Les Creux de maisons/Troisième partie/2

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CHAPITRE II

LES CHERCHE-PAIN


Louise mendiait franchement ; malgré l’aide des voisins, il avait bien fallu en venir là.

Les bessons étant encore un peu jeunes, la fillette, seule, faisait des tournées. Il lui arrivait de passer deux fois par semaine au seuil des métairies. Les gens s’habituaient à elle, à son petit air de femme sérieuse, à ses joues maigres, à ses yeux sombres, des yeux trop grands qui lui mangeaient la figure. Comme elle allait toujours pieds nus et que le froid lui marbrait les chevilles, quelqu’un lui avait donné le nom de Bas-Bleu et ce nom lui était resté. Les servantes disaient :

— Patronne ! Bas-Bleu des Pelleteries est à la porte ; faut-il qu’on donne ?

Et de même, les vieux brèche-dents, diseurs de rigourdaines, criaient derrière elle pour la faire se retourner :

— Bas-Bleu ! Bas-Bleu ! tu perds tes jarretières.

Ils diraient cela, ces anciens, sans méchanceté aucune, étant désireux de la faire rire.

Pourtant, cela ne plaisait pas à Séverin ; c’est qu’aussi il était plus fier qu’il n’est séant à un malheureux. À la maison, il ne tolérait pas qu’on appelât la petite autrement que Louise. Il voulut également qu’elle prît des bas ; mais outre qu’elle n’en avait guère, il est toujours bon qu’un cherche-pain aille nu-pieds et mal vêtu. D’autres tracas vinrent qui firent oublier ceux-là ; Louise resta Bas-Bleu pour tout le monde, ce qui d’ailleurs était sans importance.

Il y avait deux autres petits mendiants aux Pelleteries ; ils passaient chercher Bas-Bleu et les trois enfants faisaient leurs tournées ensemble.

Pieds nus, le ventre vide, ils s’en allaient dès le matin par les sentiers de traverse qui conduisent d’une ferme à l’autre. Ils s’arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils toussaient timidement d’abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s’asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d’une voix traînante :

— Charité, s’il vous plaît ! Charité ! Charité, s’il vous plaît !

— Qu’est ça ?

— Les cherche-pain ! Charité, s’il vous plaît !

— Combien ? disait la voix.

— Deux, trois !

Parfois, ils frappaient en vain ; la porte ne s’ouvrait pas et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours.

Il leur arrivait de galopiner le long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu. Les tournées étaient longues, car il y avait des gens qui fermaient leur porte en disant :

— On ne donne plus !

On ne donne plus ! cela voulait dire qu’on avait donné, dans le temps, quand il y avait beaucoup, beaucoup de malheureux, quand des bandes de dix ou quinze cherche-pain passaient aux portes. Mais maintenant ce n’était pas le jour ! il n’y avait plus de cherche-pain au pays, il ne devait plus y en avoir ; il en était tant parti pour les Charentes ! Les malheureux qui restaient, la commune ne leur venait-elle pas en aide ?

La bru des Larin, qui était pourtant une proche voisine, pensait tout juste ainsi ; et comme elle était très sotte, elle l’expliquait à Bas-Bleu et aux deux petits drôles qui raccompagnaient.

— On ne donne plus ! vous êtes soutenus par la commune. Aujourd’hui les plus malheureux ne sont pas les malheureux ; allez-vous-en !

En revanche, il y avait de bonnes portes ; il y avait des gens qui donnaient de la miche et invitaient à entrer pour se réchauffer.

Bas-Bleu n’aimait pas à aller seule, car elle avait peur des chiens. Elle évitait aussi les coureurs des routes.

Vers la fin de l’hiver, elle commença à emmener les bessons. Elle leur apprit les chemins les plus courts et les choses qu’il fallait dire pour avoir des tartines.