfin, il saisit à deux mains les cuisses de la jeune femme, les écarta et promena sa langue avide sur ces contours purpurins qui bordent l’entrée du temple de l’amour, mordilla les broussailles de jais toutes frémissantes qui l’avoisinaient ; puis, collant ses lèvres sur le provocant petit monticule qui s’avançait vers lui, en se gonflant comme un geai en colère, il le prit, dans un de ces longs baisers qui tuent parfois les femmes, mais seuls leur donnent la sensation extrême des voluptés terrestres.

Julia, sous cette brûlante caresse, perdit vite conscience d’elle-même ; ses sens, déjà mis en éveil par la scène du boudoir de chez Mme Briquart, n’étaient plus effarouchés par la douleur et vibraient à l’unisson de ceux de Gaston. Aussi, lorsque la voyant haletante, affolée, il se plongea dans son sein avec la lenteur sûre qui permet de savourer les sensations, elle jeta un cri dont l’écho retentit jusqu’au fond de son cœur à lui, correspondant pleinement avec ce qu’il éprouvait ; leurs êtres se fondirent en un spasme inouï, dont la violence ne les désunit pas ; leurs lèvres devinrent pâles, inertes, leur gosier sans voix, leurs nefs sans force, mais ce fut l’un dans les bras de l’autre, lorsque le sentiment de la réalité leur fut parvenu, qu’ils se retrouvèrent. Ceux-là seuls qui ne savent aimer que matériellement ou ceux qui n’aiment pas s’isolent lorsque la satisfaction de leur jouissance physique est un fait accompli. Entre Julia et Gaston il n’en pouvait être ainsi.

Le lendemain, quelque discrète que fût Dorothée elle ne put s’empêcher de remarquer, lorsqu’elle apporta le chocolat, que le nouveau ménage avait la mine fatiguée ; aussi, en établissant le menu du jour pour le soumettre à madame la vicomtesse, eut-elle soin de faire entrer dans sa composition des viandes saignantes et un vieux Saint-Estèphe dont les vertus lui étaient parfaitement connues.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VII


Il n’y avait guère plus de six semaines que Julia avait pris possession de l’hôtel de la rue de Courcelles, et déjà de grands changements s’étaient opérés dans son genre de vie.

Pour éviter les inconvénients d’une situation fausse, rendant impossible toute relation acceptable, Gaston avait fait prendre à sa jeune amie le pseudonyme de la vicomtesse Saniska, n’habitait pas ostensiblement son hôtel et lui présentait les uns après les autres ses amis du cercle, en leur racontant ce qu’il appelait le roman de la belle vicomtesse, laquelle, suivant son récit, après avoir inspiré une passion extrême à son époux, l’avait suivi dans sa patrie où l’infortuné vicomte, après dix mois de bonheur, se laissa passer de vie à trépas ; sa jeune veuve ne se sentant pas le courage de se confiner à perpétuité dans les steppes et les forêts de la Pologne, dont les chemins lui paraissaient moins agréables que ceux des allées du Bois de Boulogne, elle revenait demander à la France, sa patrie, à Paris, les plaisirs pour lesquels sa jeunesse semblait si bien faite.

Puis il la présenta, en disant confidentiellement la vérité, à une vieille amie à lui, la baronne de Sambreval, qui promit au vicomte d’introduire convenablement la jeune femme dans ce monde qui devait être désormais le sien, monde gai, aimable, où règne l’intelligence, l’esprit, et dont les frontières sont, au nord, le noble faubourg et l’austère bourgeoisie, au sud, la cocotterie.

Julia avait bien fait quelques difficultés, elle craignait de sentir peser sur elle une sorte de réprobation. Gaston fut pris d’un accès de gaieté, en entendant cette confidence.

— Ne crains rien, ma bonne chérie, la société parisienne est une excellente personne, qui ne pardonne pas aux gens de l’obliger à savoir, mais qui n’est pas investigatrice : nul ne te demandera à quel arrondissement tu t’es mariée ; l’on s’en tiendra aux apparences.

« Mme de Sambreval est la plus indulgente des vieilles femmes de Paris. En cela, elle n’a pas tort ; il faut toujours, avant de jeter la pierre à quelqu’un, faire son examen de conscience. »

— Est-ce qu’elle a eu ?…

— On dit même qu’elle a… mais cela ne nous regarde pas.

— Gaston, j’aimerais mieux ne voir personne. Si le monde allait nous éloigner l’un de l’autre ?

— Mais non, au contraire, nous nous retrouverons avec plus de bonheur dans notre nid quand nous aurons été un peu fatigués par les banalités mondaines.

— Je ferai ce que tu voudras, mon cher bien-aimé, tu es mon bon génie et je t’aime pour ton amour, pour tes prévoyantes délicatesses, pour tout ce que tu fais, afin d’assurer mon bonheur, qui n’est cependant vulnérable que par un point.

— Lequel ?

— Celui de ton affection.

— En ce cas, enfant, va, va en paix et ne pèche jamais.

— Jamais ? demanda en riant la jeune femme.

— Avec un autre que votre seigneur, pas maître.

— Oh ! si, le maître, le maître adoré de mon cœur, de ma vie, de tout mon être.

— Nous allons bien voir cela.

Le déjeuner, pendant lequel avait lieu cette conversation, touchait à sa fin. Pierre avait servi le café et s’était, depuis un moment, discrètement retiré, pour ne plus revenir sans être appelé ; le vicomte se leva de table en riant, saisit Julia par la taille, la força à se lever, puis la poussant devant lui, la conduisit, malgré ses protestations, vers un divan du petit salon, sur lequel il la fit tomber à genoux, la tête enfoncée dans les coussins.

— Reste-là, si je suis le maître, lui dit-il. Alors, d’une main experte, il retroussa les jupes de la jeune femme, avec le geste employé à l’égard des petites filles qu’on dispose pour recevoir une fessée et qui fit retomber en cloche sur la tête de Julia les plis moelleux de son peignoir.

— Ne bouge pas, je suis le maître !

La chemise rejoignit les jupes, et deux rondeurs charmantes émergèrent des flots de batiste et de dentelle.

Gaston arracha du divan une longue flèche de soie qui se trouvait là et se mit en effet à administrer à son amie le châtiment redouté de l’enfance ; seulement les sillons roses qui, en général, sont la suite de ce vilain quart d’heure de Rabelais ne se produisirent pas ; les coups étaient donnés si doucement, si bien là où ils devaient atteindre qu’ils ne produisaient qu’un voluptueux chatouillement, que des baisers passionnés interrompaient fréquemment. Julia voulait bien se redresser, mais un bras ferme la maintenait en position et une grosse voix lui disait :

— Mademoiselle, suis-je le maître, oui ou non ? Ai-je le droit de vous châtier à ma guise ?

Et le châtiment continuait à s’exercer.

Il fut longtemps donné, dura jusqu’au moment où Gaston, n’y tenant plus de passion, fit à son tour glisser sur ses cuisses nerveuses, le vêtement protecteur de ses parties charnues à lui, et, escaladant le divan, vint s’étendre sur Julia et lui faire comprendre en la transperçant de toute son ardeur, trop longtemps contenue, que si l’amour n’a qu’une note à son service, il emploie plusieurs moyens pour la faire vibrer.

Celui-ci était nouveau et ne lui parut pas un des moins heureusement trouvés ; aussi le silence s’était fait chez Gaston.

Julia ne bougeait pas.

— Es-tu morte, chérie ? demanda-t-il enfin.

— Mais non, mais non, au contraire.

— Diavolo ! il paraît que le procédé te réussit ; attends, en ce cas… et rends-moi la correction que tu viens de recevoir ; de fait, je la mérite.

En un bond, la jeune femme se leva, le veston de Gaston roula sur le tapis ; lui, penché sur le divan et la chemise retroussée par le bras gauche de Julia ; ce furent les mains mignonnes de cette petite mère d’un nouveau genre qui le fustigèrent aussi, puis l’embrassèrent. Par la cassure des deux fesses apparaissaient les petites pommes d’amour. La jeune femme, tout en fouettant, les effleurait parfois et celles-ci se gonflaient à nouveau de leur enivrante liqueur ; se baissant, elle les saisit entre ses lèvres roses et les roula dans sa bouche, les enduisit de sa chaude salive et semblait ne devoir point abréger ce charmant exercice, quand, d’un brusque mouvement, Gaston se retourna, la saisit à son tour, la jeta sur le dos, prit à poignée ses deux jambes, se les passa autour du corps comme une ceinture, et, à genoux, devant elle, juste à la hauteur de sa grotte d’amour, s’y enfonça voluptueusement, en lui montrant du geste une grande glace placée devant eux.

— Vois ! fit-il.

Alors elle vit le mouvement doux et régulier imprimant à l’instrument d’amour un va-et-vient exquis.

Émue délicieusement, Julia, d’un geste charmant, arracha les agrafes de son peignoir et sa gorge de déesse apparut, frémissante de passion et de volupté ; Gaston promena sur le petit bouton rose, qui dressait sa tête polissonne, un doigt caressant et agile.

— Oh ! mon Gaston, je me sens mourir, mourir de bonheur.

— En ce cas, moi aussi, répondit le jeune homme.

Un double cri de jouissance suprême s’échappa des lèvres du couple enlacé, et le divan reçut le baptême amoureux qui jusqu’alors lui avait fait défaut. Quelques heures plus tard, Baptiste demandait à Dorothée certaine essence à détacher, dont la vieille camériste avait une provision, et les deux serviteurs échangèrent un sourire, rempli de sous-entendus, en réparant les dégâts survenus au divan. Pendant ce temps-là, Gaston et Julia s’étaient rendus chez la baronne, en avaient reçu une invitation pour ses mardis, et partaient pour flâner au Bois jusqu’à l’heure du dîner, qui les ramènerait à l’hôtel ; un peu alanguis par les ébats de la matinée, mais heureux, aimant et trouvant absolument ineptes ceux qui se permettent de prétendre que la terre n’est pas un lieu d’absolues délices.

Au même moment, la baronne disait à son vieil ami, le général don José de Corriero :

— Je vous assure qu’elle est tout simplement délicieuse et qu’il faut lui semer des roses sur ses pas.

— Ta, ta, ta, répondit celui-ci, vous vous enthousiasmez.

— Vous verrez, vous verrez.

— Oui, je verrai, et si je peux je toucherai.

— Je vous le défends.

— Encore jalouse, Louisa ?

— Toujours.

— Taisez-vous, grand Dieu ! Si l’on nous entendait !

— On serait assez sot pour se moquer de nous, c’est évident. Cependant le cœur vieillit-il donc, lui, quand les cheveux blanchissent ?

— Cette thèse, chère amie, nous mènerait bien loin ; vous savez que je vous aime, comme je sais que vous m’aimez, mais seuls nous devons nous en souvenir, sous peine d’être ridicules.

— Amen, répondit la baronne.

Les amis de Gaston avaient reçu leur droit d’entrée les jeudis chez la vicomtesse Saniska, et le mardi suivant elle devait se montrer chez la baronne de Sambreval.

La vieille dame s’était arrangé un nid somptueux, au premier étage d’une belle maison du boulevard Saint-Michel ; nid capitonné, couleur d’automne, mais d’un automne qui se souvient de l’été.

Assise dans son petit salon, tendu en soie feuilles mortes, au milieu de mille bibelots qui lui rappelaient une brillante jeunesse, elle attendait ses invités, qui bientôt se succédèrent.

Vers onze heures, Julia, le vicomte et un de ses amis, Hector Vaudreil, brillant colonel, qui ne pouvait se faire à l’idée que ses vingt ans, depuis bien longtemps, avaient fui à tire-d’aile, firent leur apparition.

Pour la circonstance, Dorothée s’était distinguée, et la toilette de Julia, ravissante de bon goût, attestait son talent : sur un fourreau de satin nuance pétale de rose, elle avait massé des flots de tulle, dans les gracieux fouillis desquels se nichaient des touffes de roses de Bengale, dont les cœurs, disposés avec art, ornaient la chevelure.

Sans un bijou, les bras, les épaules de la jeune femme étalaient aux lueurs des lustres et des girandoles leur éclatante beauté.

Ce fut un murmure d’admiration qui s’éleva dans le salon lorsqu’elle s’avança vers la maîtresse de la maison pour la saluer.

La baronne la présenta à plusieurs de ses invitées, suivant le thème convenu. Don José lui amena la fleur des pois de la réunion, et, adulée, entourée, la jeune femme trouva de plus en plus que si c’est une illusion de vivre, c’en est une enchantée, dont il est bon de ne pas se défaire.

Quand elle quitta la baronne, elle avait accordé l’autorisation à plusieurs de ces messieurs de venir la voir, avait accepté d’aller chez quelques-unes de ces dames ; bref, était du monde où briller est à désirer, car pour le faire là, il ne suffit pas d’être favorisé par la fortune, il faut être quelqu’un par son esprit ou sa beauté, du monde d’où l’on ne prend peut-être pas le chemin du ciel, mais où l’on s’amuse, et qui, ma foi, vu de près, vaut bien celui où l’on s’ennuie !


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VIII


Le temps avait suivi son cours ; pour les uns comme pour les autres, il accomplissait son œuvre fatale.

Aux Charmettes, on subissait son influence. Georges Vaudrez continuait à adorer sa femme, mais ses joues se creusaient horriblement ; ses mains, agitées par un tremblement continuel, dénotaient des symptômes d’affaiblissement nerveux, réclamant des soins.

— Sacrebleu ! lui disait parfois son ami Albert quand il le voyait à Paris, il ne faut pas te servir si souvent de mes gouttes réparatrices. C’était bon le jour des noces ; mais après, dame ! gare les suites !

— Que veux-tu, répondait Georges, ma femme est charmante, puis cette petite eau qui dort en apparence se pâme si gentiment que je ne sais si j’ai l’esprit très prompt, mais, à coup sûr ma chair est faible.

— Très faible même ! je t’assure que si tu ne prends pas six semaines de repos, en allant à des eaux quelconques, tu es un homme à la mer.

Et intérieurement, le pauvre Georges s’avouait combien cette prophétie était pleine de probabilités.

Mais comment se décider à quitter Florentine ? S’il l’emmenait, adieu la cure ; autant valait rester chez soi et ne pas aggraver la situation par les fatigues d’un voyage.

Quant à Florentine, elle ne se trouvait pas à plaindre au point de vue de ses sensations intimes ; et Georges eût parfaitement pu beaucoup moins se fatiguer personnellement.

Sa jeune femme n’appréciait certes point suffisamment ses efforts et préférait infiniment à leur résultat final les caresses préliminaires dont il les accompagnait ; en cela, fidèle observateur du précepte qui dit aux maris, aux amants de ne point oublier que toujours avant de rentrer un homme poli sonne.

Sous la caresse du doigt expert de Georges, elle éprouvait des jouissances ineffables, de beaucoup supérieures à celles que lui procurait l’union avec son conjoint.

Si elle eût osé avouer cela, un grand souci se fût envolé de l’esprit de Georges ; mais elle craignait de le froisser ; puis il y avait un point noir dans le ciel bleu de son existence : depuis six mois elle était mariée et cependant aucun indice ne venait lui donner des espérances de maternité.

C’était là la cause de ses câlineries, même de ses exigences envers Georges.

La tante Briquart souriait, en écoutant les confidences de Florentine.

Cependant le printemps s’écoula, l’été touchait à sa fin ; Florentine subissait les influences de l’épanouissement de la nature et Georges tremblait de plus en plus.

— Mon cher Vaudrez, lui dit un matin son docteur, venu déjeuner aux Charmettes, nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous dise pas la vérité : eh bien ! si vous ne partez pas au plus vite sur les bords de la mer, je ne vous donne pas six mois de santé ; l’impotence frappe à votre porte.

— Docteur, vous riez, et ma femme ?

— Oh ! mon bon ami, votre femme ira où il lui plaira, mais je la considère comme une des premières causes fatales à éliminer.

— Un mois, six semaines loin d’elle ?

— Il n’y a pas à tergiverser, vous m’avez compris ?

— Parfaitement, docteur, c’est bien triste de n’avoir plus vingt ans.

— Je me le répète tous les jours, répondit en riant le docteur.

— Oui, mais Florentine les a, elle ! la laisser seule !…

— Et la tante Briquart, qu’en faites-vous ?

— Au fait, si elle voulait venir passer le temps de mon absence à la campagne. Mais elle prétend que le voisinage du bois lui donne des rhumatismes, que l’air du pays est humide, qu’il y a des moustiques, des crapauds, que sais-je ?

— La colonelle n’a pas les aspirations champêtres ! Eh bien, arrangeons les affaires : envoyez ces dames à Saint-Gildas, en Bretagne. Il y a là une maison de villégiature, établie au bord de l’Océan et tenue par des religieuses, sur l’emplacement même de ce monastère qu’Abeilard, après sa mésaventure, voulut réformer ; entreprise remplie d’écueils, paraît-il, car la supérieure des nonnes de Saint-Gildas ne manque jamais de montrer aux visiteurs la lucarne du réduit intime par où il échappa à la fureur de ses moines, lesquels, lui ayant en vain exprimé les idées qui inspirèrent plus tard au Fabuliste sa fable du Renard auquel on a coupé la queue, tentèrent de se débarrasser du gêneur en l’empoisonnant.

— Et les hommes ne sont pas admis dans cette maison ?

— Non, il n’y a que des familles, les maris même sont renvoyés dans le village. Oh ! vous pourriez être tranquille.

— Je ne suis pas jaloux, mais enfin…

— Enfin… oui, je comprends, allez-y de confiance.

Le soir, le lendemain qui suivirent cette conversation, Georges fit à Florentine et à Mme Briquart un tel éloge de Saint Gildas, qu’elles rêvèrent d’un séjour dans la presqu’île de Ruis, la patrie de Lesage, tellement que, quinze jours plus tard, ces dames débarquaient devant la grande porte massive du couvent, et, l’esprit légèrement interloqué par la simplicité primitive du lieu, elles prenaient possession des monacales chambres retenues pour elles.

La tante surtout faisait légèrement la moue.

Quant à la jeune femme, la nouveauté du genre de vie qu’on mène dans ces parages l’enchantait.

Dès le lendemain matin, elle explora la grève, prenant un plaisir extrême à enfoncer ses pieds dans le sable, à pêcher des crevettes, à détacher des rochers ces coquillages appelés sur les lieux des berniques et qu’on croque tout vivants.

Ce plaisir fut, au bout de quelques jours rendu beaucoup plus vif.

À grand fracas, on avait vu s’installer au couvent la duchesse d’Hérisez et son fils Gaétan, un bel adolescent de dix-huit ans, n’ayant encore au menton qu’un léger duvet et dont le teint rose, blanc, les yeux bleus « n’annonçaient point la virilité », chuchotaient les vieilles religieuses. Un véritable chérubin ayant passé l’âge réglementaire, au-dessous duquel le sexe fort est seulement admis dans la communauté. Mais il est avec le ciel des accommodements : la duchesse, un des piliers protecteurs de la communauté, ayant déclaré que Gaétan venait seulement d’atteindre sa quinzième année, personne ne lui eût osé demander compte des années de nourrice.

Il ne tarda pas à devenir le compagnon de promenade de Florentine. Mme Briquart et la duchesse ayant sympathisé, on laissa errer en paix les enfants, comme on les appelait au couvent.

Naturellement, Chérubin tomba éperdument amoureux de sa compagne et devint, en imagination, le plus grand scélérat des temps passés et modernes.

Mais il était timide et ses désirs ne sortaient pas de sa cervelle, ses yeux seuls en révélaient les transports.

Florentine s’amusait beaucoup de la passion de son juvénile adorateur, et depuis un mois on flirtait à faire envie aux Yankees les mieux réussis, lorsque Mme Briquart, qui s’ennuyait à périr, eut l’idée de s’absenter pendant une huitaine de jours, sous prétexte d’aller consulter son médecin de Paris.

— Je reviendrai encore bien avant que Georges ait fini sa saison ; du reste, je te laisse sous la protection de la duchesse d’Hérisez, que veux-tu de mieux ?

Il n’y avait rien à objecter.

Depuis quatre jours, elle respirait à l’aise dans son logis de la rue d’Assas, quand un matin arriva à Saint-Gildas une dépêche de Georges :

« Veux partir pour Menton y passer l’hiver ; sans perdre une minute, venez me rejoindre. »

— Madame, que faut-il faire ? demanda Florentine, toute effarée, à la duchesse.

— Ma chère enfant, vous êtes trop jeunette pour voyager seule, il vous faut un mentor, je vous offre Gaétan.

— Chérubin ?

— En personne ; il est assez grand pour vous éviter les embarras matériels du voyage et ne l’est pas assez pour vous compromettre ; voulez-vous accepter son bras ?

— Si vous trouvez que c’est convenable, je le veux bien.

— C’est dit, télégraphiez à votre seigneur et maître que vous arrivez. En passant à Paris, vous prendrez votre tante, qui ne sera pas désolée, j’imagine, de ne point revoir la grève de Saint-Gildas, et vous partirez demain.

Le climat de Bretagne a ses charmes, surtout pour les gens qui aiment les ciels gris ; mais il a aussi ses inconvénients, dont le premier est d’avoir une température capricieuse.

Le temps était encore beau quand on reçut la dépêche de Georges. Au moment du départ, le vent faisait rage sur la falaise et les goëlands remplissaient l’air de cris de mauvais augure.

Gaétan avait reçu des leçons minutieusement détaillées de sa mère, sur la façon dont un gentilhomme doit se comporter, lorsqu’une femme lui fait l’honneur d’accepter sa société ; et comme Florentine prenait un plaisir extrême à se faire gâter par lui, le traitant comme un enfant sans conséquence, Chérubin se permettait de nombreuses privautés et l’on ne prenait point garde à la neige, qui s’était mise à tomber avec acharnement.

Jusqu’à Nantes, tout marcha bien ; là, il fallut constater que l’express avançait moins vite qu’un omnibus, ce qui n’émut pas nos deux voyageurs.

Gaétan avait bien enveloppé Florentine ; il s’était blotti près d’elle sous la couverture et le temps froid ne leur semblait pas si pénible à supporter.

Cependant, il y avait de fréquents arrêts.

Le Mans s’annonça dans le lointain, deux heures plus tard qu’on ne l’attendait, et le chef de gare vint déclarer aux voyageurs qu’il craignait beaucoup qu’on ne pût aller plus loin que la Louve, la voie étant encombrée.

La situation se corsait, et Florentine ne riait plus.

Elle trouvait son compagnon moins enfant qu’on ne le supposait ; la perspective de rester en panne la nuit entière ne la séduisait pas : elle avait peur.

Tout à coup le train s’arrêta brusquement devant Bretoncelle.

Une demi-heure se passe, rien ; on ne bouge pas.

— Mon Dieu ! mon petit Gaétan, qu’allons-nous devenir ?

On avait à Saint-Gildas, en plaisantant, pris ces jolies habitudes d’enfance ; Gaétan disait Madame, mais la jeune femme, moins cérémonieuse, disait Gaétan tout court.

Il faisait un froid de loup.

Deux partis restaient à prendre : télégraphier pour rassurer la famille et chercher un gîte.

C’est ce qu’on fit, et en riant, le premier moment de stupeur passé.

Il y avait deux pieds de neige.

Comment faire pour gagner Bretoncelle, ce port de salut, où l’on était menacé de passer trois ou quatre jours et qui, en fait de ressources, est loin de valoir Paris.

— Madame, je vais être votre cheval, dit Gaétan en rougissant très fort.

— Et comment cela ?

— Vous ne pouvez marcher dans cette neige, vous monterez sur mes épaules et je vous porterai.

À son tour Florentine, rougit.

— Bast ! se dit-elle, c’est un gamin !

Et elle grimpa à califourchon sur les épaules de l’adolescent.

On a beau être imberbe, avoir ainsi une jolie femme, dont on est amoureux, sur les épaules, cela émeut. Aussi, lorsqu’on arriva au gîte, Gaétan était fort agité.

Les paysans, flairant une bonne aubaine, s’empressèrent de réchauffer les voyageurs et de les faire souper. Si bien que l’imprévu de la situation, la douce chaleur aidant, ranima la jeune femme et que, joyeux l’un et l’autre, Gaétan et Florentine firent honneur au lard, à la soupe aux choux et au vin blanc qu’on leur servit.

La soirée se passa rapidement, plus même qu’à Saint-Gildas.

Vers neuf heures et demie on se chauffait devant l’âtre, en devisant sur mille choses diffuses, sous le voile desquelles se cachait le petit dieu malin, riant dans ses ailes, et Florentine se disait que si son mari, qui la croyait sous l’égide de la colonelle, la voyait folâtrer ainsi avec Chérubin, il pourrait bien ne pas être satisfait.

— Cependant c’est un moutard, ajoutait-elle, pour apaiser le cri de sa conscience.

Tout à coup, une grosse voix les interrompit :

— Monsieur, Madame, votre chambre est prête, vous pouvez y aller, il y a de bonnes couvertures et un bon lit ; d’ailleurs, deux jeunes gens comme vous, quand ça se touche ça n’a plus froid.

Ces simples paroles médusèrent Florentine et émurent fort Gaétan, qui, ne perdant pas sa présence d’esprit, murmura à l’oreille de sa compagne :

— Ne le détrompez pas et ne craignez rien, je suis un gentilhomme.

Eh bien ! ce ne fut pas la sécurité qu’amenèrent ces paroles dans l’esprit de la jeune femme.

— Moutard ! se dit-elle.

Néanmoins, une secrète émotion l’agitait.

— Si nous le détrompons, continua Gaétan, il nous mettra à la porte et ce ne sera pas drôle.

C’était juste ; Florentine le comprit et le suivit sans protestation, mais arrivés dans la chambre, ils se regardèrent en riant.

— Eh bien ! demanda-t-elle.

— Eh bien, vous allez vous mettre au lit, j’irai passer la nuit dans la cuisine.

— Ah ! non, j’aurais trop peur toute seule ; sortez un moment et revenez.

Gaétan, au bout d’une demi-heure, rentra tout pâle et jeta un regard à la fois hardi et curieux sur le lit ou était couchée Florentine, sa fine tête blonde reposant sur l’oreiller, les draps, les couvertures dessinant son corps charmant.

Gaétan se sentit frissonner ; des idées, des idées que madame sa mère ne lui avait pas inculquées, bouillonnaient dans son esprit.

— Non, se dit-il, non ; elle est sous ma sauvegarde, je ne puis abuser de la situation. Cependant !… cependant !…

Il s’assit sur une chaise, le moins mal possible, avec une attitude de chien fidèle, couché aux pieds de sa maîtresse.

Au bout d’un quart d’heure, ses dents claquaient, il était menacé de passer à l’état de glaçon.

Florentine eut pitié de lui :

— Ma foi ! s’écria-t-elle bravement ; « Honni soit qui mal y pense ! » Mon petit Gaétan, vous allez attraper la mort sur cette chaise, couchez-vous près de moi, tout habillé.

En entendant ces doux accents, Chérubin crut s’évanouir.

— Eh bien ! qu’attendez-vous ? demanda Mme Vaudez.

— Je suis gelé.

— Allez chercher une cruche d’eau chaude et venez vous réchauffer.

Ce ne fut pas long à trouver ; avec de chastes précautions, Gaétan la glissa sous les pieds de la jeune femme, qu’il vit émerger des toiles du lit tout blancs, tout roses ; puis boutonnant son paletot, il se coucha et regarda sa voisine, qui lui rit au nez.

— Hum ! Gaétan, si mon mari nous voyait, qu’est-ce qu’il dirait ?

— Il agirait probablement désagréablement pour nous deux.

— Pourtant ?…

— Oui, oui, murmura Gaétan, qui, malgré la gelée atroce du dehors, trouvait qu’il avait trop chaud.

Personne n’avait envie de dormir et l’on causa, si bien même que le cœur de Gaétan débordant, il osa dire :

. . . . . . . . . . . . .

— Tiens, tiens, voyez-vous cela, monsieur Bébé ! lui répondit Florentine, légèrement railleuse.

— Bébé, soit, mais un bébé qui, en ce cas, voudrait rentrer dans le sein de sa petite mère.

— Eh bien ! eh bien ! et mon mari ?

Ce pauvre Chérubin ! des gouttes de sueur perlaient sur son front, les ailes de ses narines roses comme celles d’une jeune fille tremblotaient étrangement.

Florentine était si jolie ! Gaétan bien novice. La fleur d’oranger, sans être profanée, eût pu le couronner ; mais il est des choses qu’on sait probablement d’instinct, car tout à coup sa voisine s’écria :

— Finissez donc, Gaétan, vous me chatouillez.

Mais Gaétan n’obéissait pas.

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire « je vous aime ! »

— Ensuite, Bébé, qu’est-ce que cela prouve ?

— Que je voudrais vous devoir ma première sensation amoureuse.

— Ta virginité ! Bébé, tu me l’offres ? ça, c’est gentil, mais là, vrai, jamais tu n’as…? Voyons, raconte-moi tes petites affaires.

— Jamais je n’ai approché une femme comme je vous approche, mon précepteur ou ma mère ne me quittaient pas un instant.

— La drôle de chose ! Seulement, vois-tu, à présent que tu m’as fait ta déclaration, je ne puis te garder ainsi dans mes bras, tu vas geler, mais c’est de ta faute, il fallait être sage ; d’abord c’est très mal ce que vous faites-là, monsieur Chérubin ; une femme mariée, fi donc ! que c’est laid !

— Non ! c’est très joli et je vous adore.

— Petit scélérat, allez-vous-en.

Florentine le repoussa hors du lit, mais il faut croire que le mouvement avait été mal combiné, car le délinquant expulsé de dessus le lit se trouva dedans.

— Ah ! le gredin, mais c’est qu’il est malin comme un singe ; voyons, Gaétan, soyez sage, ou je vous renvoie tout de bon.

L’enfant obéit, mais comme ses pareils, qui ne font jamais moins de bien que lorsqu’on ne les entend pas, il s’occupa à déboutonner son pantalon.

Tout à coup Florentine jeta un petit cri :

— Voyons, voyons, assez, voilà que tes bêtises recommencent ! Bébé, vrai, je me fâche. Ta virginité, vois-tu, c’est amusant cette idée-là, et si je n’étais pas une honnête femme, on verrait ; mais j’aime mon mari. Là… là… le brigand, c’est qu’il ne m’écoute pas. Tu me chatouilles, Gaétan, je le dirai à ta mère.

Mais Gaétan chatouillait toujours et un rire nerveux s’emparait de la jeune femme, qui s’arrêta comme suffoquée.

Chérubin profita de ce moment d’accalmie, et Florentine ne put que protester contre le don de cette fleur d’amour que son compagnon s’obstinait à lui offrir : car il le lui imposait, et, faut-il l’avouer, ses sens à elle se faisaient les complices des entreprises de Chérubin.

Elle constata une différence sensible entre ce qu’elle ressentait et ce qu’elle connaissait ; ma foi, elle cessa de se défendre et l’heureux Bébé fut pardonné.

Une première fois… une seconde… même une troisième ; tout à coup la lumière se fit dans l’entendement de Florentine et elle se dit :

« Je sais maintenant pourquoi je n’aurai probablement pas d’enfants de Georges. Dans ce monde il n’y a que la foi qui sauve, conservons la sienne intacte et rendons-le heureux sans participation. »

Pour faire la joie de ce cher époux, Florentine combla de bonheur Chérubin, qui ne demandait qu’à se montrer prodigue de démonstrations, et la nuit fut bien employée.

En riant, le lendemain, Gaétan et Florentine débarquèrent chez Mme Briquart, qui se confondit en remerciements à l’adresse de Gaétan, un peu confus de les recevoir.

— Ne le flattez pas ainsi, cousine, dit la jeune femme, il ne mérite pas vos louanges exagérées.

— Ah, madame !

— C’est bon, c’est bon, petit masque, je m’entends.

Florentine, accompagnée par sa cousine, rejoignit son époux, et six semaines plus tard le docteur disait à M. Vaudrez, inquiet d’un léger malaise de la jeune femme :

— Ce ne sera pas grave, dans quelques mois la crise finale se produira par la naissance d’un beau bébé.

— Docteur, vous croyez ?

— Je ne crois pas, j’en suis sûr ; vous êtes encore un vert galant, mon cher monsieur, et je vous souhaite un garçon.

Georges, ravi au troisième ciel, serra dans ses bras sa jeune femme, qui rougit très fort, sans doute de bonheur et d’émotion.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE IX


Pendant que Georges Vaudrez se soignait, que Florentine visitait la presqu’île de Rhuis, le ménage Saski-Saniska, de son côté, pérégrinait : il avait parcouru l’Espagne, vu Madrid et les Manolas, le Mançanarès sans eau, les dentelles de pierre des édifice de l’antique Ibérie ; mais après avoir admiré dans Barcelone les Andalouses au teint bruni, Gaston et Julia avaient éprouvé le besoin de faire une pose à Saint-Jean-de-Luz, où depuis huit jours tous les deux se reposaient, sans encore trop songer au retour à Paris.

On s’adorait toujours, bien que parfois les légers points noirs de la jalousie commençassent à obscurcir le beau ciel azuré de l’amour de la jeune femme.

Ah ! c’est que si les Polonais sont les plus aimables chevaliers d’amour qu’on puisse rencontrer, ce sont aussi de très légers papillons, aimant comme ces brillants lépidoptères à butiner de fleur en fleur, et parfois Julia songeait tristement.

Il avait fait ce jour-là une chaleur accablante, bien qu’on fût à la fin de l’automne. Une excursion fatigante combla la mesure de ce que peut supporter la plus intrépide des filles d’Ève. Aussi Julia, après le dîner témoigna à Gaston le désir de rentrer chez elle, lui laissant toute liberté de passer la soirée avec ses amis, ce dont il s’empressa de profiter.

La jeune femme comptait bien se mettre au lit et dormir, mais la première partie du programme fut la seule réalisée.

On a dit : « Que faire en un lit quand on ne dort pas ? songer. » C’est ce qu’elle fit.

Soit que les moustiques faisant rage autour d’elle excitassent son système nerveux, soit que le souvenir des incidents de la journée, en s’agitant dans son esprit, la fit souffrir, les heures s’écoulèrent et Morphée ne répandait point sur elle ses pavots réparateurs.

« Pourquoi, se demandait la jalouse Julia, a-t-il échangé un petit signe d’intelligence avec cette blonde femme arrivée d’hier ? Je n’y penserais pas s’il m’eût raconté simplement ce qui en est. Mon Dieu, rien d’étrange à ce qu’il l’eût connue avant moi. Mais non, il nie, il ment, Pourquoi ? »

Et son imagination s’exaltait.

« Je l’aime trop, je le lui fais trop voir, conclut-elle désormais je ferai l’indifférente. »

« Deux heures du matin ! s’écria-t-elle en regardant sa montre. Où est-il ? »

On entendit un bruit, non de bottes, mais de fins escarpins, qui, d’un pas léger, gravissaient l’escalier.

« Ah ! le voilà, s’attendant à ce que je lui tende les bras, à ce que je lui adresse de doux reproches, entremêlés de baisers. Eh bien ! il se trompe, je ferai semblant de dormir, quoi qu’il tente pour me réveiller. »

Et la jeune femme se retourna du côté de la ruelle du lit.

La porte roula sur ses gonds avec un petit cri de ferrure mal graissée, et des pas légèrement indécis s’imprimèrent sur le tapis.

« Bon, se dit Julia, il aura soupé, il est un peu en train, je le vois à la lourdeur de sa démarche ; d’ordinaire il est moins silencieux. Taisons-nous cependant. »

Quelques instants après, Julia l’entendit essayer d’allumer une bougie, comme dans Divorçons ; crac ! ça ne partait pas.

— Sacrédié, il n’y en a plus, murmura une voix pâteuse, dont le timbre étonna un peu la jeune femme.

— Décidément, se dit-elle, la fête a été complète.

Prenant son parti, l’infortuné en quête de luminaire résolut de s’en passer : se débarrassant de ses bottes, de son pantalon, il se glissa dans son lit, mais non sans un mouvement de surprise, en le trouvant occupé.

« Tiens, tiens, se dit-il, est-ce que cette blonde, qui m’a fait de l’œil toute l’après-midi aurait voulu me surprendre ? Quel heureux coquin je ferais en ce cas. »

Ses mains caressantes se promenaient autour de lui.

« Va ! va ! se disait Julia, qui croyait avoir Gaston près d’elle, je te sens bien, mais moi je boude ; marche, bonhomme. »

C’était in petto qu’elle monologuait de la sorte. Son voisin agissait comme s’il l’eût entendue.

« Allons, allons, pensait-il de son côté, on la fait au sommeil ; une vertu surprise, cela sauve de la comédie de la pudeur ; je serais un malappris de ne pas me prêter à cette fantaisie de jolie femme, car elle l’est, ma blonde apparition. »

Et délicatement, discrètement, Georges enserrait la taille fine reposant à ses côtés. Non moins respectueusement il parcourait les monts et les vallées ; Julia ne bougeait pas, même alors que Georges, se glissant plus vers le bas du lit et prenant la pose de côté, s’introduisit dans le sanctuaire du bonheur, en se disposant à user largement de l’hospitalité qu’on lui octroyait.

Seulement, à ce moment, Julia ressentit un secret émoi.

« C’est étrange, se dit-elle, serait-ce le champagne ? On le dit perfide au possible ; jamais je n’ai vu Gaston ainsi ; mais c’est que ce n’est pas du tout agréable, je lui défendrai de boire des produits de la veuve Cliquot. Heureusement, je veux bouder ; ah ! ce me sera facile. »

Georges limait avec persévérance : or on sait qu’il est très rare que la pratique de cette vertu ne soit pas couronnée de succès.

Tout à coup, le brave garçon, qui avait les sensations bruyantes, laissa échapper un hennissement significatif, auquel répondit une exclamation d’effroi.

— Oh ! mon Dieu ! Mais ce n’est pas Gaston ! Qui est là ? Au secours !

— Tout beau, tout beau, ma petite amie, votre tapage n’a pas raison d’être ; de plus, il est inutile. Je suis un gentilhomme, et je sais me conduire convenablement à l’égard des femmes.

« C’est trop tard d’ailleurs, nous allons essayer d’allumer une bougie, ensuite de nous expliquer en gens d’esprit.

« Je vous avais lancé force œillades toute l’après-midi, je vous trouve dans mon lit, j’en suis ravi ! Je désirais cette conclusion à mon manège séducteur ; il est vrai que je ne l’espérais pas aussi prompte, ça je l’avoue. En tout cas, vous êtes tort désirable et je suis au troisième ciel d’avoir fait votre connaissance. »

Personne ne lui répondait.

Georges parvint à trouver une allumette, à en obtenir un bon service ; bientôt la lueur d’une bougie éclaira l’appartement ; il jeta un regard sur le lit et ne vit plus que des couvertures.

— Allons, belle enfant ! ce que vous faites n’est pas sensé, pourquoi diable ces façons entre nous ? Je vous préviens que je ne les admets pas.

Le silence le plus absolu continua à régner du côté de sa voisine de lit.

Georges, vexé, jeta un regard circulaire autour de la chambre et ne reconnut pas la couleur des rideaux de celle dans laquelle on l’avait installé la veille.

Rapidement il saisit la couverture et découvrit une ravissante tête de femme dont la vue le stupéfia :

— Julia !

— Georges !

— Ah ! mon Dieu ! murmura la femme.

— Sacrebleu ! articula Georges, nous venons de faire une sottise, une grosse même.

— Georges, je ne savais pas, dit tout bas Julia.

— J’en suis bien convaincu, ma chère enfant. Sacredié, sacredié, je me suis trompé de chambre. Mais vous m’avez donc pris pour le vicomte ?

— Je boudais parce qu’il rentrait trop tard.

— Ce pauvre Saski ! Nous venons bien sans préméditation de lui appliquer le proverbe : « Qui quitte sa place la perd. »

— Oh ! non, s’écria Julia, il n’a rien perdu, je l’aime et je donnerais dix ans de ma vie pour que ce qui vient d’arriver n’ait pas eu lieu.

— Je suis moins désolé que vous, ma belle petite sœur, vous êtes charmante et…

— Et Florentine ? dit sévèrement Julia.

— Elle n’en saura rien, ni le vicomte non plus, car je suppose que vous partagerez ma manière de voir sur l’opportunité d’une discrétion absolue.

— Assurément.

— Drôle de hasard. Alors vous êtes ici depuis quelques jours ?

— Oui, nous nous sommes arrêtés à Saint-Jean-de-Luz pour nous reposer ; et vous, qu’y venez-vous faire tout seul ?

— J’y suis venu voir un ami et je dois dans quelques jours regagner Biarritz, où Florentine me rejoindra. Mais, toute belle enfant, causer ici n’est pas chose prudente. Si votre vicomte rentre et me trouve aussi légèrement vêtu que vous, dans votre chambre, à cette heure indue, il pourra mal prendre la chose et ne pas croire qu’une simple erreur de porte, que j’ai commise, nous a réunis ; je me sauve.

Georges se vêtit à la hâte, déposa un fraternel baiser sur le front de Julia et regagna son appartement.

Il était temps. À peine la jeune femme avait-elle eu le loisir de faire disparaître les traces accusatrices de son involontaire forfait que Gaston entra.

Tout naturellement, pour dissimuler son trouble, la vicomtesse lui fit une scène sur l’heure indue à laquelle il regagnait ses pénates ; on se querella, puis on se réconcilia, ce qui prit un certain temps.

Les murs des chambres d’hôtel sont très sonores ; il fut impossible à Georges de fermer les yeux, ce qui l’obligea à réfléchir. Sans doute, dame Sagesse se mit à son chevet, car le lendemain, par le premier train en partance, il regagnait Biarritz et expédiait à Florentine la dépêche qui lui fit aussi précipitamment quitter Saint-Gildas.

Qu’on nie donc encore la puissance de la destinée !

Si la fatalité n’avait pas voulu que Georges fit une excursion à Saint-Jean-de-Luz, qu’il s’y trompât de porte, il n’eût pas tant précipité le départ de sa femme, Gaétan ne l’eût pas accompagnée et la branche aînée des Vaudrez se fût éteinte faute de descendants.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE X


Les voyages sont un passe-temps délicieux, mais on a beau avoir avec enthousiasme salué les merveilles disséminées aux quatre coins du monde, on ne ressent pas moins un sentiment de quiétude inexprimable, lorsque Paris s’annonce pour vous à l’horizon. Paris, la ville des rires et des amours, des intelligences et des imbéciles, le seul endroit où, qui que vous soyez, sur quelque degré de l’échelle sociale que vous soyez placé, vous êtes certain de trouver un groupe qui vous est similaire.

Le petit hôtel de la rue de Courcelles, en fête pour recevoir sa maîtresse, Dorothée ayant envoyé une dépêche à Baptiste, avait l’aspect le plus confortable, le plus élégant qu’on puisse rêver, et Gaston, tout autant que Julia, se sentit ému en franchissant le seuil de cette jolie chambre, dans laquelle lui et elle avaient goûté les délices de si douces ivresses.

Il la prit dans ses bras et la serra passionnément sur son cœur.

— Toujours, n’est-ce pas, mon Gaston, toujours à moi, rien qu’à moi, dis ? demanda-t-elle.

— Jusqu’à mon dernier soupir, chérie.

Et ses lèvres amoureuses, se posant sur celles de la jeune femme, scellèrent cette promesse du plus doux des sceaux.

« Hélas ! nous ne pourrons jamais sur l’Océan des âges jeter l’ancre un seul jour », chante le poète. C’est une triste vérité, aussi triste que celle qui dit : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie », quoique ici il y ait lieu de donner au mot femme un sens plus général ; on devrait dire : « Souvent humain varie, etc. »

L’engrenage parisien avait de nouveau saisi les Saniska-Saski.

Gaston, accaparé par ses amis du cercle, par ses relations, devenait plus avare de sa présence à l’hôtel Saniska, et Julia, entre les visites d’arrivée, la réouverture de son salon et les soins qu’elle prodiguait de concert avec Don José de Corriero à la baronne de Sambreval, dangereusement malade, ne s’aperçut pas que, peu à peu, les liens intimes se détendaient entre elle et son amant.

La jeune femme rentrait chez elle le soir si fort harassée qu’elle trouvait agréable de se mettre au lit seule et de se reposer jusqu’au lendemain, sans aucun intermède amoureux…

Cependant… cependant… un vent mauvais soufflait sur leur nid.

Gaston l’aimait toujours et pas une influence féminine n’altérait dans son cœur les sentiments consacrés à Mlle Thorel.

Mais une rivale terrible gagnait chaque jour du terrain : la passion du jeu, jadis existant dans l’âme du vicomte, avait été reléguée dans le quatrième dessous depuis sa liaison avec Julia ; la foudre des premiers enivrements passée, elle avait repris le dessus et se vengeait des infidélités qu’on lui avait faites. Gaston perdait des sommes énormes, sans l’avouer ; affolé, voulant se rattraper, il s’enfonçait davantage, comme c’est l’ordinaire en pareille occurrence.

Pendant ce temps-là, Julia perdait, elle, sa protectrice mondaine : la baronne s’éteignait dans ses bras, en lui recommandant de consoler le pauvre ami dont le bras dévoué et aimant ne lui avait jamais fait défaut, et qui, accablé, pleurait à genoux près de son lit, la tête enfouie dans les couvertures.

Pauvre Don José ! Cette mort fut pour lui un rude coup, si dur qu’il ne l’eût peut-être pas supporté sans les soins délicats dont Julia sut l’entourer.

Les héritiers de la baronne ordonnèrent la vente de ce joli mobilier du boulevard Saint-Michel, et le général ne pouvait se faire à l’idée de voir disperser aux quatre vents ces bibelots, dont la plupart rappelaient les souvenirs d’une émotion, d’un incident, d’un rien, si vous voulez, mais d’un de ces riens qui deviennent immenses quand ils parlent de celui, de celle qui a aimé et qui reste en arrière, isolé, pour continuer l’étape de la vie.

— Voulez-vous, dit Julia, que je rachète le mobilier de notre pauvre baronne à votre intention, et nous ne changerons rien à ce qui existe ?

Le général possédait une grande fortune ; il accéda avec enthousiasme à la proposition, et la jeune femme, employant toute la diplomatie et l’habileté la plus grande, négocia l’affaire en son nom, ainsi que l’avait voulu Don José.

— À ma mort, chère enfant, lui dit-il, il faut que vous restiez propriétaire de mon trésor ; qui le respecterait mieux que vous ?

Chaque jour, aux heures où il avait l’habitude de venir voir sa vieille amie, le général arrivait, le salon paré pour le recevoir et Julia lui tendait la main. La sympathie qu’il avait, dès le premier jour, éprouvé pour Mlle Thorel devint de l’adoration. Pour lui, cette jeune femme, belle à ravir » était encore l’incarnation de la bonté ; il en arriva à la contempler d’un œil jaloux, avec des adorations de Méridional pour la Madone. Aussi, pas un nuage ne s’appesantissait sur ce front blanc qui filialement, chaque jour, se tendait vers lui, sans qu’il s’en aperçût. Il voulut en connaître la cause.

Depuis quelque temps, cet incident se produisait fréquemment, car la jeune femme avait ouvert les yeux et l’attitude inégale, préoccupée de Gaston la chagrinait beaucoup.

Ce ne fut pas boulevard Saint-Michel qu’un jour Don José put se livrer à ses investigations : dès le matin la vicomtesse Saniska se faisait annoncer chez lui.

— Qu’y a-t-il, chère enfant ? lui demanda-t-il, tout inquiet de cette dérogation à leurs habitudes.

— Il y a, mon bon ami, que je ne sais pas ce qu’il y a, mais qu’il se passe quelque chose de terrible. Cette nuit, Gaston est rentré pâle, sombre d’abord, puis, c’est fiévreusement, avec rage, qu’il m’a serrée dans ses bras ; son sommeil a été agité, il parlait de mort, de jeu, de déshonneur ; je ne sais, mais j’ai peur, et je vous prie de venir déjeuner avec nous ce matin.

— Le temps de faire ma toilette, et je vous rejoins, ma chère enfant.

— Je vous attends ici.

Deux heures après, en arrivant rue de Courcelles pour le déjeuner, Gaston se trouva dans le petit salon de Julia, en face de Don José.

— Ici, à cette heure, général ? demanda-t-il, un peu surpris, en tendant la main au visiteur matinal, et seul ? Où est Julia ?

— Ma fille avait pleuré en vous attendant, je l’ai envoyée baigner ses jolis yeux, que les pleurs enlaidissaient.

— Pleuré ? et pourquoi ?

— C’est ce que vous allez me dire, je l’espère. Voyons, vicomte, ayez confiance, Julia ne peut être heureuse que si vous l’êtes. Eh bien, il paraît qu’un rouage quelconque se détraque dans vos petites affaires ; si j’ai bien compris ce qu’elle m’a dit, elle ne sait ce qu’il y a, seulement il est clair qu’avec sa prescience de femme amoureuse, elle sait bien qu’il y a quelque malheur dans l’air ; nous sommes deux hommes, nous pouvons causer, qu’est-ce ?

— Une chose fort simple : j’ai perdu hier soir cent cinquante mille francs au cercle, je ne les ai pas, ma déveine me poursuit depuis mon retour à Paris ; si Isaac Kapouski ne me les a pu prêter, hypothèques sur l’héritage de ma tante, avant ce soir, je n’aurai plus rien à faire que ce que vous feriez en pareil cas. Vous me comprenez ?

— Parfaitement ; seulement avez-vous réfléchi à une chose : c’est que vous n’avez pas le droit de disposer de votre vie tant que Julia n’est pas votre femme.

Le vicomte haussa les épaules :

— Allons ! des grands sentiments, maintenant ; en somme, si Mlle Thorel, que j’aime de tout mon cœur, n’était pas devenue ma maîtresse, elle fût devenue celle d’un autre ; n’est-ce pas dans le beau pays de France la destinée des femmes que le ciel fait naître belles et pauvres dans un milieu fortuné ?

— Vous parlez sans doute, vicomte, sous l’influence de la fièvre morale qui vous obsède ; pas un mot de plus. Vous regretterez vos paroles lorsque le sang-froid vous sera revenu. Vous devez cent cinquante mille francs, dites-vous, il faut les avoir payés demain, c’est indiscutable. Eh bien ! à la condition que vous allez vous brouiller à mort avec l’usurier de malheur que vous venez de nommer et que vous ne jouerez plus, je vais les faire mettre à votre disposition par mon notaire. Voilà un mot pour lui.

— Vous ferez cela ?

— Mais oui, puisque je le fais. Maintenant, rassurons notre chère vicomtesse, qui vous aime plus que vous ne le méritez. En amour, nous ne valons pas les femmes, vicomte !

— C’est bien possible.

Dès en rentrant dans la salle à manger, Julia vit bien que le ciel s’éclaircissait.

— Je vous présente mon pénitent, lui dit Don José, je l’ai confessé et absous, mais à la condition qu’il obtiendra son pardon pour vous avoir fait pleurer.

— Pleurer ! méchante enfant, murmura tendrement Gaston, me pardonnes-tu ?

— Qu’est-ce qu’il y avait enfin ? je veux le savoir.

— Une dette de jeu, chérie, mais tout s’arrange, grâce à notre bon ami. Seulement je vais devoir te quitter pour aller fléchir les rigueurs monétaires, depuis quelque temps inquiétantes, de noble demoiselle Athénaïs Saska.

— Encore nous quitter ?

— C’est la première fois depuis que nous sommes unis.

— Je te suivrai.

Gaston lui montra d’un coup d’œil le général qui pâlissait, et elle comprit que le soin de sa satisfaction personnelle ne devait point, en ce moment surtout, lui faire perdre de vue combien sa présence était nécessaire au vieillard, si généreux et si dévoué, qu’elle avait promis d’entourer de ses plus tendres soins.

— Mon amie, répliqua Gaston, les plaines de la Pologne sont tristes à voir dans cette saison. Saski vous donnerait le spleen pour trois mois, et ce serait dommage.

— Vous avez raison. Bon ami, fit-elle, en se tournant du côté du général, vous me tiendrez compagnie, vous déjeunerez et dînerez avec moi, et au coin du feu nous parlerons de lui.

— Quinze jours au plus, chère adorée, et je reviens, reprit le vicomte.

— Plus, si vous voulez, dit le général ; soyez tranquille, j’en aurai grand soin.

Quelques jours plus tard, une voiture chargée de bagages et par les portières de laquelle on apercevait la tête du vicomte, émergeant d’un tas de fourrures, se dirigeait vers le perron du château, et peu après le vieux majordome annonçait solennellement à sa maîtresse le vicomte Saski.

Pendant ce temps, le cocher débarrassait la voiture et souriait en détachant des fourrures les débris d’un bouquet de violettes et en ramassant un fin mouchoir de batiste parfumé, portant, brodé au coin, en guise d’initiale, un petit bonhomme ailé armé d’un arc.

Il se demanda ce que cela pouvait bien vouloir dire et s’il fallait le faire remettre de suite au vicomte, ou attendre qu’il fût rentré dans son appartement.

Il s’arrêta à ce dernier parti et fit bien.

Le vicomte, en vrai lépidoptère polonais qu’il était, n’avait pu passer ainsi les huit jours écoulés depuis son départ de Paris sans respirer l’odor della femina ; aussi avait-il avec bonheur, à Varsovie, retrouvé une ancienne amie à lui, une gentille femme, dont les prémices lui avaient appartenu, et qui, grâce à ses largesses, avait pu s’établir dans un magasin de fleurs, où elle faisait d’excellentes affaires.

— Kate, lui dit le vicomte, veux-tu me tenir compagnie pendant la route ?

Et Kate ayant dit oui, on avait confortablement organisé une voiture de voyage avec force peau d’ours, de renards, et l’on s’était, sur celles-ci et sous celles-là, livré à toutes les douceurs d’une volupté retrouvée et partagée avec le même entrain. Ce n’étaient plus les fiévreuses sensations de Paris ; non, Kate était douce, aimante, mais peu savante ; seulement son teint blanc, ses yeux de pervenche, sa bouche fraîche comme les fleurs qu’elle vendait, et dont ses vêtements conservaient le parfum, donnaient naissance à un sentiment tout autre et en parfaite harmonie avec le paysage qui les environnait.

La neige recouvrait le sol ; les arbres avaient l’apparence de fantômes agitant leurs suaires ; de loin en loin un loup affamé, mais effrayé par le bruit des grelots de l’attelage s’enfuyait en bondissant ; et, dans la buée de l’atmosphère remplissant la voiture, les lèvres collées aux lèvres, Gaston et Kate oublièrent, jusqu’à ce que le dernier relai avant Saski fût annoncé, que le thermomètre marquait trente-deux degrés de froid et que l’un comme l’autre avaient laissé, qui à Paris, qui à Varsovie, des liens qu’on secouait étrangement.

Le vicomte installa Kate dans le meilleur logis de l’endroit, l’embrassa tendrement, glissa dans son sac de voyage le prix du bouquet de violettes qu’elle lui avait remis au départ, l’engagea à attendre patiemment Je retour de la voiture qui les avait emmenés et allait, après l’avoir conduit à Saski, reprendre le chemin de Varsovie.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XI


En franchissant le seuil du salon de la tante Athénaïs, Gaston s’attendait à recevoir une mercuriale, et, dans son for intérieur, se plaçant au point de vue de la bonne demoiselle, il s’avouait qu’il l’avait bien méritée. Aussi, grande fut sa surprise lorsqu’il vit sa tante lui tendre presque affectueusement la main, en lui disant :

— Enfin ! enfant prodigue ! On se souvient du vieux manoir ; on éprouve le besoin de se reposer un peu, de respirer l’air de nos forêts.

— Surtout celui de vous revoir, chère tante ; il y a si longtemps que ce bonheur ne m’avait été donné !

— Les portes de Saski vous sont toujours restées ouvertes, beau neveu !

— Aussi, vous voyez que je les franchis.

— C’est donc bien splendide ce Paris qu’on ne peut plus s’en arracher une fois qu’on le connaît ?

— Oh ! oui. Si vous l’aviez une fois admiré, vous n’en voudriez plus sortir, ma tante.

— Vraiment ?

— C’est comme je vous le dis.

— Vous m’enjôlez, Gaston, si fort même que j’ai envie de tenter l’épreuve, en retournant avec vous en France au premier accès d’humeur voyageuse qui vous prendra.

La foudre fût tombée aux pieds du vicomte qu’il n’eût pas été plus atterré ; il regarda son interlocutrice ; elle était sérieuse, et, qui plus est, un sourire un peu dépaysé, mais gracieux, errait sur ses lèvres pâles et minces.

— Comment donc, tante, vous songez à cela ? vous m’en voyez tout surpris, mais charmé de la perspective de vous faire les honneurs de la grande cité.

— Parlez-m’en, cela m’intéressera d’avance.

Gaston raconta, raconta, dépeignit les enchantements parisiens. Dans les répliques qu’on lui donnait, pas un mot, pas une allusion à Julia ; il était aux anges et se disait que la pilule des cent cinquante mille francs passerait sans trop de résistance.

Il faudra bien se confesser, pensait-il, mais, en somme, rien ne pressait ; on causa jusqu’à l’heure du dîner.

Il était écrit que ce jour-là le vicomte marcherait d’étonnement en étonnement, dont le moindre ne fut pas celui qu’il éprouva en voyant entrer au salon, quelques minutes avant que le majordome ouvrît la porte de la salle à manger, une ravissante jeune fille, vêtue de deuil, qui, avec une aisance dénotant l’habitude du monde, accueillit par une gracieuse inclination de tête la présentation en règle que demoiselle Athénaïs lui fit de son neveu.

— Mademoiselle Wilhelmine de Soustbacka, la fille d’une de mes meilleures amies, que nous avons eu le malheur de perdre il y a quelques mois.

Ce souvenir douloureux évoqué amena un nuage humide sur les beaux yeux noirs de la belle enfant ; elle méritait encore cette qualification, ayant dix-huit ans à peine.

Grande, mince, gracieuse dans sa démarche, elle réalisait un type d’exquise distinction, qui frappa Gaston, blasé cependant sur ce genre d’impression par son séjour à Paris.

Il ne voulut pas paraître trop inférieur à cette belle personne et se mit en frais d’amabilité ; la tante était de bonne humeur.

Le dîner fut charmant, et Gaston s’avoua que ce jeune visage égayait agréablement le manoir et que la musique de la voix d’or qu’il entendait gazouillait agréablement.

Aussi ne parla-t-il point de départ, et quinze jours s’étaient écoulés sans que le premier mot de la fameuse confession eût été prononcé.

S’exécuter devenait cependant urgent ; la tante lui en fournit l’occasion, en lui disant un matin :

— Mon cher Gaston, je voudrais bien savoir où en sont vos finances ; j’ai ouï dire que la vie à Paris coûte les yeux de la tête ; cependant vous avez bien peu dépensé.

— Ma tante, c’est que je dois.

— Ah ! mon neveu, un Saski avoir des dettes !

— Tout ce que vous voudrez, seulement on a beau être un Saski, quand on n’a pas assez d’argent, on doit emprunter.

— À qui en devez-vous ?

Gaston raconta l’histoire du jeu des cent cinquante mille francs et en parla longtemps pour expliquer les entraînements de la haute vie parisienne.

Quand il eut achevé son petit discours, la tante prit son air des grands jours et lui signifia qu’elle allait payer, mais à une condition formelle, celle qu’il resterait près d’elle jusqu’au printemps, époque à laquelle elle était résolue de faire un voyage en France.

— C’était donc sérieux, ce projet, ma tante ? demanda-t-il.

— Absolument, et autant que ce que je viens de vous dire.

Que faire ?

Gaston, en ce moment, pensa à Julia, mais il songea aussi au notaire de Don José, et un moment d’hésitation bien excusable, il faut l’avouer, traversa son esprit.

On ne sait cependant quelle eût été sa réponse s’il n’eût aperçu, à travers les glaces de la porte de la pièce où il se tenait la silhouette de Wilhelmine, occupée à débarrasser un magnifique camélia de ses feuilles mortes.

— Je ferai selon vos désirs, ma tante, répondit-il, en s’inclinant respectueusement.

— En ce cas, beau neveu, remettez à mon intendant la liste de vos dettes, il les payera.

— Regardez donc, ma tante, répondit Gaston qui n’écoutait plus du tout ce que lui disait la vieille demoiselle, comme votre jeune amie est en beauté ce matin.

Athénaïs regarda du côté de la serre.

— En effet, dit-elle. Pauvre enfant, cette beauté qui vous ravit est un don funeste de la destinée.

— Pourquoi donc ?

— Parce que la grande fortune qui devait lui revenir s’est trouvée compromise à la mort de sa mère par des actes imprudents signés par elle, et que Wilhelmine ne possède plus rien ; je me propose, à Paris, de lui procurer une position de demoiselle de compagnie, et je compte que vous m’aiderez à la sortir d’embarras.

— Comment donc, mais de tout cœur.

Et Gaston regarda d’autant plus Mlle Wilhelmine, que, d’après ses idées, il la considérait désormais comme fatalement vouée à descendre dans les plates-bandes du demi-monde, dans celui des déclassés. Aussi fut-ce avec un empressement plus marqué qu’il s’occupa d’elle pendant le déjeuner, ce dont la tante ne parut pas s’apercevoir.

La jeune fille montait à cheval ; Gaston, naturellement, l’accompagna ; elle se montra très gracieuse, mais avec une réserve de bonne compagnie qui ne permettait pas d’aborder trop directement certains sujets.

Le résultat de ce manège fut que le vicomte s’enflamma l’imagination, se piqua au jeu, bref, devint amoureux fou et parla amour avec toute la fougue dont il était capable. Ses transports trouvèrent un écho, mais un écho platonique. Wilhelmine songeait au mariage, lui n’y pensait point. Avec les idées de sa tante, une fille sans fortune… allons donc ! On retombait de Charybde en Scylla ! Quant à l’avoir pour maîtresse, c’était autre chose.

Sur cette pente on fait rapidement du chemin ; on en fait si bien que la jeune fille, un jour, se laissa donner un baiser, puis deux, puis trois.

« Passez-en votre envie », semblait-elle dire à Gaston, qui ne se le faisait pas répéter deux fois.

On en était arrivé à se donner des rendez-vous dans la salle des ancêtres ; dissimulés derrière les vieilles tentures, dans les profondeurs des embrasures des fenêtres, on passait des moments délicieux on en passa même si bien qu’un jour Wilhelmine se laissa choir sur le divan, placé aux pieds de Stanislas Saski, imposant héros, dont l’image représentait un guerrier tout bardé de fer, et… et qu’hélas le parjure vicomte cueillit cette fleur d’innocence, comme il l’avait fait bien peu de temps auparavant de celle de Mlle Thorel.

Seulement, cette fois, par un de ces hasards qu’il est prudent d’examiner superficiellement, dame Athénaïs apparut soudain comme le diable des boîtes à surprise, qui font si peur aux enfants.

Le vicomte n’était plus un bébé, néanmoins la vue de la vénérable demoiselle ne lui fut pas agréable en ce moment ; le désordre de sa toilette, celui encore plus grand de celle de la jeune fille ne laissaient aucun doute sur la nature du forfait dont venait d’être témoin le vieux Saski.

La jeune fille se leva précipitamment et vint, en sanglotant, se jeter aux genoux de la châtelaine, en lui criant :

— Pardon, pardon, j’ai eu tort, mais il m’a promis de m’épouser.

— Infâme ! sacrilège ! criait la tante, menaçant du doigt le couple amoureux, cette jeune fille confiée à ma garde, par sa mère mourante, c’est sous mon toit que vous, mon neveu, vous la déshonorez ! Je devrais vous maudire !

— Grâce ! grâce ! puisqu’il réparera sa faute.

— Gaston, vous entendez cette enfant ? reprit sévèrement la tante ; que dites-vous ?

— Que je suis à vos pieds absolument soumis et que je ferai pour obtenir mon pardon ce que vous jugerez à propos de m’ordonner.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, il faut suivre le chemin de l’honneur. Vous avez ravi celui de cette jeune fille, vous devez le lui rendre.

En lui-même, Gaston se maudissait : certes, Wilhelmine était charmante, mais épouser une femme sans fortune, pour pareille fin, perdre Julia, cela lui semblait fort pénible ; seulement que dire ? que faire ?

— Ma tante, ce sera trop de bonheur pour moi, bégaya-t-il.

— Qui sait ? répondit la vieille demoiselle ; dans tous les cas, bonheur ou malheur, il faut que d’ici à quinze jours vous soyez l’époux de Mlle Soustbacka, ou je vous bannirai à jamais de ma présence.

Ainsi dit, ainsi fut fait. Quinze jours plus tard la chapelle du château, brillamment illuminée, voyait bénir l’union des deux jeunes gens, et sur le front du nouvel époux ne s’appesantissait aucun nuage, car, à la signature du contrat, il avait été agréablement surpris, en constatant que sa fiancée était, non une fille ruinée, mais une des plus riches héritières du pays.

Et Julia ?

Oh ! Julia, voici ce qui s’était passé.

Pas une lettre ne lui était parvenue depuis le départ de Gaston ; pas une des siennes n’était arrivée jusqu’au vicomte.

Tout cela gisait en souffrance sur la table de la tante Athénaïs.

La jeune femme avait senti son cœur se briser, surtout lorsqu’elle apprit que c’était par l’intendant de Saski qu’avait été réglée l’affaire des cent cinquante mille francs avec le notaire de Don José ; elle pleura, et le général la consola de son mieux.

Cependant, un matin, il la trouva en proie à une douleur poignante, mêlée à une profonde indignation.

— Qu’avez-vous, chère enfant ? demanda-t-il.

— Ah ! lisez, fit-elle, je n’ai pas le courage de vous le dire.

Et le général lut une lettre du même intendant, envoyant à Mlle Thorel, de la part du vicomte Saski, la somme de cent cinquante mille francs, à titre de souvenir reconnaissant pour les instants passés près d’elle pendant son séjour à Paris,

— Le vicomte n’est pour rien dans cette indignité, reprit le général. Hélas ! je le crains, votre bonheur est menacé et vous devez vous attendre à une rupture ; mais le procédé qui vous choque si justement n’est pas de lui. Qu’allez-vous faire ?

— Renvoyer le tout, avec la simple mention :

« Sans doute expédié avec une erreur dans la suscription de l’adresse. »

— Parfaitement, mais sous pli chargé à l’adresse du vicomte, afin qu’il n’en ignore.

La chose fut ainsi faite.

Dame Athénaïs, avec surprise, reçut un matin avis du peu de succès qu’avaient eu ses largesses. Elle crut qu’on trouvait la somme insuffisante et l’augmenta. Julia n’ouvrit même pas la lettre et force fut à la noble demoiselle de reconnaître que si Mlle Thorel était une vierge folle, au moins ce n’était point une vénale.

Le mariage de son neveu était chose conclue, elle ne craignait plus de le voir lui échapper. Aussi se décida-t-elle à lui remettre toutes les lettres en souffrance.

Une explication vive entre la tante et le neveu s’ensuivit. Mais, la force du fait accompli s’imposait.

Gaston écrivit une lettre affectueuse et repentante à Julia, lui expliquant ce qui s’était passé, lettre à laquelle il reçut cette courte réponse :

« C’était sans doute écrit ! Soyez heureux. »

« Julia. »

Piqué de la façon dont la jeune femme prenait son éloignement, Gaston remit la lettre à sa tante, qui, à partir de ce moment, conçut un sentiment de bienveillante sympathie pour la délaissée.

Quelques semaines se passèrent. Julia avait vendu tout le mobilier de la rue de Courcelles et s’était installée dans l’appartement du boulevard Saint-Michel, avec l’intention d’y vivre du produit de cette vente, jusqu’au moment où une affaire de banque très avantageuse, dans laquelle Don José avait promis de l’intéresser, donnerait des bénéfices.

Les choses en étaient là lorsque la jeune femme reçut un mot de la cousine Briquart, qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis sa sortie du logis.

« J’ai à te parler, viens, » disait la colonelle.

Ces quelques lignes intriguèrent beaucoup la vicomtesse Saniska.

— Que peut-elle avoir à me dire ? se demanda-t-elle.

Elle le sut peu après.

La vieille Mme Briquart avait reçu deux visites : une de demoiselle Athénaïs, dont elle ne parla pas à sa nièce ; l’autre de Don José, venant officiellement lui demander la main de sa cousine Julia Thorel.

— Mais, monsieur, avait balbutié la bonne dame, un peu ahurie, je ne sais si je dois…

— Madame, vous devez, car je sais tout ; et c’est la façon digne dont Mlle Julia vient d’agir, jointe à toutes les qualités de cœur et d’esprit que j’ai reconnues en elle, qui me décident à lui offrir l’appui paternel, — il appuya sur le mot, — de mon vieux bras. Bientôt, il lui fera défaut ; seulement, ma mort lui assurera une indépendance plus que dorée, et j’aurai réparé une grande injustice de la destinée.

— En ce cas, monsieur, je n’ai qu’à remercier la Providence.

— Si, vous pouvez autre chose : vaincre les scrupules de votre nièce, si une délicatesse exagérée lui en suggérait.

— Vous pouvez compter sur moi.

En effet, après une longue conférence entre les deux cousines, Julia consentit à devenir Dona José de Corriero.

— Décidément, un bon génie se mêle de ses affaires, se dit la colonelle, après son départ. Mais je crois que j’ai bien fait de ne pas lui parler des arrangements pris avec Mlle Saska ; je ne pouvais, décidément, lui laisser perdre deux cent mille francs, ce qu’elle n’eût pas manqué de s’obstiner à faire ; et, lorsque je ne serai plus, elle les trouvera avec plaisir.

Athénaïs, ne voulant à aucun prix que la jeune femme, sortie de la vie régulière pour avoir eu foi en la parole de son neveu, fût exposée à une existence indigne, avait trouvé le moyen de tout arranger en donnant un fidéicommis à la colonelle.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre