Les Cousins riches/3/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 187-192).

VIII

— Mais enfin pourquoi s’en va-t-il ? soupirait madame Martin d’Oyse. Rien ne le rappelle à son parc ; personne ici ne lui a fait de peine. Il devait me donner cinq ou six semaines, comme chaque année. Il n’en a pas même passé trois aux Verdelettes !

Elle ne put rien tirer de son ténébreux enfant, sinon qu’il ne voulait plus rester si longtemps sans voler, ce qu’elle sentait faux. Il partit comme il avait dit, le lendemain de l’entretien tragique. Ses yeux tapis sous l’arcade sourcilière ne livraient rien de l’orage intérieur qu’il subissait. Il fit ses adieux à tous et personne des siens ne put voir ce qu’il souffrait. Samuel Alibert lui dit :

— Vous avez tort, Martin d’Oyse, vous avez tort.

Et là, il pensa fléchir. Samuel, dressé devant lui, armé de sa force tranquille, représentant la santé, la puissance brutale de la raison simple, faillit le subjuguer. Il fut séduit. Est-ce qu’il ne fallait pas tout bonnement s’abandonner à cette domination si naturelle basée sur l’argent et sur la vie ? Dans cet instant, sous le regard droit de ce garçon qui lui disait : « Vous avez tort », il fut plus véritablement tenté de rester, d’obéir aux instances de cette autre race robuste, que sous les yeux douloureux de Fanchette. Elle ne desserra pas les lèvres : une poignée de main nerveuse et ce fut tout. Nul ne vit le déchirement de leurs jeunes âmes. Fanchette s’essayait en vain à comprendre Philippe. Le labyrinthe de cette conscience de jeune homme l’égarait. C’eût été si simple de s’aimer. Dire qu’il la quittait, qu’il s’arrachait à elle à cause d’une vieille maison ! Elle le vit partir seul sur le chemin couvert, car il n’avait voulu personne pour l’accompagner à la gare. Elle espérait qu’il se retournerait : il ne le fit pas. Plus il était obscur, plus il attirait violemment son cœur. Elle pensa : « Je ne le reverrai plus. » Son regard glacé ne changea pas.

Philippe, lui, descendait à pied la route de la vallée déjà touchée par l’automne. Les verdures s’y faisaient plus sévères, et l’odeur de l’été en avait disparu. Il avait envie de se rouler en sanglotant sous les taillis. Quand il se vit dans l’absolue solitude, il appela tout haut ; « Fanchette ! Fanchette ! » Puis il se dit en frissonnant :

— Mais je suis fou, je suis totalement fou. À quoi est-ce que j’obéis ? Qu’est-ce qui commande en moi, plus fort qu’un tel amour ? Si je vivais cent ans, rien n’aurait valu dans ma vie que les minutes où j’ai tenu Fanchette dans mes bras ; et volontairement je m’en vais mener pour toujours loin d’elle une existence lamentable. Pourquoi ? sous quel prétexte ? Cet amour n’est-il pas complet ? Mais il est impossible d’aimer davantage. La crainte de voir mourir cet amour à cause de nos dissemblances ? Mais Fanchette vieillie, fanée, et toujours lointaine, je l’adorerais ; je l’ai senti en lui disant adieu, parce que ce n’est pas seulement de l’enveloppe frêle et charmante de son âme que je suis épris, c’est de cette âme même, de cette âme si virile que j’ai aperçue là, dans cette seconde, jusqu’en son tréfonds, souffrant sans se plaindre, farouchement.

En passant par la filature, il entra dire adieu à Marthe Natier et à sa mère. Elles déjeunaient. On lui offrit une pêche du potager. Il y mordit de bon cœur, parce que tout ce qui venait de ces humbles et loyales amies lui paraissait meilleur que le reste. Marthe lui demanda :

— Pourquoi partez-vous de si bonne heure cette année, monsieur Philippe ?

— On vient de construire des appareils nouveaux qu’il faut que j’essaye, répondit-il.

— Vous vous entendiez bien avec ces messieurs Alibert ?

Philippe sourit et dit que oui. Marthe détacha de son col une épingle d’or.

— Regardez ce qu’ils m’ont rapporté hier de Rodan.

Le jeune homme examina le bijou sans rien dire.

— Ils sont très généreux, continua Marthe qu’on sentait acculée à des concessions d’opinion.

Nathalie prit la parole.

— Pour moi, ils m’ont fait venir des poules pondeuses de Houdan. Ces petites bêtes-là n’étaient pas sitôt arrivées qu’elles m’ont mis quatre œufs dans la niche, et monsieur Frédéric m’a dit qu’il me donnerait un livre sur la façon de les élever.

Chouchou serrait les lèvres. Il éprouvait un désagrément à voir les Alibert combler Nathalie et sa fille. Les Martin d’Oyse, toujours obligés de compter, n’avaient jamais pu se permettre de ces prodigalités. Ils en étaient réduits à reculer devant un cadeau de deux louis ; Nathalie avait eu sa maison, un point, c’est tout. Quant à Marthe, elle touchait des appointements dérisoires et n’en voulait d’ailleurs point d’autres. Mais au fond, aux Verdelettes, on était un peu les obligés des Natier. Avec les Alibert, tout changeait

— Ah ! ils ont bon cœur, on ne peut dire le contraire, gémissait Nathalie, en pensant qu’ils voulaient cependant lui prendre sa pauvre maison.

Marthe accompagna Philippe sur le chemin de la rive, jusque devant le cèdre.

— J’espère bien, lui dit le jeune homme, que vous garderez votre maison. Mon père en a exprimé sa ferme volonté à ses associés. Je crois qu’ils ont eu à ce sujet une discussion serrée.

Marthe ne répondit pas. Quelques feuilles mortes tournoyaient sur l’eau ; elle les regardait en silence. La filature en plein travail ronflait éperdument, et les échappements périodiques de la vapeur imitaient une respiration de fièvre. Philippe n’aimait pas le silence de Marthe. C’était sa franchise nette et gaie qu’il prisait tant. Il continua :

— Mon père l’a dit carrément ; quand même il devrait y perdre une fortune — vous savez comme il y tient peu, à la fortune — il ne consentira jamais à vous déposséder.

— Oh ! fit Marthe en hésitant un peu ; c’est une idée de vieille femme qu’a maman. Car, monsieur Philippe, si vous saviez les jolis modèles de maison que ces messieurs nous ont donnés à choisir !

Philippe lui dit adieu, un peu brusquement, et il continua de cheminer le long de la rivière, vers la gare. Il traînait le pas visiblement, comme si sa valise eût été trop lourde.