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Les Crises commerciales et monétaires/02

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Les Crises commerciales et monétaires
Revue des Deux Mondes (p. 432-460).
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LES
CRISES COMMERCIALES
ET MONETAIRES

II.
LA FUITE DE L'ARGENT ET LA HAUSSE DE L'ESCOMPTE


I

L’histoire du money-market depuis cinquante ans le montre bouleversé presque périodiquement par des perturbations qui font penser aux ouragans du monde physique ou aux convulsions du corps humain[1]. L’expérience toute récente de l’année qui vient de finir nous a prouvé que le marché monétaire est sujet aussi à un autre genre de trouble qui ressemble plutôt à une maladie de langueur. Aux crises aiguës succèdent les crises lentes et continues, aux ébranlemens violons et subits les maux chroniques. Ces deux espèces de crises viennent-elles des mêmes causes, et ces causes, quelles sont-elles ? jusqu’à quel point peut-on prévenir le retour du fléau, et de quelle façon ?

Plusieurs moyens se présentent de résoudre ces questions. D’abord on pourrait chercher une solution dans les théories des principaux écrivains qui se sont occupés de la matière ; puis on essaierait, à la lumière des faits les mieux constatés, de contrôler, de rectifier, s’il le faut, les principes généraux, et d’arriver enfin à des conclusions appuyées sur l’étude du passé et pouvant même jusqu’à un certain point servir de guide pour l’avenir. Dans un livre remarquable à plus d’un titre, intitulé du Crédit et des Banques, un économiste connu des lecteurs de la Revue, et dont la science regrette la mort prématurée, M. Charles Coquelin, a exposé une théorie des crises qui a été fort goûtée, parce qu’elle venait à l’appui d’une thèse très en vogue, la liberté des banques. D’après M. Coquelin, toutes les crises commerciales et financières ont été amenées par une cause unique, le monopole accordé en France et en Angleterre à une banque privilégiée. Le remède était donc naturellement indiqué ; il suffisait d’appliquer ici encore la maxime favorite de l’école économique : « laissez faire, laissez passer, » et de proclamer la liberté de l’émission. Voici comment le monopole des banques privilégiées devra nécessairement produire des crises. Dans un pays qui s’enrichit, le capital créé chaque année par l’épargne cherche un placement rémunérateur ; il en trouverait un excellent dans l’escompte, c’est-à-dire dans des avances faites au moyen du crédit à l’industrie et au commerce, dont il favoriserait ainsi la saine expansion ; mais la banque privilégiée envahit le marché et interdit à ces capitaux nouveaux la faculté de lui faire concurrence en se groupant sous la forme d’un établissement de crédit. Qu’en résulte-t-il ? C’est que ces capitaux condamnés à l’oisiveté vont, en attendant mieux, s’accumuler dans les caves de la banque privilégiée. Celle-ci, voyant sans cesse grossir son encaisse de la masse de ces dépôts, sur lesquels elle ne paie rien, en profite pour étendre, pour multiplier encore ses escomptes et grossir ses dividendes. D’autres capitaux particuliers sont rendus ainsi improductifs, d’où résultent de nouveaux dépôts et une plus grande extension de l’escompte. Cette facilité, de l’escompte surexcite toutes les industries ; d’autre part, la masse des capitaux disponibles en quête d’un placement s’accroît sans cesse. C’est alors que la richesse semble déborder ; l’or coule à flots ; on ne sait que faire de son argent ; il faut à tout prix en trouver l’emploi. Les projets, les entreprises de tout genre naissent en foule. Tout le monde souscrit avec fureur ; mais dès qu’il faut faire face aux versemens, on retire successivement les fonds déposés à la banque, où ils ne touchent aucun intérêt. L’encaisse diminue à vue d’œil. La banque continue à lancer des billets dans la circulation, mais ils sont bientôt présentés au remboursement. Effrayée enfin d’une situation qu’elle-même a créée, elle se décide à hausser brusquement le taux de l’escompte ou à en restreindre l’étendue. C’est le signal de la panique. La crise éclate, les faillites se succèdent, la débâcle est générale. Ainsi interdiction malavisée et injuste de fonder à volonté des établissemens de crédit, ce qui rend improductifs une masse de capitaux, excès de dépôts qu’aucun intérêt ne fixe et ne retient, enfin retrait de ces dépôts qui épuise l’encaisse métallique, de la banque privilégiée, voilà, suivant M. Coquelin, l’enchaînement de faits qui aboutit à des perturbations périodiques dans le monde des affaires. « Le change défavorable, ajoute-t-il, cette circonstance dont le parlement anglais s’est beaucoup occupé sans la bien comprendre, n’est point la cause déterminante des crises, car elle est plutôt un symptôme de prospérité croissante. »

Il n’est point surprenant que cette théorie ait rencontré de nombreuses et importantes adhésions. Elle est en elle-même très plausible, elle est irréprochable sous le rapport des principes abstraits, et la déduction des causes et des effets paraît très rigoureuse. Malheureusement elle ne concorde pas avec les faits, comme on va le voir. Si elle était exacte, le pays où le monopole d’une banque centrale est le plus exclusif devrait être le plus maltraité par les crises. Au contraire les pays où il y a beaucoup de banques et où l’on paie un intérêt aux déposans devrait échapper à ces orages, et enfin, dans les années de perturbation, les dépôts devraient être considérablement réduits. Or rien de tout cela n’est vrai, aucune de ces circonstances ne se réalise. Il est un pays où le monopole de la banque privilégiée est des plus absolus, c’est la France, et des trois grandes nations commerciales, c’est précisément la France qui a le moins souffert des crises. Il est une autre contrée où les banques sont plus nombreuses que partout ailleurs, et où elles paient un bon intérêt sur les dépôts qu’on leur confie. Cette contrée, ce sont les États-Unis. Or nulle part les crises n’ont été plus violentes, plus générales, plus brusques. Si le retrait des dépôts était la cause déterminante des crises en Angleterre, où on étudie depuis longtemps ce grave phénomène, les économistes, les hommes d’état, les enquêtes parlementaires auraient dû signaler cette remarquable circonstance. Comment se fait-il que nulle part il n’en soit question ? Un fait aussi important aurait-il donc passé inaperçu ? En aucune manière ; mais ce fait n’existe pas. Non-seulement les années de crise ne sont pas celles où la banque a conservé le moins de dépôts, mais on voit fréquemment les dépôts augmenter au moment même où la tempête financière se déchaîne avec le plus de fureur. Quelques chiffres vont le prouver.

En 1825, année de crise terrible, la moyenne annuelle des dépôts a été plus élevée que durant les années précédentes ; elle a été de 2,600,000 livres sterling contre 2,300,000 en 1824 et 1823, et 1,300,000 livres en 1822 et 1821. En 1845 et 1846, époque où le capital était surabondant et où, suivant M. Coquelin, il aurait dû s’accumuler dans les caisses de la Banque, les dépôts flottent entre 13 et 24 millions. En janvier 1847, ils montent encore à 17 millions. Au mois d’avril, ils s’abaissent un instant à 11 millions ; mais bientôt ils se relèvent, et au plus fort de la débâcle, en octobre, ils atteignent 17 millions. Quand on suit de mois en mois le mouvement des dépôts, on les voit fléchir parfois à l’instant où se font de grands envois de métaux précieux à l’étranger ; mais rien, absolument rien n’indique un retrait successif, continu, qui mette la Banque dans l’embarras et qui occasionne une crise. Il n’y a pas trace non plus de cette relation intime entre la dépression de l’encaisse et le retrait des dépôts. Ainsi, en janvier 1847, les dépôts montent à 17 millions et l’encaisse à 14. Au commencement d’octobre de la même année, quand l’encaisse est au plus bas et qu’il est tombé à 8 millions, nous trouvons les dépôts au même chiffre qu’en janvier, à 17 millions. Les années qui précèdent la grande crise de 1857 offrent des chiffres non moins concluans. Les dépôts montent à 20 millions en 1850 et retombent à 13 en 1851, sans que le mouvement des affaires s’en ressente en aucune façon. En 1854, il se produit une oscillation considérable, de 22 à 12 millions ; elle n’occasionne aucune perturbation. En 1856, les dépôts flottent de 14 à 18 millions. En 1857, année désastreuse entre toutes, aucun retrait de quelque importance ne se remarque. En novembre, quand la gêne est à son comble, lorsqu’il faut se résoudre à suspendre l’act de 1844 en présence d’un encaisse réduit à 6 millions, les dépôts montent à 18, à 19, et le 25 du terrible mois à 20 millions. Ces faits significatifs nous expliquent pourquoi les documens anglais ne citent pas le retrait des dépôts parmi les causes qui déterminent les crises : c’est qu’il n’y a aucun rapport entre la fluctuation des dépôts et les perturbations commerciales. Le seul pays où le retrait des dépôts ait aggravé le mal, c’est l’Union américaine en 1857, précisément, semble-t-il, parce que là des banques très nombreuses paient un bon intérêt pour les sommes qu’on leur confie. Il en résulte que les dépôts prennent des proportions énormes, et comme ces banques n’inspirent pas une entière confiance, on retire l’argent quand on les croit menacées. En Angleterre, où la Banque jouit d’une confiance absolue, on constate un phénomène contraire. On y dépose ses capitaux dans les temps difficiles, lorsqu’on se défie de tout placement définitif. C’est donc en méconnaissant les données les plus incontestables qu’on a soutenu que les tourmentes financières étaient occasionnées par le monopole des banques privilégiées, et qu’on a préconisé la liberté d’émission des billets comme le meilleur moyen d’en prévenir le retour. Il ne manque peut-être point de bonnes raisons à faire valoir pour attaquer le monopole et pour réclamer la liberté en cette matière ; mais on doit, semble-t-il, renoncer à en chercher dans l’histoire des crises[2].

Un économiste allemand aussi distingué par la netteté de ses aperçus que par le mérite du style, M. Max Wirth, dans le livre où il raconte si bien l’histoire des crises, arrive à en attribuer l’origine à la rupture de l’équilibre entre la production et la consommation, et cette opinion a été partagée par plusieurs économistes français[3]. Voici comment ces écrivains expliquent la naissance et le développement de ces troubles profonds qui de temps à autre désolent le monde des affaires. À mesure qu’une nation s’enrichit et que l’aisance se répand, les besoins de la consommation augmentent. Il en résulte que le prix de certains produits s’élève. Ceux qui sont chargés de les créer ou de les importer font alors de grands bénéfices : Ces bénéfices exceptionnels attirent les capitaux, qui se portent à l’envi dans la même branche de la production. La spéculation et l’agiotage impriment à ces opérations une activité anormale. Nul ne s’inquiète plus de l’étendue des débouchés, parce que tout le monde gagne de l’argent ; mais bientôt le marché est encombré, l’excès de la concurrence amène un engorgement, un glut. L’offre des produits dépasse la demande. Dès lors il y a révulsion : les prix tombent aussi rapidement qu’ils ont monté ; les pertes qui en découlent entraînent des ruines, des faillites. Et comme toutes les industries se tiennent, le mal se répercute, la chute des uns entraîne celle des autres, enfin l’ébranlement se communique au monde entier des affaires.

Si l’on veut bien se rappeler l’histoire des principales crises, on n’aura point de peine à se convaincre que cette théorie est insuffisante pour expliquer ces grandes convulsions qui subitement atteignent toutes les industries, toutes les valeurs, toutes les transactions. Elle peut tout au plus rendre compte de ces difficultés momentanées qui se produisent parfois dans certaines branches d’industrie auxquelles on a imprimé un élan désordonné. Les économistes s’accordent à ne pas admettre un excès général de production, parce que, dans ce cas, tous les produits s’échangeraient, comme avant, les uns contre les autres, avec cette différence que chacun en aurait davantage. Il ne peut donc y avoir surabondance que sur un ou deux points du marché. A-t-on fabriqué trop de coton, trop de fer, trop de soieries, ces industries subiront des pertes ; mais il est impossible que ces fausses opérations épuisent l’encaisse des banques, tuent le crédit et portent le trouble dans tout le mécanisme de la circulation. Il est trop évident, pour qui les a étudiées, que ni la crise de 1847, ni surtout celle de 1857, qui a ébranlé les deux hémisphères, ne peuvent être attribuées à un glut, à un encombrement de marchandises, c’est-à-dire à l’activité exagérée de telle ou telle industrie.

Lorsqu’après avoir examiné les vues parfois ingénieuses des économistes du continent, on aborde l’étude des écrits publiés en Angleterre sur la même question, on s’aperçoit aussitôt qu’ici on a vu de près et souvent la marche du terrible phénomène. On sait comment il naît, comment il se développe ; les faits sont bien constatés et généralement connus. Nul n’hésite à voir dans les crises ce qu’elles sont réellement, un dérangement profond du mécanisme de l’échange. La fuite de l’or, la raréfaction de l’agent métallique de la circulation, nécessairement accompagnées d’une contraction correspondante du crédit, telle est, personne ne le conteste, la cause déterminante, immédiate du mal ; mais d’où provient le trouble de la circulation ? pourquoi, à certains momens, l’agent des échanges fait-il défaut au point d’entraver subitement le mouvement général des affaires, et surtout comment empêcher le retour de ces désastreuses perturbations ? Sur ce point, l’accord cesse et les avis se divisent. Nous exposerons d’abord la manière de voir de Robert Peel et des autres promoteurs de l’act de 1844. D’après eux, l’origine première de toutes les crises résidait dans l’émission exagérée des billets de banque. Le prix de toutes les choses, disaient-ils, dépend du rapport qui existe entre la masse des échanges qu’il faut accomplir et la quantité d’instrumens de la circulation (currenry), or ou papier, qui peuvent servir à les opérer. Réduisez cette quantité, et les prix baissent ; augmentez-la, et les prix haussent. C’est là un principe élémentaire incontestable. Or les banques peuvent, dans d’assez larges limites et en très peu de temps, étendre l’agent de la circulation par l’émission de leurs billets, et amener ainsi une hausse factice de tous les prix. Cette faculté qu’elles possèdent. elles ne manquent pas d’en faire usage, et elles le font dans les circonstances les plus fâcheuses, précisément à l’heure même où la spéculation et la concurrence des acheteurs tendent à faire renchérir toutes les marchandises et toutes les valeurs. En ces momens-là, chacun veut étendre ses opérations : les uns s’efforcent de garder leur approvisionnement pour profiter de la hausse ; d’autres, pour le même motif, veulent augmenter leurs achats. Afin d’y parvenir, tous demandent des avances. Les banques y consentent ; elles accordent de plus grands crédits, et elles le font en étendant leur circulation fiduciaire. La currency s’accroît donc du même pas que la spéculation, d’où résulte nécessairement une hausse désordonnée de tous les prix. Comme conséquence immédiate, le numéraire métallique s’écoule, car chacune de ses unités a perdu de sa valeur. Tout est cher en Angleterre, tout ailleurs est resté relativement bon marché. Le capital en quête d’un placement émigrera donc vers les pays où il a conservé toute sa puissance, c’est-à-dire où il pourra acheter à de meilleures conditions. D’autre part, la cherté factice qui règne en Angleterre éloignera les commandes, les ordres de l’extérieur. La balance du commerce et par suite le change deviendront défavorables, et pour rétablir l’équilibre il sera nécessaire de faire à l’étranger de fortes remises métalliques qui produiront un vide sur le marché monétaire, qui atteindront le crédit, ébranleront la confiance et amèneront la crise. Le remède est donc indiqué par la cause même du mal qu’il s’agit de combattre. Puisque, de leur aveu, les banques ne restreignent pas leurs émissions de billets quand un change défavorable provoque l’exportation de l’or, il faut les y contraindre par la loi, afin d’arriver à ce résultat, que la circulation fiduciaire ne s’étende plus à l’avenir que dans la proportion où se serait accru un intermédiaire des échanges entièrement métallique. Tel est le but qu’on s’efforça d’atteindre par l’act de 1844.

On peut affirmer d’avance que cette théorie doit contenir une grande part de vérité. Des hommes comme Robert Peel, Mac-Culloch, Norman, Loyd, Torrens, partant des principes élémentaires de la science et ayant suivi avec attention et dans tous leurs détails les fluctuations du marché monétaire et commercial, ne pouvaient se tromper complètement. Il est hors de doute qu’ils ont exactement décrit les symptômes des crises. En étudiant l’enchaînement des causes et des effets qui les produisent, ils ont vu très clair jusqu’à un certain point ; mais au-delà, quand ils ont voulu déterminer l’origine première de la série des conséquences qui en découlent, ont-ils pénétré assez avant, ont-ils embrassé la question dans toute son étendue, et en considérant comme principale une circonstance accessoire, ne sont-ils pas arrivés à indiquer comme souverain un remède nécessairement insuffisant ? Voilà ce qu’a soutenu le consciencieux auteur de l’Histoire des Prix, M. Tooke, et, il faut bien l’avouer, les événemens ont confirmé plusieurs de ses objections. L’act de 1844 n’a empêché ni la crise de 1847 ni celle plus sérieuse encore de 1857.

M. Tooke affirmait d’abord que l’émission des billets de banque n’a point pour effet d’élever les prix, parce qu’ils remplacent les effets de commerce, et qu’ainsi ils ne pénètrent pas assez avant dans la circulation pour agir de la même façon que le ferait un accroissement de monnaie métallique. Ce point de théorie est encore incomplètement éclairci. Cependant M. Stuart Mill entre autres y a jeté assez de lumières[4] pour qu’on puisse dire que l’opinion de Tooke ne doit être admise qu’avec infiniment de réserve et pour certains cas seulement. Quoi qu’il en soit de cette difficulté, Tooke a du moins clairement démontré que les crises ne proviennent point d’un excès dans l’émission des billets. Ce qui avait fait naître cette manière de voir, c’étaient principalement les fluctuations du marché monétaire en 1824 et 1825, en 1836 et 1837. Or Tooke a montré que l’histoire financière de ces années ne confirmait pas du tout l’appréciation de Robert Peel à ce sujet.

Depuis la reprise des paiemens en espèces, la circulation fiduciaire de la Banque d’Angleterre s’était élevée en moyenne à 19 ou 20 millions sterling. Au commencement de 1823, elle était de 18,392,240 livres avec un encaisse d’environ 10 millions. En 1824, quand se déclara la fièvre de spéculation qui devait amener la fameuse débâcle, la circulation des billets montait à 19 millions de livres ; mais comme d’autre part l’encaisse s’était élevé au chiffre énorme de 14 millions, cette insignifiante augmentation des notes était parfaitement justifiée. En octobre, quoique l’encaisse métallique fût tombé à 11,600,000 livres, on ne peut pas dire que l’émission était exagérée, puisqu’elle était restée au chiffre de 19 millions, et qu’ainsi elle n’allait pas même au double de l’encaisse, tandis qu’on admet qu’elle peut s’étendre sans danger jusqu’au triple. Les banques provinciales furent moins réservées que la Banque d’Angleterre ; mais leurs émissions, dont on ne connaît pas exactement le total, et qui ont été, d’après Tooke, très exagérées par leurs adversaires, n’eurent point lieu au moment de la grande expansion du commerce et de l’industrie qui amena plus tard la catastrophe. Toutefois, si la surabondance de la circulation fiduciaire ne fut pas la cause première de la crise, il est certain que la Banque contribua, nul ne le conteste, à l’aggraver quand déjà l’ébranlement était devenu inévitable. Au lieu d’élever à temps le taux de l’intérêt et de restreindre ses avances, elle fit tout le contraire[5], sous prétexte de venir au secours du commerce, lorsque déjà son encaisse, fondant à vue d’œil, aurait dû lui imposer plus de prudence. C’est à partir d’octobre 1824 qu’il lui aurait fallu déjà prendre des mesures de précaution en prévision de la tempête qui approchait visiblement. Tous s’accordent à lui reprocher son inertie, sa passivité absolue, jusqu’à l’instant où, enveloppée dans la tempête qui ébranlait tout autour d’elle, elle en vint à demander au gouvernement l’autorisation éventuelle d’une nouvelle suspension de ses paiemens en numéraire, ce qui lui fut refusé. En résumé, s’il est vrai que la Banque en 1825 a contribué à aggraver la crise, il est certain aussi que ce n’est pas l’excès de ses émissions qui l’a provoquée. On peut en dire autant pour les années 1835, 36 et 39. La Banque a commis les mêmes fautes, elle n’a point, quand il le fallait, élevé l’intérêt et restreint ses avances ; mais elle a si peu amené les embarras du marché monétaire par sa circulation fiduciaire que le tableau mensuel qui en indique le chiffre permet de constater que celui-ci est resté, à peu près invariable de 1834 à 1838, oscillant à peine de 17 à 18 millions. Pendant la même période, les émissions des banques provinciales ne s’écartent presque point non plus d’un maximum de 11 millions et d’un minimum de 10 millions. Quant aux deux grandes tourmentes de 1847 et 1857, elles forment, on l’a vu, le plus fort argument des adversaires du système de Robert Peel. Comme elles se sont produites sous l’empire de la législation restrictive de 1844, il est certain qu’on ne peut en accuser cette fois l’excès d’émission.

Dans son grand ouvrage d’économie politique, M. Stuart Mill a émis au sujet des crises commerciales quelques vues qui, comme toutes celles qui émanent de cet éminent écrivain, se distinguent par la profondeur et l’originalité. Suivant lui, les crises accompagnent presque nécessairement le progrès de la richesse chez une nation dont la puissance productive augmente rapidement, et voici pourquoi. Dans tout pays, l’accumulation des capitaux est bornée par le taux des profits qu’ils donnent. Quand ce taux descend très bas par la concurrence des fonds qui cherchent un placement et qui n’en trouvent plus, l’accumulation cesse, parce que l’épargne n’est plus encouragée par la rente qu’elle procure. Dans un pays comme l’Angleterre, où le nombre des personnes riches est considérable et où le produit net annuel est énorme, on se rapproche de temps en temps de ce taux minimum au-dessous duquel cesserait toute épargne nouvelle. Lorsque quelques années se sont écoulées sans grandes perturbations, il y a tant de capitaux cherchant un emploi qu’il n’est presque plus possible de les placer d’une façon rémunératrice. Alors tous les titres haussent, l’escompte s’abaisse ; et de tous côtés on se plaint de ne plus rien gagner. Bientôt surgissent une foule d’entreprises qui promettent un intérêt plus élevé que les placemens ordinaires, et les capitalistes, ne sachant que faire de leur argent, souscrivent sans hésiter. C’est la période d’expansion, toujours suivie d’une période de révulsion, conséquence nécessaire des erreurs et des imprudences d’une spéculation effrénée. Cette révulsion, par les circonstances désastreuses qui l’accompagnent, — pertes, ruines, ventes forcées, chômage du travail industriel, — détruit une partie du capital surabondant. Un nouveau mouvement ascensionnel recommence alors, car l’épargne est de nouveau stimulée par suite du vide qui s’est opéré sur le marché. Ainsi s’explique la périodicité des crises qui éclatent chaque fois que le capital s’est accumulé jusqu’à l’excès : elles opèrent comme une saignée ou un exutoire sur un corps gonflé de sang jusqu’à l’apoplexie[6]. Sans doute cette théorie de M. Mill rend bien compte d’une des causes qui, en fait, ont contribué à la naissance de certaines crises ; mais aussi longtemps que le capital anglais peut trouver aux colonies et à l’étranger un placement avantageux, nous ne pouvons admettre qu’il surabonde jamais au point de rendre une tourmente financière inévitable, et en tout cas l’histoire du money-market en 1847 et 1857 est loin de pouvoir servir de base à l’opinion de l’éminent économiste anglais.


II

Nous venons d’examiner les différens systèmes proposés pour expliquer les crises ; essayons maintenant d’en démêler les causes en suivant simplement l’indication des faits.

Il est une circonstance qui invariablement précède toutes les grandes perturbations commerciales, c’est l’exportation des métaux précieux et la dépression de l’encaisse des banques qui en résulte. Chacun de ces événemens a sa physionomie particulière et ses caractères distinctifs, mais chaque fois on remarque le même symptôme précurseur : le change devient défavorable, l’or s’écoule. On est donc forcément conduit à y voir la cause déterminante du mal. Mais, dira-t-on, que peut faire l’exportation de 200 à 300 millions de numéraire à une nation qui, comme l’Angleterre, fait une économie annuelle de 2 ou 3 milliards, et dont la richesse mobilière seule doit dépasser 50 milliards ? L’économie politique n’enseigne-t-elle pas que les métaux précieux sont une marchandise comme une autre, et qu’il est très profitable de les exporter pour remplacer ce capital improductif, la monnaie, par d’autres valeurs qui procurent des revenus ou des jouissances ? Pour faire comprendre comment l’exportation d’une quantité d’or absolument insignifiante relativement à l’ensemble de la richesse nationale peut entraver la marche des affaires et y produire le trouble le plus profond, il est indispensable de rappeler en quelques mots le mécanisme des échanges.

L’échange est le fondement de la société économique dès l’instant où chacun ne produit plus lui-même tout ce dont il a besoin. À mesure que la division du travail s’applique aux différens groupes de métiers, aux différentes provinces d’un royaume, enfin aux différentes nations, l’échange joue un rôle plus important, et le jour où les échanges seraient suspendus, ne fût-ce que momentanément, la moitié des hommes périraient. Or, pour opérer cette masse d’échanges qui entretient la vie des peuples civilisés, ceux-ci ont eu recours à un intermédiaire qui est la monnaie. À un moment donné, la quantité d’unités monétaires nécessaires à un pays est parfaitement déterminée : elle dépend de la quantité d’échanges à faire, comme le nombre des véhicules qui sont indispensables dépend de la masse des marchandises à transporter. Si un certain nombre de véhicules manquent, les transports seront en retard ; si les unités monétaires font défaut, les échanges languiront, et l’ordre économique sera troublé. Il est vrai qu’on peut remplacer les unités monétaires d’or ou d’argent par d’autres unités du même nom faites en papier ; mais ces unités ne conserveront leur qualité de bon intermédiaire des échanges qu’à la condition de ne pas être émises au-delà du besoin qu’on en a, et pour arriver à conserver cette juste proportion on ne connaît pas d’autre moyen que de les faire rembourser à vue par l’institution qui les a lancées dans la circulation. Une certaine quantité de monnaie métallique est donc toujours nécessaire comme base et régulateur de la monnaie de papier. Il est encore vrai qu’on a trouvé un expédient plus simple et plus puissant que la monnaie de papier, c’est le crédit sous ses formes diverses : promesses, billets à ordre, chèques, lettres de change, warrants, comptes-courans et autres combinaisons du même genre. Si tous les habitans d’un pays se connaissaient, étaient honnêtes et avaient confiance dans leur solvabilité réciproque, on pourrait à la rigueur opérer tous les échanges intérieurs par la simple intervention du crédit, sans monnaie d’aucune sorte. Dans l’état actuel, on a recours aux effets de commerce appuyés par l’escompte sur les billets de banque, lesquels s’appuient à leur tour sur le fonds solide du numéraire métallique. À mesure que les bonnes habitudes commerciales se répandent dans un pays, il parvient à réduire la quantité d’or et d’argent dont il a besoin, à ce point qu’enfin tout un merveilleux et gigantesque échafaudage d’instrumens de crédit repose sur un fondement métallique extrêmement exigu. Or c’est précisément là qu’en est arrivée l’Angleterre. Le but constant du commerce anglais a été de mener à bien beaucoup d’affaires avec peu d’argent, et ce but, il a su l’atteindre. Le savant collaborateur de Tooke, M. Newmarch, décrit parfaitement le mécanisme qui a été mis en œuvre, quand il dit que l’or est la monnaie divisionnaire du billet de banque, comme le billet de banque l’est du chèque, le chèque de la lettre de change, et la lettre de change des viremens de parties et des comptes-courans ; Chacun de ces moyens d’échange complète le suivant, et tous s’enchaînent les uns aux autres, s’engrènent les uns dans les autres, de telle façon que le premier est nécessaire au second, le second au troisième, et ainsi de suite. On ne peut trop admirer ces ingénieuses créations de l’esprit humain appliqué aux affaires, mais elles offrent un inconvénient qui est précisément de donner lieu aux crises, et voici comment.

L’Angleterre fait avec le monde entier un commerce immense, qui depuis longtemps déjà se chiffre par milliards. Comprenant les avantages de la division du travail, elle se procure une grande partie des denrées qu’elle consomme en s’appliquant à créer les produits qu’elle fabrique le plus économiquement. Elle s’est transformée ainsi en un vaste atelier, en une cité industrielle qui tire du dehors ses matières premières et ses denrées alimentaires, qu’elle paie avec ses marchandises manufacturées. Ces vastes échanges s’opèrent aussi au moyen d’un instrument de crédit généralement employé, la lettre de change. Pour tous les produits qu’elle vend aux nations étrangères, elle émet des traites sur celles-ci, et elle fait tirer sur elle pour tout le montant de ce qu’elle a acheté. Si elle a autant vendu qu’acheté, toutes ses créances compenseront toutes ses dettes. Dans ses comptes-courans avec l’univers, le doit et l’avoir se balanceront ; mais si elle a plus acheté que vendu, et si par suite, toutes les dettes et créances compensées, elle reste devoir un solde à l’étranger, comment fera-t-elle pour le payer ? Elle ne peut se libérer au moyen de la monnaie divisionnaire de la lettre de change, le billet de banque, car cet agent de la circulation intérieure n’a pas cours sur le marché extérieur. Il ne restera donc qu’à envoyer des métaux précieux qui sont reçus partout, et en effet, jusqu’à ce que toute dette soit payée et la balance rétablie, l’or s’écoulera hors du pays. Cette nécessité d’envoyer du numéraire à l’étranger se manifestera par le change, qui deviendra défavorable à l’Angleterre. Rien n’est plus facile à comprendre. L’Angleterre ayant plus importé qu’exporté, le montant des traites sur Londres dépassera le montant de celles que cette place aura émises sur l’étranger. Les premières de ces traites, étant trop nombreuses, seront plus offertes que demandées ; donc elles baisseront de prix. Ainsi une traite de cent livres sterling tirée de Calcutta sur Londres ne se vendra pas l’équivalent de cette somme, il y aura perte ; mais si cette perte dépasse les frais nécessaires pour transporter cent livres sterling en or, il y aura avantage à envoyer de l’or, et c’est ce qu’on fera aussi longtemps que le change, c’est-à-dire la valeur du papier payable à Londres, ne se relèvera pas.

Cet écoulement de l’or, s’il continue, aura de graves conséquences. En effet, nous avons vu que tout le système d’engrenage des instrumens de crédit, billets, chèques, lettres, warrants, viremens, comptes-courans, s’appuyait sur une base métallique réduite au plus strict nécessaire. Si ce fondement solide est entamé, affaibli, tout le mécanisme menace de se détraquer. La crainte seule d’une semblable catastrophe agit sur les esprits et diminue la confiance. Moins de confiance signifie moins de crédit, et moins de crédit se traduit par ralentissement et suspension des échanges, puisque ceux-ci se font au moyen du crédit. En outre l’or qu’on envoie à l’étranger est puisé en grande partie dans l’encaisse de la banque régulatrice, qui est chargée d’en garder un grand approvisionnement à la disposition du public. Il s’ensuit que son encaisse diminue et qu’elle est obligée de réduire ses avances ou de marcher bravement à l’encontre d’une suspension des paiemens en espèces. De toute façon, ces rouages ingénieux, qui manœuvraient si bien en temps calme pour régler les transactions intérieures, s’arrêtent et cessent de rendre leur service accoutumé. Il en résulte alors pour le marché monétaire ou un embarras momentané, ou un trouble profond, ou une véritable crise, suivant la situation des affaires. Si le commerce ne doit pas faire face à trop d’engagemens, il traversera ces momens difficiles sans grands désastres ; mais s’il a beaucoup de versemens à opérer, s’il a beaucoup d’obligations à remplir, si la spéculation a beaucoup acheté à terme, alors il y aura une véritable crise, qui peut causer les plus terribles ravages, comme on l’a vu en 1825, 1847 et 1857. Tous ceux qui, pour remplir leurs engagemens, comptaient sur le secours du crédit sont maintenant obligés, afin de se procurer la seule chose qui puisse les libérer, de l’or ou des billets de banque, de vendre à perte leurs actions, leurs marchandises, leurs titres de toute nature. Celui qui a de l’argent comptant est le maître du marché, car il tient ce que tout le monde désire, ce qui est rare et cher. Quand les réalisations forcées se font sur une grande échelle, elles dépriment tous les prix, d’où résultent des revers, des faillites, une suite de pertes retombant des uns sur les autres. La tourmente dure jusqu’à ce que l’or et la confiance reparaissent, remettant en mouvement le mécanisme si compliqué et si délicat de l’échange.

D’après cette analyse exacte des faits les mieux constatés, il est facile de se convaincre que les crises résultent d’un dérangement dans la balance du commerce extérieur, agissant sur un marché où il est très largement fait usage du crédit et très peu du numéraire. Tout pays qui fera de grandes affaires avec peu d’argent, et qui aura un vaste mouvement d’importations et d’exportations, sera exposé à ces perturbations économiques. C’est pourquoi nul n’en a plus souffert que l’Angleterre d’abord, l’Amérique ensuite. La France s’en est beaucoup moins ressentie, parce que jusqu’à présent elle faisait un usage restreint du crédit et qu’elle possédait une puissante circulation métallique ; mais depuis ces dernières années elle commence à éprouver les contre-coups des troubles du money-market, parce que sa circulation fiduciaire et son commerce extérieur ont à peu près doublé. Les pays du midi en ont été tout à fait préservés parce que relativement le commerce extérieur y était peu important et l’emploi du crédit presque nul. Hambourg, quoique ayant repoussé le billet de banque, a passé par de terribles épreuves, parce que son commerce extérieur est énorme, et que presque toutes ses opérations sont à terme. Plus un pays expulsera des canaux de la circulation les métaux précieux en les remplaçant par des instrumens de crédit, billets de banque, chèques, warrants, viremens de parties et chambres de liquidation (clearing-houses), plus en même temps il développera ses relations avec les nations étrangères, plus aussi il sera exposé au retour périodique des perturbations financières, car plus facilement une balance et un change défavorables ébranleront tout le mécanisme de l’échange, à moins que pour y parer on ne redouble de circonspection, de prudence et d’habileté dans la direction des établissemens de crédit.

Mais, ne manqueront pas d’objecter quelques économistes, expliquer ainsi les crises, c’est ressusciter les creuses chimères de l’école mercantile, la fameuse balance du commerce et la confusion du numéraire avec le capital, deux erreurs cent fois déjà réfutées ! Les élémens de la science montrent que l’argent est une marchandise qu’il n’est pas plus désavantageux d’exporter que du fer ou du coton. La quantité de numéraire qui circule importe peu, car s’il est rare, il haussera, et s’il est abondant, il baissera, de sorte qu’un écu dans le premier cas valant autant que deux écus dans le second, on fera exactement le même chiffre d’affaires avec une quantité de numéraire deux fois moindre, ce qui est évidemment un avantage. Loin donc de voir une circonstance fâcheuse dans ce que l’on appelait jadis une balance défavorable, c’est-à-dire un excès d’importation, il faut savoir y reconnaître une preuve de la prospérité croissante du pays qui importe plus qu’il n’exporte. Les crises ne proviennent point de la rareté du numéraire, mais de la rareté du capital, ce qui est tout autre chose, car ce que les emprunteurs désirent, ce sont en définitive des marchandises, des matières premières, des vivres pour faire travailler les ouvriers. Ainsi parleront la plupart des économistes, et cette opinion a été exposée notamment par M. Michel Chevalier dans son excellent livre sur la monnaie, et par M. Max Wirth dans son Histoire des crises. « C’est, dit M. Michel Chevalier, une fâcheuse confusion de croire que la monnaie est la même chose que le capital. Cette confusion se révèle par une locution qu’il est très commun d’entendre : on dit l’argent est abondant ou l’argent est rare, pour indiquer que l’homme industrieux qui cherche du capital a de la facilité ou de la peine à en obtenir. Les Anglais disent monnaie (money) comme nous disons argent, et ils appellent money-market ce qu’il faudrait nommer le marché au capital. » D’après M. Max Wirth, les crises de 1847 et de 1857 ont éclaté non parce qu’on manquait de numéraire, mais parce qu’on n’avait pas assez de tous les produits, fer, bois, denrées alimentaires, qu’exigeait la fondation de toutes les entreprises industrielles qu’on avait prétendu créer à la fois. Ces affirmations constituent ce que l’on appelle les saines doctrines : elles forment l’un des articles du credo économique, et qui les met en doute est par le fait même convaincu d’hérésie. La plupart des chapitres écrits sur la circulation monétaire ne sont que le développement de l’axiome fameux formulé par Turgot : « toute marchandise est monnaie, et toute monnaie est marchandise[7]. »

Cette théorie, qui paraît inattaquable au point de vue abstrait, est cependant, on ne peut le dissimuler, contredite par ce qui se passe chaque jour sous nos yeux. Il suffit de lire les correspondances financières pour voir l’extrême importance qu’on attache partout à l’abondance du numéraire. Les journaux américains et anglais, même des publications de pur agrément comme l’Illustrated London News, renferment une rubrique spéciale intitulée money-market, et la première chose qu’on y signale, c’est la quantité d’or arrivé de la Californie et de l’Australie par tel navire, ou le chiffre des métaux précieux enlevés par l’exportation. Les rédacteurs de ces bulletins, même ceux de la feuille qui fait autorité en cette matière, l’Economist, semblent tous sans exception pénétrés des erreurs de l’école mercantile. On dirait qu’ils ont fait leur éducation économique dans les livres d’il y a deux siècles. Les galions californiens sont-ils arrivés, les métaphores joyeuses naissent en foule sous leur plume. Ils annoncent que l’intérêt baisse, que l’escompte est facile, que toutes les valeurs trouvent des acheteurs, que les prix montent. Le télégraphe signale-t-il encore de nouveaux arrivages de métaux précieux, le monde des affaires est plein d’ardeur, plein de confiance. L’intérêt tombe à 3, à 2 1/2, à 2. Aussitôt toutes les entreprises existantes trouvent des facilités pour activer leurs travaux, et les nouvelles voient accourir les souscripteurs en foule. Que s’est-il passé ? Les capitaux, — c’est-à-dire, d’après les économistes, les marchandises, les denrées, — se sont-ils subitement multipliés ? En aucune façon. Un seul fait s’est produit, celui que constate si volontiers le public : l’argent est abondant. Mais tout à coup le change devient contraire ; il faut envoyer du métal vers l’extrême Orient. Aussitôt une certaine inquiétude s’empare des esprits. Les bulletins financiers prennent un ton lugubre, l’aspect du marché s’assombrit ; à chaque navire qui part emportant le précieux agent de la circulation, on entend un cri d’alarme. L’intérêt monte, l’escompte se restreint, les prix s’affaissent ; on trouve difficilement à vendre, plus difficilement encore à emprunter. Il y a embarras, gêne, et si l’écoulement des métaux précieux continue et attaque fortement l’encaisse des banques, il y a crise. D’où vient ce changement si grave ? Les capitaux, marchandises et denrées, sont-ils donc plus rares ? Non, c’est seulement le numéraire qui fait défaut.

Il est trop évident que des fluctuations brusques et toujours en rapport avec l’exportation ou l’importation de l’argent, comme on en voit de si fréquentes depuis quelques années, ne peuvent être attribuées à la rareté ou à l’abondance des capitaux entendus au sens adopté par les économistes. D’ailleurs l’histoire des crises confirme de la manière la plus éclatante ce que nous enseigne l’expérience journalière : toutes ont été provoquées par l’exportation du numéraire et accompagnées de la diminution de la réserve métallique des banques ; toutes ont cessé avec le reflux de l’or soit vers les coffres des banques, soit directement dans les canaux de la circulation. En 1810, l’encaisse tombe en Angleterre à 3 millions, en 1825 à 1 million, en 1836 à 3 millions, en 1839 à 2, en 1845 à 8 et en 1857 à 6 millions. En 1810, l’or s’était écoulé pour payer des subsides aux armées alliées, en 1825 pour faire face aux emprunts et à l’exploitation des mines de l’Amérique espagnole, en 1836 et 1839 pour satisfaire aux besoins monétaires du continent et des États-Unis, en 1847 pour payer les importations de denrées alimentaires, en 1857 pour remplir les vides créés par la crise sur le marché de New-York. Pendant la même année, le naufrage du galion californien le Central-America détermine l’explosion finale à New-York, et l’arrivée du convoi chargé de l’argent autrichien met un terme aux désastres à Hambourg. En présence de tant de faits tous incontestables, tous concordans, il est impossible de ne pas concevoir quelques doutes sur la complète exactitude des axiomes économiques au sujet de la monnaie.

Cette contradiction entre la théorie et les faits est une grave difficulté, car, si l’on ne parvient pas à la résoudre, il faut renoncer à jamais rien comprendre aux problèmes de la circulation. Il est donc indispensable d’élucider, par une analyse sévère, cette question fondamentale, d’où dépend la solution des difficultés qui se rattachent à la gestion des banques, à l’émission des billets et aux crises. Il faut voir qui en définitive a raison, des hommes d’affaires qui ont les yeux obstinément fixés sur les fluctuations du money-market, ou des hommes de théorie suivant imperturbablement les déductions des principes abstraits. Entre la théorie et la pratique, on l’a dit avec raison, il ne peut y avoir de conflit réel. Si la théorie n’embrasse pas tous les faits, c’est qu’elle est incomplète. Quelques rectifications sont donc ici nécessaires, et on voudra bien nous permettre de les exposer, car sans elles il serait impossible de bien apprécier la valeur des remèdes indiqués pour prévenir les ravages causés par les crises.

D’abord il n’est pas exact de dire, comme on l’a trop répété depuis Turgot par réaction contre l’école mercantile, que la monnaie est une marchandise comme une autre. Cette proposition n’est vraie que si l’on considère le métal dont la monnaie est faite ; mais en tant qu’intermédiaire des échanges, elle a des caractères particulier qui la distinguent nettement de toutes les autres marchandises. Si-le fer et le coton sont rares, ceux qui en ont besoin souffrent, mais cette rareté n’agit pas sur le prix des autres produits. Si au contraire la monnaie est rare, le prix de toutes les choses s’en ressent. Tout le monde a besoin d’échanger, c’est-à-dire de vendre et d’acheter ; si donc le moyen d’échanger vient à manquer où à se raréfier, tout le monde est gêné et toutes les transactions deviennent difficiles. De même que, lorsque l’eau baisse dans les rivières, les transports ne peuvent plus s’opérer, parce que les bateaux sont à sec, ainsi, quand la monnaie diminue ou fait défaut dans les canaux de la circulation, les produits ne peuvent plus passer que très difficilement d’une main dans une autre, faute de l’intermédiaire universel[8]. On est parvenu, dans les pays avancés en fait de commerce, à se passer de beaucoup de numéraire en le remplaçant par le crédit sous toutes ses formes ; mais, étant donnée la quantité d’unités monétaires qui sont encore indispensables, la rareté produit ici un embarras, et quelquefois même une crise générale. On dit, il est vrai, que quand la monnaie devient rare, chacune de ses unités, augmentant de valeur, opérera plus d’échanges ; mais nous touchons ici à l’erreur première qui a conduit à méconnaître l’évidence des faits. Cette proposition n’est exacte que si on considère un long espace de temps ; elle est fausse dans la plupart des cas et pour la grande majorité des transactions, parce que la monnaie est une marchandise tarifée, recevable en tout paiement et ayant seule l’éminent privilège d’éteindre toute dette au taux fixé par la loi. Ainsi je me suis obligé à payer 1,000 francs à terme ; si avant l’échéance le numéraire devient rare, il s’ensuivra que la valeur de chaque unité, de chaque franc, augmentera en raison de sa rareté. Si donc chaque franc vaut en réalité le double, je devrais pouvoir m’acquitter en versant 500 francs, qui représentent maintenant une valeur égale à 1,000 francs ; mais si, comme il arrive aujourd’hui, je dois me procurer 1,000 francs en vendant des marchandises, je perdrai la moitié sur la réalisation, car une hausse du numéraire se traduit par une baisse de tous les produits. Or, dans le monde des affaires, presque tous les producteurs, tous les commerçans, usant du crédit, ont ainsi des échéances à terme qu’ils espèrent remplir en vendant les marchandises qu’ils auront fabriquées ou qu’ils tiennent en magasin. Si l’argent se raréfie de moitié, ils seront obligés de donner deux fois plus de produits pour se procurer la somme qu’ils se sont engagés à livrer. Ceci montre bien comment la rareté du numéraire poussée à un certain point devient une calamité dans tout pays où le crédit est en usage, et pourquoi la perturbation est d’autant plus désastreuse qu’il y a plus d’opérations à terme, à crédit.

L’étude des crises fait voir manifestement que l’argent, marchandise tarifée et seule éteignant toute dette, n’est pas un produit comme un autre. À Hambourg, en 1857, des négocians possédant des millions de denrées coloniales furent mis en faillite pour des obligations qui s’élevaient à peine à la moitié de leur actif, car ils ne pouvaient s’acquitter envers leurs créanciers avec leurs denrées, et celles-ci ne trouvaient pas d’acheteurs, parce que l’argent avait disparu du marché. En 1825, en Angleterre, on vit vendre à 2 pour 100 de perte des bons de l’échiquier échéant le lendemain. On payait ainsi la prime inouïe de 720 pour 100 d’intérêt par an, afin d’obtenir de l’argent comptant. En France, en 1848, pour avoir 1,000 francs en monnaie d’or, l’on donnait 120 francs de prime, tandis qu’on pouvait, en attendant huit jours, se procurer la même somme à la Monnaie en payant les frais peu élevés du monnayage. Un billet de banque à cours forcé sans nulle valeur intrinsèque sera préféré alors à une valeur double en marchandises ou en traites, parce qu’avec celles-ci on ne peut satisfaire ses engagemens, tandis qu’on le peut au moyen du billet, intermédiaire légal des échanges. Ainsi donc la monnaie a, comme agent tarifé de la circulation, des caractères tout à fait exceptionnels, et la rareté seule de cet agent suffit pour amener les crises.

Maintenant est-on plus fondé à prétendre que l’abondance du numéraire n’a pas d’action sur l’intérêt, et qu’il faudrait dire non le money-market, le marché de la monnaie, mais le marché du capital, c’est-à-dire des produits ? L’étude des faits nous force encore à voir ici une erreur. La remarque mise en avant, que les emprunteurs désirent se procurer, en dernier résultat, des capitaux disponibles, c’est-à-dire des denrées, des produits de toute nature et non de l’or, cette remarque est très exacte ; mais comment se procurera-t-on ces marchandises réparties de tous côtés ? Évidemment en les achetant, et pour les acheter il faut d’abord de la monnaie. Ce que l’emprunteur désire donc en premier lieu, c’est de l’or. Aussi, avant de se présenter sur le marché des produits, des capitaux-marchandises, où il ne trouverait pas assez de crédit, il va d’abord au marché de l’argent, un money-market, où il emprunte du numéraire. Et en effet c’est généralement sous forme de monnaie, métal ou billets, que les avances se font. Si le numéraire est abondant, l’emprunteur trouvera beaucoup de gens disposés à lui en prêter, et à un taux peu élevé. La quantité des capitaux-marchandises est indépendante de la quantité du numéraire et n’en tient point lieu. On voit très souvent qu’en moins de quinze jours les emprunteurs ont deux fois plus de peine à se faire accorder des avances, quoique la masse des capitaux-marchandises n’ait pas diminué : seulement le money-market est mal fourni. Les pièces d’or et d’argent ou leurs substituts, — les billets, — sont semblables à de petits véhicules qui servent à transporter les produits des mains de leurs détenteurs dans celles des entrepreneurs d’industrie. Pour autant qu’on n’ait pas appris à se servir de véhicules en papier, ceux en or et en argent sont indispensables. Il faut donc que les entrepreneurs s’en procurent à tout prix ; sinon, ils ne pourront commencer leurs travaux. C’est pour cela qu’ils se transportent au marché des véhicules d’or, afin d’en louer, et qu’ils se réjouissent quand des navires arrivant de Californie ou d’Australie en apportent des cargaisons, car, si ces petits wagons sont rares, ils devront payer très cher la faculté d’en faire usage, et s’ils sont abondans, ils pourront les louer à bas prix. Le money-market est donc le marché où se louent les véhicules de l’échange, et plus il s’en présente, moindre sera cette indemnité, appelée intérêt, qu’il faudra payer pour avoir la faculté de s’en servir. Une fois pourvu de ses moyens d’échange, qu’on lui loue plus ou moins cher, l’entrepreneur d’industrie, l’emprunteur se transporte sur le marché des capitaux-marchandises. Alors, si ceux-ci sont abondans, il les obtient à des prix avantageux ; s’ils sont rares, il les paie cher. Donc, pour que la situation soit tout à fait bonne, il faut que le marché de la monnaie et celui des denrées soient tous les deux bien pourvus. Ce que l’on vient de dire des emprunts s’applique aussi aux entreprises de chemins de fer, dont les versemens exigibles ont aggravé les crises de 1847 et 1857. Ce qui manquait alors, ce n’était pas le fer et les denrées, comme on l’a prétendu, c’était le numéraire, car les versemens mensuels devaient se faire non en maisons, en terres, en fer, en coton et autres capitaux, mais bien en monnaie. Or la monnaie était rare, et pour s’en procurer il fallait réaliser à tout prix et subir ainsi des pertes énormes.

Il est donc très désirable, on le voit, que les canaux de la circulation soient largement fournis de cet équivalent universel qui sert d’intermédiaire, ou qu’en d’autres termes l’argent soit abondant sur le money-market. Tel est le fait constaté par tous les hommes d’affaires, et en vain nié par une théorie incomplète. C’est ce fait qui avait frappé l’école mercantile et qui l’avait portée à conclure qu’une nation doit attirer et retenir dans la limite de ses frontières le plus de métaux précieux possible. C’était aller au-delà de la vérité, car une fois les besoins de la circulation satisfaits, le numéraire surabondant a pour unique effet d’amener la hausse des prix. À partir de ce moment, les économistes ont raison, toute accumulation nouvelle de métaux précieux est inutile au mouvement des affaires et à la production de la richesse : elle rend tout plus cher sans amener une baisse dans le taux de l’intérêt.

Il faut maintenant résumer en quelques mots les conclusions que l’étude des faits nous impose. Il est utile à toute nation d’être abondamment pourvue de la quantité de numéraire dont elle a besoin pour opérer ses échanges avec sécurité et facilité. Quand il y en a moins, il y a gêne, parce que, faute de véhicules monétaires, le mouvement des échanges est entravé ; quand il y en a plus, le numéraire qui n’est plus absorbé par la circulation fait hausser les prix d’abord, puis est exporté dans les pays où les prix sont restés bas. Toutefois, avant que ce fait se produise, le numéraire agit d’une manière utile, car, cherchant à se placer, il vient s’offrir sur le money-market et fait baisser le loyer de l’argent, qui est l’intérêt[9].


III

La discussion des effets produits par l’abondance et la rareté du numéraire nous permet d’aborder maintenant l’examen des mesures propres à prévenir les crises ou du moins à en pallier les funestes conséquences. On a vu que, pour qu’une véritable crise éclate dans un pays, il faut la réunion de trois circonstances : d’abord l’emploi du crédit sous toutes ses formes et porté à ce point qu’il réduise extrêmement l’usage de la monnaie métallique ; puis un vaste commerce qui de temps à autre, par un dérangement de la balance, nécessite l’exportation d’une grande quantité de numéraire à prendre sur une circulation qui en possède tout juste le nécessaire ; enfin un marché surchargé d’opérations à terme qui exigent le secours du crédit, et qui, le crédit se refusant ou se contractant, aboutissent à des pertes, à des désastres. Si les crises résultent de la concordance de ces trois circonstances, pour les prévenir il faudra évidemment empêcher que ces causes ne se représentent ; mais comment y parvenir ?

Le premier remède qui s’indique est de conserver une circulation métallique abondante. M. Fullarton, dans son remarquable essai sur le Règlement de la circulation, a parfaitement montré comment la France naguère encore échappait aux perturbations monétaires, grâce aux innombrables accumulations d’argent grandes et petites qui existaient chez tous les particuliers, depuis le paysan qui enfouissait ses écus dans un pot de fer jusqu’au banquier qui les conservait dans son coffre-fort. Quand l’exportation enlevait une certaine quantité de numéraire, une partie de ces petits trésors, attirée dans la circulation par une légère hausse d’intérêt, suffisait pour combler le vide, et c’est ainsi qu’on a vu la France, après les maux d’une double invasion, payer un demi-milliard aux puissances alliées en quelques mois, sans qu’on remarquât aucune gêne sensible dans la circulation. Depuis que l’argent ne s’enfouit plus, mais se place en titres d’emprunts publics ou en obligations de chemins de fer, et qu’en même temps la circulation fiduciaire s’élève à 800 ou 900 millions, le money-market français est devenu bien plus sensible aux contractions et aux fluctuations produites par le commerce extérieur. Afin de conserver une large circulation métallique, faudrait-il donc renoncer à l’emploi du crédit ou tout au moins à celui du billet de banque ? M. Wolowski fait un calcul très simple qui engagerait presque à recommander ce dernier parti, quelque extrême qu’il paraisse. L’emploi de 800 millions en billets, moyenne de l’émission tant en France qu’en Angleterre et aux États-Unis, procure une économie annuelle de 40 millions ; mais si les crises décennales occasionnent une perte d’un demi-milliard, estimation bien inférieure à la réalité, chacun de ces pays perd au moins 10 millions par an par l’usage de la monnaie de papier, bien à tort vantée comme la plus économique de toutes. Certes, si en renonçant au billet on était certain d’échapper aux crises, il ne faudrait pas hésiter à payer les 40 millions de primes que coûterait ce sacrifice fait à une complète sécurité ; mais cela ne suffirait pas, car Hambourg, sans véritable émission de billets, n’a pas échappé aux grandes tourmentes commerciales, et c’est l’emploi de tous les instrumens de crédit, dont le billet de banque est l’un des moins importans[10], qui tend à réduire la circulation métallique, circonstance essentielle sur laquelle Robert Peel n’avait point assez fixé son attention en 1844. Quoi qu’il en soit, il est toujours certain que, pour rendre les crises moins fréquentes, il faudrait limiter la circulation des billets plutôt que l’étendre, comme le demandent à tort la plupart des publicistes français en ce moment. En Angleterre, où la monnaie métallique ne sert plus qu’au commerce de détail, on reconnaît le danger de la situation en présence d’un mouvement d’exportation et d’importation qui s’élève par an à 9 ou 10 milliards. Les deux écoles économiques qui se partagent l’opinion au sujet de la circulation sont d’accord sur ce point. On sait ce qu’a fait l’école de Mac-Culloch par son représentant au pouvoir, Robert Peel, en vue d’assurer à la Banque une forte réserve. Tooke, le chef de l’école adverse, est aussi d’avis que les banques devraient toujours conserver un approvisionnement métallique très considérable. C’est le dernier mot de sa fameuse Histoire des Prix. Voici le raisonnement qu’il fait et qu’il appuie sur une étude approfondie de l’histoire du money-market. Quand la balance du commerce est dérangée par un excès d’importation, il faut nécessairement envoyer de l’or à l’étranger pour rétablir l’équilibre ; mais, une fois ces expéditions faites et les dettes payées, le change se remet au pair, car il n’y a plus excès de traites sur l’Angleterre : dès lors la cause du drainage métallique cesse, et l’or ne s’écoule plus du pays. Si donc, quand l’écoulement commence, la Banque est en possession d’un puissant encaisse, elle pourra atteindre le moment où l’équilibre se rétablira, sans aucune mesure exceptionnelle et en portant seulement l’escompte au taux de 5 ou 6 pour 100. Si au contraire le commerce doit puiser l’argent dont il a besoin dans un réservoir à moitié rempli au début, il le mettra complètement à sec avant d’avoir pu solder ses dettes envers l’étranger, et la Banque sera obligée d’avoir recours à des mesures d’une rigueur désespérée et funeste pour tous, afin d’échapper au danger d’une suspension. Ainsi donc éviter d’étendre d’une façon artificielle la circulation fiduciaire et conserver dans les caisses des institutions de crédit de larges approvisionnemens métalliques, telle est la première mesure de prudence que conseille l’expérience du passé.

La seconde circonstance qui contribue à déterminer les crises est, avons-nous dit, un dérangement dans la balance du commerce. Ce point demande quelques explications. Pour savoir si l’équilibre existe, il ne suffit pas de consulter le tableau des exportations et des importations, afin de se réjouir quand les premières dépassent les secondes, ou de s’affliger à la vue d’un résultat opposé, comme le ferait un disciple naïf de l’école mercantile. En effet, si l’on relevait par exemple les chiffres, qui concernent l’Angleterre, on se convaincrait qu’elle importe, année moyenne, au-delà d’un milliard de francs en valeur de plus qu’elle n’exporte[11]. Il n’en résulte pourtant pas que la balance lui soit défavorable, car généralement tous ces millions de marchandises représentent simplement l’intérêt annuel des immenses capitaux que les Anglais ont placés dans le monde entier et dont ils touchent le revenu sous forme de denrées qu’ils consomment Ces importations sont donc une sorte de tribut que l’univers paie à la nation qui lui a prêté de l’argent pour faire ses chemins de fer, exploiter ses mines ou entretenir ses armées, et l’Angleterre ne doit rien exporter en retour, car elle ne fait que toucher les sommes qui lui sont dues. La seule indication infaillible d’un dérangement de la balance commerciale est le taux du change, et en temps ordinaire les variations du change suffisent pour ramener le commerce international vers un état d’équilibre où les importations balancent les exportations, en exceptant, bien entendu, celles qui ont le caractère d’un tribut ou d’un paiement et qui n’exigent pas de compensation[12]. Toutefois il se présente de temps à autre des cas exceptionnels, où par suite soit d’une disette, soit d’une importation extraordinaire de certaines matières premières à des prix exorbitans, ainsi que nous le voyons en ce moment pour le coton, l’équilibre ne se rétablit pas et où le change reste longtemps contraire malgré des envois continuels de métaux précieux. Dans ces cas, par quel moyen échapper à la crise ? Ici encore tous les hommes compétens s’accordent en Angleterre à reconnaître qu’il n’y a qu’un seul remède : la hausse du taux de l’escompte officiel fixé par la banque régulatrice. Jadis les souverains défendaient l’exportation du numéraire sous peine de mort, et le métal précieux ne s’en écoulait pas moins ; aujourd’hui on a vu que, pour attirer l’or des quatre coins de l’horizon, il suffisait d’élever l’intérêt de 2 ou 3 pour 100, c’est-à-dire de le payer son prix.

La puissance de ce mécanisme merveilleux, qui agit avec la régularité d’une pompe aspirante, était à peine soupçonnée il y a vingt ans, peut-être parce qu’alors le capital, moins mobile et moins cosmopolite, obéissait moins exactement à l’appel. En 1844, on croyait généralement que la prudence des banques devait surtout se manifester par le règlement de leur circulation fiduciaire. Depuis lors, on a reconnu que celle-ci échappait presque entièrement à leur contrôle, qu’elle se maintenait toujours à peu près dans les mêmes limites, et que son influence sur le money-market était tout à fait insignifiante ; mais d’un autre côté l’expérience journalière a montré que l’effet d’une hausse de l’escompte était magique, infaillible. Il est facile d’expliquer ce phénomène, l’un des plus intéressans que présente l’étude du monde commercial, — l’un des plus importans aussi par ses conséquences pratiques. Élever le taux de l’intérêt signifie qu’on est disposé à payer un plus fort loyer pour l’usage du numéraire. Il s’ensuit que l’argent disponible sur les places où relativement il abonde et où il se loue bon marché se précipitera vers le marché où on consent à le payer cher. C’est l’inévitable conséquence de la loi de l’offre et de la demande. Si l’on payait les voitures publiques 5 francs l’heure à Londres, tandis qu’à Paris on ne voudrait donner que 3 francs, il est évident que toutes passeraient la Manche à la condition qu’elles pussent se transporter aussi facilement que les véhicules d’or et d’argent. L’or est aussi mobile que l’eau, et tend, comme cet élément, à se mettre partout de niveau. Il coule avec impétuosité vers les endroits où un vide se produit, et c’est précisément ce vide, ce besoin d’argent, que trahit l’élévation de l’intérêt. Pour faire passer le métal d’un pays dans un autre, il y a mille moyens, et ils deviennent chaque jour plus rapides, plus économiques, à mesure que les relations internationales se resserrent et se multiplient. Indépendamment des opérations de banque qui rendent possibles des transports d’argent ou qui en tiennent lieu, il se fait des achats de fonds publics et de marchandises sur la place où l’escompte s’élève, car cette hausse a pour inévitable conséquence de déprimer d’abord le prix des fonds publics, et ensuite, si elle continue, celui des marchandises. Le reflux rapide de l’or sur le marché de New-York en novembre 1857, après la suspension universelle du mois précédent, est un des plus concluans exemples de ce phénomène.

La solidarité des divers marchés monétaires, qu’on s’étonne de voir encore niée en France par des financiers habiles[13], est depuis longtemps en Angleterre un axiome incontesté dans la région des affaires. Déjà en 1857, lord Overstone, — autrefois M. Loyd, — développait cette vérité dans des lettres adressées au Times au sujet de la crise de cette année. « Tandis que toutes les nations civilisées, disait-il, se font concurrence pour la possession du capital, il est impossible qu’un pays en conserve la proportion, dont il a besoin, s’il ne consent pas à en payer le prix sous la forme d’un intérêt élevé. Quand des circonstances spéciales amènent une forte demande de métaux précieux, le peuple qui ne se résigne pas à s’imposer les sacrifices que les autres subissent doit renoncer à conserver une circulation métallique et se préparer au régime du papier-monnaie. Il est désormais impossible que l’un jouisse des avantages de l’argent à bon marché, tandis que les autres sont dans l’embarras et supportent la gêne d’un intérêt élevé. » L’exactitude de ces affirmations est clairement démontrée par l’histoire financière de l’année dernière (1864), où l’on a vu l’escompte s’élever et descendre à peu près du même pas sur tous les marchés monétaires de l’Europe.

La diversité des opinions qui règnent à ce sujet à Paris et à Londres est remarquable. Tandis qu’ici le reproche qu’on adresse sans cesse à la Banque de France est d’élever trop l’escompte, là-bas celui qu’on répète à tout instant contre la Banque d’Angleterre est de ne pas l’élever assez et assez tôt. Toutes les crises anciennes, affirme-t-on, ont été causées ou aggravées par la même faute, qui consiste à ne pas hausser à temps le taux de l’intérêt. Et ce ne sont pas, qu’on veuille bien le remarquer, des théoriciens qui tiennent ce langage, ce sont les organes de la Cité, les représentans des intérêts du commerce, le Times et l’Economist. Pendant toute l’année dernière, ils n’ont cessé de gourmander la Banque sur sa lenteur à hausser l’escompte et sur sa hâte intempestive à l’abaisser. Le premier devoir de la Banque dans les momens difficiles, dit-on là-bas, c’est de maintenir un large approvisionnement métallique. Aussi longtemps que l’encaisse est conservé, la confiance demeure intacte, il n’y a point de crise violente à craindre, car il n’y aura point de ces paniques qui tuent le crédit. Le crédit sera cher, mais les bonnes valeurs trouveront à s’escompter. L’argent s’écoule, il est rare, donc il ne peut pas être loué à bon compte. Tant pis pour ceux qui ne peuvent pas en payer l’usage au prix du jour ! Du moins, s’il y a gêne, il y n’y aura pas de désastres. Et en effet le money-market a échappé en 1864 à une tourmente qui semblait imminente.

Ainsi donc l’expérience des cinquante dernières années et celle toute récente de l’année qui vient de s’écouler permettent de formuler avec précision les mesures de prudence à prendre dans le règlement du commerce international. Le change contraire amène-t-il un écoulement prolongé du numéraire, haussez l’escompte, afin que le vide attire le métal de tous les marchés où il est encore abondant. L’or reflue-t-il largement, desserrez l’écrou, the screw, comme disent les Anglais ; abaissez l’intérêt, afin que le commerce ait la faculté de puiser dans l’approvisionnement reconquis de quoi opérer ses paiemens. Et ainsi faites marcher sans hésitation la pompe pneumatique du numéraire jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli et le danger passé.

J’arrive maintenant à la troisième et dernière circonstance qui contribue à déterminer les crises, l’excès des engagemens à terme, qui exigent l’intervention d’un large créditât d’un numéraire abondant, et qui aboutissent à des catastrophes quand le numéraire fait défaut et que le crédit se contracte ; mais il semble impossible ici d’imposer des mesures de prudence. Comment en effet entraver par des règlemens restrictifs la liberté des transactions commerciales, ce domaine réservé que respectent même les despotes ? Comment empêcher les particuliers d’acheter des marchandises à terme, de souscrire à dos entreprises nouvelles, de s’engager à des versemens futurs ? L’idée seule d’une prétention semblable paraît absurde, et pourtant on y arrive tout simplement, sans restrictions et sans réglementation, par le même procédé qui permet de maintenir l’équilibre dans les échanges internationaux, la hausse de l’escompte. Un exemple récent va le démontrer. En 1863 comme en 1824, 1846 et 1856, on avait vu s’établir en Angleterre un très grand nombre de sociétés ; on en avait lancé à la Bourse de Londres deux cent soixante-trois avec un capital souscrit de 2 milliards 1/2, dont 1 milliard payable en 1864. Il n’y avait pas encore de quoi gêner sensiblement, en temps ordinaire, la circulation d’un pays dont l’épargne actuelle monte, suivant des calculs très bien faits, à environ 130 millions sterling ou plus de 3 milliards par an. L’élan toutefois était donné ; beaucoup d’autres sociétés allaient encore se constituer en 1864, et les appels de fonds, pesant sur un marché déjà gêné par la situation du commerce extérieur, pouvaient provoquer de graves perturbations. La hausse de l’intérêt a écarté le danger en entravant tout essor ultérieur de l’esprit d’entreprise et de spéculation, car les faiseurs de projets savent bien que les souscripteurs, qui abondent quand l’intérêt est à 2 ou 3 pour 100, se tiennent à l’écart quand l’escompte officiel est à 8 ou 9, parce qu’ils trouvent alors facilement un emploi très lucratif de leur argent. Si en 1864 la Banque d’Angleterre avait agi comme en 1825, maintenant l’escompte à bas prix malgré la fuite du numéraire, le change contraire et le développement de l’esprit d’entreprise, il est certain que le monde des affaires aurait eu à traverser de terribles épreuves et à enregistrer de nouvelles catastrophes.

Il est devenu possible, au point où nous a conduit cette étude, de résumer en deux mots toute la théorie des crises monétaires. Elles sont occasionnées par un dérangement dans la balance du commerce international, raréfiant le numéraire sur un marché où le crédit est largement employé et qui se trouve surchargé d’engagemens à terme. Dans l’état actuel de l’humanité, le seul moyen de les prévenir ou d’en diminuer la gravité est la hausse en temps opportun du taux de l’intérêt, qui agit comme une pompe sur le métal précieux qu’elle attire, et comme un frein sur la spéculation qu’elle entrave.

Les lois qui règlent les fluctuations de la circulation, encore mal comprises il y a vingt ans, sont maintenant assez connues pour qu’on puisse presque toujours signaler à l’avance les dangers qui menacent le money-market. Pour le prouver, nous citerons en terminant un exemple remarquable de ces utiles prévisions, qui viendra confirmer l’exactitude de la théorie que l’on a exposée. Le 2 janvier 1864, l’organe du commerce anglais l’Economist publiait un article où il, indiquait les vicissitudes qu’aurait à subir le marché monétaire pendant l’année qui s’ouvrait, et ses prédictions se sont réalisées à la lettre. Après avoir montré que l’Angleterre importerait pour environ un milliard de coton, il en concluait, que cette importation aurait pour conséquence infaillible un large écoulement de numéraire. Quand l’Europe tirait son coton de l’Amérique avant la guerre civile, elle le payait en marchandises manufacturées de toute nature, que les États-Unis consomment en abondance ; maintenant que c’est l’Inde qui fournit en grande partie l’approvisionnement de cette matière première, il n’en est plus de même. Le ryot hindou a peu de besoins, et comme tous les peuples arriérés il thésaurise les métaux précieux. Impossible donc de le payer en produits de l’industrie européenne : il ne reste qu’à lui expédier de l’argent. Ce drainage devait se faire sentir partout ; il élèverait le taux de l’intérêt en France, où l’act de 1844 n’agit pas, tout aussi bien qu’en Angleterre, parce que la cherté de l’argent proviendrait de la balance défavorable et non de la législation. L’escompte serait élevé durant toute l’année, mais avec des oscillations qui dépendraient de l’afflux et de l’écoulement intermittens du métal. Il en résulterait une grande gêne peut-être, mais point de véritable crise, parce que le marché n’était pas trop surchargé d’engagemens, grâce aux mesures de précaution prises à temps. — Ainsi parlait l’Economist, et il suffit de se rappeler les faits les plus récens, ou de consulter les bulletins de la Bourse de l’an dernier, pour se convaincre que ces prédictions financières se sont réalisées plus exactement encore que celles de la météorologie. Cette contre-épreuve si frappante de la théorie des crises prouve que l’on connaît bien aujourd’hui les causes qui engendrent ces désastreux phénomènes, et il n’est pas besoin d’insister pour montrer toute l’importance de cette découverte récente de la science économique, car on voit aussitôt à quelles pertes, à quelles catastrophes peut échapper l’homme d’affaires qui, connaissant les vrais principes, voudra se livrer à un examen attentif des faits du monde commercial. Il saura prévoir l’approche du gros temps et des momens difficiles mieux même que le marin, qui n’a pour se renseigner que le baromètre et l’état du ciel. Nous avons raconté les grandes perturbations monétaires qui périodiquement ont désolé l’Angleterre, les États-Unis, et parfois tout le nord-ouest, de l’Europe. Il serait téméraire peut-être d’espérer que l’avenir en sera complètement préservé, mais il est du moins permis de croire que, si le money-market doit encore traverser de mauvais jours et des périodes orageuses, le progrès des connaissances financières saura en atténuer les plus fâcheuses conséquences.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Nous ne voulons pas soulever incidemment la question des banques, qui a été traitée récemment ici même dans de remarquables études, et ailleurs encore, dans le livre si complet que M. Wolowski vient de consacrer à cette matière. Un mot toutefois en passant. On pourrait peut-être invoquer en faveur de la liberté des banques un argument assez piquant, parce qu’il serait tout l’opposé de celui que font valoir les partisans de cette liberté. L’expérience comparée de la Belgique et de la Suisse montre que la multiplicité des banques a plutôt pour effet de limiter la circulation fiduciaire, ce qui oblige de conserver plus de monnaie métallique. Dans ce cas, le reproche qu’on pourrait adresser aux banques privilégiées serait, non, comme le prétendent leurs adversaires, de mal remplir leur office, mais au contraire, par la confiance illimitée qu’elles méritent, de permettre d’opérer les échanges avec trop d’économie, c’est-à-dire avec trop peu de numéraire. Les banques libres, inspirant plus de défiance, seraient préférables, parce qu’elles seraient moins efficaces comme agens d’émission, et elles seraient d’autant plus utiles qu’elles seraient plus impuissantes sous ce dernier rapport.
  3. Entre autres par M. Joseph Garnier, qui l’expose, dans ses Elémens d’Économie politique.
  4. Voyez ses Principes d’Économie politique, liv. III, ch. 4.
  5. En février 1825, quand l’encaisse n’était déjà plus que de 8 millions, la Banque augmenta sa circulation fiduciaire d’un million, et ses avances sur valeurs de 6 millions. La nécessité peut autoriser une banque à étendre ses émissions et ses escomptes au plus fort de la crise ; mais, comme nous le prouverons, elle doit toujours élever le taux de l’intérêt quand l’horizon devient menaçant.
  6. Si cette opinion de M. Mill était juste, il en résulterait que ce n’est point l’accumulation du capital qui pourrait émanciper définitivement les classes inférieures, comme le disent la plupart des économistes, cette accumulation atteignant assez vite sa limite extrême.
  7. Voyez, entre autres, le chapitre consacré à ce sujet dans le manuel classique de M. Joseph Garnier. Dans une publication récente, et dont M. Forcade a si clairement montré l’erreur fondamentale (Revue du 1er janvier), M. Isaac Pereire s’appuie également, pour attaquer le monopole de la Banque de France, sur ces axiomes économiques qu’il reproduit : « L’or et l’argent sont des marchandises comme tous les autres produits de l’industrie humaine. » — « Loin d’entraver la sortie de l’or ou de l’argent, on ne saurait trop l’encourager, etc. » — « L’élévation du taux de l’intérêt est sans influence sur l’abondance et la rareté du numéraire et réciproquement. » Autant de propositions démenties pur l’expérience journalière, surtout en temps de crise aiguë ou chronique.
  8. M. Michel Chevalier ne méconnaît-il pas ce caractère essentiel de la monnaie quand il dit : « Les hommes superficiels et le vulgaire s’écrient que l’argent est rare, parce que l’argent est la mesure du capital ; mais l’expression est inexacte et suscite une fausse idée : c’est à peu près comme si, quand le drap ou la toile de coton manque à une foire, on s’écriait : « Les mètres sont rares ? » Pour que la comparaison de l’éminent économiste fût exacte, il faudrait que la monnaie ne fût, comme le mètre, qu’une mesure ; mais c’est un intermédiaire et un équivalent qu’il faut livrer à chaque transaction. Si les mètres étaient en or ou en argent, et si l’acheteur, après avoir mesuré le drap ou le coton, devait les livrer au vendeur, on comprendrait très bien qu’on pût en manquer. Quand chacun désire vendre ses produits et ne peut le faire faute d’argent ou de crédit appuyé sur de l’argent, ce qui fait défaut, ce n’est pas une commune mesure, toujours facile à trouver, mais l’équivalent métallique dont la rareté arrête les transactions en avilissant tous les prix.
  9. Si ces conclusions sont exactes, elles peuvent servir à discerner en quelle mesure est vraie la doctrine très répandue et soutenue en Angleterre, surtout par Hume et par M. Attwood, à savoir que l’accroissement de la quantité de numéraire favorise le développement de l’industrie, doctrine combattue par la grande majorité des économistes. Le numéraire encourage l’industrie aussi longtemps qu’il ne dépasse pas les besoins de la circulation, car l’abondance du numéraire facilite les échanges et les prêts, comme le grand nombre des wagons facilite les transports, et elle fait baisser l’intérêt sans faire hausser les prix ; au-delà de ces limites elle fait hausser les prix sans faire baisser l’intérêt. Il semble au premier abord qu’on pourrait combattre cette théorie par l’exemple de la Californie, où l’or est abondant et l’intérêt élevé ; mais en y réfléchissant on voit que cet exemple ne prouve rien. En Californie et en Australie, l’or est plutôt une marchandise qu’un intermédiaire des échanges, et l’abondance de l’or, en tant que marchandise, n’agit pas plus sur l’intérêt que l’abondance du fer ou du plomb. Ce qui fait baisser l’intérêt, c’est la quantité de numéraire s’offrant sur le marché monétaire, non celui qui s’exporte ou se thésaurise, et c’est précisément l’or des pays producteurs du métal qui s’exporte pour payer les importations. Enfin l’intérêt est élevé en Californie et dans toute l’Amérique, parce que les profits y sont considérables dans toutes les branches de la production. Tant qu’avec 100 francs on en pourra gagner annuellement 10 ou 12, jamais on ne les prêtera pour 2 ou 3.
  10. En Angleterre, le billet de banque perd chaque année de son importance comme agent d’échange. En 1844, la circulation fiduciaire se montait à environ 30 millions sterling. Aujourd’hui, quoique le mouvement d’affaires ait probablement, doublé, le chiffre des billets ne dépasse guère 26 millions, et l’émission des banques provinciales est réduite à la moitié environ de ce qu’elle était en 1844 et du maximum légal. À mesure que le mécanisme des opérations de banque se perfectionne, on règle davantage les dettes réciproques par de simples transcriptions dans les livres. Depuis que tout récemment la Banque d’Angleterre s’est fait représenter au clearing-house de Londres, les centaines de millions qui s’y soldent chaque jour n’exigent plus même l’emploi des banknotes. En 1863, on a fait par jour jusqu’à 330 millions d’affaires au clearing-house de New-York par de simples annotations dans les écritures. Dans ces deux pays, l’emploi du billet diminue à mesure que le mouvement des échanges devient plus considérable. En présence de ce fait, ne serait-on pas amené à croire que la liberté d’émission ne ferait ni tout le mal que redoutent ses adversaires, ni tout le bien qu’en espèrent ses partisans ?
  11. Voici le tableau du commerce extérieur de l’Angleterre pour les quatre dernières années. Les chiffres en sont réellement instructifs.<br. >
    Années Importations Exportations Balance en faveur des exportations
    1860 210,531,000 liv. st. 164,521,000 46,010,000
    1861 217,485,000 159,632,000 57,853,000
    1862 226,593,000 167,190,000 59,403,000
    1863 248,981,000 196,902,000 52,079,000
  12. Cette loi si curieuse a été admirablement exposée par M. Stuart Mill dans les chapitres XXII et XXIII du quatrième livre de ses Principes d’économie politique. On la trouvera indiquée aussi dans un opuscule publié chez Guillaumin et intitulé : Études sur la liberté du commerce international. Un mot suffit à expliquer cette loi. Un change défavorable résultant d’un excès d’importation stimulera l’exportation, parce que souvent il sera moins onéreux d’envoyer des marchandises que de l’or pour solder la différence.
  13. Lorsque, dans sa récente brochure sur l’organisation du crédit, M. Isaac Pereire veut que l’intérêt reste bas en France, même quand il s’élève sur tous les autres marchés monétaires, n’est-ce pas comme s’il voulait assurer à tout l’empire du froment à 18 francs, tandis qu’à l’étranger on le paierait 25 ou 30 francs ? Et demander comment l’argent pourrait passer de France en Angleterre, n’est-ce pas exiger qu’on explique comment fait l’eau pour remplir le vide qui la sollicite ? Dans les pays où la loi limite à 6 pour 100 le taux de l’intérêt, les banques défendent leur encaisse en repoussant certaines valeurs qu’elles escomptent d’ordinaire, et cela irrite bien plus le commerce qu’une hausse, qui atteint tout le monde et qui ne crée pas deux catégories, les élus et les réprouvés du crédit.