Les Cousins riches/5/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 321-329).

VI

Le ciel était pur, mais l’orage éclata pourtant. Les Martin d’Oyse père et fils étaient un jour au perron de la maison blanche, devant le cèdre, quand deux mécaniciens au visage noirci et sentant le fer s’avancèrent, d’un pas rythmé, venant de l’usine. On montait en ce moment une seconde machine à vapeur de quatre cents chevaux. Il l’avait fallu pour engendrer le mouvement des nouvelles cardes et des nouveaux métiers. Les Alibert travaillaient avec les ouvriers du constructeur.

— Quelle besogne ! dit M. Martin d’Oyse en les voyant. Quelle fatigue !

— C’est fini ! dit Frédéric en riant.

Ils étaient transformés. L’émail de leurs dents quand ils riaient, et le blanc de leurs yeux prenaient dans leur visage noirci un éclat singulier. Le corps ondulant dans ces vêtements lâches, au bleu souillé, respirant la force physique, ils paraissaient vraiment les rois de la matière. C’étaient des triomphateurs ; leur pas souple eût gravi tous les sommets.

— Eh bien, vous êtes contents ? leur demanda Elle.

Les deux Alibert dirent ensemble :

— Non !

Et ils expliquèrent :

— Nous ne devons pas nous arrêter là, L’extension de l’usine va exiger un personnel double. L’heure est arrivée de faire quelque chose pour nos ouvriers. Nous voulons leur organiser une vie confortable et il faut que vous nous aidiez, mon cousin, et vous, monsieur, en nous cédant quelques hectares de terrain dans le coteau, pour que nous mettions à exécution notre projet de cité ouvrière.

M. Martin d’Oyse demanda en se contenant :

— On déboiserait le coteau ? On ferait tomber les acacias et les hêtres, et les épines qui au printemps sont des arbres de neige, et à mi-côte vous construiriez une de ces longues casernes…

Samuel appela :

— Mademoiselle Natier, voulez-vous nous apporter le dossier de l’architecte ?

Marthe, si vive, tardait à venir. On aurait dit qu’elle hésitait. Enfin elle parut, tendant à ces messieurs une chemise de moleskine. Elle regarda craintivement M. Xavier. Il lui semblait qu’elle le trahissait. Pourtant elle donnait raison aux autres.

— Voulez-vous nous chercher le plan en élévation des maisons et le projet en couleur ?

Non sans quelque naïveté, ils comptaient sur le projet en couleur qu’ils trouvaient joli pour séduire M. Martin d’Oyse comme ils avaient séduit Nathalie. Le gentilhomme était tout frémissant, mais il se taisait. Lorsque Marthe lui eut mis sous les yeux l’image de cette bâtisse interminable, hérissée en feston de ses multiples toits portant chacun sa cheminée unique, il s’écria :

— Jamais on ne déshonorera la vallée. qui est la plus belle du pays, par ces constructions ignobles ! La nature a pris elle-même la peine de dissimuler par une poussée de verdure plus luxuriante qu’ailleurs les laideurs de l’industrie, aux bords de la rivière. Des peupliers gigantesques se sont élancés en ronde autour des cheminées de brique pour en atténuer la sécheresse et ainsi, vues du plateau, les usines du creux de la vallée n’apparaissent que drapées de pittoresque et sans la moindre indécence. Et vous, messieurs, vous voudriez déchirer ce manteau ? Vous voudriez déraciner ces beaux arbres, mettre à nu le coteau, et y étaler l’horreur de ces façades régulières, sur deux cents mètres, c’est-à-dire détruire l’incomparable charme de cette vallée, en tuer toute la poésie ? Jamais vous ne ferez cela. Je m’y oppose.

Les Alibert le regardaient fixement. Ils mettaient de la bonne volonté à essayer de le comprendre, et, ne parvenant pas à sentir comme lui la divine importance de la beauté, ne se fâchaient pas cependant contre ses conceptions qu’ils jugeaient nobles. Samuel dit doucement :

— Ces maisons ne sont pas laides. Ce sera très net. Et puis, monsieur, le bien-être de vos ouvriers ne prime-t-il pas ces considérations ?

— Mes ouvriers, dit M. Martin d’Oyse, ils habitent de petites maisons charmantes, disséminées dans la verdure, où ils goûtent le bien-être de l’habitude. Ils seront beaucoup moins heureux si vous les transplantez dans ces bâtisses où ils auront, c’est vrai, l’eau et le gaz, c’est-à-dire certaines commodités matérielles, mais où ils perdront, dans la promiscuité et dans l’uniformité d’existence de sept à huit cents personnes soumises à la monotonie des mêmes règles, le sentiment du foyer personnel. Plus de souvenirs, plus de passé, plus de traditions transmises par les vieilles pierres, plus rien comme jouissance, que le bien-être matériel. Mais compensera-t-il le bien-être moral qu’ils auront laissé dans leur chaumière nichée au hasard entre trois chênes, entourée d’un jardin fantaisiste, et bien à eux ? Si vous voulez faire le bonheur de vos ouvriers, messieurs, cherchez ailleurs, connaissez-les, faites comme ma femme qui les visite, qui s’enquiert de leurs besoins moraux autant que matériels, et puisque vous avez la grande puissance des capitaux, dotez-les d’institutions moralisantes, de mutualités, de bibliothèques, mais pour Dieu ne faites pas constituer votre bienfaisance dans l’action d’un froid logement où le robinet remplace le jeu antique du puits, et l’infâme fourneau à gaz la grâce vénérable des vieux âtres.

— Le premier secours que nous leur devons, dit Samuel, c’est de mettre à leur disposition les commodités modernes dont nous jouissons nous autres, tout ce qui supprime l’inutile effort. Cela sera, monsieur, parce que cela doit être.

Et il tapait de son doigt plié sur le papier étalé devant eux, à la balustrade du perron, et où rutilaient, avec leurs toits de tuiles, quatre-vingts maisons d’un seul tenant.

— La beauté de la vallée ne sera pas détruite avec mon consentement, s’écria M. Martin d’Oyse. J’ai toujours refusé de vendre une seule parcelle de ce terrain afin qu’un constructeur sans goût ne vînt pas déparer cette merveille. Ce serait un crime de priver à jamais les générations futures du spectacle qui nous a enchantés nous et nos pères depuis des siècles. L’homme n’est pas le maître absolu des paysages, même lorsqu’il a payé le terrain où ils s’élèvent. Il en est comptable devant ceux qui naîtront après lui, et nous n’avons pas le droit, vous entendez, nous n’avons pas le droit de détruire un ensemble de beauté.

— Un paysage n’est qu’un paysage, dit Frédéric l’air dédaigneux, l’homme passe avant.

— Mon cher, dit M. Martin d’Oyse, la splendeur des spectacles de la nature en vient à faire partie de l’âme qui la contemple, en sorte que cette beauté, comme celle des œuvres d’art, forme un patrimoine plus intime pour l’homme, et plus sacré que l’or qu’il hérite de son père. Je ne veux pas, mon fils et moi ne voulons pas qu’il soit touché à la vallée.

Samuel, à ce point de la discussion, lança la phrase fatale :

— Et nous, alors, pour qui comptons-nous ici ?

— Quand je vous ai proposé de vous associer à nous pour gérer la filature, dit M. Martin d’Oyse, il n’avait pas, que je sache, été question de vous remettre en outre les destinées d’un pays où ma famille domine depuis des siècles.

— Les services que nous avons rendus au pays dans un ordre, dirent les Alibert, nous invitaient d’eux-mêmes à poursuivre notre action dans les autres. Nous avons une tâche à remplir ici, nous la remplirons. Ce que vous ne voulez pas nous laisser faire à proximité des ateliers, nous l’établirons plus loin, sur le terrain que nous avons acheté aux Taverny et dont nous sommes les maîtres.

Marthe était toute tremblante d’avoir assisté au pénible conflit. Elle ramassait les documents du dossier, qu’elle allait emporter, quand M. Martin d’Oyse lui demanda :

— Que pensez-vous de cela, mon enfant, vous ; la fille de la vallée ?

Marthe pâlit ; elle craignait de se montrer ingrate envers les Alibert. Pourtant le gentilhomme venait de la reconquérir par tout le prestige d’autrefois. Elle avait assisté au choc de deux races faites pour s’estimer, non pour se comprendre. Marthe se tournait naturellement vers la race dont elle tenait sa formation morale :

— Je pense, monsieur, répondit-elle, que c’est vous qui savez le mieux ce qu’il faut au pays.

— En effet, dirent les Alibert, mortellement outragés, nous ne sommes, ici, que des étrangers…