Les Cousins riches/4/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 261-272).

VIII

Un beau dimanche, dans le silence pur qui montait de la vallée endormie, un murmure lointain flotta sur la route. Il avait des allées et venues, comme les vagues sur un étang, et il s’enflait par une progression imperceptible mais régulière. Ce fut d’abord comme le bruit à distance d’une interminable querelle, mais bientôt on distingua une rumeur unie, faite d’une infinité de voix. Le jardinier, intrigué, s’en fut à la grille. Il aperçut une procession sans bout qui comblait le chemin vert.

C’était le matin, d’assez bonne heure : personne encore n’était descendu des chambres. Le jardinier, à demi effrayé devant ce flot humain, crut à une grève, à une émeute, et se demandait que faire. Mais un des contremaîtres de la filature se détacha de la masse, prit les devants et vint lui parler à l’oreille. Le visage rasé, large et confit du jardinier se rasséréna. En signe d’intelligence, la tête dessina plusieurs oui successifs. Le bonhomme ouvrit à deux battants la grille massive du château. Déjà les premiers rangs de la cohorte avaient atteint le seuil. Le flot se précipita, s’engouffra dans le parc, s’amincit à la mesure des allées, s’étira en ruban autour de la pelouse centrale, et s’avançant alors avec circonspection, ralentit au moment qu’il atteignait de front la façade des Verdelettes flanquée de ses deux grosses tours à poivrière. Les voix, par discrétion, se faisaient chuchotement, mais leur concert produisait encore une clameur étouffée et profonde. Quatre cents personnes étaient là, des femmes pour la plupart en robe de dimanche, coiffées de chapeaux cocasses. Personne, sous leurs cheveux peignés, leur peau lavée, leur jaquette à façon, n’aurait reconnu les bambrocheuses, les dévideuses, ni les hercules femelles, à poitrine plate, qui servaient les bancs d’étirage et soulevaient de leurs bras ravinés les rouleaux de coton cardé plus hauts qu’elles-mêmes. Une partie de la foule demeurait encore sur la route, ne pouvant entrer, et à la grille se produisaient des remous, des poussées, des disputes.

Des visages commencèrent d’apparaître aux carreaux des fenêtres, dans la façade qu’on scrutait timidement. Alors deux fillettes en blanc sortirent de la foule et vinrent en avant. L’une portait un gros bouquet de fleurs chères, l’autre un papier large couvert d’écriture. C’étaient des enfants qui, à l’atelier, la croupe ployée sous leur petit jupon, poussaient les chariots de bobines, sur des rails, jusqu’aux dévidoirs. Elles avaient aujourd’hui des robes coquettes et des chapeaux neufs. Pareils à des chiens de berger, les contremaîtres tournaient autour du troupeau en jappant des ordres. Soudain, à l’unisson, un grand cri partit :

« Vive messieurs Alibert ! »

Instantanément, comme si la cérémonie eût été répétée d’avance, Sam et Freddy, poussant la porte vitrée du vestibule, apparurent au perron. Alors un crépitement de mains nues claquées en plein vent éclata comme un feu de salve. À la vérité, les Alibert n’étaient pas avertis de cette manifestation. Mais ils avaient depuis longtemps flairé que le personnel préparait quelque chose, et de là-haut, en achevant de boutonner leur faux col, ils avaient vu les ouvriers envahir le parc, ce qui était suffisamment clair et sur quoi ils étaient rapidement descendus.

La petite fille au placet lut d’une voix suraiguë son compliment.

« Messieurs,

» C’est avec joie que nous fêtons l’anniversaire du jour où vous êtes venus parmi nous. Aux excellents patrons que nous possédions déjà vous avez bien voulu vous associer pour nous combler de vos bienfaits. C’est pourquoi, messieurs, en ce jour… »

Appuyés à la balustrade, les deux frères, en veston noir, les épaules carrées, tête nue, écoutaient, avec une impassible gravité, les phrases bien coupées aux virgules grâce à un long exercice. Leurs yeux parcouraient froidement cet océan humain. Sam, de son nez taillé trop court au-dessus de la lèvre rasée, respirait sans volupté ce parfum de la popularité qui montait vers eux. Il voyait simplement dans cet élan du personnel, la stricte récompense du bien accompli par eux, et il l’acceptait comme un dû.

La voix flûtée de la petite fille qui prenait de l’assurance montait plus haut, comme un chant d’alouette :

« … Nous vous offrons avec ces fleurs notre allégresse et notre reconnaissance. Aux heures difficiles… »

La porte vitrée glissa de nouveau. Dans l’embrasure on vit Fanchette en peignoir de soie bleue. Elle dit brutalement :

— Ne faudrait-il pas faire descendre aussi ces messieurs ?

Frédéric répondit sans se retourner, pour ne rien perdre du compliment, du moins en apparence :

— Comme ils voudront, mais ce n’est pas utile.

Fanchette, plus agitée que ne le témoignait son air froid, grimpa en courant l’escalier. Elle n’osa pas frapper chez monsieur et madame Xavier, et se réfugia chez les Élie. Cécile avait fait porter sa chaise longue près de la fenêtre mi-ouverte ; Élie, debout derrière le rideau, regardait. En bas, la petite fille s’égosillait :

« … Un matériel sans défaut qui nous préserve des tristes jours de chômage, une prospérité à laquelle nous sommes tous fiers de contribuer par notre labeur sans défaillance… »

Cécile disait tout épanouie :

— Quelles braves gens, hein, quelles braves gens ! Oh ! c’est gentil d’être montés comme cela en troupe. Moi, je n’avais jamais vu de manifestations populaires. Quelle force, hein, quelle puissance ! Mais s’il voulaient, en une heure ils auraient pillé le château. Pauvres gens !

Fanchette était demeurée debout contre la porte, drapée dans son peignoir de soie, comme une Japonaise.

— Élie, dit-elle, allez chercher votre père et descendez : votre place est à côté de mes frères.

Élie, tordant silencieusement sa moustache, se retourna vers l’apparition qui parlait ainsi.

— Mais pas du tout, repli qua-t-il en souriant, cela s’adresse exclusivement à nos associés. On n’a pas crié « Vive les Martin d’Oyse ! » que je sache, Fanchette.

— On a eu tort, dit Fanchette,

— En tout cas, reprit Élie, nous ne pouvons enlever à vos frères le bénéfice entier de cette cérémonie. Ils devront embrasser bel et bien les deux petites et lancer leur harangue.

— Ce n’est pas juste, dit Fanchette fâchée. Qu’ont-ils fait pour les ouvriers, mes frères, à côté de vous ?

— Vos frères ont apporté de l’argent qui a remis la filature à flot, c’est bien naturel qu’on voie en eux des sauveurs, c’est bien naturel, Fanchette.

— Madame Martin d’Oyse est la marraine de la moitié de ces enfants, elle les visite, elle travaille pour eux. J’ai vu ses cadeaux. Mes frères, eux, ont fait régler tout le travail aux pièces. Voilà ce qu’ils ont fait pour les ouvriers. La production du coton filé a presque doublé : les salaires ont augmenté en proportion, bien entendu. C’est d’avoir été acculés au maximum d’effort, que ces gens sont si reconnaissants.

— Fanchette a un peu raison, dit Cécile conciliante, ce n’est pas très chic pour vos parents, ce qui se passe là ce matin, Élie. Ils ont beau crâner, je suis sûre qu’ils trouvent la pilule amère.

— Oh ! mes parents… fit Élie.

Cela voulait dire : « Ils sont au-dessus d’une mesquine jalousie. Voilà longtemps qu’ils connaissent l’humanité. » Enfin tout un ensemble de propositions stoïques. Mais cependant, il finit par laisser en tête à tête les deux cousines pour aller rejoindre son père et sa mère dans leur chambre, derrière le balcon

La petite fille, en bas, achevait, en précipitant son débit pour être débarrassée plus vite :

« … Aussi, le jour qui nous rappelle votre arrivée dans la vallée est-il un jour de fête que nous voulons commémorer par cette plaque d’argent, fruit de notre cotisation, où nous avons fait graver cette date inoubliable. »

Là-dessus, le plus vieil ouvrier, celui qui donnait le coton à manger aux batteuses voraces en le prélevant sagement sur plusieurs balles différentes pour qu’il fût unifié dans l’œsophage monstrueux, gravit le perron, soutenant de ses deux mains en plateau la plaque d’argent gravée à Rodan par les soins de M. Sauvage. Les Alibert la prirent et l’observèrent en hochant la tête. Puis ils embrassèrent le vieux, et un tonnerre d’applaudissements se mit à gronder, se prolongea, ne finissait plus. Tous les domestiques étaient rangés dans le parc, à une petite distance, pour voir ; et le jardinier, la face benoîte, son râteau à la main, l’agitait doucement à la manière d’une faux, pour inviter les gens à descendre quand ils escaladaient les pelouses et menaçaient les jeunes, corbeilles.

Au bruit de ces applaudissement qui commençaient à témoigner de l’ivresse de la foule, M. Xavier, là-haut dans la chambre, derrière le balcon, regarda sa femme et son fils avec un petit sourire philosophique. À ce moment Samuel Alibert devait sans doute imposer silence aux manifestants et faire signe qu’il allait parler, car on vit d’ici les contremaîtres calmer le délire des ouvriers, d’un geste onctueux de la main. Les chapeaux des femmes se redressèrent, un silence absolu se fit : on allait entendre la réponse des Alibert.

Les châtelains se demandaient ce que pourrait dire Samuel, car, hommes de bien tous les deux par raison, et justes naturellement, jamais les Alibert n’avaient connu devant le matériel humain, dont la volonté assujettie pouvait, selon ses soubresauts, faire ou défaire leur fortune, la tendre émotion qui étreignait à chaque instant le cœur des Martin d’Oyse. Un sentiment puissant liait ceux-ci à leurs ouvriers. C’étaient, pour beaucoup, les enfants de ceux qui travaillaient déjà chez M. Béchemel il y a trente ou quarante ans. Une sorte de douce féodalité s’était établie. M. Xavier s’émouvait devant les femmes qui avaient à peiner trop dur. Il connaissait le nom de toutes, leur famille, le nombre de leurs enfants. Leur moralité le préoccupait. Il était plein de désirs impuissants devant la pauvreté sordide de leur vie qu’il aurait voulu transformer, et elles, non. Il les aimait tous, vieux et jeunes, hommes, femmes et enfants, pour ce qu’ils concouraient si docilement à sa besogne. Les Alibert, eux, voyaient simplement des machines vivantes envers qui leur dignité commandait de se montrer équitables. Et c’était à Samuel qu’échoyait aujourd’hui la chance unique de leur parler dans une minute d’enthousiasme. M. Martin d’Oyse savait bien ce qu’il aurait dit, lui ! Son cœur débordait. Il aurait profité de ce renouveau sentimental pour prononcer là les paroles inoubliables, les mots de feu qui marquent à jamais. La masse et lui auraient conclu un pacte affectueux après lequel aucun malentendu n’aurait été viable. Eh bien, nn, il ne pourrait rien dire. On ne pensait pas à lui : c’était des Alibert que voulait cette foule capricieuse. Et, en effet, la voix gutturale de Samuel résonnait en bas sous le balcon. Les Martin d’Oyse prêtaient l’oreille, passionnément. Ils recueillirent des bribes :

« Nous n’avons rien fait en comparaison de ce qui nous reste à faire pour vous… Et c’est alors que les maisons ouvrières… Un esprit de discipline… La prospérité de la filature… Un personnel sur lequel nous fondons toute notre espérance… »

Un nouveau crépitement de mains claquées, des cris, des acclamations, des vivats, avertirent les Martin d’Oyse que le discours de Samuel était fini. Les mots de « Vive messieurs Alibert ! » devenaient une clameur qui se propageait et sortait, un peu à contretemps, du tronçon de la foule resté là-bas sur la route. Cependant, les Alibert dirent un mot. Alors on entendit crier : « Vive messieurs Martin d’Oyse ! »

M. Xavier demanda :

— Faut-il nous mettre au balcon ?

— Je le crois, dit Élie, sans quoi nous aurions l’air de bouder contre la fête servie à nos associés.

Quand la foule vit ces messieurs au balcon et, derrière eux, le peignoir blanc de madame, elle acclama ses anciens maîtres. Madame Martin d’Oyse dit :

— Pauvres gens !

Élie remarqua :

— Oh ! dans l’état d’esprit où ils sont, on pourrait mettre à la fenêtre le petit fox de Cécile, ils crieraient aussitôt « Vive Bobby ! »

M. Xavier fit un signe au jardinier, qui monta prendre ses ordres. C’était qu’on permît aux ouvriers de se promener dans le parc tout le matin. Le jardinier se rembrunit, mais fit la commission. Alors la foule se répandit timidement dans les allées. Sam et Freddy descendirent du perron et se mêlèrent aux ouvriers. M. Martin d’Oyse dit à son fils :

— Nous ne sommes plus rien ici.