Les Cousins riches/5/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 333-338).

VIII

M. Martin d’Oyse vint à son tour :

— Ma chère Fanchette, vous serez demain une Martin d’Oyse, vous l’êtes déjà par les sentiments et je puis vous parler avec liberté. Vos frères m’affligent singulièrement. Pourquoi veulent-ils détruire parmi nous des habitudes séculaires et une spiritualité qui, bien que n’étant pas leur fait, a donné forme à notre race ? Ils m’obligent à leur dire, ce qui est atroce après tous leurs bienfaits, que je saurai gouverner sans eux. Voilà, ma chère Fanchette, à quoi j’en suis venu. Il s’agit de défendre contre eux l’esprit de ma race. Les ai-je blessés ?… je le crains !

— Vous les avez blessés, dit Fanchette, et ils en souffrent. Mais il le fallait.

La première fois que Fanchette dit à ses frères qu’ils devraient résilier leur association et quitter les Verdelettes pour reprendre la minoterie, ils se mirent en colère et répondirent qu’ils ne voudraient jamais laisser péricliter l’œuvre qu’ils avaient établie sur de telles bases.

— Elle ne périclitera pas, dit Fanchette, car les Martin d’Oyse sont capables de la gérer sans vous, sinon sans vos capitaux. Leur caractéristique est justement d’être capables des entreprises les plus diverses et de marier dans leur esprit la littérature et l’art avec les activités pratiques. Là où ils se soucient de réussir, ils le peuvent toujours. Restez leurs commanditaires, car ils ont besoin d’argent, et leurs amis, car ils ont besoin d’amitiés, mais retirez-vous. Chacun chez soi : voilà la vraie sagesse.

La salle de filage était maintenant comme une cathédrale aux vitraux blancs, où soixante mille broches valsaient si vertigineusement que le fil, entraîné par cette giration, simulait autour de chacune un nuage impalpable, une vapeur. La danse générale était affolante. Ici toute chose tournait, les arbres de couche, là-haut, et les bandes circulaires des courroies de transmission, et les roues aériennes où elles s’enroulaient, et sur les continus les bobines chargées de la mèche de coton encore épaisse et molle, et la broche où, après tant de torsions, le coton arrivait en fil délié et fragile.

Souvent les Alibert entraient et demeuraient sur le seuil, tristement, à regarder ce formidable travail, né là-bas des deux machines à vapeur, agitées de leur convulsion incessante. Ils en remplissaient leurs yeux en pensant au conseil de Fanchette. Ils n’avaient pas, devant les décrets de la Destinée, le même allant que pour la lutte contre la matière, et le courage passif était diminué en eux de toute l’hypertrophie de leur activité. Il leur fallut deux mois pour qu’ils se résignassent à quitter les Verdelettes. Quand ils furent décidés, ils en vinrent avertir les Martin d’Oyse, un soir, au salon. L’hiver était venu. Tout le monde était rassemblé autour de la lampe électrique, et les radiateurs répandaient une chaleur pesante. Sam et Freddy exprimèrent leur dessein. M. Martin d’Oyse se récria.

— Jamais ! Vous ne partirez pas. Votre amitié nous est trop précieuse. Nos familles sont unies.

Mais ce que les Alibert avaient mis deux mois à résoudre, ils ne manquaient plus de l’exécuter. Ils partirent comme ils l’avaient dit, trois jours après. Leur père leur avait envoyé une voiture qui les attendait devant le perron du château. Eux, dans leur costume fauve de sport, comme lorsqu’ils étaient arrivés, vinrent baiser la main de la châtelaine.

— Ah ! leur dit-elle, au moment de vous perdre, je mesure l’attachement qui nous liait à vous.

— Nous regrettons aussi, dirent-ils avec leur froideur coutumière, mais nous avons bien réfléchi. C’était trop difficile. C’est mieux ainsi.

Sam, la tête droite, son nez court dégageant la lèvre rasée, réprimait avec peine le pli douloureux de sa bouche ; Freddy laissait mieux voir encore sa mélancolie. Quand ils arrivèrent à M. Martin d’Oyse, celui-ci prit leurs mains et les garda dans les siennes.

— Pourquoi faut-il… Pourquoi faut-il… murmura-t-il. Tant de dévouement, tant de loyauté dans l’amitié, et cette impossibilité de se comprendre entièrement !… Ce mystère des races !… Je vous aimais, amis bienfaisants. Votre tranquille bonté me charmait, et le souvenir du service rendu ne me quittait pas un instant. Je crains qu’il ne m’accable aujourd’hui. Doutez-vous de notre reconnaissance ?

— Non, dit Samuel ; pour toute question du cœur et de l’esprit, qui pourrait douter de vous ?

Et M. Martin d’Oyse les embrassa.

Les Alibert laissaient au château Fanchette, que Philippe épouserait le mois suivant. C’était le meilleur gage de leur fidélité. À l’heure dite, ils montèrent en voiture. Ils revêtirent le suroît et les lunettes. Sam prit le volant, et l’auto glissa sur le sable mouillé.

Ainsi partaient, après leur œuvre accomplie, les dieux nouveaux qui avaient quelque temps prêté à la race noble l’instrument de leur génie. Les dieux étrangers savent s’arracher en temps opportun à ceux qu’ils veulent servir, pour que l’hommage du regret s’ajoute à celui de la reconnaissance. Les Martin d’Oyse, le cœur déchiré, demeurèrent tous au perron, après que les Alibert eurent disparu. Mais un appel venu du dedans les obligea de rentrer. C’était le petit enfant d’Élie et de Cécile qui pleurait dans les bras de sa nourrice.

FIN

278-19 — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 8858-4-19.