Les Cruautés de l’Amour/André Ivanovitch

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E. Dentu (p. 1-150).
LES
CRUAUTÉS DE L’AMOUR


I


Au milieu d’une nuit d’hiver, froide et sans lune, un traîneau emporté par deux chevaux lancés à toute bride filait avec une rapidité vertigineuse à travers la plaine qui s’étend de Wologda à N…

Les patins rayaient la neige, dure et cassante, avec un sifflement continu, les sabots des chevaux la faisaient craquer, et en arrachaient des fragments qui s’éparpillaient en fine poussière à droite et à gauche.

Aucune lumière ne signalait le traîneau, il passait presque invisible dans la nuit obscure, éclairée cependant confusément par le reflet des blancheurs du sol.

Deux personnes occupaient le véhicule, une femme soigneusement emmitouflée de fourrures et un homme enveloppé d’une bonne touloupe et qui guidait les chevaux.

— Ah ! Pavel, que je suis heureuse d’être libre ! dit la femme d’une voix qu’entrecoupait la rapidité de la course.

L’homme ne répondit que par un grognement affectueux.

— Es-tu sûr d’être dans la bonne voie ? reprit-elle, la route est effacée par l’épaisseur de la neige et je ne conçois pas que tu puisses guider tes chevaux dans cette obscurité.

— Soyez tranquille, Clélia Grégorowna, là où je vais, j’irais les yeux fermés. D’ailleurs, voici un des poteaux qui jalonnent la route… Ah ! il est déjà loin, ajouta Pavel tandis que sa compagne tournait la tête, mais nous n’avons pas dévié du bon chemin.

Clélia Grégorowna se mit à rire.

— Quelle surprise pour ces bons paysans que cette arrivée inattendue, dit-elle, ils vont pousser des ah ! à n’en plus finir. Es-tu bien sûr de ces gens-là ?

— Sûr comme de moi-même, dit Pavel, sans cela vous conduirais-je chez eux ? La femme d’Ivan Ivanovitch était la sœur de la chère compagne que j’ai perdue. J’ai rendu quelques services à Ivan, et ce n’est pas un ingrat : il se mettrait au feu pour moi.

— Plus vite ! ces chevaux ne marchent pas, dit Clélia, qui regardait en arrière comme si elle eût craint d’être suivie.

Pavel communiqua à l’attelage une impétuosité plus grande encore, ce qui ne semblait pas possible.

On eut bientôt franchi l’immense plaine et le traîneau longea sans ralentir sa course la lisière d’un bois de pins.

Les arbres se dressèrent d’abord d’un seul côté du chemin, puis quelques-uns s’alignèrent de l’autre côté, mais clair-semés, peu nombreux. Ils avaient l’air de grands spectres soulevant des draperies blanches.

Un chien aboya dans le lointain.

— Nous sommes signalés, dit Pavel.

Le bois de pins se reculait un peu du bord de la route et quelques chaumières à demi ensevelies sous la neige commençaient à apparaître. Dans la pénombre, on les distinguait à peine ; elles semblaient être seulement des mouvements du terrain.

Pavel lança brusquement son attelage à droite et longea un instant une palissade de rotins.

— Nous sommes arrivés, dit-il en arrêtant les chevaux.

Sans les hurlements prolongés des chiens qui donnaient de la voix de différents côtés, on eût douté de la présence d’un être vivant dans ce village enfoui sous la neige et si profondément immobile et silencieux.

Le traîneau s’était arrêté devant une porte cochère beaucoup plus haute que la palissade de bois qu’elle interrompait. Pavel sauta sur la neige et chercha la chaîne qui correspondait à une cloche intérieure ; il tâtonna quelques instants le long de la porte et eut de la peine à saisir cette chaîne de sa main rendue maladroite par un vaste gant fourré, articulé seulement au pouce.

La cloche vivement secouée rendit un son grave et vibrant, mais rien ne bougea dans l’habitation.

— Nous ne parviendrons jamais à les réveiller, dit Clélia.

Pavel sonna de nouveau et accompagna le carillon de coups violents appliqués à pleins poings dans la porte. Le premier résultat de ce tapage fut de porter au plus haut point l’indignation des chiens et de faire glapir quelques volailles subitement éveillées, puis une lumière parut à une fenêtre, qui devint visible dans l’obscurité ; bientôt la fenêtre s’ouvrit et une voix de femme se fit entendre.

— Qui est-ce qui fait un tel tintamarre à une pareille heure ? cria-t-elle.

Une voix d’homme reprit aussitôt :

— André, viens donc par ici et charge ta carabine.

— Quoi ! quoi ! s’écria Pavel, est-ce ainsi que l’on reçoit un vieil ami ? Un coup de fusil, comme tu y vas ! C’est moi Paul Pétrovitch, ton camarade, ton beau-frère. Eh bien, en voilà une réception !

— Paul Pétrovitch ! Paul Pétrovitch ! est-ce possible ? par une nuit pareille, que la neige est épaisse comme la hauteur d’un homme !

— Allons, ne vas-tu pas t’émerveiller jusqu’à demain et me laisser geler à la porte ?

Une autre fenêtre s’était ouverte.

— Ne sortez pas, mon père, le froid est trop vif, dit une voix jeune et forte, je vais descendre et ouvrir à Pavel.

Bientôt la cour s’éclaira, des ombres et des lueurs brusques coururent sur la façade de la maison et la porte s’ouvrit.

— Soyez le bienvenu, Pavel Pétrovitch ! dit le jeune homme en posant sa lanterne à terre pour écarter le second battant de la porte.

— Bonsoir, André, bonsoir, tu vas mettre mes chevaux à l’écurie.

En même temps, Pavel fit entrer le traîneau dans la cour.

— Ah ! vous n’êtes pas seul ? dit André en apercevant Clélia qui n’était pas descendue du traîneau.

— Chut, enfant ! chut ! ferme la porte ! répondit Pavel en aidant sa compagne à mettre pied à terre.

Ils entrèrent dans la maison. Ivan venait à la rencontre de son ami. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent avec effusion, puis ce fut le tour de Catherine, la femme d’Ivan, que Pavel embrassa cordialement sur les deux joues.

— Entrons vite ! dit-il, c’est la jeune comtesse que je vous amène.

— La comtesse, bon Dieu ! sans prévenir ! comment lui faire honneur et la bien recevoir ? s’écria Catherine, tout ahurie.

— Ne vous effrayez pas tant, un peu de feu pour me réchauffer, c’est tout ce que je désire, dit Clélia en riant.

— Heureusement qu’à cette époque-ci le poêle brûle jour et nuit, dit Catherine. C’est égal, Pavel aurait dû nous écrire un mot.

Ils pénétrèrent dans une pièce dont le plafond et les murs étaient revêtus de planches de sapin, agrémentées de découpures ; le parquet soigneusement gratté et savonné, avait l’air d’avoir été posé la veille, tant il était blanc ; entre deux fenêtres, sans rideaux, s’étendait un grand canapé de cuir vert ; une table, quelques escabeaux complétaient l’ameublement ; sur la muraille, un tableau représentant la Vierge et l’enfant Jésus, peint dans le style byzantin, jetait un éclat fauve. La robe et le voile de la Vierge étaient en or, découpés seulement à la place du visage et des mains qui laissaient voir leur carnation brune. Devant la sainte image une petite lampe pendait du plafond, elle n’était pas allumée, d’ailleurs il était visible qu’on n’habitait pas d’ordinaire cette pièce, une sorte de rectitude et de sécheresse trahissait l’isolement dans lequel on la laissait. C’était un parloir plutôt qu’un salon. Catherine qui précédait ses hôtes, une lampe à la main, ne fit que la traverser, elle pénétra dans une salle beaucoup plus riante, en même temps cuisine et lieu de réunion. La lampe éclaira d’abord une crédence qui occupait une encoignure et luisait toute chargée de vaisselle peinte, de vases en cuivre jaune et de quelques objets d’argent niellé ; puis elle fit voir la large face blanche d’une horloge à gaîne en chêne sculpté et quelques armes accrochées au mur.

Clélia s’assit sur un banc scellé dans la muraille et qui occupait deux côtés de la salle sans s’interrompre, comme un divan, et elle s’accouda à la grande table qui s’étendait devant ce banc.

— Ah ! mon pauvre Pavel ! dit-elle, tandis que Ivan jetait des bûches dans le feu et que Catherine la regardait avec une naïve admiration, il me semble à présent avoir fait une folie en venant ici.

— Est-ce que l’endroit vous déplaît, barynia[1] ?

— Non. Mais pourrai-je vivre ici et ne vais-je pas gêner horriblement ces braves gens ?

— Ah ! par exemple, s’écria Pavel, en voilà une idée ! je ne crains qu’une chose, c’est qu’ils perdent la tête quand ils sauront que vous voulez leur faire l’honneur d’habiter avec eux.

Catherine écoutait bouche béante sans comprendre. Elle s’était hâtivement accoutrée d’une jupe de laine rouge et d’une vieille touloupe de son mari. Quelques mèches de cheveux roux, s’échappaient de dessous son petit bonnet d’indienne ouaté et piqué. Elle avait une bonne et honnête figure de paysanne.

— Il faut nous expliquer, à la fin, Pavel, dit Clélia.

— Viens ici, Ivan, et écoute ce que l’on va te dire, dit Pavel Pétrovitch.

Ivan s’avança et se tint debout.

— Vous ne connaissez pas la jeune comtesse, mais je vous ai bien souvent parlé d’elle. Comme vous savez, ma pauvre défunte fut sa nourrice, et moi, il me semble l’avoir été un peu aussi ; c’est moi qui lui ait fait goûter la première bouillie lorsque nous l’avons sevrée ; il me semble la voir encore : elle faisait une grimace qui découvrit ses quelques jolies dents toutes neuves, puis elle mit sa main en plein dans la cuiller. Vous pensez combien je l’aime ! je ne l’ai jamais quittée. Depuis qu’elle est une belle et noble demoiselle je suis resté à son service, un service très-doux, allez.

Eh bien ! la pauvre chère Clélia, que nous avons tant gâtée, tant dorlotée, n’est pas heureuse. Sa mère est morte en la mettant au monde, comme vous savez, mais le comte était là et il adorait sa fille, malheureusement il est mort aussi, le cher barine[2], et Clélia fut confiée à un tuteur, ni bon ni méchant, tant qu’il fut seul, mais qui devint franchement mauvais dès qu’il se fût marié à une femme acariâtre et jalouse…

— Ah ! ne parle pas de Prascovia ! s’écria la jeune comtesse ; c’est une horreur cette femme-là, et j’espère ne jamais la revoir. Imaginez-vous, mes braves, — j’ai aujourd’hui dix-neuf ans, — que voilà trois ans que Prascovia a épousé Samaïlof, et que depuis ce temps-là on me traite chez moi, dans mon propre château, comme le dernier des moujiks. Prascovia trouve que ma jeunesse fait tort à son âge mûr, et s’en venge sur moi par tous les petits moyens que peut employer une femme méchante. Moi qui étais habituée à commander et à faire toutes mes volontés, on peut deviner quel sang je me faisais ; pourtant je prenais patience, ne sachant pas trop comment sortir de là. Mais voilà-t-il pas qu’à présent Prascovia veut me marier avec un vieillard à faire peur ; conçois-tu cela, Catherine, un homme qui a trois fois mon âge, et moi qui trouve vieux un homme de vingt-cinq ans !

Catherine poussa un soupir plein de commisération.

À ce moment, André entra dans la salle par une porte donnant sur la cour. Les chevaux étaient à l’écurie et le traîneau rangé sous un hangar.

— Mais asseyez-vous donc ! s’écria Clélia. Je ne pense à rien, je vous laisse là debout.

Les paysans s’assirent sur des escabeaux, le jeune homme resta debout.

— Tu ne m’avais pas parlé de ce garçon-là, dit Clélia en regardant André avec curiosité. Et elle ajouta intérieurement : Quel dommage ! un moujik avoir une telle mine, pendant que tant de seigneurs ressemblent à de vrais sapajous !

Le jeune homme, un peu embarrassé, alla allumer un samovar pour préparer du thé.

— Peut-être la barynia n’aimera pas le thé que nous buvons, dit Catherine.

— Je suis très-difficile en effet pour cette boisson, dit Clélia ; mais j’ai dans ma valise du thé de Caravane. Ton fils s’appelle André ? dit-elle à Ivan.

— André Ivanovitch.

— Androwcha, dit-elle au jeune homme, vois donc derrière le traîneau, il y a une valise et une malle. Prends la valise.

André sortit et revint bientôt avec la valise qu’il posa sur la table. La jeune comtesse ôta d’un seul mouvement son gant fourré et secoua un peu ses doigts blancs comme du lait, dont l’un était orné de deux bagues, enchâssant l’une un diamant, l’autre une large turquoise. Elle prit une petite clef et ouvrit la valise.

Tandis qu’elle fouillait à travers mille objets qui répandaient un parfum délicieux, André la considérait avec la surprise de quelqu’un qui rêve encore. N’ayant pas assisté au début de la conversation, il ne savait ni qui elle était ni ce qu’elle venait faire chez eux ; il pouvait du moins connaître son visage. Il vit une peau d’une incomparable blancheur, des yeux noirs bordés de cils énormes comme ceux des enfants, des cheveux qui ressemblaient au vermeil lorsqu’il est un peu pâli par l’usage, un nez fin dont les narines semblaient transparentes, et une bouche de forme un peu indécise mais d’une grâce extrême cependant, le sourire la soulevait d’un seul côté et creusait une fossette dans la joue. Les sourcils, très-mobiles, donnaient par instant une expression grave à cette tête enfantine. Le regard était plein d’assurance et l’on devinait une énergie tenace sous cette beauté frêle et mondaine.

— Qui peut-elle être ? se demandait André.

Elle releva son joli visage vers lui et lui tendit le paquet de thé enveloppé d’une feuille de plomb. Puis elle se débarrassa de sa pelisse de satin noir, doublée de renard bleu, et du capuchon qui couvrait sa tête. Les boucles d’or de ses cheveux roulèrent sur son dos. Une chaîne de Venise, qui tenait sa montre, s’était prise à une agrafe qu’elle arracha avec un mouvement d’impatience.

— Voyons, reprit-elle, je continue mon histoire. Pour être brève, je vous dirai que je me suis sauvée. Je sais bien qu’on ne pouvait pas m’obliger à épouser ce vilain vieil homme, mais il me fallait tous les jours écouter les douceurs qu’il me débitait, voir sa laide figure rouge et vulgaire ; chaque matin, il me fallait jeter au feu ses bouquets et ses lettres ; de plus, entendre les reproches continuels de mon tuteur et les insinuations vipérines de la chère Prascovia. Je me sentais devenir folle. Alors, j’allai trouver mon bon Pavel, qui souvent gémissait avec moi de cet état de choses, et je lui confiai ma résolution de quitter la maison. Je voulais aller en France, mais il me fit remarquer que je ne disposais pas de ma fortune et que je serais malheureuse en France ; de plus, qu’il n’était pas convenable pour une jeune fille d’aller ainsi courir le monde, et il m’offrit de m’emmener chez des braves gens qui m’aimeraient comme leur fille, me feraient passer pour une de leurs parentes et garderaient le plus profond secret sur ma véritable condition. Eh bien, me voici chez ces braves gens. Voulez-vous de moi ?

— Ah ! sainte bonne Vierge ! s’écria Catherine, si nous voulons d’elle ! C’est comme si on demandait au petit agneau qui vient de naître s’il veut le lait de sa mère !

Clélia sourit de cette étrange comparaison.

— Barynia, dit Ivan, vous trouverez en nous des serviteurs dévoués et fidèles qui n’oublieront jamais l’honneur que vous leur faites de choisir leur maison pour asile.

— Mais, pour ne pas donner l’éveil, il faut que la chère demoiselle adopte la vie et le costume d’une paysanne, dit Pavel. Habituée au luxe comme elle l’est, je crains que ce ne soit bien dur pour elle.

— Que dis-tu, Palouwcha ? s’écria la jeune fille ; pour être loin de Prascovia je consentirais à vivre dans les steppes de la Sibérie. Ici je serai très-heureuse, cela m’amusera de vivre quelque temps en campagnarde ; j’aime beaucoup la vie libre et sauvage.

— Vous ne manquerez de rien ici, dit Ivan, et vos toilettes, pour être moins belles, n’en seront ni moins chaudes ni moins commodes, et l’affection de ceux qui vous entoureront vous fera peut-être oublier le méchant cœur de Mme Prascovia.

— Merci, mes amis, dit Clélia ; je vous aimerai bien aussi.

André avait apporté des verres, et l’on versa le thé.

— Écoute, Androwcha, dit Pavel, as-tu deux bons chevaux qui ne s’amusent pas en route ?

— J’ai deux trotteurs qui vous dévorent une verste comme j’avale un verre de thé.

— Vous avez bien un traîneau ?

— Il y en a plusieurs.

— Eh bien, prends le plus léger et attelles-y tes chevaux. Tu vas me reconduire jusqu’à la maison de poste de L… Il y a loin, mais les nuits d’hiver sont longues. Tu seras de retour au petit jour.

— Pourquoi ne t’en vas-tu pas avec nos chevaux ? dit Clélia.

— Ah ! barynia, parce que j’ai songé à tout ce qu’il t’a plu d’oublier. Je veux laisser croire au château que tu es partie toute seule et il faut que l’équipage ne reparaisse pas. À la maison de poste, à de quelques roubles, j’ordonnerai aux palefreniers et aux serviteurs de dire, si on les questionne, qu’une dame a passé au milieu de la nuit, qu’elle a demandé un verre de thé, puis a continué sa course par la route qui mène à la station du chemin de fer et qu’elle doit avoir passé la frontière prussienne. Ensuite je rentrerai sans être vu au château et je serai bien étonné demain lorsque j’apprendrai votre disparition, on enverra aux renseignements et comme on vous croira hors de la Russie, on ne viendra pas vous chercher ici.

— Sais-tu que tu as de l’esprit, Pavel ? Tu as, ma foi, parfaitement raison. Vont-ils être furieux, mes chers persécuteurs !

— Ne craignez-vous pas, chère demoiselle, dit Ivan, qu’ils ne profitent de votre absence pour gaspiller votre fortune ?

— Sois tranquille, Ivan, je serai là, dit Pavel. Je suis l’intendant du domaine et tout passe par mes mains. Je ne reste là-bas que pour veiller sur l’ennemi : sans cela me séparerais-je de ma chère maîtresse ? Non, Pavel Pétrovitch ne ferait pas cela ; il ne quitterait pas celle qu’il a fait sauter sur ses genoux.

— Allons, ne sois pas triste, Palouwcha, dit la jeune fille, dans un an et demi je suis majeure, et alors tout changera à la maison.

— En attendant, je serai content de vous savoir heureuse, dit Pavel. Mais hâtons-nous, le temps passe, il faut arriver avant le jour.

André remit son bonnet fourré, serra sa touloupe autour de lui et prenant sa lanterne retourna dehors.

Le traîneau fut bientôt attelé.

— Adieu ! barynia, adieu ! qui sait quand nous nous reverrons ! dit Pavel, en baisant la robe de sa maîtresse ; mais celle-ci lui tendit sa main qu’il porta à ses lèvres avec une respectueuse tendresse.

— Viens me voir souvent, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Quand je pourrai le faire sans danger, je viendrai.

Il embrassa à plusieurs reprises ses vieux amis et s’en alla avec André Ivanovitch.

— Je vais te conduire à la chambre dans laquelle notre barine couche lorsqu’il vient à la chasse par ici, dit Catherine, c’est lui qui l’a fait meubler et c’est une belle chambre ; seulement remets ta pelisse jusqu’à ce que le feu soit bien allumé, tu pourrais recevoir un froid.

Catherine guida la jeune comtesse vers le premier étage. On y accédait par un escalier de bois qui craquait sous les pieds comme s’il eût voulu se rompre.

Clélia fut enchantée de la chambre ; elle était propre et même coquette, des rideaux de Perse à grandes fleurs cachaient les fenêtres ; une peau d’ours couvrait le plancher de sapin devant le lit et une grande glace très-pure se penchait au-dessus d’une toilette garnie d’une housse pareille aux rideaux.

Le poêle ronfla bientôt et Catherine ayant mis des draps au lit, la jeune fille commença à se déshabiller.

— Aide-moi, dit Clélia à la paysanne.

Catherine fit de son mieux, mais elle s’embrouilla dans les agrafes, dans les cordons, à la grande hilarité de la jeune comtesse, qui finit pourtant par se coucher et s’endormit bientôt.

Elle rêva que Prascovia avait découvert sa retraite, mais qu’André l’avait enfermée dans l’horloge de la cuisine et mise hors d’état de nuire.


II


Le lendemain, Clélia s’éveilla tard. Catherine était entrée plusieurs fois dans la chambre pour raviver le feu ; la jeune fille n’avait rien entendu. Vers midi, elle ouvrit enfin les yeux, s’assit sur son lit et regarda autour d’elle.

Un pâle rayon de soleil glissait entre les rideaux. Clélia vit que l’on avait posé sa malle sur deux chaises près de la fenêtre et que sa valise était là aussi.

— Comment vais-je faire pour me passer de femme de chambre ? se dit-elle en se souvenant des maladresses de Catherine. Bah ! ajouta-t-elle, je m’y habituerai bien vite.

Elle posa ses petits pieds sur la peau d’ours et alla ouvrir sa malle. Après avoir jeté tout ce qu’elle contenait sur le plancher, elle trouva enfin une robe de chambre de velours bleu garnie d’hermine et s’en revêtit ; puis elle releva un peu ses cheveux, jeta sur sa tête un fichu en point d’Angleterre et descendit.

Toute la famille était réunie dans la salle commune et attendait le réveil de la barynia. Lorsqu’elle parut au bas de l’escalier, des cris de joie éclatèrent et Catherine vint baiser la robe de la jeune fille.

— Je me lève bien tard, n’est-ce pas, Katia, et vous m’attendiez pour le dîner ?

— Oh ! il n’est que midi, s’écria la paysanne en levant les yeux sur l’horloge.

Il y avait là deux personnes que Clélia n’avait pas vues la veille.

— Daignez souffrir que je vous présente ma fille et mon gendre, dit Ivan. Elle se nomme Macha et lui Fedor Alexandrovitch. Croiriez-vous qu’ils n’ont rien entendu cette nuit ? Ils se levaient ce matin comme André revenait avec ses chevaux. Il leur a tout conté.

Macha et Fedor contemplaient avec une muette stupéfaction la nouvelle venue qui leur semblait une reine ou une sainte.

— À table ! à table ! s’écria Catherine, la demoiselle doit avoir faim. Pourvu que notre pauvre cuisine ne lui déplaise pas trop !

— Je suis sûre qu’elle est excellente, ta cuisine, Katia, à en juger par le parfum qu’elle répand.

— J’ai fait de mon mieux, dit la paysanne.

On avait couvert la table d’une belle nappe bien blanche, bordée d’une bande de serge rouge et d’une guipure grossière, la plus belle vaisselle avait été tirée des armoires et un couvert en argent niellé brillait à la place de Clélia.

La jeune fille s’assit à table, et tandis que Catherine allait chercher le chitchi[3], elle considéra ses hôtes l’un après l’autre.

Ivan avait une figure régulière un peu colorée ; sa barbe large et sa chevelure séparée par une raie médiane, selon la mode des moujiks, étaient blondes et mêlées de poils blancs ; ses traits exprimaient la résignation et une sorte de dignité douce.

Macha ressemblait à son père. C’était une belle fille grande et solide, aux cheveux abondants, aux lèvres rouges, aux yeux clairs, francs et gais, laissant lire jusqu’au fond de son esprit simple et de son bon cœur. Un enfant de cinq ou six ans la tenait par sa jupe et se mettant les doigts dans sa bouche il regardait la dame d’un air ahuri.

L’époux de Macha avait un visage honnête mais assez vulgaire, sa barbe lui montait jusqu’au milieu des joues et ses cheveux, d’un châtain clair, descendaient sur son front bas, presque jusqu’aux sourcils. Clélia considéra plus longuement André qui, assis à l’extrémité du banc, tailladait machinalement un morceau de bois. Il était plus jeune de quelques années que Macha, c’était à peine si un duvet léger ombrageait sa bouche sérieuse. Grand et large d’épaules, il semblait d’une force peu commune. Ses cheveux, d’un blond foncé, pleins de reflets fauves, étaient très-bien plantés sur son front large, plus blanc que le reste du visage ; son nez était droit, un peu court, sa bouche admirablement dessinée, son menton d’un contour pur et solide. Il tenait les yeux baissés. Clélia lui parla pour les lui faire lever. Elle avait déjà remarqué leur éclat singulier. Ils étaient d’un bleu étrange, très-clair, transparent, rappelant un reflet de ciel sur les glaces polaires. Audacieux et sauvage, son regard semblait jaillir comme une lueur d’acier. Ce jeune homme réalisait le type le plus parfait de la beauté du Nord ; il faisait songer aux races anciennes, aux héros fabuleux de l’Edda, aux fils d’Odin, vainqueurs des dragons et des gnomes.

— Quel dommage, un moujik ! se dit encore Clélia avec un léger haussement d’épaules.

Tout en faisant honneur au repas, qui peut-être à cause de la nouveauté lui sembla délicieux, elle fit causer un peu ses hôtes.

— Votre maître, quel homme est-ce ? demanda-t-elle ; est-il jeune ?

— Le barine ? il n’a pas trente ans, dit Ivan, c’est un jeune homme très-dissipé, égoïste cependant et plein de méchants caprices.

— Tu n’as pas l’air de l’aimer beaucoup.

— C’est le barine, dit Ivan.

— Comment l’appelle-t-on ? habite-t-il loin d’ici ?

— C’est Alexis Alexandrovitch Penoutchkine ; sa maison seigneuriale est à vingt verstes d’ici, mais il y est rarement, il habite Piter[4], et ne revient chez lui que lorsqu’il n’a plus un rouble en poche.

— Est-il riche ?

Il possède ce village qui est d’un millier d’âmes et les champs d’ici jusqu’à chez lui, mais il gaspille tout et je suis certes plus riche que lui.

— Tu es riche, toi ?

— J’ai de l’argent.

— Alors tu as acheté cette maison ?

— Pas si bête, pour qu’un beau matin le barine vende ma maison à un autre et me fasse mettre dehors ; c’est le seigneur, il le pourrait. Je lui paye une redevance et j’exploite la ferme à mon compte.

— Pourquoi ne pas te racheter ?

— Ah ! pourquoi ? le barine n’a jamais voulu y consentir, je lui ai offert d’argent plus que je ne vaux. Celui-là est libre, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule d’André, il était encore tout enfant lorsqu’un jour le barine vint ici de fort méchante humeur ; je devinai qu’il avait besoin d’argent, mais je n’eus l’air de rien ; tout en le servant je lui racontai que mon fils était malade et que je craignais de le perdre.

— Va-t-en au diable, me dit-il, je me moque pas mal de ton fils !

— Qu’a donc le barine ? dis-je. Pourquoi daigne-t-il se mettre en colère ?

— J’ai perdu cinq cents roubles au jeu et ma bourse est vide. Qu’est-ce que ça te fait ?

— Cinq cents roubles ! m’écriai-je ; mais il faut tout une vie pour amasser cela ! Moi, qui suis déjà vieux, je n’ai pas pu en réunir davantage. Cependant, si mon fils n’était pas si près de la mort, je les donnerais volontiers pour le racheter.

— Eh ! il ne mourra pas ton fils ! s’écria le barine, va vite chercher l’argent.

Au fond, il croyait qu’Androwcha ne vivrait pas ; mais lorsqu’il voit aujourd’hui quel gaillard ça fait, il grommelle et soupire ; mais ce qui est fait est fait.

— Et que fais-tu de ta liberté, André ? dit Clélia.

— Je chasse, dit le jeune homme.

— Il ne dit pas tout, reprit Ivan ; il a été dans les écoles, il sait lire, écrire, il est savant.

— Vraiment, dit Clélia, tu es un savant ?

— C’est mon père qui le dit, répondit André. J’en sais assez, pour voir que je ne sais rien.

— Comment ! comment ! s’écria Catherine, ne l’écoutez pas.

— Que comptes-tu faire ?

— Je ne sais, ma joie est de courir au grand air à la poursuite d’une proie ; la chasse me donne largement de quoi vivre, je ne demande rien de plus.

— Quelles bêtes chasses-tu ?

— Le loup, l’hyène, l’ours aussi.

Le jeune homme sortit un instant et revint avec une pelisse doublée d’ours noir.

— Tenez ! dit-il, voici le dernier que j’ai tué.

— Sais-tu que cette fourrure est magnifique. Un seigneur serait heureux de l’avoir ; tu n’as donc pas trouvé à la vendre ?

— Oh ! si, bien souvent, mais je n’ai pas voulu m’en séparer, la bête m’avait donné trop de mal.

— Il a failli être tué, dit Ivan.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda Clélia curieusement.

— C’est très-simple, dit André, ma carabine ayant raté, je fus obligé d’attaquer l’ours avec mon couteau de chasse, l’animal s’est défendu vigoureusement, c’était son droit. Voilà tout.

— Grand Dieu ! dit Clélia, si je voyais un ours, je mourrais de peur.

— Ils ne viennent pas jusqu’ici, soyez tranquille, dit André en souriant.

Le chien aboya, quelqu’un entrait dans la cour.

— Seigneur ! si c’était Prascovia ! s’écria la jeune fille en pâlissant.

— Ne craignez rien, dit André, c’est quelque voisin ; mais ne vous laissez pas voir dans cette toilette.

Il sortit pour retenir un instant le visiteur et donner le temps à Clélia de gagner sa chambre. Elle grimpa l’escalier en courant, puis elle s’arrêta pour prêter l’oreille, craignant de reconnaître la voix de son tuteur ou de Prascovia, mais elle entendit de bonnes voix rustiques qui souhaitaient le bonjour bruyamment.

Catherine rejoignit bientôt la jeune comtesse.

— C’est une baba[5], dit-elle, avec sa bru et son fils ; ils viennent pour savoir ce qui s’est passé cette nuit ; ils ont entendu les chiens crier et notre porte cochère s’ouvrir. On est en train de leur raconter que vous êtes une nièce à nous au service d’une grande dame qui vous envoie ici pendant le temps que durera un voyage qu’elle fait à l’étranger. Il faut pourtant que tu daignes changer d’habits, et encore tu n’auras jamais l’air d’une paysanne.

— Bah ! bah ! Katia, les moujiks n’ont pas l’esprit si délié, et sous ces habits communs ils ne verront pas autre chose qu’une fille du peuple.

— Il ne faut pas s’y fier, ils sont très-fins lorsqu’il s’agit de deviner ce qui ne les regarde pas.

— Tu diras que j’imite les manières de ma maîtresse. Mais voyons, quels habits vais-je mettre ?

— Macha te prêtera ses vêtements de fête ; ils seront trop grands pour toi, mais nous leur ferons des plis en attendant, et puis, pour dimanche, on t’aura un beau costume à ta taille.

Macha accourut avec un paquet, et elles entrèrent dans la chambre.

— Hélas ! s’écria Catherine, tu as bien voulu jeter toutes tes robes à terre. Ah ! que c’est beau tout cela, on voit bien que ce sont des vêtements de grande dame.

Elle se mit à ranger la malle, poussant des cris d’admiration à chaque moment. Macha défit le paquet et la toilette de Clélia commença ; elle dura longtemps, car lorsque la jeune fille redescendit, transformée en paysanne, dans la salle commune, il faisait nuit. Le costume lui allait fort bien, il lui semblait être déguisée pour jouer la comédie dans une réunion d’amis.

Ivan était seul avec son petit-fils Fédia, qu’il faisait sauter sur ses genoux. On apporta de la lumière. Catherine et Macha s’installèrent et se mirent à coudre. Mais à chaque instant l’une d’elles se levait et allait surveiller le souper.

— Où donc est André, dit Clélia, est-ce qu’il chasse ?

Ivan sourit finement.

— Je ne crois pas, dit-il ; il doit être chez le vieux Antonovitch, un fermier du pays. Il a une jolie fille qui pourrait bien plaire à notre André.

— Akoulina, dit Macha en souriant aussi.

— Ah ! dit Clélia avec une sorte de dépit, est-ce qu’ils sont fiancés ?

— Ils n’en sont pas encore là ! s’écria Catherine en courant vers les fourneaux.

Dans le salon de son tuteur, le plus grand plaisir de Clélia était d’attirer à elle les adorateurs de Prascovia. Cela lui était facile : avec un regard et un sourire elle faisait déserter l’angle du salon où se tenait sa rivale et réunissait autour d’elle tous les préférés de Prascovia. Rien ne lui était plus doux que la colère impuissante de celle qu’elle détestait. Quelquefois même elle avait agi avec beaucoup de légèreté, et sans aucune pitié avait tourné la tête à plus d’un amoureux sincère auquel elle ne faisait plus la moindre attention quand son caprice était passé. Elle eut un instant l’idée de traiter Akoulina comme elle traitait Prascovia, mais cette pensée lui fit hausser les épaules.

Cependant, lorsque André revint, elle ne put s’empêcher de lui dire avec un sourire malicieux :

— Eh bien ! as-tu vu un loup aujourd’hui ?

— Je ne suis pas sorti du village, répondit André.

— Tu as été voir Akoulina ?

André regarda la jeune fille avec surprise.

— Je l’ai vue, dit-il.

— C’est une belle fille, hein ? Tu me la feras connaître. À propos, continua-t-elle, en sautant sans aucun à-propos d’une idée à une autre, j’ai un projet. Je vais écrire à mon tuteur.

— Mais, dit Catherine en posant son ouvrage, le timbre de la poste lui fera savoir où vous êtes.

— Non, non, tu vas voir : J’ai valsé l’hiver dernier avec un jeune seigneur attaché à notre ambassade à Paris, je lui enverrai ma lettre en le priant de la mettre à la poste ; de cette façon, on me croira à Paris.

— En voilà une bonne idée ! s’écria Macha.

— Va vite chercher ma valise.

Macha sortit et revint bientôt.

La valise qu’elle posa sur la table était un de ces chefs-d’œuvre compliqués de nos fabricants modernes. Elle était en maroquin rouge avec des coins de cuivre doré et un chiffre en lettres russes relevées en bosse au milieu ; l’intérieur, tapissé de moire bleue de ciel, se divisait en toutes sortes de compartiments. L’un contenait des albums, un chevalet en miniature et tout ce qu’il faut pour dessiner et peindre ; l’autre un nécessaire de toilette, l’autre un bureau complet.

Le petit Fédia s’était approché et considérait avec admiration toutes les belles choses que Clélia tirait de sa valise. Sa jolie tête aux joues roses, aux cheveux couleur de chanvre, arrivait juste à la hauteur de la table. Il tenait un de ses doigts dans sa bouche, selon son habitude. Tout à coup, il retira ce doigt et le posa résolûment sur la petite couronne de comtesse qui ornait la feuille blanche sur laquelle Clélia se préparait à écrire.

— C’est une bête, ça ? dit-il en levant ses grands yeux bleus sur la jeune fille.

Macha fit la grosse voix et fronça les sourcils. Clélia abandonna en riant la feuille tachée à l’enfant, en prit une autre et se mit à écrire avec rapidité.

Son écriture était si fine, si peu accentuée, qu’André, de sa place, ne voyait sur le papier que des lignes presque droites et croyait que la jeune fille s’amusait à rayer le papier. Lorsque la double lettre fut terminée, elle la cacheta et mit l’adresse.

— Voilà ! dit-elle ; Androwcha, tu la mettras à la poste.

André prit la lettre et regarda un instant l’adresse.

— Barynia, dit-il après un moment d’hésitation, cette écriture est bien trop mignonne pour que nos employés de village puissent la déchiffrer, pour moi je lis ou plutôt je devine : Monsieur, mais je ne puis aller plus loin. De plus on verra tout de suite que ce n’est pas un moujik qui a tracé ces lettres plus fines que les cheveux de la Vierge. Cela donnerait à penser. Dans un petit endroit tout est remarqué.

— Comment, mon écriture n’est pas lisible ! s’écria Clélia, mais tout le monde la comprend.

— Nous sommes des paysans, dit André.

— C’est juste. Eh bien, écris toi-même l’adresse, dit-elle en faisant glisser une autre enveloppe jusqu’à André : « Monsieur le vicomte de P…, à l’ambassade de Russie, Paris. »

L’écriture d’André était franche, large, un peu lourde, mais parfaitement lisible.

— Le courrier est parti, dit-il ; j’expédierai la lettre demain matin.

Le mari de Macha rentra sans bruit ; il ôta son bonnet de peau de mouton, et salua en se signant les saintes images dont le fond d’or brillait sur la muraille. Puis il vint s’asseoir au bout du banc.

— Comme la journée a passé vite ! dit Clélia en écoutant sonner sept heures à l’horloge. Je n’ai pas même eu le temps de visiter la ferme ni le village.

— Vous les verrez toujours assez tôt, ce n’est pas si beau, allez, dit le vieil Ivan ; Dieu veuille que vous ne vous ennuyez pas chez nous.

— Que faites-vous d’ordinaire ici ?

— Ah ! l’hiver, pas grand’chose. Que pourrait-on faire lorsque la neige couvre tout ! Les vaches sont, dans les étables bien closes, avec les moutons, les pourceaux, les volailles ; les garçons de ferme suffisent à tout. On va chercher du bois dans les environs, on transporte du fourrage dans quelque village voisin. André chasse.

— Et le soir, on raconte des histoires et des légendes, dit André, pendant qu’au dehors des loups hurlent tristement.

— Ils viennent donc si près d’ici ?

— Quelquefois, la nuit, ils traversent le village, dit André. On voit la trace de leurs pas, le lendemain, sur la neige. On raconte même que, pendant un hiver très-rude, un loup se glissa dans la cuisine d’une chaumière, et alla d’un air timide s’asseoir près du poêle.

— C’était chez Vacia, le charpentier, dit Fédor en soulevant ses sourcils, celui qui habite de l’autre côté de l’étang.

— À la vue de cet hôte inattendu, tout le monde demeura immobile de peur, continua André ; il était là, assis, la queue ramenée sur les pattes, ses poils roux tout hérissés de froid, les yeux flamboyants et ne bougeant pas. Les enfants se rassurèrent les premiers et eurent l’idée de pousser vers lui l’écuelle aux chiens. Le loup se recula d’abord craintivement, puis il revint et nettoya l’écuelle d’une seule lampée. Le lendemain, dès que l’on ouvrit la porte, il s’en alla ; mais il revint le soir, et ainsi chaque jour jusqu’au printemps.

— C’était un brave loup, dit Fédor, il n’a jamais fait de mal aux enfants qui jouaient tout près de lui ; seulement, il ne se laissait pas toucher. Quand on approchait, il reculait. Il me semble le voir encore avec son museau pointu et ses yeux de braise.

— Écoutez donc comme les chiens grondent, dit André ; les loups entendent sans doute qu’on parle d’eux, ils rôdent sur la lisière du bois.

En disant cela, le jeune homme s’était levé et avait décroché son fusil.

— André ! André ! n’y va pas, s’écria Clélia, tu me ferais rêver de loups toute la nuit.

— Est-ce que tu vas chasser à une pareille heure ? s’écria Catherine toute tremblante ; deviens-tu fou ? aller ainsi, quand on n’y voit rien du tout, pour se faire dévorer par ces vilaines bêtes-là !

— Bah ! bah ! dit André en haussant les épaules.

Mais il n’insista pas et posa son fusil contre la muraille.


III


Clélia eut de la peine à s’endormir cette nuit-là ; elle éprouvait une sensation étrange dans ce milieu nouveau pour elle. Après l’animation de l’existence mondaine à laquelle elle était accoutumée, il lui semblait que la vie s’était soudainement figée, comme l’ondulation de l’eau sous l’étreinte de la glace. Ce village silencieux et désert, qu’elle n’avait fait qu’entrevoir sous son manteau de neige, lui paraissait fantastique ; elle se croyait arrivée aux confins des régions polaires, et n’eût pas été étonnée de voir au bout de la plaine des banquises et des ours blancs. Involontairement, elle prêtait l’oreille pour écouter si les loups ne hurlaient pas. Elle n’était pas loin d’avoir peur et de regretter le château de Wologda, entouré de bonnes murailles, derrière lesquelles on était à l’abri de tout danger. Cependant le souvenir de ce beau jeune homme aux yeux fiers, prêt à la défendre contre une bande de carnassiers, la rassura un peu, et elle s’endormit.

Le lendemain elle demanda à visiter le village. André fit atteler un léger traîneau.

— Vous plaît-il que je vous conduise ? demanda-t-il à la jeune comtesse.

— Certes, dit-elle en s’installant dans l’étroit véhicule.

André lui jeta sur les jambes sa pelisse doublée d’ours noir, puis s’assit à côté d’elle, tandis que le garçon de ferme ouvrait la porte cochère à deux battants.

Le traîneau partit au grand galop.

Le ciel était d’un bleu léger semé de quelques nuages d’or, la neige étincelait au soleil, il faisait froid, mais il n’y avait pas un souffle de vent. Le traîneau enfila la principale rue du village. Elle était bordée d’isbas[6] pour la plupart assez misérables, mais que la neige lumineuse ou frappée d’ombres bleues et froides rendait charmantes. Quelques visages de femmes apparaissaient derrière les doubles carreaux des fenêtres, elles regardaient passer le traîneau avec une vive curiosité.

André retint ses chevaux en passant devant l’église, qui dressait ses cinq clochetons surmontés de coupoles bulbeuses et brillantes de givre.

— Qu’elle est petite ! dit Clélia.

Un moujik s’était arrêté au coin de la place.

— Ah ! André Ivanovitch ! s’écria-t-il, c’est là ta cousine ? Est-elle blanche ! est-elle jolie ! On voit bien qu’elle n’est pas d’ici.

— Comme tout se sait vite au village, dit André. Ce vieux-là n’est pourtant pas curieux.

Un instant après ils se croisèrent avec une jeune fille, qui cria :

— Bonjour, Androwcha !

— C’est Akoulina, dit le jeune homme.

Clélia se retourna vivement.

— Tu la trouves jolie ?

— C’est la plus jolie fille du village, dit André.

— Je l’ai mal vue ; n’a-t-elle pas les yeux gris ?

— Non, ils sont noirs comme les vôtres.

— Est-ce qu’elle me ressemble par hasard ?

— Oh ! non, dit André sans regarder Clélia ; vous êtes plus belle.

Un sourire creusa dans la joue de Clélia cette jolie fossette qui lui allait si bien ; et elle regarda André avec une expression qui troubla le jeune homme.

— Elle se moque de moi, se dit-il.

Ils avaient dépassé les dernières maisons du village.

— Vous plaît-il de rentrer ? dit André. Vous avez vu tout ce qu’il y a à voir.

— Oh ! non, courons encore un peu, allons droit devant nous, dit Clélia.

André frappa ses chevaux avec les rênes repliées ; ils secouèrent leurs grelots et partirent ventre à terre. Le traîneau glissa dans la plaine, franchit une rivière, marquée seulement par une ondulation de la neige, traversa un étang gelé, puis entra bientôt dans la forêt de pins.

Rien n’était plus magnifique que cette forêt blanche éclairée obliquement par le soleil qui se couchait pareil à une braise. Des rayons couleur de sang et d’or jaillissaient entre les rangées d’arbres et faisaient de longues traînées sur la neige. Les lourdes branches des pins formaient d’admirables perspectives d’arceaux déchiquetés, de guirlandes d’argent en fusion, frappées de reflets d’un azur intense, et dans les facettes du givre le soleil faisait pétiller des milliers d’étincelles.

— Que c’est beau ! s’écria Clélia, et que c’est bon de courir ainsi comme des fous sur cette neige intacte ! Encore ! encore ! plus loin, plus vite !

— Vous n’avez donc plus peur des loups ? dit André en souriant. Ne voyez-vous pas que le soir vient ?

— Mon Dieu ! les loups ! dit-elle, en se serrant contre son compagnon. Je n’y songeais plus. Je t’en supplie, André, rentrons, cette forêt m’épouvante à présent.

— Ne craignez rien, je parlais pour plaisanter ; cependant, il ne serait pas prudent de s’avancer plus avant dans le bois.

André fit tourner ses chevaux et regagna la ferme. En descendant du traîneau, il soutint Clélia par le coude et elle le remercia par un charmant sourire.

— Vraiment, se dit-elle le soir en posant sa joue sur son oreiller, cela m’amuse de faire tourner la tête à ce paysan.


IV


Dans le village on ne parlait que de la nièce d’Ivan Ivanovitch et de son arrivée soudaine. Les commentaires, les conjectures se succédaient à l’infini. Chacun se posait mille questions pour lesquelles on n’avait aucune réponse. Pourquoi Ivan n’avait-il jamais parlé de cette nièce ? Pourquoi était-elle arrivée la nuit et sans être attendue ? Pourquoi était-elle si blanche ?… À toutes ces questions, on s’entre-répondait invariablement : Oui, pourquoi ?

Le dimanche était impatiemment attendu. On la verrait au moins à la sortie de l’église, cette mystérieuse personne ; on pourrait lui parler et apprendre quelque chose.

Le dimanche vint et la petite église aux cinq clochetons couverts de givre s’emplit de tous les habitants du village. Il ne resta dans les isbas que les malades et les infirmes.

La famille d’Ivan Ivanovitch arriva la dernière ; la faute en était à Clélia qui avait consacré de longues heures à sa toilette, d’ailleurs charmante. La jeune comtesse avait adopté le costume national porté encore les jours de fêtes dans les campagnes et, tout surchargé de pierreries et d’or, aux bals de gala à la cour. C’était une tunique à taille très-courte, en damas bleu de ciel ouaté et piqué, bordée d’un large galon d’or et retombant sur une jupe de drap fin. Au-dessus du front s’arrondissait le povoïnik, cette coiffure qui a la forme d’un large diadème. Il était en velours bleu clair brodé de palmettes d’or. Les cheveux d’un blond si doux de Clélia, réunis en une seule tresse, lui tombaient jusqu’aux jarrets.

Elle ne parut nullement embarrassée de voir tous les regards tournés vers elle. Elle s’avança tranquillement avec un demi-sourire un peu méprisant. Il était trop facile de triompher au milieu de ces femmes empaquetées dans une sorte de redingote informe, la tête couverte d’un simple mouchoir noué sous le menton.

Akoulina seule portait, comme Clélia, le costume national.

La paysanne était peut-être plus régulièrement belle que la jeune comtesse, mais il lui manquait cette grâce des gestes, cette finesse de la peau, cette expression séduisante et fine du regard. Akoulina se sentait vaincue, sans doute, par la nouvelle venue, car elle avait pâli à son entrée et la dévisageait avec une attention jalouse. Clélia, pendant ce temps, regardait en souriant la mesquine décoration de l’église, les saints bruns, grossièrement peints sur fond d’or, la grille, dédorée et rouillée par places, de l’Iconostase.

Ivan et Catherine paraissaient tous fiers et heureux ; André Ivanovitch, au contraire, avait une expression de visage soucieuse et triste : les regards fixés à terre, il semblait réfléchir profondément et oubliait de prier. Il ne tourna pas une seule fois la tête du côté d’Akoulina.

À la sortie de l’église, la foule chuchotante et bourdonnante stationna sur la place, piétinant la neige, mais Clélia se déroba à la curiosité en montant avec Catherine, Macha et le petit Fedia dans une troïka[7] conduite par André, et qui partit au galop, tandis qu’Ivan et Fedor revenaient à pied tout en causant avec ceux qui s’empressaient autour d’eux.

La déception fut grande ; il y eut presque une petite émeute.

— C’est donc une dame, qu’elle ne peut faire dix pas à pied ? s’écria Akoulina qui, avec son instinct féminin, soupçonnait quelque mystère.

Cependant, on ne se tint pas pour battu. C’était dimanche ; on avait le temps de flâner. Les plus curieux allèrent à la ferme et manifestèrent franchement leur désir de faire un peu connaissance avec la nièce d’Ivan Ivanovitch.

Clélia fut charmante avec les visiteurs. Ivan leur offrit du cognac qu’elle leur servit elle-même. Elle leur disait de l’air le plus sérieux du monde qu’elle était bien heureuse d’être parmi eux, et que son plus grand désir était de rester toujours au village.

L’inquiétude et la sourde colère qui agitaient André devant les familiarités, très-naturelles entre égaux, que prenaient avec elle les moujiks, la divertissaient beaucoup.

Un jeune gars, tout ébahi de sa beauté, se mit à lui faire gauchement la cour, avec des mines et des tours de phrases si bizarres que Clélia rit aux larmes, ce qui flatta énormément le jeune paysan, qui s’en alla très-épris et plein d’espoir.

Ce fut au point que le lendemain, il envoya son père demander à Ivan la main de sa nièce.

Lorsque André vit arriver le vieux Piotr, père du prétendant, qui rarement quittait la petite auberge qu’il dirigeait, il devina le but de sa visite. Tandis qu’Ivan faisait asseoir son hôte près du poêle et lui versait un verre de thé, André gagna la chambre de Clélia et heurta à la porte.

— Qui est là ? dit la jeune fille.

— C’est moi, dit André. Me permettez-vous de vous dire un mot ?

— Entre, entre.

Le jeune homme ouvrit la porte, mais resta sur le seuil.

— Eh bien ! dit Clélia, viens donc. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Barinya, dit André, vous avez dû déjà vous apercevoir que votre rôle de paysanne vous expose à entendre des propos peu faits pour vos oreilles. Hier, un paysan a osé vous parler d’amour.

— Ah ! le moujik à la barbe jaune ! s’écria Clélia en éclatant de rire au souvenir de son nouvel amoureux.

— Vous vous êtes moquée de lui, bien qu’il fût dans son droit en courtisant une paysanne, mais les moujiks ont l’esprit borné et celui-là n’a pas cru vous déplaire.

— Vraiment.

— Son père est en bas qui demande votre main à mon père.

— Est-ce possible ? s’écria la jeune fille en se remettant à rire.

— Vous ne rirez peut-être plus si ce fait se renouvelle souvent, dit André, et c’est ce qui arrivera. Ces braves gens vous offenseront sans le vouloir en vous poursuivant de leurs protestations sincères mais un peu rudes et campagnardes, ils vous ennuieront et vous irriteront.

— Tu as raison, Androwcha, mais comment empêcher que ces gars aient envie de m’épouser ?

— Il y a un moyen…

— Lequel ? dis donc.

André hésita un instant.

— C’est de me permettre de dire que vous êtes ma fiancée, reprit-il enfin d’une voix un peu tremblante.

— C’est cela ! c’est parfait ! tu seras mon bouclier, s’écria Clélia ; viens, descendons sans bruit ; je suis très-curieuse ; allons écouter ce qu’ils disent.

Ils arrivèrent en bas sans être entendus et entrebâillèrent la porte.

— Comme cela il s’est décidé en un instant, votre fils ? disait Ivan en se balançant sur sa chaise.

— Tout à coup, reprit Piotr ; je lui ai fait observer que c’était peut-être un peu trop prompt, qu’il fallait réfléchir ; mais il m’a objecté qu’un autre pourrait le devancer et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Eh bien ! qu’en dites-vous ?

— Je dis… je dis que c’est impossible.

— Comment ! impossible ! et pourquoi cela ? Est-ce que vous nous méprisez ? s’écria Piotr en se levant.

— Te mépriser ! Qu’est-ce que tu chantes ? Tu perds la tête, balbutia Ivan qui ne savait trop que dire.

En voyant l’embarras de son père, André entra.

— Je ne vous dérange pas, j’espère ? dit-il.

— Non, non, dit Ivan, pas du tout ; voilà Piotr qui me demandait la main de ta cousine.

— Eh bien ! tu lui as dit qu’elle était ma fiancée, et que nul n’a le droit de lever les yeux sur elle ?

— J’allais le lui dire lorsque tu as ouvert la porte, s’écria Ivan tout heureux d’être tiré d’embarras.

Catherine et Macha, qui tenait son fils dans ses bras, entrèrent dans la salle. Clélia les suivait.

— Ça va bien, Piotr ? dit Catherine en frappant sur l’épaule du vieillard.

— Bien ! bien ! merci. Ainsi, vous êtes fiancés ? dit-il en regardant les jeunes gens.

— Mais oui, dit Clélia qui baissa les yeux.

— Eh bien, et Akoulina ?

— Akoulina, s’écria Clélia en bondissant vers André, qu’est-ce que cela veut dire ? est-ce que pendant mon absence tu as aimé une autre femme ?

— Rassure-toi, dit André ; j’avais de l’amitié pour cette jeune fille, mais je ne lui ai jamais parlé d’amour.

— Allons, dit Piotr, je vois que je n’ai plus rien à dire. Je vais tâcher de consoler mon fils.

Lorsque le vieillard fut parti, Clélia s’assit sur le banc auprès d’André rêveur.

— J’ai un regret, à présent, dit-elle ; j’ai peur d’avoir compromis ton avenir.

— Comment cela ? dit André.

— Mais cette jeune fille dont nous parlions ne te pardonnera pas de l’avoir délaissée ainsi pour une autre. Elle se mariera peut-être avant qu’on ait pu lui faire connaître la vérité, et, si tu l’aimes, tu seras malheureux.

— Ne vous inquiétez pas de cela, dit le jeune homme avec une sorte d’accablement ; si j’ai aimé Akoulina, je ne m’en souviens plus.


V


Quelques jours plus tard Pavel Petrovitch vint à la ferme, il avait pu quitter le château sans éveiller de soupçons et apportait des nouvelles.

Lorsqu’elle le vit, Clélia lui sauta au cou.

— Bonjour, père ! s’écria-t-elle, quelle bonne idée tu as eue de m’amener ici !

— Vous êtes contente, barynia, dit Pavel, tant mieux ; au château c’est autre chose.

— Ah ! Prascovia est bien furieuse ?

— Madame Prascovia est plutôt satisfaite de votre départ, elle donne des bals et des fêtes dans lesquels elle peut briller tout à son aise. C’est votre tuteur qui n’en revient pas ; le premier jour il est entré dans une telle colère que l’on a craint un coup de sang ; il a fini par se calmer un peu et, à ma grande surprise, n’a ordonné aucune recherche ; il a dit partout que vous étiez malade, puis une lettre est arrivée de Paris, je ne sais ce qu’elle contenait, mais le seigneur a eu un nouvel accès de rage. Quelques jours après il a annoncé votre départ pour Nice où le médecin vous conseillait d’aller passer l’hiver.

— Alors il prend son parti de ma fuite ?

— Nullement, il veut la tenir secrète ; il compte aller à Paris et vous ramener.

— Qu’il y aille. J’y consens, dit Clélia qui se prit à rire.

— Il paraît que vous avez renversé un de ses plus chers projets en refusant le mari de son choix, dit Pavel.

— Il voulait relever sa fortune aux dépens de la mienne, en me faisant épouser son associé ; et j’ai été fort sage en me dérobant brusquement à leurs combinaisons. Mais ne parlons pas davantage de ces vilaines choses-là. Vois comme je suis bien, transformée en paysanne.

— Vous êtes jolie comme un ange dans ce costume, comme sous vos atours de grande dame, dit Pavel.

— Vraiment, dit Clélia, c’est donc pour cela que j’ai tourné la tête à plusieurs moujiks. Pour me débarrasser d’eux, je me suis fiancée à André Ivanovitch.

— Un brave et beau fiancé que vous avez là, dit Pavel, où donc est-il ?

— Je ne sais, dit Clélia, je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

— Il est allé à la ville je ne sais trop pour quoi faire, dit Ivan, qui jetait d’énormes bûches dans le poêle.

Pavel passa quelques heures encore à la ferme, puis il s’en retourna.

André rentra peu après.

Il trouva Clélia seule dans la salle commune ; elle tenait un ouvrage à la main, mais ne travaillait pas. Assise près de la fenêtre, elle regardait dans la cour à travers les doubles vitres.

— D’où donc viens-tu, André ? dit-elle en se retournant vers le jeune homme ; je m’ennuie quand tu n’es pas là. Le devoir d’un fiancé n’est-il pas de rester auprès de son amie ?

— Je crains de vous obséder, barynia. Je ne suis qu’un fiancé pour rire et je ne dois jouer mon rôle que devant les étrangers, sinon je vous deviendrai aussi insupportable que ceux dont j’ai voulu vous délivrer.

— Ne crois pas cela, tu es le seul avec qui je puis un peu causer ici. En ton absence, je m’ennuie vraiment. Voyons, pourquoi es-tu resté aussi longtemps dehors ?

— Si je vous le dis vous vous moquerez de moi.

— Qui sait ?

— Je suis allé à la ville…

— Eh bien ?

— Voici, barynia : vous avez été obligée d’ôter de vos doigts vos belles bagues pleines de diamants, qui ne convenaient pas à une paysanne ; mais une fiancée doit porter un anneau. J’ai été vous en chercher un.

— Ah ! c’est pour cela que tu es allé à la ville, dit Clélia en penchant la tête d’un air rêveur.

— Est-ce que cela vous fâche ?

— Voyons cet anneau.

André lui montra un petit anneau d’or finement ciselé.

Tous deux dans l’embrasure de la croisée inclinaient la tête et fixaient leurs regards sur le frêle bijou, symbole de tendresse éternelle. Ils demeurèrent un instant silencieux.

— Le voulez-vous ? dit enfin André d’une voix qui, malgré lui, tremblait.

— Mets-le toi-même à mon doigt, dit Clélia en lui tendant sa main blanche et fine.

Le jeune homme eut un tressaillement. Il leva son regard clair sur Clélia et lui passa lentement l’anneau en effleurant à peine son doigt.

Clélia fut vaguement effrayée en recevant ce gage d’amour. Elle sentait bien qu’en dépit de lui-même peut-être le jeune homme venait de lui donner toute son âme, et qu’il serait victime du jeu cruel auquel elle se plaisait. Un instant elle avait éprouvé, elle aussi, une émotion singulière, toute nouvelle et qui la plongea dans une rêverie profonde.

Elle s’éloigna bientôt sans dire un seul mot et se sauva dans sa chambre.


VI


Un matin il se fit un bruit inaccoutumé à la porte de la ferme. C’était des aboiements de chiens, des tintements de grelots, des voix criant d’ouvrir.

Clélia qui venait de se lever courut à la fenêtre de sa chambre et regarda à travers les vitres.

On ouvrait à deux battants la porte cochère, et elle vit un jeune homme en costume de chasse descendre d’un élégant traîneau, puis empoigner par la peau du cou un magnifique chien de chasse qu’il mit à terre. Un autre chien s’élança d’entre les jambes du cocher et se mit à gambader sur la neige en aboyant gaiement, tandis que son compagnon secouait ses oreilles.

— Allons ! paix, Endymion ! cria le jeune homme. À bas, Phœbé ! tenez-vous tranquilles.

Ivan accourut, l’échine courbée, et baisa la manche du seigneur. Au même moment Catherine entra comme un coup de vent dans la chambre de Clélia.

— Le barine ! cria-t-elle, le barine qui arrive sans avoir prévenu !

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? dit Clélia.

— Quand il vient ce n’est jamais rien de bon, dit Catherine, et puis qu’allons-nous lui dire ? tu lui fais l’honneur d’habiter sa chambre.

— Ne t’effraie pas pour si peu de chose, on transportera mes bagages dans une autre pièce et il ne saura rien.

— Il faut que j’aille le saluer, dit Catherine.

Et elle sortit comme elle était entrée.

Clélia termina sa toilette et, poussée par la curiosité, descendit aussi.

On avait ouvert la porte de cette salle où l’on n’entrait jamais, et qu’elle avait traversée la nuit de son arrivée. Le nouveau venu était assis sur le divan de maroquin vert, il caressait la tête de Phœbé posée sur ses genoux, tout en parlant à Ivan qui se tenait debout devant lui.

Clélia le considéra de loin par la baie de la porte. Il paraissait trente ans environ. Grand, mince, un peu maigre même, le sang à fleur de peau, ce qui rendait son visage plus foncé de ton que ses cheveux un peu clair-semés sur le sommet du crâne et que sa moustache couleur de paille. Ses yeux étaient d’un bleu mat et ses arcades sourcilières proéminentes, dénuées de sourcils.

— Je sais que ton fils n’a pas son pareil à la chasse et que nul mieux que lui ne sait trouver la trace d’un loup, disait-il à Ivan sans le regarder, c’est pourquoi j’ai devancé mes amis, qui viendront me prendre dans quelques heures, pour lui dire d’aller faire une battue dans la forêt et de diriger notre chasse.

— Le malheur veut qu’Androwcha ne soit pas à la maison en ce moment ; il est allé aux étuves, mais il ne peut tarder à rentrer.

— Ah ! c’est ennuyeux, je suis pressé, dit le jeune homme d’une voix brève, en soulevant par une grimace la peau de son front.

— Je vais envoyer Fedor à sa recherche, dit Ivan, qui s’éloigna en trottinant.

Le barine se leva et se mit à se promener dans la salle. Il demanda du feu à Catherine qui apportait le samovar, et alluma un cigare.

Tout à coup il aperçut Clélia.

— Qui est celle-là ? dit-il vivement.

— C’est ma nièce, une bien gentille enfant, allez, dit Catherine ; elle est venue nous voir, la chère petite.

— Mais elle est charmante, vraiment ! Allons donc, approche !

Clélia s’avança d’un air gauche et timide en roulant entre ses doigts le bord de sa tunique.

— Quels yeux ! quels cheveux d’or ! s’écria le jeune homme. D’où diable sort-elle ? Eh bien, sers-moi le thé.

La jeune fille obéit.

— Comment t’appelles-tu, hein ?

— Clélia.

— Sais-tu que tu me plais !

— C’est bien de l’honneur pour moi, murmura-t-elle avec un imperceptible sourire.

— C’est incroyable comme tu es jolie. Si tu veux, je t’emmène avec moi. Qu’en dis-tu ?

— Mais, seigneur… balbutia Clélia.

Il lui avait pris les deux mains et la tenait debout devant lui.

— C’est convenu, tu viendras avec moi, reprit-il ; mais d’abord, embrasse-moi.

Et il la saisit brusquement dans ses bras.

Clélia poussa un cri et essaya de se dégager.

— Est-ce pour voir cela que l’on m’a envoyé chercher ? s’écria tout à coup André qui entra impétueusement dans la salle et repoussa le seigneur.

— Eh ! qu’est-ce qui te prend, à toi ! dit celui-ci en devenant pourpre ; ne sais-tu pas qui je suis !

— S’il touchait à ma fiancée, notre czar lui-même ne serait qu’un homme au bout de mon poing, dit André en dardant sur le barine son regard d’une fierté sauvage.

— Ah ! elle est ta fiancée ? C’est fâcheux : je vais l’emmener.

— Si vous persistez dans ce projet, — il adviendra de moi ce qu’il plaira à Dieu, — mais vous ne sortirez pas vivant d’ici, dit André en saisissant brusquement un escabeau.

— Ah çà, il veut m’assommer celui-là ! s’écria le seigneur qui cette fois-ci pâlit.

— André ! André ! es-tu fou ? hurlait Catherine qui s’était jetée à genoux et faisait des signes de croix précipités.

— Le barine ! menacer le barine ! murmurait Ivan glacé d’épouvante.

Clélia s’était jetée sur la poitrine d’André, elle lui abaissa le bras doucement.

— Calme-toi, lion farouche, je me charge de tout arranger, dit-elle en lui effleurant presque la joue de ses lèvres.

En sentant cette haleine tiède courir sur son visage, André sembla devenir aussi faible qu’un enfant ; il chancela et alla s’adosser tout pâle contre la muraille.

Clélia se retourna vers le barine :

— Tu es gentilhomme, n’est-ce pas, et capable de tenir un serment ? lui dit-elle en français.

— Si je suis gentilhomme, on ne s’en douterait guère à voir de quelle façon on me traite ici, dit le jeune homme encore tout tremblant de rage. Mais on s’en apercevra à la manière dont je me vengerai.

— Tu pardonneras à ce garçon, quand tu connaîtras les motifs qui l’ont fait agir.

— Ah çà ! qui es-tu, toi, pour me parler sur ce ton ? Est-ce que tu te crois mon égale, parce que tu as appris le français avec quelque femme de chambre de ta maîtresse ?

— Je suis ton égale, en effet, dit Clélia, et nous avons dû nous rencontrer souvent dans le monde. Mais, puisque tu ne me reconnais pas, je ne te dirai mon nom que si tu me jures de ne révéler à personne que je suis ici.

— Il me semble en effet connaître votre visage, dit le jeune homme en considérant plus attentivement Clélia. Mais… parfaitement ! vous êtes la comtesse Grégorowna. Il est impossible de vous oublier lorsqu’on vous a vue une fois.

— Vraiment ? dit Clélia avec un sourire moqueur, eh bien, me jurez-vous de ne jamais dire que je me suis réfugiée dans cette ferme ?

— Je le jure sur ma vie. Mais par le ciel, quel malheur vous a frappée ? que faites-vous ici ?

— Je me suis enfuie de chez moi parce que l’on voulait me marier contre mon gré, voilà tout. Je tiens à disposer de moi-même.

— Vous avez mille fois raison et vous pouvez être sûre de ma discrétion, d’ailleurs vous êtes sur mes terres ; vous trahir serait manquer à tous les devoirs de l’hospitalité, mais pourquoi cet insolent moujik vous nomme-t-il sa fiancée ?

— Il a pris ce prétexte pour pouvoir me défendre, dit Clélia. Je vous prie, pardonnez-lui sa vivacité.

— Si ce n’était pas une telle bouche qui demande sa grâce, je le ferais envoyer et pour longtemps en Sibérie, dit le barine en reprenant l’idiome russe, mais vous avez sur moi un pouvoir dont vous ne vous doutez pas : depuis que je vous ai aperçue dans le monde, vous êtes pour moi l’étoile inaccessible qui brille à l’horizon. — Je dis cela tout franchement comme je le pense. — Aussi je consens à tout oublier pour vous prouver que je suis votre esclave.

Un sourire méprisant effleura les lèvres de la jeune fille.

— Tu entends ; André ? je te pardonne, continua Pénoutchkine en frappant sur l’épaule du jeune homme. Tu as voulu me tuer, je daigne l’oublier au point que je te demande de nous mettre sur la piste de quelque loup, moi et les compagnons qui vont me rejoindre. Ça va-t-il ?

— Oui, dit André qui avait consulté Clélia du regard, vous me retrouverez sur la lisière du bois.

Il alla prendre sa carabine et sortit aussitôt.

Catherine se précipita aux pieds du barine et lui embrassa les genoux.

— Ah ! que tu es bon ! disait-elle, ah ! que tu es bon !

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est la comtesse Clélia Grégorowna, dit Pénoutchkine en repoussant la paysanne.

Catherine se traîna jusqu’à Clélia, qui la releva et l’embrassa.

— Essuie tes yeux, voyons ! dit-elle. Tu ressembles à ma chère nourrice, et quand je la voyais pleurer, je pleurais aussi.

Bientôt les amis de Pénoutchkine arrivèrent, ils ne descendirent pas de voiture et appelèrent de la porte.

— Hâte-toi, Alexandrovitch, disaient-ils, la matinée est déjà avancée, nous serons pris par la nuit.

— Ne vous montrez pas à eux, dit le jeune seigneur à Clélia, vous êtes bien trop belle pour une paysanne.

— Vous vous y êtes trompé, cependant, dit-elle.

— J’ai été ébloui, aveuglé, mais mon cœur, lui, ne se trompait pas.

Pénoutchkine appela ses chiens, baisa la main de la jeune comtesse, puis sortit en lui jetant un regard humble et languissant.


VII


André revint tard dans la soirée. Clélia avait voulu qu’on l’attendît pour le souper.

— Le repas est triste lorsqu’il manque un convive, disait-elle.

Catherine était inquiète et soupirait à chaque instant, elle ne pouvait croire que le barine eût sincèrement pardonné à André.

— À la chasse, une balle perdue, c’est si facile, disait-elle.

Clélia, par moment, partageait ses craintes, mais André revint tout couvert de neige et un peu las.

— Que saint Serge et la bonne Sainte-Vierge soient loués ! s’écria Catherine en le voyant.

— Eh bien ! chère mère, croyais-tu que le loup m’avait croqué ? dit le jeune homme en riant.

— Le loup, non pas… grommela Catherine qui n’acheva pas sa pensée et servit le souper.

— Voyons, raconte-nous ta chasse, André, dit Clélia, qui avait ressenti un singulier mouvement de joie en voyant revenir le jeune homme sain et sauf.

Un sourire dédaigneux plissa les lèvres d’André.

— Ils se sont mis à cinq pour tuer une malheureuse louve, dit-il, et encore ils l’ont manquée, et elle s’est retournée contre eux. Le seigneur Pénoutchkine l’a échappé belle.

— Ah ! comment est-ce arrivé ? dis-nous cela, s’écria Macha.

— Voici, répondit André. Ils avaient tiré leurs cinq coups de carabine : trois balles allèrent couper quelques brindilles aux sapins ; deux seulement portèrent. La bête était atteinte à l’épaule et avait une oreille emportée. Les chasseurs étaient si sûrs de l’avoir tuée, qu’ils coururent à elle ; mais la louve se releva furieuse et s’élança sur eux. Tous s’enfuirent, à l’exception de Pénoutchkine, qui fut renversé et se mit à pousser des hurlements affreux. Je n’étais pas loin ; j’accours. Les cris du seigneur dominaient les aboiements des chiens, qui, mieux avisés que les hommes, se tenaient à distance. Le barine est, en effet, dans une position fâcheuse, me dis-je, éprouvant malgré moi une invincible envie de rire. Je ne pouvais tirer de peur d’atteindre l’homme, mais les loups et moi nous sommes de vieilles connaissances, je bondis sur la bête et je lui enfonce dans le crâne mon couteau de chasse avec tant de force qu’il s’est cassé dans la blessure, mais l’animal est mort sur le coup.

— Quelle audace ! Sais-tu que tu es admirable ! s’écria Clélia. Ainsi tu lui as sauvé la vie à ce Pénoutchkine, tu es dégagé envers lui maintenant.

— Il ne m’a même pas remercié et il me déteste plus que jamais ; cela m’importe peu. C’est autre chose qui m’inquiète ; vous lui avez avoué ce matin qui vous étiez. Êtes-vous sûre qu’il gardera le secret ?

— Androwcha, tu oublies ceci : je suis une riche héritière qui n’a pas encore fait choix d’un mari, dit Clélia avec un sourire amer.

André leva sur elle son beau regard lumineux.

— Tu ne comprends pas, continua-t-elle ; c’est juste, ton cœur est simple et honnête. Eh bien, Pénoutchkine, qui a gaspillé sa fortune, ne serait pas fâché d’épouser la mienne ; il sera discret.

— Moi, qui ai plus vécu qu’André, j’ai deviné la pensée du barine quand il a pardonné si vite, dit Ivan ; certainement, il songe à épouser la demoiselle.

— C’est un seigneur, dit André avec un imperceptible froncement de sourcils, il peut penser à elle sans l’offenser.

— Ce n’est pas à moi qu’il pense, c’est à mon argent, dit Clélia ; mais qu’importe ! cela nous rend certains de sa discrétion ; c’est tout ce qu’il faut.

Il était tard, on se sépara bientôt.

André, malgré la fatigue qu’il éprouvait, ne put dormir cette nuit-là. Il cherchait à se rendre compte de l’état singulier dans lequel était plongé son esprit depuis quelque temps. Il constatait qu’une seule pensée l’occupait, qu’un seul nom était sur ses lèvres, qu’un être qu’il ne connaissait pas quelques mois auparavant était devenu l’unique intérêt de sa vie et avait jeté comme un voile sur ses affections anciennes. Il se demandait comment il avait pu en arriver là et pourquoi il ne s’était pas mieux défendu de cet amour insensé dont il avait dès le premier jour deviné le danger.

Il s’était imaginé trouver un refuge auprès d’Akoulina, pour laquelle il croyait avoir de l’amour ; mais, à côté d’elle, il s’était ennuyé et avait songé à Clélia. D’ailleurs, il ne pouvait plus retourner dans la maison d’Antonowitch depuis qu’il était ostensiblement le fiancé de sa prétendue cousine. Ces fiançailles simulées avaient achevé de porter le trouble dans son âme en précisant ses sentiments : il était amoureux d’une femme aussi inaccessible pour lui que pour le phalène obscur la lune resplendissante vers laquelle il s’efforce de monter dans la nuit. Le mouvement de folle rage qui s’était emparé de lui lorsqu’il avait vu Pénoutchkine entourer de ses bras la taille de Clélia l’avait éclairé définitivement sur l’état de son cœur : ce n’était pas l’irritation de voir insulter devant lui une noble demoiselle prise pour une paysanne, mais bien un sentiment de jalousie, douloureux et violent, qui l’avait animé.

Mais, dans cette journée si agitée, il y avait eu un moment plein de douceur dont André ne voulait pas se souvenir et auquel, malgré lui, il revenait sans cesse : un instant la jeune fille s’était appuyée sur sa poitrine, il avait respiré le parfum de ses cheveux et senti près de ses lèvres voltiger un souffle léger. Toute sa vie s’effaçait devant cette minute d’ivresse. Cependant, il se répéta cent fois que tout cela était de la folie, qu’il fallait chasser de son esprit ces pensées coupables, et, le lendemain, lorsqu’il se leva, après une nuit d’insomnie, il était résolu à dompter son cœur et à revenir à la raison.

Il prit son meilleur cheval et passa toute la journée dehors ; il tua quelques corbeaux qu’il ne ramassa pas et un renard qu’il rapporta à la ferme.

Clélia s’était mortellement ennuyée et impatientée pendant cette journée. Catherine avait eu à souffrir de sa maussaderie, Macha avait été rudoyée, puis la jeune fille s’était excusée, prétextant un grand mal de nerfs. Les deux femmes étaient tout attristées de la voir ainsi.

Lorsque André revint, Clélia lui dit brusquement, moitié riant, moitié fâchée :

— Tu sais, je n’entends pas avoir un fiancé qui sorte ainsi sans ma permission.

— La barynia daigne se moquer de moi, dit André.

— Je veux être la maîtresse au logis et il faudra que mon mari m’obéisse, continua-t-elle.

André la regarda un instant.

— Les paysans ne sont pas ce que vous croyez, dit-il avec une singulière expression, ils battent leurs femmes et ce sont eux qui commandent.

— Est-ce vrai, cela, Katia ? s’écria la jeune comtesse.

— Ivan ne me bat pas, dit Catherine, mais cela est cause que l’on se moque quelquefois de lui au village.

Aussitôt après le souper, André, prétextant une grande fatigue, se retira dans sa chambre.

Le lendemain il allait repartir comme la veille pour passer la journée loin de la ferme lorsque sa mère l’arrêta comme il se mettait en selle.

— Reste, André, lui dit-elle, la demoiselle était toute soucieuse hier, j’ai peur qu’elle ne soit souffrante, elle a besoin de sortir un peu, tu attelleras le traîneau.

— Fedor le fera et promènera la demoiselle.

— Mais peut-être aime-t-elle mieux que ce soit toi.

— Pourquoi donc, ma mère ? s’écria André ; Fédor sait conduire les chevaux aussi bien que moi.

Et il lâcha la bride à son cheval qui partit au galop. En s’éloignant, le jeune homme éprouva un affreux serrement de cœur ; il fut sur le point de revenir en arrière ; mais il triompha de cette faiblesse et s’enfonça dans le bois.

Le soir, Clélia ne lui parla pas. Elle avait refusé de sortir et semblait triste. André se sentit une sorte de remords. Le lendemain, il resta.

— Voulez-vous faire un tour en traîneau ? dit-il à la jeune fille après le premier repas.

— Je devrais te refuser, dit-elle, mais j’ai envie de voir la neige. Allons !

Ils partirent.

André s’aperçut que les deux jours qui venaient de s’écouler et pendant lesquels il avait lutté contre lui-même n’avaient eu pour résultat que de rendre son amour plus ardent. Il craignait de ne pouvoir dominer l’émotion qui le gagnait en se retrouvant si près de celle qu’il voulait fuir, et il lui fallait toute son énergie pour se souvenir que ce n’était pas vraiment sa jeune fiancée qu’il emportait ainsi à travers les steppes de neige, mais bien une grande dame qui se jouait de lui.

Par instant, un mouvement de colère faisait bondir son sang.

— Dans ce désert, où elle est seule avec moi, elle n’éprouve pas la moindre inquiétude, se disait-il, elle me méprise trop pour me craindre.

Et il jeta sur elle quelques regards que, par bonheur, elle ne comprit pas.

Lorsqu’il rentra, il était mécontent de lui-même ; il s’en voulait d’avoir consenti à cette promenade, d’avoir été sans énergie et sans volonté.

— Bientôt je deviendrai lâche, se disait-il ; les nuits sans sommeil m’épuiseront et un enfant aura raison de moi. Il faut que je trouve un moyen de sortir de cet état.

Quelques jours plus tard, il s’habilla pour la chasse et partit de grand matin. Avant de monter à cheval, il embrassa sa mère.

— Je tuerai un loup aujourd’hui, lui dit-il avec un rire éclatant.

Catherine rentra dans la maison toute troublée, elle n’aurait pu dire pourquoi, mais son cœur de mère, qui s’alarmait souvent pour peu de chose, avait reçu une secousse douloureuse en voyant partir son fils. Elle n’avait pas osé essayer de le retenir, elle savait bien que cela eût été inutile. Elle demeura un instant comme pétrifiée sur le seuil de la porte, puis rentra, les yeux pleins de larmes, et, s’agenouillant sur le banc de bois scellé à la muraille, elle fit une longue prière devant l’image de saint Serge.

Son intention était de garder pour elle seule son inquiétude, mais au milieu du déjeuner elle poussa tout à coup un grand cri.

En levant par hasard les yeux, elle venait de voir sur la muraille les armes d’André accrochées en croix comme à l’ordinaire.

— Seigneur ! il n’a pas pris sa carabine, s’écria-t-elle. Je savais bien qu’il méditait quelque folie !

Clélia pâlit et regarda Catherine avec angoisse.

— Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ? dit Ivan en posant violemment son verre sur la table.

— André a oublié son fusil, dit-elle ; tiens, regarde, toutes ses armes sont là.

Ivan se retourna :

— Eh bien ! dit-il, c’est qu’il aura pris celles de Fédor.

— Oh ! non, dit Fédor, pas possible. Mon fusil ne vaut rien et André le sait.

— Il aura trouvé en route un ami qui lui en aura prêté un ; d’ailleurs, s’il n’a pas pris ses armes c’est qu’il n’en avait pas besoin.

— Il m’a dit qu’il tuerait un loup.

— Allons ! allons ! tu es folle. Ne vas-tu pas pleurnicher à présent ? Tu t’imagines que ton fils a toujours trois ans et qu’il ne peut faire un pas sans toi.

— Hélas ! un malheur est si vite arrivé ! dit Macha.

— Bon ! voilà l’autre ! s’écria Ivan en frappant du poing sur la table. Finirez-vous, enfin ?

En entendant son grand-père faire la grosse voix, le petit Fedia se mit à pleurer.

— Ah ! vous me faites peur à la fin ! s’écria Clélia qui s’enfuit en pleurant aussi.

Elle se sauva dans sa chambre et s’assit au bord de son lit toute surprise de se sentir si vivement émue.

— Suis-je folle ? se dit-elle. Qu’est-ce donc que j’ai ? Il me semble que s’il arrive malheur à ce garçon, c’est moi qui en serai cause.

Catherine vint la rejoindre dans sa chambre.

— Que tu es bonne, lui dit-elle, tu partages même nos peines.

— Voyons, dis-moi la vérité ! s’écria la jeune fille, pourquoi es-tu inquiète comme cela ?

— Je ne sais, un pressentiment ; une mère s’effraie si vite ! Il m’a semblé qu’André était singulier ce matin : ses yeux brillaient plus encore que de coutume. Il m’a embrassée, puis a poussé un éclat de rire qui m’a fait mal.

Clélia baissa la tête.

— Mais que crains-tu, enfin, dit-elle d’une voix presque timide, a-t-il donc quelque raison pour mourir ?

— Mourir ! que dis-tu là ? mon fils croit en Dieu, et il n’est pas fou, s’écria Catherine, rien ne lui manque ici, il est heureux.

— Alors que crains-tu ?

— Que sais-je, un malheur, une imprudence, il est si audacieux.

— Mais il est adroit aussi, et fort, il ne lui arrivera rien, dit Clélia, qui reprit toute sa tranquillité.

Catherine aussi se calma un peu et vaqua aux soins du ménage ; mais la journée fut triste. Au dehors il faisait sombre, une tourmente s’était élevée et soulevait la neige, qui bientôt tomba à gros flocons.

Clélia, à travers les vitres, la regardait tomber. Ainsi secouée par le vent, la neige semblait sale, couleur de cendre, elle tourbillonnait, fuyait, puis revenait dans un tumulte silencieux ; par moment elle paraissait remonter, puis l’œil fatigué ne savait plus distinguer si elle montait, descendait ou oscillait seulement en restant stationnaire. À une trouée, brusquement creusée par la bourrasque, l’illusion se dissipait.

Le soir vint ; après avoir longtemps attendu on se mit à table sans André.

Ivan, à son tour, baissait la tête, mais il ne parlait pas et cachait son inquiétude. À chaque instant Macha se signait et Catherine allait entre-bâiller la porte et prêtait l’oreille.

— Il neige toujours, disait-elle en revenant.

Clélia, elle aussi, prêtait l’oreille au moindre bruit ; ses remords lui revenaient, elle se sentait coupable et eût donné la moitié de sa fortune pour voir le jeune homme apparaître dans l’encadrement de la porte.

Tout à coup, elle tressaillit.

— J’entends quelque chose ! dit-elle.

Tous retinrent leur souffle.

Le bruit, amorti par la neige, du galop d’un cheval, s’affirma bientôt. Catherine courut à la porte.

— C’est lui ! c’est lui ! Il revient ! s’écria-t-elle. Étions-nous bêtes !

Peu après, André entra dans la salle.

En le voyant, Clélia ne put retenir un cri d’effroi et d’admiration.

Le jeune homme était couvert de sang, tête nue, les cheveux en désordre et pleins de neige. Une expression étrange de sauvagerie joyeuse et héroïque illuminait son visage. Ses yeux clairs étincelaient. Il portait sur l’épaule le cadavre d’un loup de grande taille.

— Est-ce que je vous fais peur, barynia ? dit-il à la jeune fille ; la bête est morte, ne craignez rien.

— Tu ne peux t’imaginer combien tu es beau et terrible ! dit-elle.

— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura André.

— Je le dis parce que c’est vrai. Si un peintre était ici, il me comprendrait.

— Certainement il est beau, mon fils ! s’écria Catherine qui se haussa pour l’embrasser.

André laissa glisser l’animal à terre.

— Mais le sang va couler sur le plancher, dit Ivan.

— Celui-là n’a pas perdu une goutte de sang, dit André ; on ne trouvera sur sa fourrure ni le trou d’une balle ni celui d’un poignard, je l’ai étranglé avec les deux mains que voilà.

— Mon Dieu ! il est fou ! s’écria Catherine, il ne chasse plus, il se bat avec les bêtes fauves, c’est donc exprès qu’il n’avait pas emporté ses armes ! Eh ! bien ! et tout ce sang qui est sur toi ?

— C’est le mien. L’animal ne s’est pas laissé tuer comme cela sans rien dire, il s’est bien défendu. J’avais cette idée d’attaquer la proie avec les seules armes que Dieu m’a données.

— Pourquoi as-tu fait cela, enfant ? dit Ivan avec gravité.

— Je me sentais devenir lâche, et je croyais n’avoir plus de force. J’ai voulu voir, répondit le jeune homme.

— Tu as bien fait, dit Ivan.

Catherine se signa et cracha par terre en entendant une pareille chose ; puis elle alla chercher le souper d’André qu’elle avait tenu au chaud.

Le jeune homme s’assit à table et but avidement, mais mangea peu ; et, comme pris de paresse et de somnolence, il mit sa tête dans ses mains et demeura immobile, répondant à peine aux questions dont on l’accablait.

Bientôt, les paysans allèrent se coucher. Clélia resta seule en face d’André qui ne la voyait pas.

Elle posa la main sur le bras du jeune homme.

— Pardon, dit-il en relevant vivement la tête, je suis impoli… La tempête brutale m’a soufflé au visage pendant de longues heures, la chaleur de la chambre m’engourdissait.

— André, dit Clélia doucement, qu’est-ce que tu as ? dis-le-moi.

— Je crois que j’ai la fièvre, dit-il en essayant de dégager son bras.

— Tu feins de ne pas me comprendre, mais je vois bien que depuis quelques jours il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire. Ouvre-moi ton cœur, je t’en prie.

— Vous ouvrir mon cœur, que demandez-vous là ! s’écria le jeune homme d’une voix qui effraya Clélia. Vous voulez que je déchaîne la bête fauve que j’enferme en moi et qui me ronge ; vous voulez l’entendre hurler, la voir se débattre devant vous. N’en avez-vous pas peur ? Oui ! c’est vous qui l’avez fait naître et grandir ; vous croyiez que c’était un agneau ; c’est un lion sauvage ; ne jouez pas avec lui.

— Tu es vraiment très-bien ainsi : l’éclat de tes yeux est incomparable, dit Clélia, qui, la tête appuyée sur sa main, regardait André avec une admiration insolente.

— Ne riez pas, madame, dit-il ; vous n’avez pas le droit de me mépriser. Je suis loin de vous, mais j’ai le cœur plus haut que beaucoup de vos égaux : ceux-là consentent à être l’esclave et le jouet d’une femme coquette ; je me croirais méprisable si je faisais comme eux. Ici, nous sommes simples et rudes, nous ne savons pas mettre dans notre voix cette inflexion caressante qui vous prend comme dans un lacet, nous n’entendons rien à ces regards si doux qui vous entrent dans le cœur et qui pourtant ne veulent rien dire. Par désœuvrement, par habitude, je ne sais pourquoi, vous m’avez regardé avec ces regards-là ! protégée par votre orgueil, vous avez daigné m’éblouir avec la tranquillité du soleil, qui sait bien qu’on ne peut pas l’atteindre. Eh bien ! je ferme les yeux, je ne veux pas devenir fou. Ah ! vous voulez le savoir ? Oui ! c’est pour vous fuir que je cours dans les bois et que je recherche la compagnie des bêtes sauvages, c’est pour faire taire mon sang que je me bats corps à corps avec les loups, je veux tuer cet amour outrageant pour vous, mortel pour moi. Je sais bien que je vous prive d’un passe-temps qui vous plaisait, mais c’est avec ma vie que vous jouez.

— Tu es méchant, André, on ne m’a jamais parlé ainsi, dit Clélia ; je quitterai ta demeure puisque ma présence t’irrite.

André devint pâle et regarda Clélia avec épouvante.

— Vous voulez partir d’ici, s’écria-t-il après un instant de silence, et c’est moi qui vous chasserai ! Je deviens fou, voyez-vous, j’ai élevé la voix, je me suis plaint de vous. Un moujik vous parler de la sorte ! c’est que j’ai la fièvre, je vous l’ai dit, j’ai senti aujourd’hui les dents d’un loup m’entrer dans la gorge, j’ai perdu beaucoup de sang, je ne suis pas comme d’ordinaire, pardonnez-moi, dites-moi que vous ne partirez pas.

— Je resterai, mais, je t’en prie, calme-toi, dit Clélia. Qu’as-tu donc pour être si pâle ? ton front brûle, tu es malade. Mais mon Dieu ! s’écria-t-elle, son sang coule encore, il va s’évanouir.

— Ne craignez rien ; tout à l’heure, quand vous avez dit que vous partiriez, j’ai cru que j’allais mourir, maintenant c’est passé. Tout ce que j’ai dit, oubliez-le et pardonnez-moi. Je serai votre esclave, votre fiancé puisque vous le voulez, jusqu’au jour où vous retournerez chez vous ; alors, nous verrons.

— Tais-toi, enfant, tu es dans une étrange exaltation ce soir, dit Clélia en comprimant avec son mouchoir la blessure qu’André avait au cou.

Vous êtes étonnants, ici, vous ne faites attention à rien ; un seigneur, dans l’état où tu es, serait entouré de médecins et gémirait dans son lit.

— Bah ! ce n’est rien, un peu de sang de moins cela fait du bien.

— Et c’est à cause de moi que tu te fais dévorer par les loups, reprit la jeune fille ; si tu avais été tué je n’aurais plus pu vivre tranquille ; tu crois peut-être que je n’ai pas de cœur et que tu m’es indifférent, tu te trompes ; je te jure que si tu étais mon égal je t’aimerais de toute mon âme.


VIII


Quelques brises tièdes commençaient à courir dans l’atmosphère, les rivières brisaient leur fourreau de glace, la neige s’amollissait aux rayons plus chauds du soleil. C’était la fin de l’hiver et le printemps préparait sa venue. Il s’annonça d’abord par un abominable gâchis de boue et de neige mêlées, les rues du village devinrent des fondrières infranchissables par-dessus lesquelles on jetait des ponts. Dans les champs, la neige, qui tenait encore par places, ressemblait à un vieux drap troué ; le tracé des routes et des sentiers reparaissait ; au loin les pins s’enveloppaient d’un brouillard violet ; plus près, ils reprenaient leur couleur sombre et laissaient tomber de leurs branches les derniers lambeaux de givre.

Bientôt tout vestige de neige disparut et les travaux des champs commencèrent.

La ferme s’anima : les volailles reprirent position dans la cour ; les pigeons roucoulèrent sur le toit ; on donna de l’air aux étables, on ouvrit les greniers, on descendit de blé pour les semailles.

Le matin, deux paires de bœufs partaient attelés aux charrues et les hommes restaient dehors toute la journée.

D’ordinaire André, bien qu’il fût chasseur, prenait plaisir aux travaux des champs, mais cette année-là il ne sembla pas s’apercevoir que le printemps fût venu. Quand Clélia dormait encore ou était à sa toilette, il passait des heures entières absorbé, ne disant rien, n’écoutant rien.

— André ! André ! tu rêvasses trop, lui dit un jour son père en le voyant accoudé à la table les regards fixés sur le plancher, ne viendras-tu pas aux champs ?

André fit signe que non.

Le paysan haussa les épaules.

— Il faut marier ce garçon-là ! grommela-t-il en s’en allant.

Dans l’après-midi André courait avec Clélia à travers la campagne. Ils allaient voir les premières feuilles ouvertes, le premier buisson en fleur. La jeune fille s’émerveillait de tout, elle demandait le nom de chaque arbuste, de chaque plante. Une grenouille effrayée, plongeant brusquement dans une flaque d’eau, la faisait rire comme une enfant, elle criait de peur quand un insecte traversait le sentier, ou bien elle s’arrêtait, un doigt sur les lèvres, pour regarder un oiseau qui sautillait près d’eux de branche en branche.

André lui disait le nom de l’insecte, lui racontait les mœurs de l’oiseau.

— Comme tu es savant ! disait Clélia.

Ils rencontraient souvent des paysans qui les saluaient de loin et leur criaient :

— Eh bien, à quand donc la noce ?

Ou bien l’on disait gaiement à André, en lui frappant sur l’épaule :

— Est-il heureux, ce gaillard-là !

— Pauvre garçon ! murmurait Clélia, comme tu supportes patiemment tous ces ennuis !

— Quoi donc ? disait André, n’a-t-il pas raison ? Je vous vois à toute heure, votre bras s’appuie sur le mien, vous ne vous irritez pas si mon regard s’arrête, sans pouvoir s’en arracher, sur votre beau visage. Je suis parfaitement heureux.

Un bruit singulier commençait à se répandre dans le village : on disait que la nièce d’Ivan Ivanovitch n’était pas sa nièce, mais bien une dame du monde qui avait commis un crime et que la police recherchait. Elle avait promis une somme considérable à Ivan s’il réussissait à la dérober aux poursuites, ses fiançailles avec André n’étaient qu’une tromperie de plus. C’était Akoulina qui avait mis cette histoire en circulation. Elle assurait que lorsqu’il ne se savait pas observé, André parlait à la dame comme on parle à un supérieur. Ce bruit commençait à prendre de la consistance. André en fut informé et s’en inquiéta assez vivement à cause de la portion de vérité qu’il contenait.

Un jour, il faisait chaud déjà, Clélia s’était étendue à l’ombre d’un taillis ; André était près d’elle. Ils ne parlaient pas. La lumière dorée du soleil se glissait en minces fils par les entre-croisements des branches et sautillait à la pointe des herbes. Un rossignol chantait dans un arbre voisin. André regardait la jeune fille qui, par instant, le regardait aussi tout en mordillant une fleur.

Tout à coup, avec son oreille de chasseur, André distingua un imperceptible froissement dans les buissons.

— Il y a quelqu’un là, se dit-il.

Et il se pencha vivement vers Clélia.

— Reprenez votre rôle de paysanne, lui dit-il, nous sommes épiés… Ah ! ma douce chérie ! continua-t-il à haute voix, il n’arrivera jamais ton père, ni le jour de notre mariage non plus !

— Mais tu sais bien que mon père voyage et que son retour dépend du caprice des maîtres, dit Clélia.

— Tu prends cela bien tranquillement, toi. Tu ne vois donc pas comme je suis malheureux ? Si tu m’aimais autant que je t’aime, tu partagerais ma peine.

— Voudrais-tu dire que je ne t’aime pas ?

— Oui, je le dis, et cela est certain.

— Que faudrait-il faire pour te prouver le contraire ?

— Eh bien, si tu m’aimes, embrasse-moi, s’écria André en passant son bras autour de la taille de Clélia.

— Je t’embrasserais très-volontiers, dit-elle, mais cela ne serait pas bien.

— Qui t’a appris cela ? Quel mal y a-t-il à donner un baiser à l’homme avec lequel on passera toute sa vie ?

— S’il n’y a pas de mal, je le fais de tout mon cœur, dit Clélia en effleurant de ses lèvres, le front du jeune homme ; es-tu content, maintenant ?

— Oui, dit André d’une voix très-basse.

Quelques instants après un homme sortait du taillis ; il feignit d’apercevoir les jeunes gens pour la première fois et s’approcha d’eux. C’était un ami d’André. Il avait voulu voir si les méchants propos qui couraient étaient fondés.

— Ah ! Ivanovitch ! s’écria-t-il, justement je te cherchais.

— Puis-je t’être bon à quelque chose ? dit André.

— Voici : je voulais te demander si tu consens à ce que je sois le parrain de ton premier-né.

— C’est convenu, dit le jeune homme en serrant fortement la main de son ami.


Un soir que Clélia rentrait à la ferme avec André, Catherine lui tendit une lettre.

— Mon Dieu ! c’est de Pavel, dit-elle en brisant vivement le cachet.

Puis elle lut à haute voix :


« Chère et respectée demoiselle,

« Votre tuteur est mort subitement hier dans la matinée. Le pauvre barine a eu un coup de sang et a quitté le monde sans avoir repris connaissance. Que Dieu reçoive son âme dans le paradis !

« Maintenant vous voilà libre et maîtresse de votre fortune. Vous pouvez rentrer chez vous et ne plus craindre les contrariétés. Mme Prascovia quittera le château aussitôt votre arrivée, à moins que vous n’en décidiez autrement. J’aurai l’honneur de venir vous chercher après-demain matin, lorsque toutes les cérémonies des funérailles seront terminées.

« Je baise respectueusement le bord de votre robe.

« Votre père nourricier, bien heureux de vous revoir, et qui peut se dire le plus dévoué de vos serviteurs.

« pavel pétrovitch. »


Après la lecture de cette lettre, Clélia leva les yeux sur André. Il s’était laissé tomber sur le banc, pâle comme un mourant, et la regardait d’un air égaré.

— Comme cela, il est mort tout d’un coup, le pauvre homme, disait Catherine ; qui aurait pu s’attendre à cela ?… Qu’est-ce que tu as donc, André ? ajouta-t-elle en voyant la pâleur de son fils, tu es tout blanc.

— Ce n’est rien, ma mère, c’est la joie d’apprendre que la barynia est enfin délivrée de ses ennuis.

Après avoir dit ces mots, d’une voix étranglée, André sortit de la salle précipitamment. Il s’enfuit dans une grange et, se jetant sur un monceau d’herbes coupées, pour la première fois de sa vie, il se mit à pleurer comme un fou.


IX


Le surlendemain, vers le milieu du jour, toute la famille d’Ivan Ivanovitch était réunie devant la porte de la ferme, autour d’une légère calèche attelée de deux chevaux noirs. Pavel était sur le siége, et un jeune serviteur qu’il avait amené avec lui l’aidait à placer les bagages.

Plusieurs moujiks s’étaient arrêtés au bord du chemin et contemplaient d’un air indolent ces préparatifs de départ.

Tout était prêt. Clélia, qui avait repris son costume véritable, embrassa Catherine, qui pleurait à chaudes larmes, puis Macha, qui pleurait aussi ; elle embrassa Ivan, Fedor et le petit Fedia, puis elle monta en voiture.

André était à cheval, il voulait escorter la jeune fille l’espace d’une verste ou deux.

— Ah ! j’ai le cœur gros en partant d’ici, dit-elle en jetant un regard sur la ferme, sur la fenêtre ouverte de la chambre qu’elle avait habitée, sur tous ces braves gens désolés.

— Nous étions si bien accoutumés à vous, dit Catherine à travers ses larmes ; comme la maison va nous sembler vide ! comme nous serons tristes, à présent !

— Soyez sûrs que je n’oublierai jamais les jours que j’ai passés près de vous, dit Clélia, ils seront peut-être les meilleurs de ma vie. Voyons, ne pleurez pas ainsi… pour un rien, je pleurerais aussi.

— Allons ! allons ! s’écria Pavel, soyez donc raisonnables, mes bons amis, ne dirait-on pas que nous portons quelqu’un en terre ? Parbleu ! on se reverra, nous n’allons pas si loin, nous ne partons pas pour toujours.

— Il a raison, dit Clélia, nous nous reverrons souvent, vous viendrez passer quelques mois au château. Au revoir, mes chers amis, et merci de votre bonne hospitalité.

— Que le ciel vous protège, barynia ! dit Ivan en agitant son bonnet.

— Adieu ! adieu ! chère demoiselle, soyez heureuse ! dit Catherine en essuyant ses yeux.

La voiture partit au galop. Clélia se retourna et fit encore de la main un signe d’adieu aux paysans, puis la route tourna et elle ne les vit plus.

André galopait à côté de la voiture. Livide, les dents serrées, les yeux cernés d’un cercle bleu, il regardait droit devant lui ; par instant un frisson de fièvre le secouait.

— Celui-là qui ne dit rien est le plus désolé de tous, grommelait Pavel en le regardant à la dérobée.

Clélia n’osait pas parler au jeune homme. Qu’aurait-elle pu lui dire ? Elle sentait bien que cette douleur était trop profonde pour être calmée par des paroles banales, elle en ressentait d’ailleurs le contre-coup et une inquiétude indéfinissable lui serrait le cœur.

La journée était chaude, le ciel pur, la poussière, soulevée par les roues de la calèche, s’en allait en nuages d’or sous les rayons du soleil, une alouette chantait en s’élevant très-haut dans l’air. Au bord de la route, les cigales, sans discontinuer, faisaient entendre leur bruit de crécelle.

Arrivé au pied d’une petite côte, André s’arrêta brusquement.

— Il faut en finir, dit-il, je n’irai pas plus loin.

Pavel retint ses chevaux.

— Adieu, cher André, adieu ! dit Clélia, ne m’oublie pas. Je penserai souvent à toi.

— Voyez donc, quel temps radieux, dit-il ; l’air sent bon, le soleil brûle ; on dirait un jour de fête. N’est-ce pas un bon présage pour le départ ?

— Que veulent dire ces paroles incohérentes ? perds-tu l’esprit, André ? s’écria Clélia.

Le jeune homme sourit.

— Ah ! si j’étais fou ! dit-il.

— Mais, qu’as-tu ? Ton regard est effrayant…

— Adieu ! cria-t-il. Adieu, ma belle fiancée !

Et il s’enfuit à travers champs.

— Que saint Serge nous protège ! murmura Pavel, le malheureux a pris son rôle au sérieux !

Clélia, penchée hors de la voiture, suivait du regard le jeune homme dont le cheval semblait emporté.

Tout à coup elle vit tomber André et entendit un coup de feu.

Un cri d’horreur s’échappa de ses lèvres.

— Il s’est tué ! cria-t-elle. Misérable folle que je suis, je l’aimais !

Pavel, sans hésiter, lança son attelage à travers les plantations, dans la direction qu’avait prise André ; il se tenait debout sur le siége et explorait des yeux un large espace, tout en dirigeant ses chevaux un peu effrayés par les tressautements de la voiture et les épis de blé qui leur fouettaient le poitrail. Il cherchait déjà depuis quelques instants sans rien découvrir, lorsqu’une des roues de la voiture heurta brusquement un obstacle qu’elle franchit.

Pavel sauta vivement à terre.

— C’est la carabine d’André, dit-il, elle est déchargée, en effet.

Clélia s’était caché le visage dans ses mains, ne voulant rien voir ; elle découvrit pourtant ses yeux comme malgré elle.

— Et lui où est-il ? dit-elle avec angoisse.

— Je ne le vois pas, dit Pavel, son cheval l’aura traîné Dieu sait où.

Il se pencha cependant.

— Ah ! du sang ! s’écria-t-il, je croyais voir un coquelicot.

Clélia se précipita hors de la voiture.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mais qu’est-il devenu ? s’écria-t-elle, en regardant avec désespoir l’impénétrable multitude des blés déjà hauts.

— Tenez, de ce côté, des gouttelettes de sang se sont éparpillées sur les épis, ils sont légèrement inclinés, suivons cette trace.

Clélia s’élança dans la direction indiquée. Pavel marcha derrière elle. Quelques tiges brisées, un faible sillon courbant la tête des épis, les guidaient.

Tout à coup, la jeune fille poussa un cri et tomba à genoux.

— Il est là, sans mouvement… ah ! Pavel, il est mort ! s’écria-t-elle en fondant en larmes.

Pavel s’agenouilla auprès du fils de son ami.

— Il n’est pas mort, mais c’est tout comme, dit-il, il râle. Ah ! mon pauvre André, est-ce bien possible !

— André ! André ! parle-moi ! je t’en conjure, dis un mot ; dis-moi que tu me pardonnes ! s’écria Clélia. Tu vois bien qu’il est mort, ajouta-t-elle, puisqu’il ne s’éveille pas à ma voix. Mon Dieu ! j’ai été coupable, mais la punition est trop cruelle,

— Si beau ! si jeune ! si brave ! Mourir comme cela ! murmurait Pavel.

— Non, ce n’est pas possible ! il ne mourra pas, je le sauverai ! s’écria la jeune fille avec une exaltation fébrile, que deviendrai-je sans lui ? Car je l’aime ! entends-tu ? J’ai au doigt son anneau de fiançailles, et je l’épouserai, je le jure ici.

Pavel regarda sa maîtresse avec effroi.

— Viens, emportons-le, continua-t-elle, conduisons-le au château, ne perdons pas un instant.

— Emportons-le, dit Pavel, mais je crains bien qu’avant notre arrivée il ne soit plus qu’un cadavre.

— Tais-toi, Pavel, tu ne crois pas en Dieu, dit Clélia.

— Ah ! que dites-vous là ? s’écria-t-il en se signant.

On fit approcher la voiture et Pavel, aidé de son compagnon qui était resté près des chevaux, souleva le blessé avec précaution. Au premier mouvement, un flot de sang jaillit jusque sur la robe de Clélia ; la jeune fille faillit s’évanouir, mais elle maîtrisa sa douleur et aida à placer André sur les coussins, puis elle s’assit à côté de lui.

Pavel guida les chevaux par la bride jusqu’à la route ; là, il remonta sur le siège et les lança au galop.

Le voyage fut un long supplice pour Clélia ; elle soutenait du mieux qu’elle pouvait le mourant dont elle sentait la tête inerte rebondir sur son épaule. Au moindre cahot, elle tressaillait et s’efforçait d’en éviter le contre-coup au blessé.

— Tu veux donc le tuer, Pavel ? criait-elle ; modère tes chevaux.

À d’autres moments, au contraire, elle trouvait qu’on n’avançait pas.

— Plus vite ! plus vite ! disait-elle alors. Son sang ruisselle de toutes parts. Encore quelques minutes et il ne lui en restera plus une goutte dans les veines.

On atteignit enfin Wologda, on franchit la porte du château. Encore quelques instants et un médecin serait près du blessé.

Tous les serviteurs et toutes les servantes s’empressaient autour du perron pour saluer la maîtresse. Prascovia, en grand deuil, s’avançait aussi d’un air dolent. Elle faillit tomber à la renverse en voyant la jeune fille inondée de sang, le visage bouleversé, les yeux pleins de larmes.

— Seigneur ! Seigneur ! quelle catastrophe ! s’écria-t-elle.

— Ouvrez les portes ! apportez des linges, de l’eau froide ! cria Clélia en pénétrant dans le vestibule.

Puis elle monta en courant le grand escalier.

— Dans quelle chambre faut-il porter le blessé ? demanda une femme de chambre ; dans celle du seigneur qui vient de mourir ?

— Non ! non ! dit vivement Clélia, portez-le dans la chambre de mon père.

— Dans la chambre de son père ! murmura Prascovia. Cette chambre qu’elle n’a jamais laissé habiter par personne et qu’elle vénère comme si c’était une chapelle !… Ce mourant qu’elle nous apporte, est-ce donc un grand dignitaire ? demanda-t-elle à un serviteur.

— C’est un moujik, madame.

— Un moujik ! La pauvre fille est devenue folle ! s’écria Prascovia.

Et curieuse, elle monta derrière les hommes qui portaient le blessé.

André fut enfin étendu sur un lit et Clélia se pencha vers lui pour écouter s’il respirait encore.

— Mon Dieu ! il ne viendra donc pas, ce médecin ! s’écria-t-elle avec désespoir.

— Le voici, mademoiselle, dit une voix que Clélia reconnut aussitôt.

— Ah ! mon cher Ovnikof ! venez ! venez !

Le docteur entra dans la chambre et remit son chapeau et sa canne à un domestique.

— Du calme ! du calme ! dit-il, qu’arrive-t-il, donc ? comme vous voilà faite !

Clélia l’entraîna vers le lit.

— Ah ! ah ! dit-il, un accident !

Il tira son mouchoir de sa poche et s’essuya le front ; puis il prit dans son portefeuille une paire de ciseaux et coupa rapidement l’habit du blessé.

— Donnez-moi de l’eau, dit-il.

La blessure apparut un peu au-dessous du sein gauche. Le docteur la palpa longtemps.

— C’est étrange, dit-il, la balle a pénétré de bas en haut. Comment l’accident est-il arrivé ?

— Le jeune homme était à cheval, sa carabine s’est déchargée, dit Clélia.

— C’est incompréhensible ! Mais qu’importe. Aide-moi à le soulever, dit-il à Pavel, qui se tenait immobile près du lit.

— C’est bien cela, reprit-il, la balle est ressortie au dessous de l’épaule.

Le blessé eut un spasme convulsif, une écume sanglante lui vint aux lèvres.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous l’achevez, docteur, s’écria Clélia ; voyez donc, il râle.

— Non, il étouffe, dit Ovnikof ; mais, éloignez-vous, chère enfant, ce spectacle douloureux vous impressionne trop.

— Non, non, dit vivement Clélia, je reste. Regardez, il ouvre les yeux.

André promena sur les assistants un regard sans pensée, puis de nouveau il perdit connaissance.

— Ah ! Seigneur, comme c’est horrible ! dit la jeune fille en cachant son visage dans ses mains.

Le docteur pansa les plaies sans arracher un tressaillement au blessé. On eût pu le croire mort sans le soulèvement pénible et profond de sa poitrine.

— Y a-t-il quelque espoir ? dit Clélia en regardant Ovnikof avec angoisse.

— Je ne puis rien dire encore, répondit le docteur en soulevant ses épaules ; la blessure est très-grave, une côte a fait dévier la balle qui, sans cela, allait droit au cœur. Le poumon est traversé, je ne puis répondre de rien.

— Ah ! docteur, si vous aimez un peu l’enfant que vous avez vu naître, vous le sauverez ! dit Clélia.

— Parbleu ! si je vous aime ! chère petite ; mais vous tenez donc bien à lui ?

— Oui, beaucoup, dit-elle en rougissant un peu.

— C’est, ma foi, le plus beau jeune homme que j’aie jamais vu, dit Ovnikof, qui est-ce ?

— Le fils d’un paysan ; il m’a rendu de grands services. Ah ! Pavel ! s’écria-t-elle, et sa mère ! et Ivan ! que vont-ils dire ? comment leur apprendre ce malheur ?

— Pauvre Katia ! pauvres chers amis ! dit Pavel en pleurant ; ce n’est pas moi qui leur porterai la nouvelle.

— Envoie quelqu’un, fais-leur dire qu’il est arrivé un accident, qu’André est tombé de cheval et que nous l’avons emporté ici pour le mieux soigner. Dis-leur aussi que nous espérons le sauver… N’est-ce pas, docteur, vous l’espérez ?

— Il est jeune, il est fort, peut-être le sauverons-nous, dit-il.

— Je ferai comme vous l’ordonnez, dit Pavel en s’éloignant.

Prascovia le suivit pour l’interroger.

— Voyons, enfant, reprit Ovnikof lorsqu’il fut seul avec Clélia, qu’avez-vous ? qu’est-il arrivé ?

Clélia baissa les yeux.

— Je crois deviner la vérité, continua le docteur ; la blessure de ce garçon n’est explicable que par une tentative de suicide ; il a voulu se tuer, et c’est peut-être à cause de vous.

— Oui, c’est la vérité, dit la jeune fille avec résolution et, s’il meurt, c’est dans un couvent que j’irai porter mes remords.

— Allons ! allons ! pas tant d’exaltation, dit Ovnikof, je vous jure de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le tirer de là. Mais je vous en prie, calmez-vous, votre tête brûle, vous avez la fièvre. Allez quitter cette robe sanglante et vous reposer un peu. Ne craignez rien, je m’installe auprès du blessé et je ne le quitte plus.

Clélia serra la main du docteur avec effusion ; puis elle s’éloigna après avoir jeté un long regard sur André.

Prascovia vint rejoindre la jeune fille dans sa chambre ; elle s’avança et reprit l’air dolent qu’elle avait préparé pour recevoir son ex-pupille. Les femmes de chambre déshabillaient Clélia et lui baignaient le front d’eau fraîche. Elle était à demi couchée sur une chaise longue.

— Chère demoiselle, votre tuteur est mort, dit Prascovia, mon pauvre mari, le compagnon de ma jeunesse.

Et elle se mit à pleurer.

— Oui, oui, je sais, dit Clélia.

— Quel affreux malheur ! on l’a enterré hier, je crois que je ne lui survivrai pas.

— Il faut se faire une raison, dit Clélia, vous êtes jeune encore, vous vous remarierez.

— Parler de cela quand la tombe de mon pauvre défunt est encore toute fraîche ! s’écria Prascovia en levant les bras au ciel.

— Excusez-moi, ma tête est bouleversée, dit la jeune fille.

— Peut-être ma présence au château vous déplaît-elle, reprit Prascovia ; s’il en était ainsi je partirais à l’instant.

— Non ! non ! reste, je t’en supplie, que veux-tu que je devienne dans l’état où je suis ? je ne puis m’occuper de rien.

— La mort de mon pauvre Samaïlof me laisse presque sans ressources ; il s’était ruiné… Ah ! voici Alexandra qui me fait signe.

Prascovia alla parler à une servante, et revint bientôt.

— Une visite, mon enfant, dit-elle ; on sait déjà que vous êtes arrivée.

— Dites que je suis malade.

— Mais c’est le gouverneur du district avec sa femme, ils viennent nous faire leurs compliments de condoléances.

— Eh ! quand ce serait le grand Turc ! s’écria Clélia, il s’agit bien de recevoir des visites !

Et elle quitta sa chambre pour retourner auprès du blessé.

— Décidément, il y a un roman là-dessous, se dit Prascovia en descendant au salon. Donner la chambre de son père, retenir le médecin, envoyer promener le gouverneur ! Tout cela pour un moujik ?

Pas possible ! Ce paysan est un prince déguisé.

— Mon Dieu ! docteur, est-ce qu’il est plus mal ? dit Clélia en voyant Ovnikof penché vers le blessé, lorsqu’elle rentra dans la chambre.

— Il peut à peine respirer ; le sang ne coule plus de la blessure. Je crains une hémorragie interne, dit-il. Voyez donc à ce que mon cocher monte dès qu’il reviendra de la pharmacie.

Clélia descendit elle-même et s’avança sous le péristyle.

L’équipage du gouverneur attendait au bas des marches, les chevaux grattaient le sable de leur fin sabot, tandis que le valet de pied dégustait un verre de kwas.

— Est-ce là le drojky d’Ovnikof ? demanda la jeune fille.

— Non, barynia, répondit un serviteur ; tenez, le voici qui revient.

Clélia ne laissa pas au cocher le temps de descendre ; elle prit le paquet de médicaments et se retourna vers la maison.

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et, au milieu d’un cliquetis de voix, le gouverneur, son épouse et son fils, suivis de Prascovia, s’avancèrent dans le vestibule. Clélia passa en courant au milieu d’eux et manqua faire perdre l’équilibre au fils du visiteur, jeune homme maigre et long comme une perche.

— Comment ! c’est Clélia Alexandrowna ! Elle n’est donc pas malade ? s’écria le gouverneur.

— Mon Dieu, on ne peut rien vous cacher… dit Prascovia d’un air mystérieux.

— Vraiment ? est-ce que la jeune personne a l’esprit détraqué ?…

— Vous n’y êtes pas.

Et elle se pencha vers l’oreille du gouverneur.

— Je crois que le czarevitch est ici.

— Le czarevitch !

— Chut ! gardez-moi le secret, dit-elle, un doigt sur les lèvres : un accident de chasse, Clélia a ramené le blessé dans sa voiture.

Le gouverneur s’en alla tout abasourdi.


X


Vers le milieu de la nuit seulement, André recouvra un faible et confus sentiment de la vie. Il promena autour de la chambre ce regard vague et qui semble rêver, particulier à ceux qui sortent d’un long évanouissement. Il vit des tentures de satin pourpre luire sur les murailles, sur le sol un tapis épais plein de roses larges et sombres, au plafond des cygnes et des enfants nus se jouant parmi des nuées bleues.

En face de lui un homme, qu’il ne connaissait pas, sommeillait dans un fauteuil, la tête dans sa main. Il était légèrement chauve, ses sourcils touffus et ses favoris grisonnaient. André regardait sans comprendre, il lui était impossible de penser ; il lui semblait seulement qu’un poids énorme l’écrasait.

Une chose surtout retenait le regard du blessé, c’était deux grosses lampes allumées sur la cheminée et reflétées par la glace ; les globes de verre dépolis lui semblaient deux perles ; à l’entour, toutes sortes d’objets dorés brillaient.

Il essaya de se soulever, machinalement, pour mieux voir, mais éprouva alors une horrible douleur et poussa un gémissement.

Clélia qui s’était assoupie dans un fauteuil au chevet du lit se dressa sur ses pieds.

— Docteur ! docteur ! cria-t-elle.

Ovnikof s’était levé aussi, il versa une potion dans un verre.

— Vous allez m’aider, dit-il.

André était retombé sur l’oreiller et avait fermé les yeux. La jeune fille lui souleva un peu la tête.

— Ah ! dit-elle, cette écume sanglante lui revient encore aux lèvres.

— N’importe ! dit Ovnikof, il a crié, donc il sent son mal ; j’aime mieux cela. Tenez ! il boit avec avidité.

Le jeune homme rouvrit les yeux. Il vit Clélia penchée vers lui, en peignoir blanc, les cheveux à demi dénoués ; il essaya de sourire.

— Ah ! il me reconnaît, dit-elle, il est sauvé !

— Clélia !… dit André lentement, où donc sommes-nous ?

Sa voix avait un timbre étrange, sourd et semblait venir de très-loin.

— Chut ! chut ! dit Ovnikof, taisez-vous, bavard, je vous défends de parler.

André regarda le docteur, puis reporta ses yeux sur Clélia.

— Il faut lui obéir, dit-elle.

— Partons d’ici, dit-il plus bas, l’air manque.

— Comme il souffre ! comme sa respiration est douloureuse ! murmura Clélia.

— J’espère qu’il va s’assoupir, taisons-nous, dit le docteur.

Clélia se rassit au chevet du lit, mais le blessé, avec un regard plein d’inquiétude, essaya de tourner la tête pour la voir encore. Elle se rapprocha et lui prit la main.

— Voyez-vous, il va faire l’enfant gâté, dit Ovnikof, laissez-lui votre main et il dormira.

Le docteur s’assoupit de nouveau et bientôt André ferma les yeux. Clélia seule veilla.

Elle repassa dans son esprit toutes les phases de sa vie, pendant les six mois qu’elle avait habité au village, entourée d’affections sincères et profondes ; elle se demandait comment elle avait pu partir avec tant de tranquillité et être à ce point aveugle sur ses propres sentiments. Elle, la capricieuse qui méprisait souvent ce qu’elle aimait la veille, qui au milieu des fêtes, du luxe et des triomphes, trouvait la vie monotone et vide ; elle avait pu vivre de longs mois dans une ferme, privée de ses parures, de son bien-être accoutumé, sans éprouver un seul instant d’ennui ! et elle n’avait pas compris d’où venait un tel miracle, elle n’avait pas su lire dans son propre cœur ; il avait fallu un événement terrible pour arracher à ses lèvres l’aveu de son amour.

— Oui, se disait-elle, sans cet acte de désespoir, je le laissais s’éloigner, je revenais ici seule, insouciante. Eh bien ! qu’aurais-je fait ? Quel est le cœur plein de tendresse qui aurait répondu au mien ? Aurais-je pu vivre maintenant au milieu de ces indifférences polies, de ses protestations fausses ou intéressées ? Quel est l’homme qui m’aimerait assez pour préférer la mort à mon absence ? Où trouverais-je un cœur comparable à celui-ci, un esprit plus loyal et plus noble, un dévouement plus complet ? Et j’ai été sur le point de dédaigner un trésor si rare ! J’ai peur que Dieu me punisse en m’enlevant le seul être qui me soit cher aujourd’hui dans ce monde.

Et elle regardait la belle tête d’André, pâlie et contractée par la souffrance, elle suivait des yeux le soulèvement pénible de sa poitrine, alors des larmes lui troublaient la vue et elle éprouvait une sorte de honte à sentir l’air circuler librement dans ses poumons.

— Ah ! s’il vit, continua-t-elle, comme je l’aimerai, comme je saurai lui faire oublier ce qu’il a souffert à cause de moi ! Par bonheur, je suis libre, maîtresse absolue de mes actions et je puis faire, sans rencontrer d’obstacles, la folie qui me procurera le bonheur ! Quelle joie de découvrir le monde à cette âme vierge qui n’a admiré encore que la nature de Dieu, de voir ses surprises, ses enivrements, de retrouver près de lui des sensations anciennes que la satiété a effacées ; oui, je veux te rendre cette hospitalité que tu m’as donnée de si grand cœur ; tu avais fait de moi une paysanne, je ferai de toi un grand seigneur !

Clélia, surexcitée par cette journée terrible et cette nuit d’insomnie, ne pouvait retenir ses larmes. Elle appuya son front brûlant sur la main d’André qu’elle tenait toujours.

Le jeune homme s’éveilla.

Dans les arbres du jardin, les rossignols chantaient à plein gosier ; le jour commençait à poindre.

— Clélia !… murmura André.

La jeune fille releva la tête.

— Ah ! cher André ! s’écria-t-elle, tu vivras, n’est-ce pas ? Tu ne me laisseras pas seule dans ce monde. Tu m’aimes trop pour partir sans moi.

— Ah ! ça ! si vous continuez ainsi, je vous interdis l’entrée de cette chambre, s’écria le docteur qui s’éveilla en sursaut. Je suis le maître pour l’instant. Vous agitez mon malade, la fièvre va le prendre bientôt… que diable, laissez-le tranquille ! Tenez, ajouta-t-il avec une sorte d’attendrissement en voyant André froncer le sourcil, il est encore aux trois quarts dans l’autre monde et il veut déjà vous défendre.

— Pauvre ami ! dit la jeune fille.

— C’est pour ton bien, va, que je gronde, reprit Ovnikof en préparant une nouvelle potion.

Après avoir vu André se rendormir, Clélia consentit à aller se reposer un peu.

Lorsqu’elle s’éveilla quelques heures plus tard, la tête lourde et brisée de fatigue, on vint lui annoncer que le notaire et plusieurs autres personnes l’attendaient depuis longtemps.

— Allez prendre des nouvelles du blessé, répondit-elle.

La femme de chambre obéit.

— Il n’y a pas de changement, dit-elle en revenant. Il repose toujours.

— Habillez-moi, voyons, dit Clélia en se laissant glisser hors de son lit. Qu’est-ce qu’il me veut, ce notaire ?

— Comment, chère enfant, ce qu’il vous veut ? s’écria Prascovia qui entrait dans la chambre, mais vous rendre les comptes de tutelle, vous mettre au courant de vos affaires et en possession de votre fortune.

— Ah ! il m’ennuie ! dit Clélia avec humeur.

— Voyons, enfant, soyez raisonnable, dit la veuve de Samaïlof en baisant Clélia sur le front.

— Qu’a-t-elle donc à être si aimable ? pensa la jeune fille.

— À propos, et le cher malade, comment va-t-il ?

— Hélas ! toujours de même ; cependant il m’a reconnue et a dit quelques mots, peut-être le sauverons-nous.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Prascovia avec enthousiasme.

— Qu’est-ce qui lui prend ? se dit Clélia en la regardant en dessous. Ah ! pourquoi en noir ? ajouta-t-elle en voyant la robe qu’on lui préparait.

— Ne porterez-vous pas le deuil quelques jours au moins ? dit Prascovia, vous devez bien cela à la mémoire de l’homme qui vous a servi de père.

— C’est juste, dit Clélia en bâillant.

— D’ailleurs, vous êtes charmante ainsi, vos cheveux d’or, roulant sur cette étoffe sombre, sont encore plus magnifiques.

La réunion avait lieu dans la bibliothèque située au rez-de-chaussée ; toutes sortes de personnages que Clélia ne connaissait pas y étaient assemblés : régisseurs, fermiers, intendants. Le notaire, assisté de ses clercs, était assis devant une table ; il se leva quand la jeune fille entra.

— Pardon ! je vous ai fait attendre, dit-elle en s’asseyant dans le fauteuil préparé pour elle.

Prascovia s’assit aussi, mais elle était dans une agitation extraordinaire, elle rougissait, puis pâlissait et poussait de profonds soupirs, de temps à autre elle jetait sur Clélia des regards moitié haineux, moitié suppliants.

La jeune fille, d’ailleurs, n’y prenait pas garde, sa pensée était auprès d’André. Le menton dans la main, les regards fixés à terre, elle semblait avoir parfaitement oublié les assistants.

Le notaire remua plusieurs cahiers disposés devant lui, mit ses lunettes sur son nez et se moucha bruyamment.

— Si vous le permettez, dit-il, je vais, au nom de Mme Prascovia Samaïlowna, ici présente, vous rendre un compte exact de l’état de vos biens, régis jusqu’à ce jour par le regretté seigneur Samaïlof.

Et il commença à lire très-attentivement les cahiers amassés devant lui.

Il énuméra les villages, les champs, les métairies, les moujiks appartenant à la jeune fille ; il donna le chiffre de la redevance que payait tel ou tel fermier, il établit la moyenne des récoltes, dit le nombre des serfs morts ou malades et donna le total des naissances ; puis il en vint aux sommes liquides, énonça les différents modes de placement, les gains et les pertes.

Cette voix monotone finit par endormir Clélia, et le notaire s’aperçut que sa cliente ne l’écoutait pas du tout.

— Si la demoiselle dort, dit-il, nous ne pouvons continuer.

— Elle est si lasse, dit Prascovia.

— N’importe ; il y a certaines choses qu’elle doit entendre.

Ils se turent un instant. Clélia s’éveilla aussitôt.

— Est-ce fini ? dit-elle.

— Bientôt, mademoiselle, dit le notaire un peu froissé. Je dois vous apprendre, continua-t-il, que, votre tuteur avait cru pouvoir disposer d’une somme de cinquante mille roubles, vous appartenant, et la risquer dans une entreprise ayant pour but de relever sa propre fortune. Par malheur, l’affaire n’a pas réussi et la somme est perdue.

Prascovia était au supplice.

— Il me reste quelque argent, dit-elle d’une voix étranglée, et dussé-je aller mendier sur les chemins, je restituerai la somme perdue.

— Bah ! garde ton argent, dit Clélia, cinquante mille roubles, qu’est-ce que cela ? Pourquoi me parle-t-on de cette misère ?

— Ah ! quel cœur généreux tu as ! s’écria Prascovia en se jetant dans les bras de la jeune fille.

— Puis-je m’en aller ? dit Clélia en regardant le notaire.

— Mais… pas encore ; à moins que vous ne donniez vos pleins pouvoirs à quelqu’un.

— Je le veux bien, à qui donc ? ah ! à Pavel ! s’écria-t-elle en apercevant le vieillard.

— Comment ! à un serf !

— Pavel ! un serf !

— Barynia, dit-il en s’avançant, votre joug est si léger que je n’ai jamais songé à vous demander ma liberté.

— Mais, je te la donne ; tu vas me remplacer, tu t’y entends beaucoup mieux que moi. Il a toute ma confiance, entendez-vous ; j’approuve tout ce qu’il fera.

Et après avoir adressé un léger salut aux assistants, elle s’enfuit.

— Quelle tête folle ! murmura le notaire. En voilà une fortune qui sera bien administrée !

Clélia courut à la chambre d’André ; mais auparavant elle avait mis une rose rouge à son corsage pour rompre un peu l’aspect funèbre de sa robe de deuil.

— Eh bien, docteur ? dit-elle en entrant doucement.

— Eh bien, la fièvre est venue ; il a le délire. Tout à l’heure, il croyait se battre avec un ours ; j’ai dû employer toute ma force pour le faire rester tranquille.

— Pardon, monsieur. J’ai été brutal, dit le blessé, de cette voix sourde qui faisait mal à entendre. Je vous prenais en effet pour un ours.

— Va, mon garçon, dit Ovnikof, le jour où tu seras en état de me rouer de coups, je serai enchanté. À propos, ajouta-t-il en se tournant vers Clélia, ses parents sont arrivés. Faut-il les faire monter ?

— Ah ! mon Dieu ! il me semble que je ne pourrai plus supporter leur regard bon et loyal, s’écria-t-elle, moi qui suis la cause de leur malheur.

— Que dites-vous donc, barynia ? murmura André, est-ce votre faute si j’ai été assez maladroit pour ne pas savoir tenir un fusil ?

— Ah ! docteur, entendez-vous ce qu’il dit ? s’écria la jeune fille.

— Il me plaît infiniment ce garçon-là, dit Ovnikof à demi voix.

Ivan et Catherine entrèrent bientôt, ils osaient à peine marcher sur ces tapis profonds, il leur semblait que le plancher s’enfonçait, et par respect, ils retenaient leurs larmes.

Clélia courut à eux et les embrassa.

— Qui eût dit que nous nous reverrions si tôt ? s’écria-t-elle en pleurant.

— Ah ! Seigneur, qu’il est pâle ! qu’il est changé ! dit Catherine en apercevant son fils.

— André ! André ! mon fils unique ! balbutia Ivan en se cachant le visage dans ses mains.

— Il n’y a pas de quoi pleurer, dit André, quel est l’homme à qui il n’est pas arrivé un malheur une fois dans sa vie ? Il faut remercier Dieu au contraire qui a permis que l’on vînt à mon secours, et que je meure du moins au milieu de ceux que j’aime.

— Ah ! ne parle pas de mourir, André ! s’écria Clélia.

— Pourquoi donc vivre ! elle est partie ! murmura le blessé repris par la fièvre. Elle m’a laissé là, sur le chemin, je voulais la suivre, mais je ne l’ai pas pu, les roues de sa voiture m’avaient écrasé le cœur ?

— Ah ! mon Dieu ! il bat la campagne ! s’écria Catherine en fondant en larmes.

Ivan sanglotait tout bas.

— Si c’est pour nous faire entendre une pareille musique que vous êtes venus, allez-vous-en, dit Ovnikof avec humeur, vous fatiguez le malade. Je vous en prie, Clélia, emmenez-les, et défendez à qui que ce soit de pénétrer ici.

La jeune fille obéit à regret. Tandis qu’elle refermait la porte en s’en allant, elle entendit la voix d’André qui répétait lentement :

— Elle est partie !… elle est partie !…


XI


Quelques jours plus tard, Clélia était levée depuis une heure et tenait à la main un livre qu’elle ne lisait pas, lorsque Ovnikof frappa à la porte de sa chambre. En le voyant, la jeune fille pâlit ; mais il lui sembla que le docteur avait une expression joyeuse sur le visage. Elle n’osait parler et l’interrogeait seulement d’un regard anxieux.

— Chère enfant, dit-il, je réponds maintenant de notre malade ; il guérira.

— Ah ! docteur, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras d’Ovnikof, jamais je n’ai éprouvé une joie comparable à celle-ci !

— Voyons, chère demoiselle, dit le docteur en faisant asseoir Clélia sur un divan et en s’asseyant près d’elle, raisonnons un peu. Je comprends très-bien que devant ce mourant que vous aviez poussé vers le tombeau votre cœur se soit ému et qu’une pensée très-noble de dévouement ait germé dans votre esprit ; mais voici que le mourant revient à la vie ; le crime que vous croyiez devoir vous reprocher ne pèsera donc plus sur votre conscience. Réfléchissez à ce que vous voulez faire ; ne vous laissez pas entraîner par votre enthousiasme juvénile à commettre une folie que vous pourriez regretter plus tard.

— Une folie, est-ce donc une folie d’écouter son cœur et d’épouser l’homme que l’on aime ! Que m’importe si le hasard ne l’a pas fait naître noble, est-ce qu’un titre ajouterait quelque chose à son âme ? J’étais orgueilleuse, autrefois, et je n’aurais pas toujours parlé ainsi ; mais un sentiment tout nouveau s’est éveillé en moi, et aujourd’hui, à la noblesse du nom, que l’on tient du hasard, je préfère la noblesse du cœur et de l’esprit que l’on tient de Dieu.

— L’on a toujours de bonnes raisons à donner lorsque l’on veut quelque chose, mais êtes-vous bien sûre de vouloir longtemps ? Si je parlais d’après mon propre sentiment, je ne m’attacherais pas, outre mesure, à la question de mésalliance. Je vois des princes et je vois des hommes simples, ils sont égaux devant la douleur ; la nature, qui manque de savoir-vivre, traite le noble comme elle traite le paysan et même, je dois l’avouer, j’ai souvent trouvé l’homme du peuple plus fort, plus beau et meilleur ; il est résigné et courageux tandis qu’il souffre et, une fois guéri, reconnaissant des soins qu’on lui a donnés ; j’ai donc pour lui une préférence marquée. Si je suis appelé à la fois par un seigneur et par un moujik, je me rends d’abord au chevet du paysan ; mais, à cause de cela, je passe pour un original assez dangereux ; je ne veux imposer mes idées à personne. Je ne vois pas un seul être auprès de vous qui puisse vous donner un conseil désintéressé, c’est pourquoi je me permets de vous parler, j’ai quelques droits à votre estime et vous savez combien je vous aime ; c’est à cela que je dois d’être écouté par vous, avec un peu d’impatience, avouons-le, mais avec attention. C’est moi, chère petite, qui vous ai reçue dans mes bras à votre entrée dans ce monde, je ne vous ai jamais perdue de vue, je ne suis donc pas un étranger pour vous et je puis me permettre de vous aider à lire dans votre âme. Je vous connais, j’apprécie les grandes qualités de votre cœur et de votre esprit, mais je déplore aussi quelques défauts que d’autres, peut-être, trouveront charmants et qui sont le fond de votre caractère ; ne vous fâchez pas : vous êtes capricieuse, volontaire, coquette, rageuse aussi et très-méprisante parfois. Si vous prenez pour époux un homme qui vous soit inférieur en éducation, il vous froissera souvent sans le vouloir, vous lui ferez alors cruellement sentir votre dédain, et s’il a quelque fierté dans le cœur votre intérieur deviendra un enfer. Je connais votre caractère indomptable, je sais que vous ne supporterez jamais une observation, quelque juste qu’elle soit.

— Ici, vous vous trompez, docteur. J’étais peut-être telle que vous me dépeignez, bien que le portrait soit un peu noir ; mais j’ai changé. Je suis maintenant très-capable de me laisser dominer par l’homme que j’aimerai et dont j’estimerai le caractère. Vous avouerai-je que ce jeune homme que vous avez vu mourant, m’a quelquefois fait trembler ; il y a en lui une énergie sauvage et une force d’âme qui me remplissent d’admiration et de respect. Lorsque vous le connaîtrez mieux, vous me comprendrez.

— J’admets très-volontiers qu’André, jeune comme il est, doué d’une élégance naturelle et d’un esprit très-ouvert, soit vite au courant des usages du monde ; mais ses parents, ils resteront ce qu’ils sont, serez-vous très-flattée d’avoir une belle-mère qui ne sait pas lire !

— Je lui donnerai une lectrice qui lira pour elle, dit Clélia. Ma pauvre Katia ! mais je l’aime de tout mon cœur. Je n’ai jamais connu ma mère, vous le savez, la sœur de Katia fut ma nourrice, elle lui ressemble, et je crois retrouver près d’elle cette chère femme que j’ai tant aimée. D’ailleurs, j’ai commencé déjà la transformation de ma future belle-mère, et, si je n’avais pas été aussi triste, ces jours-ci, j’aurais bien ri à la voir trébucher à chaque pas dans ses robes traînantes, et se retourner au bruissement de la soie comme si elle croyait avoir quelqu’un sur les talons… Eh bien, docteur, vous n’avez plus rien à dire ?

— Non, chère enfant, je vois qu’il n’y a rien à faire ; je m’avoue vaincu.

— Tenez ! je vous en veux, dit-elle avec une petite moue charmante, le jour où vous venez m’annoncer que mon ami est sauvé, au lieu de me laisser voler près de lui, vous me faites un sermon. Vous voyez bien que je suis changée, puisque je vous ai écouté jusqu’au bout sans me mettre en colère.

À mesure que le blessé revenait à la vie, il tombait dans une mélancolie profonde. Ni la joie de sa mère, ni les douces gronderies de Clélia, qui feignait de ne pas deviner la cause de sa tristesse, ne pouvaient ramener le sourire sur ses lèvres. Le jour où il se leva pour la première fois, il eut envie de pleurer.

— Allons, murmura-t-il, j’avais cru pouvoir échapper à la douleur ; mais elle me reprend dans ses griffes et ne veut pas me faire grâce.

Clélia, qui l’observait avec attention, se pencha vers l’oreille du docteur.

— Vous voyez bien que le chagrin ne lui vaut rien, dit-elle, me permettez-vous de lui parler enfin et d’achever de le guérir en lui apprenant que je l’aime ?

— Parlez-lui, mon enfant, dit Ovnikof.

André fit quelques pas dans la chambre.

— Je puis marcher, dit-il avec un sourire plein d’amertume.

— Alors je vais te conduire dans la serre, dit Clélia, nous serons très-bien là pour causer.

Le grand salon du rez-de-chaussée s’ouvrait sur cette serre dont parlait la jeune fille ; elle était haute, très-vaste et pleine d’arbres exotiques, de plantes aux feuillages énormes, de fleurs rares ; on y respirait un parfum de terre humide et de pétales mûrs. Des oiseaux des îles gazouillaient dans une volière.

— Ah ! que c’est joli ! s’écria André en entrant, est-il possible qu’il existe un pays où des plantes semblables à celles-ci croissent librement !

— Si tu veux, nous irons ensemble dans ce pays, dit Clélia.

— Ensemble !

Elle le fit asseoir sur un fauteuil en jonc tressé et s’assit près de lui.

— André, dit-elle après un instant de silence, regarde dans mes yeux et dis-moi ce que tu y vois.

Le jeune homme leva les yeux vers elle.

— Je vois que dans votre bonté infinie vous êtes heureuse de ma guérison.

— Ne vois-tu rien de plus ? dit-elle en lui prenant les mains. Moi, je sais mieux lire dans ton regard, j’y vois ton amour rayonner, j’y vois aussi depuis quelques jours une sombre tristesse, dont je connais bien la cause et que j’effacerai d’un mot. Ne le devines-tu pas, ce mot ?

— Ah ! ne me regardez pas avec tant de douceur, ma raison m’échappe, épargnez-moi, murmura André en détournant la tête.

— Tu ne comprends donc pas que je t’aime ! s’écria la jeune fille.

— Vous m’aimez ?

— Oui, autant que tu m’aimes et je sais ce que vaut ton amour. Il n’en est pas de plus ardent, de plus dévoué, de plus pur. J’ai été cruelle, criminelle même, j’ai joué avec un cœur comme le tien, tu t’es vengé en voulant mourir, et j’ai souffert plus que toi peut-être ; mais je bénis ma souffrance, elle m’a révélée à moi-même. Oui, je t’aime, André, et je t’aimerai toute ma vie.

— Je rêve, n’est-ce pas ? balbutia André, je suis fou, j’ai le délire encore.

— Regarde, dit-elle, j’ai au doigt ton anneau de fiançailles ; ce gage, vois-tu, possède un mystérieux pouvoir. Depuis que tu me l’as donné, je suis liée à toi ; c’est le premier anneau d’une chaîne éternelle, c’est le symbole d’un engagement sacré que je tiendrai. Je serai ta femme.

André secoua la tête tristement.

— Vous êtes bonne d’avoir gardé cet anneau, mais vous savez bien qu’il ne vous engageait pas, dit-il. Je devine quel sentiment plein de délicatesse et d’abnégation vous pousse à me parler comme vous venez de le faire, mais vous savez bien que je n’accepterai pas ce que vous venez de m’offrir. Voyez donc comme votre main est fine et blanche ; regardez-la auprès de la mienne ; ne dirait-on pas un morceau de pain blanc à côté d’un morceau de pain bis ? Ces deux pains-là ne peuvent pas se rencontrer sur la même table. Je vous aimerai toujours ; mais, ne craignez rien, je n’essaierai plus de me tuer.

— Ah ! je n’avais pas prévu ceci ! s’écria Clélia hors d’elle-même. Un paysan qui refuse d’épouser une comtesse ! C’est comme cela que tu m’aimes ? Est-ce que l’amour raisonne ? Est-ce que j’ai raisonné, moi ? Toute objection qui s’oppose au bonheur doit être rejetée comme une folie. Nous nous aimons, voilà une raison sans réplique. Privés l’un de l’autre, nous ne pouvons vivre : il est tout simple de nous lier à jamais. Que signifient de pareilles hésitations ? Ne vas-tu pas dire aussi que je suis plus riche que toi ?

— Songez donc à ce que je suis…

— Tu es l’homme que j’aime.

— Oh ! ne dites pas cela ! Ces mots sont une dérision dans votre bouche. Je vous aime trop pour vouloir profiter d’un moment d’attendrissement qui vous égare. J’ai eu le douloureux bonheur de vous connaître, je dois en mourir, et je ne me plains pas de ma destinée.

— Alors, tu t’imagines que je ne t’aime pas ; que les larmes que j’ai versées ne sont pas de vraies larmes ; que le sentiment profond qui pour la première fois a fait battre mon cœur, n’est qu’un caprice passager ; que la douce joie qui m’enveloppe quand je suis près de toi n’est rien ; que l’épouvante qui glace mon sang lorsque je crains de te perdre est une illusion ? Enfin, tu ne veux pas croire à mon amour ?

— Ah ! Clélia ! vous me tuez, murmura le jeune homme, pris de faiblesse, en se renversant tout pâle dans le fauteuil.

Ovnikof se promenait dans le jardin. Clélia l’appela.

— Ce n’est rien, un évanouissement, dit-il en s’approchant d’André ; l’émotion a été trop forte.

— Ah ! docteur, si vous saviez…

— Quoi donc ? mon enfant ; on dirait que vous avez des larmes dans vos beaux yeux.

— Il ne veut pas du bonheur que je lui offre ; il refuse de m’épouser.

— Vraiment ? il a fait cela ! s’écria Ovnikof avec un mouvement de joie ; je m’y attendais, je vous l’avoue ; je commence à connaître cette âme charmante.

— Vous semblez vous réjouir de ma douleur.

— Vous vous méprenez sur mes sentiments ; je souhaite de toute mon âme que vous parveniez à vaincre ses scrupules. Cet homme est vraiment digne de vous.

— Ah ! je triompherai de tous les obstacles, je vous le jure. J’y emploierai toute mon énergie, toute mon intelligence, il y va du bonheur de ma vie.


XII


Les visites abondaient au château depuis le retour de la jeune comtesse, mais elle se faisait toujours excuser et ne recevait pas. Un jour cependant elle changea d’avis et fit annoncer à ses connaissances que son salon serait ouvert tous les soirs comme par le passé.

Une foule de soupirants s’empressa à ces réceptions ; Clélia fut accablée de bouquets, de déclarations, d’œillades brûlantes. Elle les supportait patiemment et semblait les faire servir à un projet connu d’elle seule.

Un soir André, qui avait repris des forces, put descendre au salon. Lorsqu’il entra une certaine émotion agita les visiteurs. Le bruit soufflé par Prascovia à l’oreille du gouverneur s’était promptement répandu dans la ville et l’on était persuadé que le blessé recueilli par Clélia ne pouvait être qu’un très-haut dignitaire. La bonne mine de l’inconnu, sa haute taille, son regard fier achevèrent de convaincre ceux qui doutaient. On se rangea sur son passage, en le saluant très-humblement. Dès qu’elle le vit, Clélia courut à lui et le fit asseoir dans l’angle du salon où elle se tenait ordinairement.

Le jeune homme, qui assistait pour la première fois à une réunion mondaine, regardait avec curiosité les toilettes, les allures, les physionomies. Ovnikof l’avait rejoint et lui nommait les personnages les plus importants.

— Tenez, cette petite tête ronde sur ce petit corps rond qui, en équilibre sur ses jambes, ressemble à une pomme dans laquelle on aurait planté deux allumettes, c’est le gouverneur du district. Sa femme est longue comme une asperge, il l’a aimée, sans doute, à cause du contraste ; le fils tient de la mère, il est tout jambes. Si vous voulez le voir, regardez près du paravent japonais ce grand garçon, à cheveux jaunes collés au cosmétique, il s’est mis au nombre des aspirants à la main de Clélia.

— Est-ce possible ? dit André avec un sourire. Et cette dame qui se tient droite sur sa chaise, ne parle pas et baisse les yeux, qui est-ce ?

— Ah ! derrière le piano à queue ? C’est la dame de compagnie de Prascovia, un de ces êtres dont l’existence est parfaitement inutile, insignifiante et incolore, qui n’ont rien, n’aspirent à rien, ne pensent à rien ; une comparse dans la vie, qui entre et sort sans avoir rien compris à la pièce qui se joue. Elle tient compagnie : cela consiste à s’asseoir ici ou là, un ouvrage de broderie à la main, et à ne rien dire pendant de longues heures. C’est quelque chose comme un meuble.

— Et celui qui s’accoude là-bas, au socle d’une statue de marbre ? Clélia lui parle.

— Face cramoisie, plus large que haute ; cou débordant sur le collet de l’habit, cheveux très-rares sur un crâne énorme : c’est le fameux général de W… ; défiez-vous de lui, Clélia le comble d’attentions, et il songe très-sérieusement à l’épouser.

— Est-ce donc ainsi, chez les seigneurs ? dit André, une femme jeune et belle comme une fée pourrait épouser un vieillard ridicule, sans soulever l’indignation autour d’elle ?

— C’est comme cela, mon ami. Mais voyez donc, Mme Prascovia est hors d’elle-même, il paraît que la belle Clélia va sur ses brisées.

— Cette dame a-t-elle donc encore des prétentions ?

— Je le crois bien, elle n’est pas mal, d’ailleurs. Ses cheveux ondulés, ses yeux noirs sous ses énormes sourcils ne manquent pas de charme et, sans ce petit duvet rebelle qui ombrage sa lèvre supérieure, elle serait très-agréable.

— Elle a l’air dur et sa physionomie manque de grâce, dit André.

— Elle sait prendre une expression très-douce lorsqu’elle le veut, mais j’avoue que dans ce moment ses yeux lancent des éclairs. Le noir ne la flatte pas d’ailleurs. Voyez donc au contraire combien notre chère Clélia est ravissante dans ces flots de dentelles noires ; son teint semble dégager de la lumière ; ses cheveux blonds resplendissent et l’étoile de diamants qui brille au-dessus de son front s’éteint dans ces rayons de soleil.

— Oh ! oui, elle est bien belle ! murmura André qui la contemplait avec une muette adoration, et lorsqu’on a levé les yeux sur elle, tout semble noir dans la vie comme lorsque l’on a regardé une lumière trop brillante.

Clélia s’aperçut qu’André et Ovnikof parlaient d’elle, elle quitta le général et s’avança vers eux.

— Ah ! mes amis, leur dit-elle à demi-voix, lorsque l’on n’a qu’une seule pensée dans l’esprit, que le cœur est envahi par un seul sentiment, grave et profond, qu’il est difficile et douloureux d’être aimable, de sourire, d’être coquette avec des gens qui vous sont parfaitement indifférents !

— Pourquoi faites-vous cela ? dit Ovnikof. Qui vous y force ?

— Puisque celui que j’aime me dédaigne, dit-elle en jetant à André un regard plein de finesse et de douceur, je suis bien obligée d’essayer de me rattacher à quelque chose dans la vie. Ah ! voici Pénoutchkine, il faut que je vous quitte, ajouta-t-elle.

— C’est un de vos préférés, celui-là ? dit Ovnikof.

— Oui, un de mes préférés, répondit-elle en serrant la main du docteur d’une façon significative.

Et elle s’éloigna.

— Pénoutchkine ! en voilà un seigneur plein d’orgueil et de suffisance, dit le docteur ; il ne se lasse jamais de parler de lui.

— Je le connais, dit André avec une imperceptible expression de colère.

— L’avez-vous entendu raconter ses prouesses de chasseur ? Il y a surtout l’histoire d’une lutte corps à corps avec un loup, sur laquelle il ne peut tarir. Il paraît qu’il a été héroïque (le seigneur, non pas le loup) ; il a brisé son poignard sur le crâne de l’animal ; il peut faire voir la lame et, si l’on y tient, les traces des blessures qu’il a reçues. Le diable m’emporte s’il n’a pas raconté vingt fois cette histoire devant moi.

— Je suis bien sûr qu’il se gardera de parler en ma présence de cette aventure, dit André qui ne put s’empêcher de sourire en se souvenant de la mine piteuse qu’avait le seigneur sous la griffe du loup.

Depuis un instant, le gouverneur se dirigeait en louvoyant vers l’angle du salon où se trouvait André ; ce prudent fonctionnaire tenait essentiellement à saluer le mystérieux inconnu qui cachait sa véritable condition, mais qui était sans aucun doute un personnage important.

Il s’arrêta devant le jeune homme, les deux mains sur le cœur, laissant un de ses pieds en arrière comme un danseur qui va commencer un pas, leva les yeux au plafond d’un air profondément attendri.

— Permettez-moi de vous exprimer la joie… ineffable que nous avons éprouvée en apprenant votre guérison pour ainsi dire… miraculeuse, dit-il d’une voix pleine de suavité. Nous sommes des provinciaux, et cependant nous étions capables de ressentir le vide affreux que votre mort eût laissé dans le monde aussi bien que n’importe quel habitant de la capitale.

— Vous êtes mille fois bon, dit André qui se leva et salua le gouverneur d’un air surpris que celui-ci trouva on ne peut plus digne et affable.

— Est-ce que ce monsieur a toute sa raison ? demanda André à Ovnikof en regardant le gouverneur qui, par respect, s’éloigna aussitôt en jetant au jeune homme des regards chargés de reconnaissance.

— Il vous prend pour le grand Mogol, dit Ovnikof en mettant son mouchoir sur ses lèvres pour dissimuler un rire invincible… Ah ! voilà la baronne Karolowna qui va nous jouer quelque chose, ajouta-t-il. Aimez-vous la musique ?

— Est-ce qu’il existe au monde un être humain qui ne soit pas charmé par la musique ? s’écria le jeune homme.

— Venez, Clélia nous fait signe de nous approcher du piano.

La baronne joua avec beaucoup d’entrain l’ouverture d’un opéra de Glinka, puis on pria Clélia de chanter.

Elle refusa d’abord, puis se ravisa tout à coup et se leva.

— C’est pour toi seul que je chante, dit-elle à voix basse à André en passant auprès de lui.

Elle s’assit au piano et chanta avec un singulier emportement un lied d’Asantchewski, jeune compositeur russe déjà célèbre. C’était un cri de joie ineffable, exprimant d’une façon saisissante l’ivresse de l’être qui se sent aimé et croit le monde trop étroit pour contenir son bonheur :

« Il m’aime ! il m’aime ! J’entends la voix des forêts le crier, le vent le dit aux nuages qu’il emporte, le fleuve roule cet aveu de vague en vague.

« Il m’aime ! il m’aime ! Sous les branches le gazouillement des oiseaux le redit, les clochettes d’argent du muguet le proclament dans la vallée.

« Il m’aime ! il m’aime ! une joie inconnue m’accable, une inquiétude douce et poignante fait frémir mon cœur. »

La voix de Clélia était fraîche et souple, un peu grêle peut-être, mais d’un timbre plein de charme. Elle sut, cette fois-là, lui donner une expression de violence et d’enthousiasme qui enleva son auditoire.

Tandis qu’on l’acclamait de tous côtés, elle regarda André et crut lire sur son visage, pâle d’émotion, dans ses yeux brillants de larmes, qu’il ne pouvait plus lutter, que son amour était plus fort que sa raison et que toutes ses résistances s’écroulaient. Une faible rougeur de joie colora un instant les joues de la jeune fille.

On la pria de chanter encore, mais elle refusa et quitta le piano.

Elle alla s’asseoir auprès de Pénoutchkine.

— Ah ! vous êtes divine, lui dit-il, en feignant d’essuyer une larme. Toute votre âme était dans votre voix ; on dirait vraiment que l’amour a touché votre cœur et pourtant je sais bien qu’il n’en est rien.

— Êtes-vous bien sûr de cela ? dit-elle en lui jetant un malicieux regard.

— Eh ! oui, vous ne connaissez pas ces tortures, ce doute, ces espérances, ce besoin de dévouement, tout ce que vous m’inspirez enfin…

— Comment, je vous fais éprouver tant de choses ?

— En doutez-vous ? ne savez-vous pas lire dans mes yeux, n’y voyez-vous pas que je suis prêt à donner ma vie pour vous ?

— Donner votre vie pour moi, cela est bientôt dit, vous savez parfaitement que je ne vous la demanderai pas, qu’en ferais-je ? S’il s’agissait de toute autre chose il est probable que vous ne parleriez pas ainsi.

— Ah ! mettez-moi à l’épreuve ! s’écria Penoutchkine. Serai-je assez heureux pour que vous daigniez me demander quelque chose ?

— J’ai bien quelque chose à vous demander, mais vous n’auriez qu’à me refuser… dit Clélia en le regardant en dessous.

— Moi, lui refuser quelque chose ! dit-il en levant les yeux au ciel.

— Eh bien, voici : je désire acquérir une de vos propriétés.

— N’est-ce que cela ! s’écria Penoutchkine. Elle est à vous. Laquelle est-ce ?

— La ferme où nous nous sommes rencontrés dernièrement. Consentez-vous à me la vendre ?

— Sans aucun doute.

— Mais, avec la ferme, ceux qui l’habitent ?

— Quel singulier caprice ! dit Penoutchkine avec un léger mouvement de contrariété.

— Un caprice, en effet. Je veux que rien ne soit changé dans cette demeure, que pas un meuble ne soit dérangé, que les mêmes visages apparaissent sur le seuil. Peut-être est-ce pour retrouver plus tard, dans toute leur fraîcheur, des souvenirs qui me sont chers, ajouta-t-elle en lui jetant un séduisant regard.

— Ah ! vous êtes adorable, s’écria Penoutchkine qui saisit la main de Clélia et la porta à ses lèvres.

— Alors, c’est convenu, nous signerons demain l’acte de vente.

— Je suis votre esclave, dit Penoutchkine au comble du bonheur.

Clélia baissa la tête pour dissimuler le sourire moqueur qui voltigeait sur ses lèvres.

— Regardez donc le général de W…, dit-elle un instant après, il est dans une agitation extraordinaire et nous jette des regards furieux, il est capable d’avoir une attaque d’apoplexie, ce qui ferait un esclandre. Permettez que j’aille lui parler.

Clélia s’approcha du général.

— Alors, donc déjà, vous épousez ce monsieur ? lui dit-il en roulant des yeux injectés de sang.

— Pourquoi cela ?

— Voici une heure que vous causez très-tendrement avec lui.

— Tendrement ? Nous parlions d’affaires. Mais il me semble que je m’excuse : est-ce que vous me feriez peur, guerrier farouche ? Ce ne peut être que cela, car je ne me souviens pas que vous ayez jamais mérité les égards que j’ai pour vous.

— Par malheur, l’occasion de vous prouver mon amour ne s’est jamais présentée, mais qu’elle vienne et vous verrez…

— Voyons, de quoi seriez-vous capable ?

— Ah ! s’écria le général avec un soupir bruyant, pour votre joli sourire, pour baiser le bout de vos doigts blancs, je ferais l’impossible… absolument.

— Eh bien, voyons donc, je vais vous demander quelque chose de presque impossible.

— Demandez.

— Je veux que vous me remettiez un brevet d’officier.

— Un brevet d’officier ?…

— Absolument ! dit Clélia, en faisant une révérence au général.

— Pour qui ?

— Le nom doit être laissé en blanc.

— Mais que ferez-vous de ce brevet ?

— Tout ce qu’il me plaira. J’y mettrai mon nom ou je le jetterai au feu.

— Je n’y comprends rien.

— Qu’est-ce que cela fait ? Vous voyez bien que vous hésitez.

— Nullement. Vous n’épouserez pas Penoutchkine !

— Oh ! je vous jure que non.

— Eh bien, demain, vous aurez votre brevet.

Un éclair de joie jaillit des yeux de la jeune fille.

— Tenez, général, voici votre récompense, dit-elle en lui tendant sa main qu’il baisa avec recueillement.


XIII


Lorsqu’après cette soirée André se retrouva seul dans sa chambre, il se laissa tomber dans un fauteuil et serra entre ses mains son front brûlant.

— Je suis à bout de forces, murmura-t-il, je sens que ma volonté va ployer et que ma conscience est submergée par mon amour. Je ne puis combattre plus longtemps, c’est une torture trop affreuse de refuser le bonheur que l’on n’osait pas entrevoir, même en rêve. La lèvre brûlée par la soif ne peut pas repousser toujours la coupe rafraîchissante qui s’offre à elle ; il le faudrait pourtant. Ma conscience me commande le sacrifice, mais je n’ai pas la force de lui obéir. Elle m’aime ! Cette pensée m’emplit le cœur et chante nuit et jour à mon oreille ; ma raison ne peut se faire entendre. Je l’écouterai cependant, je ferai taire toutes les folies enivrantes qui m’obsèdent. Ai-je encore assez de force pour vouloir ? Un paysan n’épouse pas une comtesse, cela ne s’est jamais vu. Clélia effrayée par l’acte de désespoir qui a failli me délivrer de la vie, croit m’aimer ; après la noce elle s’apercevrait qu’elle s’est trompée, et moi, j’aurais abusé de son erreur. C’est impossible, j’ai trop de fierté dans le cœur pour vouloir dérober quelques jours de bonheur au prix d’un crime odieux. Je fuirai la tentation. Je partirai.

André se leva et marcha avec agitation dans la chambre.

— Mes forces sont presque entièrement revenues, ma blessure est fermée, dit-il ; alors pourquoi suis-je ici ? Est-ce donc fait pour moi, ce luxe qui m’entoure ? On le dirait vraiment à voir avec quelle promptitude, je m’y suis accoutumé. Je ne m’étonne plus de ce lit d’ébène et de satin, de ces meubles moelleux qui semblent vous caresser, de ces tapis doux comme de la fourrure. Allons donc ! mes tapis à moi, c’est la mousse des forêts, la neige vierge de pas humains. C’est sur le tronc d’arbre renversé au bord du sentier que je dois m’asseoir. Qu’est-ce que je fais ici ? Je suis une bête des bois, on ne parviendra pas à m’apprivoiser.

Il s’approcha de la cheminée et se regarda dans le miroir.

— Cependant, j’étais bien près d’être dompté, continua-t-il ; est-ce là le chasseur insouciant et fort que je fus jadis ? Le désespoir et la maladie ont effacé de mon visage les baisers du soleil et du vent, je suis aussi pâle qu’un seigneur, j’ai revêtu, sans y prendre garde, les habits que l’on a substitués aux miens, j’ai trouvé qu’ils m’allaient à merveille, mes mains deviennent blanches, ma voix perd de sa rudesse, mes cheveux s’assouplissent, et ne dois-je pas avouer que par instant un mouvement d’orgueil a gonflé mon cœur, quand me voyant passer devant un miroir j’hésitais à me reconnaître. Quelle est donc cette voix qui me crie que tout cela est mal et me dégrade ? Je sens bien qu’il faut lui obéir, qu’il faut arracher cet amour de mon cœur comme l’on arrache le poignard d’une blessure, qu’il faut s’enfuir très-loin, seul et pour toujours. Mais, la vie sans elle ! quel horrible supplice ! Ah ! pourquoi ne m’a-t-elle pas laissé mourir au milieu de ces blés tachés par mon sang ? J’avais déjà enduré une souffrance trop lourde pour ma force, j’avais droit au repos, et voilà qu’il faut de nouveau reprendre ce fardeau écrasant ! Qu’ai-je donc fait, Seigneur, pour être ainsi malheureux ?

Le jeune homme ouvrit la fenêtre pour calmer un peu la fièvre qui le brûlait.

Il faisait clair de lune ; la nuit était tiède et le jardin embaumait.

— Partir !… être aimé et partir ! murmurait André les deux mains crispées sur l’appui de la croisée ; avoir le ciel devant soi et choisir l’enfer, c’est au-dessus des forces humaines. Pourtant, je partirai… bientôt, demain… Pourquoi demain ? s’écria-t-il tout à coup. À quoi bon prolonger cette agonie ? Si je la vois, si elle me parle, je perdrai tout mon courage. C’est à l’instant même qu’il faut fuir, sans réveiller personne, sans être aperçu. Ah ! Dieu ! je l’ai donc vue tout à l’heure pour la dernière fois ! C’est fini, à jamais fini.

Accablé, il se laissa tomber sur un divan et étouffa ses sanglots en se cachant le visage, dans les coussins.

Lorsqu’il se releva, il était résolu et calme.

— Allons, dit-il, à l’heure de son réveil, je serai loin déjà.

Pour ne pas être entendu dans la maison en ouvrant et refermant des portes, il se décida à descendre par le balcon. Il éteignit d’abord les lampes pour ne pas être vu du dehors et se glissa avec précaution comme un coupable.

Il atteignit le sol et fit quelques pas en évitant de faire crier le sable sous ses pieds.

De ce côté, la maison projetait ses ombres nettes et anguleuses sur le jardin vivement éclairé par la lune ; André entendait, du côté de la façade, le serviteur chargé de veiller qui frappait sur un disque de bronze pour témoigner de sa vigilance : il devait éviter de passer près de lui.

Avant de s’éloigner, le jeune homme leva les yeux vers la chambre de Clélia ; elle était encore éclairée ; une des fenêtres même était entr’ouverte.

— Mon Dieu ! serait-elle souffrante ? Comment ne dort-elle pas encore ? se dit André qui semblait fasciné par la lueur venant de cette chambre et ne pouvait plus faire un pas.

La tentation était trop forte : il pouvait l’apercevoir encore une fois sans être vu, sans avoir à craindre les séductions de sa parole ; il emporterait au moins une dernière vision dans son exil.

Il hésita longtemps, mais son cœur fut plus fort que sa raison ; il s’élança, et s’aidant des saillies de la muraille, il fut bientôt à la hauteur de la fenêtre.

Il ne vit d’abord à travers les fins rideaux de dentelles qu’un rayonnement bleu, étrangement doux ; tout était bleu dans cette chambre, les parois couvertes de soie capitonnée, le tapis, le lit surmonté d’un gracieux baldaquin et qui ne s’appuyait que par la tête à la muraille.

Clélia, en peignoir blanc, était assise auprès d’une petite table et écrivait. Une lampe posée devant elle l’éclairait pleinement, la lumière se jouait dans ses cheveux couleur de miel, les contours de son visage semblaient baigner dans un fluide argenté, ses petites dents brillaient entre ses lèvres souriantes. André, cramponné aux ferrures du balcon, la contemplait avec une émotion poignante, il ne l’avait jamais vue aussi radieusement belle.

Bientôt elle posa sa plume et se renversa dans son fauteuil.

— Voilà, c’est fait, dit-elle en étirant ses bras, avec quelle joie j’ai travaillé pour lui !

Elle se leva, son peignoir traînant bruissait sur le tapis.

— Déjà trois heures ! dit-elle en remontant sa montre.

Puis elle s’assit au bord de son lit et croisa ses mains derrière sa tête.

— Ah ! mon Dieu, comme je l’aime ! dit-elle à demi voix.

— Malheureux que je suis ! murmura le jeune homme qui se laissa glisser ou plutôt tomber sur le sol.

Puis il s’enfuit sans regarder derrière lui. Il atteignit le mur du jardin et le mesura des yeux. Ce mur était haut et parfaitement lisse. L’escalader était impossible. D’ailleurs André en avait déjà trop fait, sa blessure à peine cicatrisée le faisait vivement souffrir. Il chercha une porte et finit par arriver à une sortie dérobée qui servait spécialement aux jardiniers. Plusieurs verrous et deux tours de clef fermaient la porte, mais la clef était dans la serrure. Il tira les verrous et fit tourner la clef. Sa main tremblait, un frisson courait sous ses cheveux, il lui semblait que tout oscillait autour de lui.

— Adieu ! adieu ! murmura-t-il ; adieu la vie !…

La porte grinça en tournant sur ses gonds ; mais, au moment où André allait la franchir, il se sentit enlacé par des bras de femme et un grand cri retentit à son oreille.

— Clélia !

— Qu’est-ce que tu fais ? où allais-tu ? dit-elle suffoquée par l’épouvante. Je savais bien que j’avais entendu un soupir et un bruit furtif. Mon Dieu ! si j’avais dormi, tu t’enfuyais, tu me laissais là, folle de désespoir ; car ton intention était de t’échapper, n’est-ce pas ? Mais tu veux donc me tuer ? ton amour s’est donc changé en haine ? que t’ai-je fait ? Je n’aime que toi au monde. Toute ma vie est suspendue à la tienne, et tu me fuis sans un mot, sans un adieu. Ah ! André ! est-ce bien possible, tu as fait cela ?

Elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme en sanglotant.

— Clélia, dit-il, je vous en conjure, ayez pitié de vous-même ; laissez-moi partir.

— Tu es fou, dit-elle en resserrant son étreinte. Essaye donc de me détacher de toi. Pars si tu veux d’ailleurs, je te suivrai.

— Vous ne pouvez être la femme d’un fils d’esclaves, dit-il en essayant de dénouer l’étreinte qui le brûlait.

— Tais-toi ! tu ne l’es plus, s’écria-t-elle, tes parents sont libres désormais.

— Que dites-vous ?

— Je dis ce qui est vrai. La ferme où tu es né, ce lieu charmant où j’ai trouvé l’amour, elle est à nous ; elle appartient à ton père. Katia est libre, Fedor et Macha sont libres, et le petit garçon qui a de si jolis yeux bleus est libre aussi. Ton père est riche, il me l’a dit. Tu vois bien que nous sommes à présent des égaux et que rien ne s’oppose plus à notre bonheur, excepté ta haine, car il est évident que tu me hais.

— Libres ! Vous les avez rendus libres ! Mon pauvre cher père ! le rêve de sa vie s’est donc enfin accompli !

— Oui, et le jour où j’allais leur annoncer cette nouvelle, en leur demandant leur bénédiction, toi tu t’enfuyais pour échapper à mon amour.

— Est-ce donc bien possible que vous m’aimiez ?

— Viens, dit-elle, l’émotion m’a brisée, je ne puis me tenir debout. Il y a là un banc près d’un buisson de jasmins.

Ils gagnèrent le banc et s’y assirent. La lune les enveloppa de sa lumière. Dans la profondeur du taillis un rossignol commença son chant tendre et douloureux, la rosée brillait çà et là sur les fleurs et sur les cailloux des allées.

— Tu demandes si je t’aime ? dit Clélia après un instant de silence. À présent je l’ai compris, je t’ai aimé dès la première minute où je t’ai vu, j’ai rêvé de toi la nuit même, le lendemain j’étais jalouse. Pauvre folle, j’ai cru pouvoir jouer avec le feu, mais le jour où je t’ai vu sanglant sur le chemin, j’ai senti que ta mort emporterait ma vie et que pour moi le monde n’existe pas sans toi. Je parle dans la sincérité de mon âme, je t’aime, André, consens-tu à me prendre pour femme ?

— Ah ! je savais bien que si elle me parlait je perdrais tout mon courage, s’écria-t-il en se laissant tomber aux pieds de la jeune fille. C’est trop. Je ne peux plus lutter. Je l’accepte, ce bonheur céleste qui s’offre à moi ; mes longues souffrances me quittent enfin, mon cœur se dilate dans une joie sans égale. Ah ! Clélia, je t’aime comme un damné aimerait le pardon de Dieu. Pourtant, un jour peut-être tu ne m’aimeras plus et tu me replongeras dans l’abîme ; mais j’aurai au moins le souvenir du ciel.

— Écoute, André, lui dit-elle en le baisant sur le front, le jour où je ne t’aimerai plus, je te permets de me quitter, et, je te le jure, je suis parfaitement certaine de passer toute ma vie près

de toi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours plus tard, la maison était pleine de fleurs et de lumières, de bruit de musique, de rires et de danses. Clélia Alexandrowna donnait une fête à laquelle était conviée toute la haute société de la ville. Le bruit circulait de bouche en bouche que cette fête avait lieu à l’occasion des fiançailles de la jeune comtesse avec cet inconnu, prince selon les uns, moujik d’après les autres, et dans certains angles des salons on discutait vivement sur ce sujet.

— Un moujik ! laissez-moi donc tranquille, disait le gouverneur en haussant les épaules ; il a l’air d’un paysan… tenez, comme moi-même.

— Je sais à quoi m’en tenir, disait Pénoutchkine, pâle de rage. Il était chasseur sur mes terres…

— Ah ! dit Ovnikof qui passait, il a sans doute assisté alors à cette fameuse lutte avec le loup, dont le récit m’a si fort intéressé ? Je vais lui demander de me la redire.

Penoutchkine devint pourpre et fit un mouvement pour s’élancer vers Ovnikof, mais il se laissa retenir par ceux qui l’entouraient.

Clélia, en robe de soie blanche coupée carrément sur la poitrine, trois rangs de perles fines au cou, une branche de jasmin dans les cheveux, se promenait lentement d’une salle à l’autre au bras d’André.

Ovnikof s’approcha d’eux et leur tendit une main à chacun.

— C’est donc décidé enfin ? dit-il ; j’en suis presque aussi heureux que vous, chers enfants, et je vous bénis.

Le général de W… entra dans le salon et vint saluer la jeune fille.

— J’ai une nouvelle à vous apprendre, dit Clélia, tandis qu’il s’inclinait devant elle. Je me suis décidée à vous céder cette métairie qui coupe en deux une de vos propriétés et que mon tuteur s’obstinait à vous refuser.

— Ah ! vous me comblez, vraiment vous me comblez ; dit le général.

— Maintenant, permettez-moi de vous présenter André Ivanovitch, mon fiancé, il veut embrasser la carrière militaire et sollicite votre protection. Jeune et follement brave comme il l’est, l’avenir est à lui, et il ne peut manquer de mériter votre estime.

Le général demeura un instant confondu.

— Ma foi ! s’écria-t-il bientôt, il faut savoir supporter héroïquement une défaite. Je ne puis vous en vouloir de m’avoir préféré ce charmant jeune homme. La franchise de son regard me plaît et il peut compter sur moi.

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de main.

On annonça que le souper était servi. Tandis que l’on passait bruyamment dans la salle voisine, les fiancés, appuyés l’un sur l’autre, purent échanger quelques mots à voix basse.

— Depuis le jour où tu es entrée chez moi, disait André, chaque minute de ma vie, chaque parole sortie de tes lèvres sont restées gravées dans mon esprit.

— Je n’ai rien oublié, moi non plus, dit Clélia. Te souviens-tu, un jour tu m’as dit, en arrêtant sur moi ton beau regard sévère : « Nous ne sommes pas ce que vous croyez, nous battons nos femmes. » Est-ce vrai ? est-ce que tu me battras ?



fin.
  1. Maîtresse.
  2. Maître, seigneur.
  3. Soupe faite de légumes et de viandes.
  4. Saint-Pétersbourg.
  5. Femme, commère.
  6. Cabanes de paysans.
  7. Traîneau à quatre places.