Les Cousins riches/4/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 248-256).

VI

Au mois de mars, les charpentiers, leur œuvre finie, firent flotter un petit drapeau tricolore au faîte du chalet en construction, sur la route de Rodan. Les arbres fruitiers bourgeonnaient dans le jardin enclos d’un mur, où il ne restait plus qu’à dessiner des plates-bandes et à retourner la terre, foulée par les ouvriers. En avril, on posa la toiture : un gai chapeau de tuiles rouges qui se voyait d’une lieue, au creux de la vallée. Un horticulteur de la ville vint préparer la pelouse et le potager.

Alors les Alibert s’en furent encore une fois chez la mère Natier et lui dirent avec leur bonne humeur si cordiale :

— Maman Nathalie, nous venons vous chercher pour vous faire visiter la maison.

Ils savaient la prendre. Ils l’enjôlaient. Elle ne put refuser. D’ailleurs une pointe de curiosité la piquait. Inconsciemment elle se désaffectionnait de sa vieille maison, tant elle songeait à l’autre, et, bien que la saison fût avancée, elle n’avait pas encore mis la bêche dans le terrain de son jardin. Bien vite elle se noua aux reins un tablier propre et suivit ces messieurs qui étaient « si gentils ».

L’aspect extérieur de la maison, elle le connaissait bien. Depuis que le petit chalet se construisait, malgré elle, la pauvre bonne femme n’en tirait pas les yeux. Elle l’avait vu grandir avec un peu d’animosité tout d’abord, puis apprivoisée, et finalement séduite par la douteuse coquetterie de l’architecture. Mais quand elle eut gravi le perron de trois marches et que Frédéric Alibert l’introduisit de plain-pied dans la salle où trônait une cheminée de marbre surmontée d’une glace au cadre doré, elle déclara :

— Oh ! c’est trop beau, c’est beaucoup trop beau !

Elle était épouvantée. Les murs l’intimidaient avec leurs fausses boiseries. Dans la cuisine elle se rasséréna. Que de commodités ! Samuel ouvrit un robinet et fit couler l’eau. Frédéric gratta une allumette et mit le feu au gaz. La mère Natier passa la main sur les carreaux de faïence bleue qui revêtaient la muraille. Elle ne disait plus rien, subjuguée. Au premier, on lui montra sa chambre et celle de sa fille. Dans chacune d’elles il y avait une glace, et le papier de tenture portait un semis de fleurs roses.

Son dernier mot fut :

Ah ! s’il n’y avait pas monsieur Martin d’Oyse !

Le soir elle expliquait à Marthe :

— Ma pauvre fille, cette vieille bicoque, sale, froide, incommode, je suis mariée avec. C’est un souvenir de monsieur Xavier. Comment veux-tu que j’aille dire à monsieur et à madame : « Je n’en veux plus. » Non, non ; je suis condamnée à y mourir. On ne peut pas affliger de si bons maîtres.

Et elle pleurait ; mais cette fois c’était en pensant à la maison neuve, si jolie.

Marthe répliquait :

— Ne crois-tu pas qu’au contraire ils seraient bien contents de nous voir déménager et de pouvoir ainsi donner à l’usine l’extension que ces messieurs Alibert désirent ?

Cela, l’extension de l’usine, c’était devenu le point de vue de Marthe Natier. Insidieusement, les Alibert l’avaient conquise. Elle aimait trop la filature pour ne pas estimer ceux qui avaient donné à cette filature en moins d’un an une impulsion magnifique. Elle les admirait. C’était, pour elle, des dieux étrangers survenus dans sa vie et qui, l’ayant éblouie peu à peu, lui imposaient un culte qu’elle ne s’avouait même pas. Quand elle les voyait descendre chaque matin si ponctuellement aux bureaux, dépouiller les courriers, décider en une minute quelles commandes on acceptait, quelles on refusait, puis visiter les ateliers, surveiller un à un chaque brise-balle, chaque banc d’étirage, chaque ouvreuse, chaque carde, chaque métier, chaque dévidoir, puis vérifier avec M. Sauvage les poids en fils obtenus la veille, comparer les chiffres avec ceux des jours précédents et retourner aux ateliers pour rechercher les causes d’une diminution ou d’un accroissement, elle se disait :

— Voilà des filateurs !

Elle ne songeait plus à les dénigrer. Ils s’imposaient. Tout le personnel d’ailleurs en était là. Les bambrocheuses adoraient qu’on fût ainsi sur leur dos pour examiner leur rapidité à rattacher le fil qui se casse, à remplacer la bobine remplie. C’était non seulement une excitation au travail, mais un sujet d’admirer les patrons riches. Elles ne parlaient entre elles que de M. Sam et de M. Freddy. Comme on approchait de l’anniversaire de leur arrivée à la filature, il y eut entre elles et les contremaîtres des conciliabules. On complotait. Marthe, de droite et de gauche, entendit des mots de cotisation, de manifestation. Mais elle touchait de trop près aux dieux nouveaux. On ne lui livra pas le secret.

Cependant la question de la maison hantait ses jours et ses nuits. Autrefois elle s’en fût ouverte très simplement à M. Xavier. Maintenant, on ne le voyait plus jamais seul à son cabinet ; l’intimité, la confiance n’étaient plus au même degré. Puis il lui semblait qu’avec ces dames elle s’entendrait mieux. Elle résolut donc de monter aux Verdelettes sous prétexte d’apporter des fleurs du bord de l’eau à madame Élie, qu’on disait souffrante.

— Ces messieurs me permettent de laisser un moment ma machine ? demanda-t-elle un jour.

Elle ajouta qu’elle n’en avait que pour « deux petites heures ». Sam et Freddy s’étonnèrent de lui voir prendre un peu de liberté et répondirent d’un sourire et d’un geste d’acquiescement : on ne pouvait rien refuser à une pareille secrétaire.

Ce printemps-là, on n’avait pas vu monsieur et madame Elie courir les routes à cheval. Madame Élie ne sortait plus. Un fait nouveau changeait tout au château depuis six mois. Un enfant allait naître. Marthe le savait et ne voyait dans l’événement qu’une certitude plus complète de trouver aux Verdelettes l’infatigable madame Élie, retenue maintenant sur sa chaise longue. Tout au plus y découvrait-elle en même temps un sujet de joie pour les Martin d’Oyse. Le grand bouleversement moral et la foi nouvelle qu’apportait dans le jeune ménage cet enfant désiré, Marthe Natier ne pouvait le concevoir.

La blonde Cécile, toujours coquette, charmante et vivante, accueillit Marthe avec le plaisir d’une solitaire et d’une recluse qui voit arriver une visite. Elle reçut à pleins bras la gerbe de narcisses, pour lesquels au bord de la rivière Marthe avait mouillé sa bottine, et lui dit là-dessus mille gentillesses.

Puis, avec ce sens aiguisé qui lui faisait flairer les préoccupations des gens et lancer souvent le mot juste, elle seule orienta la conversation comme le voulait Marthe, en commençant :

— Voyons, mademoiselle Natier, et cette maison, quand vous y installez-vous ?

— Madame, répondit franchement Marthe, à vrai dire, c’était à ce sujet que j’étais venue vous voir, car nous sommes bien embarrassées, ma mère et moi, et nous comptons sur vous pour tout arranger. Que penseraient monsieur et madame Martin d’Oyse si nous acceptions la maison que nous offrent ces messieurs Alibert ?

— Ils penseraient… Ils penseraient… dit Cécile.

Voilà qu’elle hésitait maintenant. C’est que sa maternité avait produit dans ses pensées un phénomène. À se sentir la mère du rejeton de la race, elle devenait plus Martin d’Oyse, elle essayait de comprendre mieux Élie, elle n’eût pas voulu trahir ses beaux-parents devant une subalterne.

Elle continua :

— Il me semble qu’ils ne seront pas fâchés de vous voir venir de vous-même à ce qu’ils l’ont jamais voulu exiger de vous.

— Ah ! dit Marthe en simulant par politesse un air de regret, c’est bien triste de dire adieu à ces vieux murs qui vous rappellent tant de souvenirs. Mais, là n’est pas la question : considérez un peu notre embarras, madame Élie, prises comme nous le sommes entre monsieur Martin d’Oyse et ces messieurs Alibert. N’est-ce pas jouer un bien vilain tour à ceux-ci que de refuser une maison qu’ils ont fait construire si aimablement pour nous ? Oh ! si l’on était sûres de ne pas contrarier monsieur, ce serait vite décidé.

Cécile sourit. Elle triomphait. C’était le succès de cette habileté, de cette sûreté de main que les Alibert joignaient à la puissance de l’argent. Que de drames s’étaient joués autour de cette maison dont la bonne femme aujourd’hui se détachait si légèrement ! Il avait fallu les conceptions surannées et l’esprit compliqué des Martin d’Oyse pour créer une telle religion et de tels symboles à l’occasion d’une masure. On ne fait pas des affaires avec des sentiments. Ceux des Martin d’Oyse étaient délicieux, néanmoins. Ainsi, elle n’imaginait son enfant que fait à leur image…

— Mademoiselle Natier, soyez tranquille, dit-elle. J’exposerai à mes beaux-parents tous vos scrupules, votre cas de conscience vis-à-vis de mes cousins et vis-à-vis d’eux. Je crois que mon beau-père sera le premier à les lever.