Les Cousins riches/3/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 155-160).

IV

Le mercredi suivant, comme l’auto ramenait de l’usine les cousins riches pour le déjeuner, Samuel dit en sautant à terre :

— Monsieur Martin d’Oyse, mademoiselle Natier vient de me prévenir que notre architecte a téléphoné ce matin, annonçant sa visite pour l’après-midi. Si vous le permettez, nous redescendrons de bonne heure afin d’être sûrement présents.

— Que vient faire ici cet architecte ? demanda l’insouciant M. Xavier.

— Nous l’avons invité, reprit Samuel. Il s’agit des travaux d’agrandissement de la filature.

— Agrandir la filature ! sursauta le gentilhomme ; à quoi bon ?

Les Alibert enjôleurs et conciliants l’entourèrent pour le chapitrer gentiment. Ils avaient des gestes familiers, le prenaient par le bras, le tenaient à l’épaule. Oh ! des projets en l’air. Mais c’était intéressant de savoir ce qu’il en coûterait pour tripler du jour au lendemain ses bénéfices. On peut toujours calculer dans l’hypothèse. Ne serait-ce pas amusant de faire écumer Taverny ?

Et tous deux riaient comme des enfants, de leur bon rire sonore.

— Taverny, voilà longtemps que je ne lui en veux plus, affirma M. Martin d’Oyse. Il pourrait revenir, je lui tendrais la main.

— Là n’est pas la question, reprit Frédéric en traitant à part lui cette générosité d’enfantillage. L’important aujourd’hui est de redescendre promptement à l’usine afin de recevoir l’architecte.

— Impossible, pour moi du moins, déclara M. Martin d’Oyse, car je dois me rendre à la séance de la Rose Rodanaise.

Là-dessus les Alibert se récrièrent hautement. La séance de la Rose n’avait pas d’importance. Passe encore d’y aller quand aucun événement particulier ne se présentait à l’usine ; mais le jour où les circonstances rendaient indispensable la présence de tous les chefs à l’établissement, on n’avait qu’à sacrifier la puérile obligation d’aller écouter ces messieurs. Après tout, les affaires sont les affaires.

M. Martin d’Oyse reprit :

— Il n’y a pas d’obligation d’affaires qui surpasse pour moi celles que m’impose, au nom de la politesse et au nom des belles-lettres, la compagnie dont j’ai l’honneur de faire partie. Si je manquais à la séance d’aujourd’hui, j’offenserais spécialement deux de mes collègues dont l’un doit présenter à la réunion un mémoire sur les premières fondations de la cathédrale de Rodan, et l’autre un rapport sur les vers du président de Tourneville. Le premier a consacré sa vie, sa vie obscure et désintéressée, à une monographie de sa cathédrale, et toute l’histoire frémissante de la ville sort de ses papiers et de ses documents. On y puisera éternellement la vérité du passé. Le second a découvert, du président au parlement de Rodan, des vers inédits et, paraît-il, remarquables, dont il doit nous donner la primeur aujourd’hui. Je me sentirais jouer un grossier personnage si je subordonnais mes devoirs de piété littéraire à je ne sais quel projet de lucre ou d’ambition matérielle. Les affaires sont les servantes. Les belles-lettres et la pensée sont les princesses. On ne peut donner le pas aux premières. Vous m’excuserez, messieurs, je suis désolé, mais je ne puis retourner à l’usine cette après-midi.

Sam et Freddy devinrent maussades. C’était une chose fort ennuyeuse pour eux, car on ne pouvait rien décider en l’absence de M. Xavier ; et comme, en réalité, leur dessein d’agrandir la filature était beaucoup plus avancé qu’ils ne disaient, et que l’architecte arrivait avec des plans bien arrêtés, on aurait pu, sans ce contre-temps, se déterminer de ce jour pour l’entreprise des travaux. Cependant l’âge de M. Martin d’Oyse et le prestige qu’il gardait à leurs yeux les empêchaient d’apprécier tout haut les raisons dont il se servait. Une inconcevable manie, voilà ce que tous deux voyaient dans les scrupules du gentilhomme. Ils rongeaient leur frein en silence. Ils se tournaient désespérément vers Élie. Elle appuya :

— Du moment où mon père en fait une question de conscience, nous ne pouvons insister.

Cependant Chouchou était survenu, il avait entendu la discussion, et il pensait :

— Est-ce que papa n’exagère pas ? Est-ce qu’on doit un pareil culte à la pensée pure ? Les Alibert aussi ont une pensée, mais une pensée qui se traduit sans cesse par l’action. Leur pensée devient moteur, machine, farine, coton. Mais tout cela règne d’abord dans leur esprit en noble conception. Ce sont des créateurs. Dieu n’a pas dédaigné de créer la matière. La force des Alibert fait pâlir l’éclat de notre spiritualité. Leur force est venue à notre secours. N’avons-nous pas mauvaise grâce à la traiter de haut ? Où est la supériorité ? En cette minute, par leur silence, eux qui n’ont rien compris à la tirade de papa, se montrent fort délicats. Ils sont parfaits. En somme, les changements qu’ils ont introduits chez nous, je les goûte infiniment. L’électricité au château est fort commode, et mes parents jouissent maintenant de l’auto qui a détrôné la calèche. En somme, la supériorité ne serait-elle pas du côté de ceux qui ont raison ?

Mais Chouchou spéculait sous l’influence d’un démon, celui qui le possédait, depuis que dans le bois il avait baisé la nuque blanche de Fanchette Alibert, tant qu’il avait voulu.