Les Creux de maisons/Deuxième partie/8

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CHAPITRE VIII

LA LETTRE D’AVIT MAUFRET


L’année suivante, le jour de la Toussaint. Séverin vient de dénouer le coin de son mouchoir ; il vide l’argent de son gage sur la table : trente-cinq pistoles. Il n’y manque rien, cette année ; on n’a demandé aucune avance à Chauvin ; on a bien encore quelques dettes en plus du pain et du loyer, mais moins tout de même que les deux années précédentes. Trente-cinq pistoles ! Une belle poignée. Les enfants sont émerveillés ; Delphine manie les pièces sans se presser de les serrer ; ses yeux élargis ne regardent nulle part. Séverin voit bien qu’une idée lui trotte en tête.

— À quoi penses-tu, Fine ?

— Je pense à ceux de là-bas.

Elle ramasse l’argent, puis elle prend une lettre sur la cheminée et la tend à Louise. Louise lit couramment l’écriture ; d’ailleurs c’est peut-être la dixième fois que sa mère lui fait lire cette lettre : elle la sait presque par cœur.

Le Jaria d’Aulnay (Charente-Inférieure).
Chers voisins,

C’est pour vous dire que nous avons fait un bon voyage et que nous sommes contents d’être ici. Maman disait qu’elle ne s’accoutumerait jamais ; maintenant elle ne voudrait pas retourner aux Pelleteries où nous étions si malheureux.

Notre endroit s’appelle Le Jaria ; il n’y a qu’une métairie ; les voisins ne nous achalent pas. Ça n’empêche point la maison d’être accoutumante : elle est bâtie en pierres blanches sur une butte d’où l’on voit le bourg à un petit quart de lieue. On voit même beaucoup plus loin, parce que vous saurez que le pays est plus plat que le pays de Bocage ; il y a aussi moins d’arbres.

Les gens d’ici sont aimables ; ils sont plus polis que les gens de chez nous. Papa dit qu’ils font des embarras. C’est peut-être vrai ; ils ont été riches, à ce qu’on dit, dans le temps de la vigne. Je trouve tout de même qu’ils nous saluent honnêtement et pourtant ils savent bien que nous n’avons rien.

Par exemple, ils n’ont guère de religion, comme vous l’avez peut-être entendu dire. Nous sommes allés à la grand’messe, dimanche, Richelieu et moi : il n’y avait presque que des femmes et encore pas beaucoup. Après ça, nous avons causé avec des garçons dans le bourg ; ils nous ont emmenés chez eux et nous ont fait boire du bon vin. Je crois qu’ils voulaient nous faire parler le patois de chez nous, mais pour les attraper, nous avons parlé à la mode, tout le temps ; parce que je vous dirai qu’ils rient de notre langage. Ils ont grand tort, car ils parlent eux-mêmes joliment mal : nous ririons bien aussi de les entendre, mais quand on est seul, on ne peut pas.

Papa trouve qu’ils n’ont pas de sang : c’est mou, ça dort sur la charrue, ça ne fait pas de choux, crainte d’avoir froid en les effeuillant… — Pour moi, je ne sais pas encore : c’est peut-être des idées. Sans doute qu’il y en a d’allants, ici comme ailleurs. Pourtant Eusèbe et Athanase qui sont gagés (et qui gagnent de bons prix, je vous le promets), nous disent bien qu’ils ont de l’aise à faire leur rang. Marie-Louise et Françoise, qui sont gagées aussi, ne sont pas aussi bien accoutumées.

La terre est moins lourde que chez nous et moins épaisse. Les cailloux non plus ne sont pas pareils. Le pays est grenant, paraît-il, mais la paille vient courte. Je crois que les champs du Jaria ne sont pas tous fameux ; il y a de bonnes terres dans la contrée, mais vous pensez bien que les gens du pays les gardent pour eux ; ils ne sont pas si bêtes ! Nous avons un carré de vigne ; des années ça rapporte beaucoup. En tous les cas, on boit plus de vin ici que chez nous ; on en boit jusque chez les travailleurs, et tous les jours ; nous avons de la luzerne qui est belle ; elle vient bien dans le pays. La prairie est bonne ; le maître nous a dit que nous ferions de la mulasserie ; nous ne nous y connaissons pas, mais nous ferons tout comme le maître voudra, parce que nous sommes de moitié et parce qu’il n’a pas l’air mauvais. C’était lui qui faisait valoir avant nous, maintenant il s’est retiré dans le bourg ; il nous a laissé l’endroit en assez bon état et monté de presque tout. Ce n’est pas avec l’argent que nous avions, que nous aurions pu prendre une métairie de trente hectares chez nous. Ce qui nous manque le plus, ce sont des bêtes. Il faut vous dire qu’ici on les garde tout le temps avec des chiens ; c’est l’occupation des femmes et des drôles. Chez nous, c’est un jour Fridoline, un jour Louise ; Louis VI et les petites commencent à y aller le jeudi. Le dimanche, les gars se promènent dans les champs et ils vont avec les filles qui gardent les bêtes.

Richelieu me dit de vous dire que Fridoline a déjà trouvé un galant qui est riche : mais c’est une menterie.

Ça fait que nous sommes neuf à la maison : papa, Richelieu et moi pour l’ouvrage, maman pour la cuisine. Fridoline et Louise pour les bêtes, donc, et les trois plus jeunes pour les sottises. Les quatre qui sont gagés viennent nous voir tous les dimanches. Il n’y a que Gonzague qui nous manque ; quand il reviendra du régiment, je ne sais pas s’il voudra habiter ici ; peut-être va-t-il se marier et rester dans le Bocage comme Églantine. S’il fait cela, il sera un sot.

C’est pour vous dire que nous ne nous plaignons pas pour le moment. Il faut travailler bien sûr, en Charente comme ailleurs, mais on est chez soi. Au pays, nous aurions bien gagné notre vie maintenant que nous voilà à peu près tous en force, mais nous n’aurions pas pu prendre de terre. Ici, c’est commode ; on ne demande que des bras. Vous pensez si papa se trouve heureux, lui qui a été toute sa vie chez les autres.

Il m’a dit de vous dire, Séverin, que, si, dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands, vous vouliez venir en Charente, il se chargerait de vous trouver une petite terre.

Chers voisins, c’est pour vous dire que nous voudrions bien aller vous voir, mais c’est le voyage qui coûte trop cher. Nous vous regrettons beaucoup, moi, maman, papa et tous les autres.


Après cela, il y a le nom d’Avit, d’Avit Maufret, le plus savant de sa famille. Les Maufret, après tant d’autres, sont partis pour les Charentes ; ils sont partis treize à la Saint-Michel dernière, ne laissant derrière eux que l’aînée des filles mariée à un valet du pays et le cadet des garçons, artilleur à Poitiers. C’est loin, les Charentes, mais qu’importe, ils sont sortis de leur creux-de-maison, voilà l’essentiel.

Les Pâtureau ont eu un moment l’idée de les remplacer ; les Pâtureau sont en effet à l’étroit chez eux : les quatre aînés couchent dans le même lit, les deux garçons au pied, les deux filles à la tête ; Marthe dort encore dans le berceau, mais elle ne tardera pas à être trop grande. Cependant ils ont reculé encore une fois devant la dépense : l’ancienne maison des Maufret, qui a deux chambres, coûte soixante-cinq francs par an. C’est Gustinet, l’ami de Séverin, qui est venu y demeurer ; il a, lui aussi, une femme, quatre enfants et une ancienne, la mère de sa femme. Ce coin de village n’est pas encore trop dépeuplé.

Il dit quatre ou cinq ans, le père Maufret : « dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands… »

Delphine, la lettre en main, regarde la ligne où ces mots sont tracés. Partir ! elle y pense depuis longtemps déjà sans oser en parler ; mais maintenant que ceux-ci écrivent qu’ils sont heureux !

— Oui, fait-elle à mi-voix, dans quatre ou cinq ans, nous nous en irons, Séverin.

Lui, ne répond rien. Les enfants sont aux écoutes ; Delphine les fait sortir. Séverin est toujours songeur.

— Ils font de la mulasserie, reprend-elle ; cela te conviendrait, tu t’y connais un peu, n’est-ce pas ?

— Oh ! pas trop I Je m’en suis occupé chez ton défunt père ; je passais pour un bon panseur ; cela ne fait pas tout…

— Bien sûr ! mais cela ne t’empêche pas d’être bon ouvrier autrement. Et puis je t’aiderai quand nous serons là-bas ; tu verras comme je suis encore forte ! Sans compter que nous aurons au moins six enfants…

— Six enfants ! six ? alors, tu es sûre ?

— Oh ! parfaitement sûre ! tu penses que je commence à m’y connaître, moi aussi, à ces choses-là. Elle ajoute avec un beau rire de bravoure :

— Mais qu’as-tu ? on dirait que tu as fait un mauvais coup ! Ne te chagrine pas, va, tu ne seras pas le plus à plaindre.

— Aux autres fois, toi-même, il me semble que tu ne prenais pas les choses aussi bien.

Joyeuse, elle l’attire par les épaules, ses yeux brillent :

— Aux autres fois, j’étais folle ; je n’aurais pas voulu tant d’enfants ; oh oui ! toute folle que je te dis ! nos enfants nous sauveront ; ils nous arracheront de ce creux-de-maison que je hais tant. Pense donc ! six ! Toi, tu n’auras qu’à commander ; on en remuera de la terre, avec tout ce monde !

— En attendant c’est de la misère pour toi, toujours plus de misère.

— Qu’est-ce que ça fait, puisque nous en sortirons un jour ? Et n’y suis-je pas habituée à la misère ? Je tiendrai bien encore cinq ans.

Séverin résiste encore ; il ne croit pas le bonheur possible.

— Cinq ans ! c’est long, qui sait ? nous avons le temps de voir bien des choses.

Mais elle le secoue vivement :

— Encore tes idées de malheur ! Ce n’est pas le jour. Fais ta barbe que je t’embrasse. Nous irons en Charente et nous aurons une terre, une grande terre !