Les Cousins riches/1/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 72-76).

VIII

— Est-ce que je puis entrer ? C’est moi, Cécile.

La jeune bru, fraîche coiffée, en blouse rose, sentant la friction de lavande, frappait à la porte de ses beaux-parents, une lettre à la main. Elle entendit des pas rapides sur le tapis : M. Martin d’Oyse se hâtait de venir lui ouvrir.

— Bonjour, père ; bonjour, mère ; vous avez bien dormi ? Oui ?

Madame Martin d’Oyse, dans son peignoir blanc chargé de lourdes dentelles, était au balcon d’où l’on dominait la vallée. Le matin léger repliait insensiblement ses brumes et ses vapeurs sur les lointains où elles s’amassaient en cendres bleues. Et depuis le château jusqu’à la rivière la jeune verdure des taillis, descendant la pente raide, s’emplissait de soleil. Là-bas, à gauche, les cheminées rangées de la filature émergeaient des peupliers d’Italie. Cécile comprit qu’elle venait d’arracher les vieux époux à une contemplation commune de la nature. Elle s’excusa :

— Père, ne m’en veuillez pas surtout. C’est pour vous dire des choses très sérieuses que je suis venue. Avez-vous confiance en moi ? Oui, n’est-ce pas ? Me considérez-vous comme votre fille ? Oui, n’est-ce pas ? C’est vrai que je suis la petite-fille d’un marchand de cochons, et que grand-papa Boniface est un peu difficile à avaler pour vous…

— Ma chère Cécile, nous avons le plus grand respect, la plus grande estime pour votre grand-père.

— Oui, je sais, je sais, répliqua la bru. Quand il vient aux Verdelettes, vous êtes si gentils, si gentils pour lui ! Mais c’est égal, il jure un peu ici, grand-papa Boniface, et après tout, malgré votre affection, malgré l’amour de mon cher Élie, je suis de la race Alibert, moi. C’est peut-être ce qui me permet d’adorer la vôtre, père, parce que je la vois toujours d’à côté, d’un peu loin, comme il faut se mettre pour admirer quelque chose de beau. Votre race, mais, père, vous ne la connaissez pas comme je la connais, moi qui n’en suis pas. Vous ne savez pas la séduction qu’elle exerce, le prestige dont elle éblouit. Les plus chics éléments humains l’ont formée à travers les siècles. Elle s’est érigée en éliminant tout ce qui était inférieur dans les pensées, dans les sentiments, dans les gestes. Je sais tout cela, père, mais si je ne suis qu’une Alibert, moi, je suis pourtant une Alibert et c’est aussi quelque chose. Ma famille, c’est la vigueur, c’est la vie. J’ai tout lieu, moi aussi, d’en être fière. Alors, quand j’ai vu Élie si malheureux, quand j’ai détaillé la catastrophe qui s’avance contre nous à pas rapides, je me suis demandé si, au lieu de jeter la filature dans un mauvais marché pour faire la part du feu, il ne serait pas mieux de se tourner vers ma famille pour obtenir qu’elle s’alliât à nous dans la lutte. Sans votre permission, j’ai écrit à mes cousins Alibert. Les jeunes Alibert, vous les connaissez, père, ce sont des gaillards, au moral comme au physique. Je leur ai proposé de remettre à leur père leur minoterie qui marche toute seule et où ils ramassent l’or à la pelle, pour venir ici, s’associer avec nous. Entreprendre est une joie pour ces deux garçons. Je le disais l’autre jour à Élie : « Frédéric et Samuel ont l’industrie dans la peau. » Ils apporteraient leurs capitaux, les facilités et les souplesses que procure l’argent, leur activité, leur sens des affaires, pour associer tout cela à votre expérience et à votre renom. Vous seriez quatre à lutter contre Taverny.

— Oh ! rectifia M. Martin d’Oyse, Taverny n’est mon adversaire que devant le tribunal. Il n’a pas intérêt à me ruiner et s’estimera heureux quand il aura retiré son indemnité du procès actuel.

— Taverny ? Taverny ? répéta par deux fois la jeune femme rouge d’indignation, mais vous ne voyez pas qu’il veut vous manger tout entier ? Taverny est ambitieux, il lui faut un groupe dans la vallée, une société cotonnière qui embrasserait tout le travail du coton. C’est lui, si vous mettez en vente, qui achètera l’usine pour un morceau de pain. Il veut vous y acculer, cela crève les yeux.

Elle se tut un instant, laissant M. Martin d’Oyse accablé. Puis elle s’approcha câlinement.

— Père, que dites-vous de mon idée ?

— Mais, ma fille, vos cousins accepteront-ils cette combinaison, à laquelle, en effet, je souscrirais volontiers ?

— Élie aussi ! Élie aussi ! reprit la bru triomphante. Pour Sam et Freddy, ils acceptent ! Regardez, père.

Elle ouvrit devant lui la lettre qu’elle tenait à la main. C’était une large feuille de papier commercial, avec l’en-tête de la minoterie sur la gauche, et, au-dessous, la marque déposée, une petite manufacture lilliputienne, hérissée de cheminées fumantes.

Les cousins riches s’exprimaient ainsi :

« Ma chère Cécile,

» En main ton hororée du 10 courant. La proposition que tu nous y fais nous convient. Nous te chargeons de dire à MM. Martin d’Oyse et fils que nous serons chez eux le jour qu’il leur plaira de nous fixer, pour causer de ce projet d’association.

» Nous t’assurons, ma chère Cécile, de nos sentiments tout dévoués que tu accepteras avec nos hommages.

» SAMUEL ET FRÉDÉRIC ALIBERT. »