Les Creux de maisons/Deuxième partie/6

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CHAPITRE VI

BAVEILLE


Delphine accoucha au commencement d’octobre d’une fille qui reçut le nom de Marthe. Bien qu’elle eût été malade pendant les derniers mois de la grossesse, la mère se releva vite et heureusement, le lait lui vint. Encore une fois on pourrait passer l’hiver sans envoyer les enfants mendier ; Louise, qui avait six ans et demi, alla donc à l’école.

Pourtant, il fallut acheter du bois à crédit ; Séverin s’adressa à son patron, qui lui procura deux bonnes cordes de châtaignier ; on s’arrangerait pour le prix à la Toussaint de l’année suivante.

Vers la fin de l’année, Georgette tomba malade ; un matin, sa mère la trouva toute pâle et toussant d’une toux sèche qui la faisait crier ; le lendemain, elle eut une forte fièvre, Delphine, effrayée, arrêta le médecin au passage et le fit entrer. La petite avait une bronchite ; elle n’était pas en danger, mais une fois la fièvre tombée, il faudrait beaucoup de soins, des vêtements chauds, une nourriture fortifiante, de la viande, des œufs, du lait, du chocolat. Les soins furent donnés, les vêtements confectionnés tant bien que mal avec de vieux tricots dont les parents se privèrent, mais la viande, les œufs, le chocolat !… Les Chauvin et les Pitaud envoyèrent bien quelques litres de lait, mais cela n’alla pas loin. La petite continua à tousser ; elle, naguère si rose et si joufflue, devint maigre avec de petites veines bleues courant sous sa peau trop fine. Un matin, la fièvre reprit encore, et Delphine dut recoucher l’enfant. On était en mars ; c’était une journée froide et assombrie de brume. Séverin, dès l’aube, avait rejoint à Coutigny les conscrits de l’année qui l’avaient choisi pour les conduire au tirage. Il ne reviendrait sans doute que fort tard.

Delphine s’inquiétait à cause de la petite. Elle lui fit une tasse de tilleul, et l’enfant s’endormit d’un sommeil agité. Comme Marthe criait, Delphine profita de cette minute de répit pour la changer de langes et la faire téter.

À ce moment, un pas lourd s’arrêta devant la porte, puis un homme entra. C’était l’épicier Baveille, qu’on appelait encore Béguassard, parce qu’il bégayait un peu, dans la discussion surtout. Baveille était un gros homme de cinquante-cinq ans à la babine pendante et aux yeux noirs cachés sous d’épais sourcils. Il « faisait » les villages avec sa voiture cahotante et son cheval maigre. En même temps qu’il vendait du sucre et de la chandelle, il « chinait » les œufs, la guenille, la ferraille, les peaux de lapin. Il était d’une avarice sordide ; on le disait riche.

Delphine le vit entrer avec inquiétude, car elle lui devait une douzaine de francs ; depuis quelques semaines, il ne voulait plus rien donner à crédit.

— Cela va être encore des menaces, pensa-t-elle.

Pourtant, elle se rassura ; Baveille avait l’air gai.

— Hé ! hé ! la belle ! fit-il, on garde la maison pendant que le mari s’amuse comme un jeune gars. J’ai vu les conscrits comme ils partaient ; ils ne se font pas de bile, je t’en réponds ! Ça sera beau, ce soir.

— Si vous croyez que c’est pour son agrément que Séverin promène ces drôles, vous vous trompez, Baveille. Seulement, cela lui fait une bonne journée, bien qu’il prenne moins cher que les autres clairons du pays.

— Entendu ! Moi aussi, je voudrais faire une bonne journée. Dis donc, cet héritage est-il venu ? Allons, paye-moi tout de suite, et je te laisserai d’autres marchandises. Dépêche-toi, je suis pressé, ce matin.

En disant ces mots, il s’assit pourtant.

Delphine répondit tristement en refermant son corsage, car la petite dormait :

— Vous savez bien que je ne peux pas, Baveille ; vous ne perdrez rien, soyez tranquille. Tenez, la semaine prochaine, je vous donnerai ce que Séverin rapportera ce soir.

L’épicier, secouant la tête d’un air incrédule, elle poursuivit, suppliant presque :

— Mais, si ! vous pouvez me croire ; vous ne perdrez rien, encore une fois… Vous devriez tout de même me laisser quelque chose en passant ; ma petite Georgette est encore malade ; il lui faut de la bonne nourriture, et je ne peux pas lui en donner ; on est malheureux, allez !

— Ta ta ta ! je suis habitué à ces histoires. Je serai payé à Noël si le coucou chante… À moins, continua-t-il avec un rire sourd, à moins que je ne me contente d’une autre monnaie… d’une monnaie dont on n’est pas chiche quand on est belle et dégourdie…

— Taisez-vous, Baveille, répondit Delphine, trop malheureuse pour se fâcher, vous avez bien de la chance, vous, d’avoir toujours le cœur à rire !

L’enfant était tout à fait endormie, elle se leva pour la coucher dans son berceau qui était près du lit de Georgette. Comme elle chantonnait en la bordant, elle sentit l’homme derrière elle ; il s’était approché doucement et regardait la petite malade.

— C’est vrai que ce n’est pas bien gros, ça pauvre ! petite mine, ma foi ! Il ne faudrait pas un grand coup…

Il y eut un silence ; Delphine s’était arrêtée de chanter. Tout à coup elle fut serrée près du berceau : Baveille, penché sur son épaule, murmurait :

— Il y aurait un moyen si tu étais sage… hé ! hé ! dis donc… on pourrait s’arranger.

Prestement, elle s’esquiva, point trop fâchée encore, croyant à une plaisanterie de lourdaud.

— Tâchez de rester tranquille, vieux malhonnête !

Alors, lui, tirant de dessous sa blouse une tablette : de chocolat, un petit sac de café et du sucre, posa le tout sur la table !

— Tiens, la… belle ! fit-il… quand on est jo… jo… lie, on s’arrange ; et il y en aura d’au… d’au… d’autres… Je ne suis p… p… pas méchant, moi, j’ai pitié d… d… des pauvres gens qui ont d… d… d… des drôles malades.

Rouge, la bouche tordue de bégaiements, il s’avança les mains écartées, mais Delphine, soudain révoltée, se dressa, frémissante :

— Ah ! c’est pour ça ! Parce qu’on est malheureuse, vous croyez que ça peut réussir ! Eh bien, venez-y, sale vieux !

Et comme une main velue l’agrippait à la taille, elle frappa de toutes ses forces, égratignant, visant les yeux. Baveille recula ricanant.

— Oh ! oh ! la m… m… méchante !

— Allez-vous-en, sale vieux ! sale vieux !

— T… t… tu vois ce que t… t… tu perds ! fit-il en montrant son chocolat et son café, ta petite en a be… be… soin pourtant !

— Je m’en moque ; allez-vous-en, vieille saleté !

— C’est bon ; alors, d… d… de l’argent, tout de suite.

Il ajouta tout bas, menaçant, la bouche baveuse :

— Tu y p… p… passeras ou je fais t… t.., tout vendre, ma petite ga… ga…

Il n’eut pas le temps d’achever : elle se précipita sur la table, rafla la marchandise et des deux mains, à toute volée, elle lui envoya le paquet sur la figure. La tablette de chocolat se brisa avec un bruit mat ; des morceaux de sucre crevèrent le papier.

Blanche comme une morte, les yeux fous, elle poussa l’homme vers la porte ; puis se retournant brusquement, elle rassembla d’un coup de balai, sucre et chocolat et, d’un autre coup sec, au seuil, fit tout sauter sur le chemin, dans la boue.

— Va-t’en, sale vieux, et remporte tes drogues.

L’épicier, ayant vivement ramassé sa marchandise souillée, fila. Alors Delphine, s’agnouillant sur une chaise près du lit, saisit les mains de Georgette et elle pleura tant sur les pauvres menottes brûlantes que l’enfant se réveilla.

Séverin ne rentra qu’après la nuit tombée. Il avait hésité avant d’aller conduire les conscrits : il se trouvait un peu vieux déjà pour être au milieu de cette jeunesse et puis il ne se rappelait plus bien les sonneries. Pourtant, comme l’occasion de gagner dix francs ne se présente pas souvent pour un valet de ferme, il s’était décidé.

La journée fut fatigante, pleine de cris, de chansons, de ululements. Séverin joua consciencieusement en passant dans les villages ; les conscrits, reconnaissants, payèrent à boire au chef-lieu de canton. Après le tirage, ils se battirent un peu avec leurs camarades d’une commune voisine ; Séverin, cependant, finit par les rassembler tous et les ramener. Le soir, sur la place du bourg, ils firent grand tapage, s’arrêtant de chanter pour boire et de boire pour chanter ; enfin, à la nuit, ils entrèrent à l’auberge pour achever de se soûler.

Séverin ayant parlé de partir à ce moment-là, ils exigèrent qu’il restât jusqu’à la fin. Lui, d’ailleurs, voyant qu’il ne comptait pas pour le paiement des écots, ne se fit pas trop prier. Il s’installa résolument à boire, mais comme il n’était plus habitué au vin, il se trouva gris un des premiers.

Il commença à sonner sans y être invité ; sa sonnerie, hésitante d’abord, devint plus nette ; il retrouva son ancienne manière, et le geste aussi, le brusque décollement de l’embouchure, le lancé énergique de l’avant-bras. Il engagea vivement les conscrits à entrer dans la clique, une fois qu’ils seraient là-bas, mais dans la vraie clique, celle des clairons — dans la clique des tambours, on n’arrivait à rien, témoin Micot, un petit Breton qui avait été trois ans élève tapin. Il leur parla aussi du grand tambour-major ; il conta des tours, des histoires étonnantes que les conscrits firent d’abord semblant de comprendre, puis qu’ils n’écoutèrent plus. Alors Séverin en retint deux dans un coin de l’auberge et leur enseigna le garde-à-vous et les premiers principes comme au temps où, clairon en pied, il remplaçait le caporal à l’instruction. Enfin, malgré l’aubergiste, il sonna sans interruption ; vingt fois le couvre-feu mourut dans la petite salle : les vitres tremblaient sous la grêle des notes précipitées.

Quand, vers dix heures, il eut quitté l’auberge, il sonna encore pour son plaisir ; seul sur la route il lança des airs incohérents qui se perdirent dans la nuit froide. Un vent aigre accourait du nord-ouest entre les têtards ébranchés ; il tomba une averse de neige mal fondue ; cela calma un peu Séverin. Cependant, il n’était pas encore solide en arrivant aux Pelleteries. Delphine qui vint lui ouvrir, en chemise, l’aperçut ruisselant et titubant ; elle se dépêcha de prendre un jupon et d’allumer la chandelle.

-C’est ça ! fit-il, allume un peu, qu’on voie !

Elle l’interrompit.

— Tais-toi, les enfants dorment, pas de bruit !

Puis elle ajouta en le regardant :

— Eh bien, tu es joli !

— Ça ne m’a rien coûté, cria-t-il, pas un sou ! la clique boit à l’œil, toujours ! Et je leur ai poussé la dix-septième.. comme ça, tiens, écoute…

Elle se précipita et lui enleva le clairon.

— Veux-tu te taire ? tu es fou ! couche-toi vite… Georgette a été malade, tu sais !

— Hein ! Georgette ! Elle est guérie, Georgette !

— Non ; elle a eu la fièvre encore aujourd’hui : elle va mieux ce soir, elle dort ; couche-toi sans faire de bruit.

Elle lui enleva son chapeau, sa cravate et déboutonna sa blouse ; il la laissait faire, docile.

— Prends garde, fit-elle, en le poussant au lit, Louise est avec nous ce soir ; elle aurait gêné Georgette dans l’autre lit. Passe au fond si tu peux ; moi je coucherai de ce côté, ça sera plus commode si je dois me lever pour la petite.

Il se mit à rire.

— Ah ! mais non ! mais non par exemple ! ce n’est pas ça.

Et doucement, avec des précautions exagérées d’ivrogne, il entreprit de pousser Louise vers la ruelle.

Delphine cependant grondait en rangeant les hardes mouillées.

— Où est-il passé, mon Dieu ! où est-il passé pour s’être crotté ainsi ! Comme si on n’avait pas assez de tourment ! Oui, tu as du cœur, tu sais, de t’amuser quand les autres sont dans la tristesse et les embêtements de toutes sortes.

Elle parlait tout bas pour ne pas réveiller les enfants et aussi par lassitude, car sa colère de la matinée l’avait brisée. Elle leva la tête et vit Séverin qui l’attendait. Il avait une mine si repentante, si piteuse, qu’elle ne put s’empêcher de sourire. Malgré tout, elle ne lui en voulait guère ; n’avait-il pas eu raison de boire ? Il avait été heureux pendant une heure ou deux ; il l’était encore, il oubliait tout ; peut-être revivait-il une minute folle de leur temps d’amour…

Charitable, elle se tut ; elle se déshabilla ; puis, sans répugnance malgré l’odeur du vin, elle se coula au lit et s’abandonna, heureuse au fond de cette tendresse jamais démentie qui la vengeait de sa misère.

Dans la ruelle, sans qu’ils y eussent pris garde, Louise s’était réveillée ; elle crut peut-être qu’ils se battaient… Quand, deux heures plus tard, Delphine alluma la chandelle pour aller voir Georgette qui toussait, elle aperçut son aînée collée à la muraille, recroquevillée et tremblante avec des yeux hagards.