Contes d’Andersen/Les Cygnes sauvages

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Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 302-329).


LES CYGNES SAUVAGES.


Bien loin d’ici, là où s’envolent les hirondelles lorsque l’hiver arrive chez nous, demeurait un roi qui avait onze fils et une fille appelée Élisa. Les onze frères, tous princes, allaient à l’école, la poitrine ornée d’une large décoration et l’épée au côté. Ils écrivaient avec des crayons de diamant sur des tablettes d’or, et ils savaient réciter par cœur d’une manière parfaite ; enfin tout chez eux annonçait qu’ils étaient des princes.

Leur sœur Élisa, assise sur un petit banc de cristal, s’amusait à regarder un livre d’images dont le prix égalait celui de la moitié du royaume.

Oui, ces enfants étaient bienheureux, mais ce bonheur ne devait pas durer toujours.

Leur père, qui était roi de tout le pays, épousa en secondes noces une méchante reine qui n’avait guère à cœur le bonheur des enfants. Dès le premier jour ils s’en aperçurent. Il y avait fête au château ; les enfants jouaient et beaucoup d’étrangers affluaient ; mais au lieu de donner aux enfants comme à l’ordinaire, des gâteaux et des pommes rôties, elle leur fit servir du sable dans une tasse de thé, en disant qu’ils pouvaient faire comme si c’était quelque chose de bon.

La semaine suivante, elle envoya la petite Élisa à la campagne, chez des paysans ; et, quelque temps après, elle dit tant de vilaines choses au roi sur le compte des pauvres princes, qu’il ne s’inquiétait plus d’eux.

« Envolez-vous par le monde, et tirez-vous d’affaires vous-mêmes, dit la méchante reine. Envolez-vous comme de grands oiseaux sans voix. »

Mais elle ne put leur faire autant de mal qu’elle aurait voulu, car ils se changèrent en onze magnifiques cygnes sauvages. Ils poussèrent un cri bizarre et s’élevèrent au-dessus du parc et de la forêt.

Le lendemain matin, ils passèrent devant la maison où leur sœur Élisa était couchée et dormait dans la chambre du paysan. Ils planèrent sur le toit, tendirent leur long cou et battirent des ailes. Mais personne ne les entendit ni ne les aperçut. Puis ils regagnèrent les nuages, s’envolèrent par le monde, et ne s’arrêtèrent que dans une grande forêt sombre qui s’étendait jusqu’au bord de la mer.

La pauvre petite Élisa jouait dans la chambre du paysan avec une feuille verte, car elle n’avait point d’autre joujou. Elle y fit un trou, et regarda au travers du côté du soleil. Elle crut apercevoir au loin les yeux brillants de ses frères ; et, chaque fois qu’elle sentait sur ses joues les rayons de l’astre éblouissant, c’était pour elle comme si ses frères la couvraient de baisers.

Ainsi se passa un jour après l’autre. Si le vent agitait les grandes haies de roses plantées devant la maison, il leur soufflait : « Qu’y a-t-il au monde de plus joli que vous ? » Mais les roses secouaient la tête et répondaient : « La petite Élisa. » Le dimanche, lorsque la vieille était assise devant sa porte lisant son livre de prières, le vent tournait les feuilles et disait au livre : « Qui peut être plus pieux que vous ? » Le livre de prières répondait : « La petite Élisa ; » et lui, comme les roses, disait la vérité.

Ayant atteint l’âge de quinze ans, Élisa retourna au château. La reine, voyant sa beauté, se mit fort en colère et conçut pour elle une haine terrible. Elle aurait bien voulu la changer, comme ses frères, en cygne sauvage ; mais elle ne l’osait pas encore ; car le roi avait grand désir de voir sa fille.

Le lendemain matin, la reine se rendit à la salle de bain, qui était construite de marbre, ornée de coussins moelleux et de tapis magnifiques. Là, elle prit trois crapauds, déposa un baiser sur chacun d’eux, et dit à l’un : « Place-toi sur la tête d’Élisa, lorsqu’elle viendra au bain, afin qu’elle devienne aussi stupide que toi. » – Place-toi sur son front dit-elle à l’autre, afin qu’elle devienne aussi laide

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall

que toi, et que son père ne puisse la reconnaître.

– Pose-toi sur son cœur, souffla-t-elle au troisième, et rends-la tellement méchante, qu’elle en ait beaucoup de tourment. »

Ensuite elle jeta les crapauds dans l’eau claire, qui aussitôt devint verdâtre, appela Élisa, la déshabilla et l’y plongea.

À l’instant même un des crapauds se plaça sur ses cheveux, l’autre sur son front, et le troisième sur son cœur ; mais Élisa ne parut pas s’en apercevoir. Lorsqu’elle se leva, trois fleurs rouges de pavot apparurent à la surface de l’eau. Si les animaux n’avaient pas été venimeux et embrassés par la sorcière, c’est en roses gracieuses qu’ils eussent été changés. Ils étaient devenus fleurs en touchant la tête et le cœur de la jeune fille, car elle était trop pieuse et trop innocente pour que la magie pût exercer sur elle aucune influence.

La méchante reine, voyant ses maléfices impuissants, se mit à frotter la jeune fille avec du jus de noix, ce qui lui rendit la peau toute noire. Puis elle enduisit son charmant visage d’un onguent fétide et embrouilla sa belle chevelure, de sorte qu’il était impossible de la reconnaître.

Aussi son père, en la voyant, s’effraya et dit que ce n’était pas là sa fille. Il n’y avait personne qui la reconnût, excepté le chien de garde et les hirondelles ; mais que pouvaient dire en sa faveur ces pauvres animaux ?

Alors Élisa pleura et pensa à ses onze frères qui tous étaient absents. Profondément affligée, elle s’échappa du château, traversa les champs et les marais, et s’enfonça dans une vaste forêt. Elle ne savait pas où elle voulait aller ; son unique désir était de retrouver ses frères, qui sans doute, comme elle, avaient été chassés dans le monde.

La nuit arriva bientôt. La jeune fille avait perdu son chemin ; épuisée de fatigue, elle se coucha sur le gazon moelleux, fit sa prière du soir et appuya sa tête sur un tronc d’arbre. Partout régnait un profond silence ; l’air était doux, et plus de cent vers luisants brillaient dans l’herbe et sur la mousse, comme de petits feux verdâtres. Elle toucha de sa main une branche, et ces insectes brillants tombèrent sur elle comme des étoiles filantes. Toute la nuit, Élisa rêva de ses frères, qu’elle voyait jouer comme des enfants, écrire avec leurs crayons de diamant sur des tablettes d’or et feuilleter le magnifique livre d’images qui valait la moitié du royaume. Mais, au lieu d’écrire sur les tablettes, comme autrefois, des zéros et des lignes, ils y traçaient maintenant les actions les plus courageuses, par lesquelles ils s’étaient distingués, et tout ce qu’ils avaient vu et éprouvé. Dans le livre d’images, tout était vivant : les oiseaux chantaient, et les personnages quittaient leur place pour venir parler à Élisa et à ses frères. Mais aussitôt qu’elle tournait la feuille, ils rentraient promptement dans leur cadre, pour qu’il n’y eût point de confusion dans les images.

En se réveillant, Élisa remarqua que le soleil était levé depuis longtemps ; elle ne put néanmoins le voir, à cause des grands arbres qui étendaient leurs branches sur sa tête. Mais ses rayons les perçaient, semblables à une gaze d’or soulevée par le vent. La verdure répandit un parfum délicieux, et les oiseaux venaient se poser sur les épaules de la jeune fille.

Elle entendait murmurer l’eau qui coulait de plusieurs grandes sources et se rendait dans un lac dont le fond était du sable le plus fin. Bien qu’entouré d’épaisses broussailles, ce lac était accessible par un endroit où les cerfs avaient pratiqué une large ouverture. C’est par cette ouverture qu’Élisa arriva au bord de cette eau, tellement limpide que, si le vent n’avait pas agité les branches et les buissons, elle les aurait crus peints au fond.

Dès qu’elle aperçut sa propre figure si noire et si laide, elle recula d’horreur ; mais lorsqu’elle eut mouillé sa petite main et frotté ses yeux et son front, la blancheur de sa peau reparut aussitôt. Puis, quittant ses vêtements, elle se baigna dans l’eau fraîche. Jamais fille de roi n’avait été plus belle qu’elle.

S’étant rhabillée et ayant formé une tresse de ses longs cheveux, Élisa se rendit près d’une source jaillissante, but dans le creux de sa main, et s’enfonça dans la forêt, sans savoir où elle allait.

Elle pensait à ses frères et au bon Dieu, qui certes ne l’abandonnerait pas, lui qui fait croître les pommiers sauvages pour satisfaire la faim de l’homme fugitif. Il lui fit découvrir un de ces arbres, dont les branches pliaient sous le poids de leurs fruits ; et elle s’y arrêta pour prendre son dîner. Puis elle pénétra dans la partie la plus sombre de la forêt. Là, le silence était si profond, qu’elle entendait le bruit de son pas léger, le froissement de chaque feuille sèche qui se rencontrait sous ses pieds. On ne voyait pas un seul oiseau, et pas un rayon de soleil ne pouvait pénétrer à travers les branches longues et épaisses. Les troncs des arbres se rapprochaient tellement, qu’en regardant devant elle, elle aurait pu se croire entourée d’une quantité de grilles formées par des poutres. C’était une solitude dont elle n’avait jamais eu l’idée.

La nuit devint d’une profonde obscurité ; aucun petit ver luisant ne brillait plus sur la mousse ; la tristesse dans l’âme, Élisa se coucha et ne tarda pas à s’endormir. Pendant son sommeil, il lui sembla que les branches s’écartaient au-dessus d’elle, et que le bon Dieu, entouré de petits anges gracieux, jetait sur elle un regard doux et pénétrant.

En s’éveillant, elle ne savait pas si tout cela était un rêve ou une réalité. Elle continua son chemin et rencontra une vieille femme portant un panier rempli de fruits, et qui lui en offrit quelques-uns. Élisa lui demanda si elle n’avait pas vu onze princes à cheval traverser la forêt.

« Non, répondit la vieille : mais j’ai vu hier onze cygnes, avec des couronnes d’or sur la tête, nager dans un lac près d’ici. »

Elle conduisit la jeune fille à une pente au pied de laquelle serpentait un ruisseau ; les bords étaient couverts de grands arbres qui entrelaçaient leurs branches et les laissaient pencher sur l’eau. Élisa dit adieu à la vieille, et chemina le long du ruisseau jusqu’à l’endroit où il se jetait dans un grand bassin.

Maintenant la mer s’étendait dans toute sa magnificence devant les yeux de la jeune fille ; mais aucune voile, aucun bateau ne s’y faisait voir qui pût la porter plus loin. Elle regarda sur le rivage les innombrables petites pierres arrondies par l’eau. Le verre, le fer, les cailloux, tout avait reçu la même forme, quoique l’eau fût encore plus légère que la main délicate de la jeune fille.

« Ces petits objets roulent continuellement, disait-elle ; c’est ainsi que tout ce qui est dur devient poli. Moi aussi je serai infatigable. Merci de votre leçon, flots limpides et mobiles ; mon cœur me prédit qu’un jour vous me porterez auprès de mes frères chéris. »

Sur le goëmon rejeté par la mer, se trouvaient onze plumes de cygnes blancs arrosées de quelques gouttes d’eau ; était-ce de la rosée ou des larmes ? Nul ne pouvait le savoir. Élisa les ramassa et en fit un bouquet. Elle ne semblait pas s’apercevoir de la solitude du rivage ; car la mer, par ses variations perpétuelles, offrait en quelques heures un spectacle plus intéressant que celui de plusieurs lacs pendant toute une année. Chaque fois qu’apparaissait quelque grand nuage noir, la mer semblait dire : « Moi aussi, je peux prendre cet aspect. » Alors le vent agitait les flots, et ils se couvraient d’une blanche écume. Si, au contraire, les nuages étaient rouges et le vent calme, la mer ressemblait à une feuille de rose, elle devenait tantôt verte, tantôt blanche. Au milieu du plus grand calme, un léger mouvement se faisait cependant sentir au rivage, et l’eau s’y soulevait doucement, comme la poitrine d’un enfant endormi.

Au coucher du soleil, Élisa aperçut onze cygnes sauvages avec des couronnes d’or sur la tête, qui s’approchaient de la côte. Ils volaient l’un derrière l’autre comme un long ruban blanc. À cette vue, elle gravit la pente et se cacha derrière un buisson. Bientôt les cygnes se posèrent auprès d’elle en battant de leurs grandes ailes blanches.

Au moment où le soleil disparut derrière l’eau, le plumage des oiseaux tomba, et ils devinrent onze beaux princes, les frères d’Élisa. Elle poussa un cri en les reconnaissant ; elle se jeta dans leurs bras, en les appelant par leurs noms. Eux aussi furent bien heureux de retrouver leur petite sœur si grande et si embellie ; ils riaient et pleuraient tour à tour, et ils comprirent bientôt qu’ils étaient tous victimes de la méchanceté de leur belle-mère.

« Nous volons, dit l’aîné, sous l’apparence de cygnes sauvages, tant que le soleil brille dans le ciel ; mais, dès qu’il a disparu, nous reprenons la forme humaine. C’est pourquoi nous devons toujours au coucher du soleil chercher un point d’appui pour nos pieds ; car, en continuant à voler vers les nuages, nous retomberions comme des hommes dans l’abîme. Nous ne demeurons pas dans cet endroit ; nous habitons, au delà de la mer, un pays aussi beau que celui-ci, mais la route est bien longue ; pour y arriver il faut que nous traversions la vaste mer, sans trouver aucune île où nous puissions passer la nuit. Un seul rocher, étroit et solitaire, où nous tenons à peine, serrés les uns contre les autres, s’élève au milieu des flots. Lorsque la mer est grosse, nous sommes parfois couverts par les vagues ; et cependant nous remercions Dieu de cet asile. Là, nous passons la nuit sous forme humaine. C’est le seul moyen qui nous reste de revoir notre chère patrie, car il nous faut, pour faire notre traversée, les deux plus longs jours de l’année. Il ne nous est permis de visiter notre pays natal qu’une fois par an ; pendant onze jours nous pouvons rester ici, et alors nous nous élevons au-dessus de la grande forêt, d’où nous apercevons le château qui nous a vus naître, et où réside notre père, la haute tour de l’église où notre mère a été enterrée. Les arbres et les buissons semblent être nos parents ; les chevaux sauvages courent dans les prairies, comme du temps de notre enfance ; les charbonniers y entonnent encore les vieilles chansons que nous écoutions avec tant de plaisir ; enfin, c’est ici notre patrie, vers laquelle nous tendons toujours, et où nous venons de te retrouver, bonne petite sœur. Nous avons encore deux jours à rester ; puis il faudra partir pour un pays magnifique, mais qui n’est pas notre patrie. Comment t’emmener par delà la mer ? Nous n’avons ni vaisseau ni barque.

– Que pourrais-je faire pour vous sauver ? » dit la sœur. Et ils s’entretinrent presque toute la nuit sur les moyens d’accomplir leur délivrance, ne donnant que quelques heures au sommeil.

Élisa fut réveillée par le bruit des ailes des cygnes qui s’envolaient au-dessus d’elle. Ses frères, transformés de nouveau, s’éloignaient en traçant de grands cercles dans les airs. L’un d’eux seulement, le plus jeune, resta auprès d’elle. Il posa sa tête dans le giron de la pauvre fille, qui caressait ses blanches ailes, et ils passèrent ainsi toute la journée ensemble. Après ce soir, les autres

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall

revinrent, et, lorsque le soleil se fut couché, ils reprirent leur figure naturelle.

« Demain nous partons, dit l’aîné, et nous ne reviendrons qu’au bout d’un an. Nous ne voudrions pas te laisser ici : as-tu assez de courage pour nous suivre ? Mon bras est assez fort pour te porter à travers la forêt, donc nos ailes réunies auront assez de force pour t’emporter au delà de la mer.

Oui, emmenez-moi, » dit Élisa.

Les frères passèrent toute la nuit à tresser un filet avec l’écorce flexible du saule et les tiges du jonc. Élisa fut placée dedans, et, lorsque le soleil reparut, les frères, redevenus des cygnes sauvages, prirent le filet dans leurs becs et s’envolèrent jusqu’aux nuages avec leur sœur bien-aimée encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient d’aplomb sur sa figure, l’un des cygnes vola au-dessus de sa tête pour l’ombrager de ses larges ailes.

Lorsqu’Élisa se réveilla, les cygnes étaient déjà loin de la terre ; elle croyait rêver encore, tant il lui paraissait extraordinaire d’être ainsi portée au-dessus de la mer, si haut à travers les airs. Près d’elle se trouvait une branche chargée de fruits délicieux et un paquet de racines exquises que le plus jeune de ses frères lui avait préparés. Aussi elle lui souriait avec reconnaissance, car elle avait reconnu que c’était lui qui volait au-dessus de sa tête, en l’ombrageant de ses ailes.

Les cygnes s’élevèrent si haut que le premier navire qu’ils aperçurent au-dessous d’eux leur parut une petite mouette sur l’eau. Derrière eux était un grand nuage semblable à une montagne ; Élisa y vit son ombre et celle des onze cygnes, grandes comme des géants. C’était le tableau le plus admirable qu’elle eût jamais contemplé ; mais, dès que le soleil se fut élevé davantage dans le ciel, cette image flottante s’évanouit.

Comme une flèche qui fend les airs, les onze cygnes volèrent toute la journée, plus lentement néanmoins qu’à l’ordinaire, puisqu’ils portaient leur sœur. Le temps devint mauvais, et la nuit approchait ; Élisa vit avec inquiétude le soleil s’incliner vers l’horizon, sans apercevoir encore le rocher solitaire au milieu des flots. Il lui sembla aussi que les cygnes agitaient leurs ailes avec beaucoup plus d’efforts. Hélas ! c’était elle qui les retardait ; le soleil couché, ils redeviendraient hommes, tomberaient dans la mer et se noieraient. Elle adressa du fond du cœur une prière au bon Dieu, mais le rocher n’apparut pas encore. Le nuage noir s’approchait de plus en plus ; le vent annonçait une tempête, le tonnerre grondait, et un éclair suivait l’autre.

Déjà le soleil touchait à la mer, le cœur de la jeune fille palpitait. Les cygnes descendaient si rapidement, qu’elle croyait tomber ; mais bientôt ils reprirent leur vol. Le soleil était à moitié plongé dans l’eau lorsqu’elle aperçut le petit rocher, pas plus gros qu’un chien de mer qui montre sa tête au-dessus de l’eau. Le soleil ne ressemblait plus qu’à une simple étoile, quand elle posa les pieds sur le roc ; et, lorsqu’il s’éteignit tout à fait, comme la dernière étincelle d’un papier enflammé, elle vit ses frères autour d’elle, se tenant tous par la main. Il ne restait pas la moindre petite place vide. Les vagues battaient le rocher, et passaient sur leurs têtes comme une averse ; le ciel était en feu, le tonnerre grondait sans cesse. Mais la sœur et les frères, se tenant toujours par la main, entonnèrent un psaume, afin de reprendre courage et de se consoler.

À l’aube du jour, l’air devint calme et pur. Les cygnes s’envolèrent avec Élisa au moment où le soleil parut. La mer était encore agitée ; vue du haut des airs, sa blanche écume ressemblait à des milliers de cygnes bercés par les vagues.

Peu de temps après Élisa aperçut devant elle un pays montagneux qui semblait flotter dans l’air. Au milieu de brillants glaciers et de rochers escarpés, un château long s’élevait entouré de galeries superposées. Au pied de ce château s’étendaient des forêts de palmiers et poussaient des fleurs magnifiques, aussi grandes que les roues d’un moulin. La jeune fille demanda si c’était là le pays où ils se rendaient ; mais, les cygnes secouèrent la tête pour dire non, car ce palais admirable, changeant continuellement d’aspect, n’était que la résidence de la fée Morgane. Jamais homme n’en avait franchi le seuil. Pendant qu’Élisa considérait ce spectacle, les montagnes, les forêts et le château s’écroulèrent tout à coup, et à leur place apparurent vingt églises superbes, toutes pareilles, avec leurs hautes tours et leurs fenêtres en ogive. Elle s’imagina entendre la musique de l’orgue, mais ce n’était que la musique des vagues. Elle était déjà tout près de ces églises, lorsque subitement elle les vit se transformer en une flotte complète qui naviguait au-dessous d’elle. Un moment après, il ne restait plus qu’un brouillard planant sur les eaux.

Enfin elle découvrit le pays où ils devaient se rendre. C’étaient des montagnes bleues avec des forêts de cèdres, des villes et des châteaux. Longtemps avant le coucher du soleil, elle se trouvait assise sur un rocher, devant une grande caverne entourée de plantes rampantes qui ressemblaient à des tapis brodés.

« Maintenant nous allons voir ce que tu rêveras cette nuit, dit le plus jeune des frères en montrant à Élisa sa chambre à coucher.

– Puissé-je rêver des moyens de vous venir en aide ! » répondit-elle ; et, cette pensée l’absorbant tout entière, elle se mit à invoquer l’appui du bon Dieu ; jusque dans son sommeil, elle ne cessa de prier.

Soudain, elle se crut enlevée bien haut dans les airs, jusqu’au palais nébuleux de la reine Morgane. La fée elle-même venait à sa rencontre, et, malgré sa beauté et sa splendeur, elle ressemblait à la vieille femme qui lui avait donné des fruits dans la forêt et lui avait parlé des onze cygnes aux couronnes d’or.

« Tes frères pourront être délivrés, dit la fée, mais il te faudra du courage et de la persévérance. Il est vrai que l’eau, plus légère que tes mains délicates, arrondit les pierres dures, mais elle ne ressent pas les douleurs que ressentiront tes doigts ; elle n’a pas de sensibilité et ne subit pas les tourments que tu endureras. Vois-tu l’ortie que je tiens à la main ? Il en pousse beaucoup de pareilles autour de la caverne où tu dors, mais celles qui viennent sur les tombes du cimetière sont les seules bonnes. N’oublie rien de ce que je te dis : tu les cueilleras, quoique ta peau, en les touchant, se couvre d’ampoules ; tu les écraseras ensuite sous tes pieds pour en faire de la filasse avec laquelle tu tisseras onze tuniques à manches longues. Jette ces tuniques sur les onze cygnes sauvages, et le charme sera rompu. Mais rappelle-toi bien que, depuis le moment où tu auras commencé ce travail jusqu’à celui où il sera terminé, dût-il durer plusieurs années, il te faudra garder un silence absolu. Le premier mot sorti de ta bouche atteindrait le cœur de tes frères comme un poignard mortel. Ainsi, leur vie dépend de ta langue ; n’oublie rien de mes avertissements. »

En même temps elle touche de son ortie la main d’Élisa, qui se réveilla tout à coup, comme brûlée par le feu. Il faisait grand jour, et, près de l’endroit où elle avait dormi, se trouvait une ortie toute pareille à celle qu’elle avait vue dans son rêve. Alors la jeune fille se mit à genoux, remercia le bon Dieu, et sortit de la caverne pour commencer son travail.

Elle saisit de ses mains délicates les vilaines orties brûlantes et supporta volontiers la douleur pour sauver ses frères chéris. Elle écrasa ensuite chaque tige d’ortie avec ses pieds nus, et en fit de la filasse verte.

Dès que le soleil fut couché, les frères arrivèrent. Ils eurent grand’peur en retrouvant leur sœur tout à fait muette, et ils crurent d’abord que c’était un nouveau sortilège de leur belle-mère. Mais en apercevant ses mains, ils comprirent ce qu’elle faisait pour eux ; le plus jeune se mit à verser des larmes sur elle, et, partout où tombèrent ses larmes, la douleur cessa et les ampoules disparurent.

Élisa passa toute la nuit à travailler, ne voulant prendre aucun repos avant d’avoir délivré ses frères.

Le lendemain, pendant l’absence des cygnes, elle resta dans sa solitude ; cependant jamais les heures n’avaient coulé si vite pour elle. Bientôt une tunique fut achevée, elle se mit à la seconde.

Au milieu de sa besogne, le son du cor se fit entendre dans les montagnes et remplit la jeune fille de terreur. Comme ce bruit se rapprochait de plus en plus, avec des aboiements de chiens, elle rentra promptement dans la caverne, ramassa toutes les orties, en fit un paquet, et s’assit dessus pour les cacher.

Un moment après, un gros chien sortit des broussailles, puis un autre, et un autre encore. Ils disparurent en aboyant, et revinrent bientôt après ; au bout de quelques minutes, tous les chasseurs arrivèrent, et le plus beau, qui était le roi du pays, s’approcha d’Élisa. Jamais il n’avait vu une aussi jolie fille.

« Comment es-tu venue ici, charmante enfant ? »

Élisa secoua la tête, car la vie de ses frères dépendait de son silence, et cacha ses mains sous son tablier pour que le roi ne découvrît pas ses souffrances.

« Viens avec moi, continua-t-il ; tu ne peux rester ici. Si tu es aussi bonne que tu es belle, je t’habillerai de soie et de velours, je mettrai une couronne d’or sur ta tête, et je te donnerai mon plus riche château pour résidence. »

Puis il la plaça sur son cheval. Elle pleurait et se tordait les mains, mais le roi dit : « Je ne veux que ton bonheur ; un jour tu m’en sauras gré. » Il partit à travers les montagnes, tenant la jeune fille devant lui, et suivi de tous les autres chasseurs.

À l’approche de la nuit, on aperçut la magnifique capitale avec ses églises et ses coupoles. Le roi conduisit Élisa dans son château, où des jets d’eau s’élevaient dans de hautes salles de marbre dont les murs et les plafonds étaient couverts de peintures admirables. Mais, au lieu de regarder toute cette magnificence, Élisa pleurait et se désolait. Cependant les dames du château la revêtirent d’habits royaux, tressèrent des perles dans ses cheveux et couvrirent ses mains blessées de gants fins et moelleux.

Elle était si admirablement belle dans cette parure que tous les courtisans s’inclinèrent devant elle jusqu’à terre, et que le roi la choisit pour épouse, quoique l’archevêque secouât la tête en murmurant que cette jolie fille de la forêt n’était peut-être qu’une sorcière qui éblouissait les yeux et ensorcelait le cœur du roi.

Mais le roi, sans y prendre garde, fit jouer de la musique et servir les plats les plus exquis. Les plus belles filles du pays formèrent des danses autour d’Élisa et la conduisirent par des jardins parfumés dans des salons magnifiques. Cependant aucun sourire ne parut sur ses lèvres ou dans ses yeux ; la douleur seule s’y montrait comme son éternel partage.

Enfin le roi ouvrit la porte d’une petite chambre où Élisa devait dormir ; cette pièce était ornée de précieux tapis verts qui rappelaient exactement la caverne d’où elle sortait. Sur le sol se trouvait le paquet de filasse provenant des orties, et au plafond était suspendue la tunique qu’elle avait tissée. Un des chasseurs avait emporté tout cela comme des curiosités.

« Tu pourras rêver ici à ton ancienne demeure, dit le roi ; voici le travail qui t’a occupée ; au milieu de la splendeur qui t’entourera, tu seras contente de penser quelquefois au temps passé. »

En voyant les objets qu’elle avait tant à cœur de garder, Élisa sourit, et le sang reparut sur ses joues. Elle pensa au salut de ses frères, et baisa la main du roi, qui la pressa sur son cœur et fit annoncer leur mariage au son de toutes les cloches. La belle fille muette de la forêt était devenue la reine du pays. Il est vrai que quelques méchants propos arrivèrent jusqu’à l’oreille du roi, mais il ne les prit pas à cœur, et le mariage fut célébré. L’auteur de ces propos lui-même fut obligé de placer la couronne sur la tête d’Élisa, et il eut la méchanceté de la serrer outre mesure autour du front. Mais Élisa n’en ressentit aucune douleur, car il n’y avait pas pour elle d’autre tourment que la destinée de ses frères. Quoique sa bouche fût muette, puisqu’une seule parole leur eût coûté la vie, ses regards témoignaient une profonde affection pour le bon roi qui ne voulait que son bonheur. Tous les jours elle l’aimait de plus en plus : aussi elle aurait pu se confier à lui et lui raconter ses souffrances, mais il fallait qu’elle restât muette pour mener son œuvre à bonne fin. La nuit elle se rendait secrètement dans la petite chambre décorée comme la caverne, elle y acheva six tuniques l’une après l’autre. Elle allait recommencer la septième, lorsque la filasse manqua. Elle savait bien que les orties indispensables à son travail poussaient au cimetière, mais elle était obligée de les cueillir elle-même, et comment y arriver ?

« Ah ! qu’est-ce que la douleur de mes doigts en la comparant à celle de mon cœur ? je me risquerai ; le bon Dieu me viendra en aide. »

Tremblante comme si elle allait commettre une mauvaise action, elle se glisse à la lueur de la lune dans le jardin, parcourt les longues allées, traverse les rues solitaires, et arrive au cimetière. Elle y aperçoit, sur une des plus larges pierres tumulaires, un cercle d’affreuses sorcières qui déterrent les cadavres et en dévorent la chair. Élisa est obligée de passer devant elles ; les sorcières la poursuivent de leurs regards infernaux, mais la jeune fille récite sa prière, cueille les orties brûlantes, et les rapporte au château.

Mais un des courtisans l’avait vue ; il se persuada que la reine n’était qu’une sorcière qui avait trompé le roi et tout le peuple. Le roi eu bientôt connaissance de tout ce qui s’était passé ; deux grosses larmes roulaient sur ses joues, et il eut le cœur déchiré par un doute cruel. Pendant plusieurs nuits, il feignit de dormir ; mais il voyait Élisa se lever, et il la suivait tout doucement jusqu’à la petite chambre où elle entrait.

L’air du roi devint chaque jour plus sombre ; la pauvre reine s’en aperçut sans en deviner la cause, et ce chagrin vint encore augmenter les souffrances qu’elle éprouvait au sujet de ses frères. Ses larmes tombaient sur les velours et la pourpre comme des diamants étincelants ; cependant elle ne perdit pas courage, poursuivit son travail, et bientôt il ne manqua plus qu’une tunique. Il lui fallait aller une dernière fois au cimetière pour cueillir des orties. Elle songeait avec angoisse à ce voyage solitaire et aux affreuses sorcières, mais sa volonté était ferme comme sa confiance en Dieu.

Elle se mit donc en route, mais le roi et le méchant courtisan la suivirent. Ils la virent entrer dans le cimetière, et plus loin ils aperçurent les sorcières consommant leur épouvantable sacrilège. Le roi se détourna avec horreur, en pensant que la tête qui s’était reposée sur sa poitrine appartenait à l’un de ces monstres.

« Que le peuple la juge ! » s’écria-t-il ; et le peuple la condamna aux flammes.

Arrachée aux salles splendides, la malheureuse fut conduite dans un cachot horrible, où le vent sifflait à travers une fenêtre grillée. Au lieu de velours et de soie, elle n’eut pour coussin que le paquet d’orties qu’elle venait de cueillir. Les tuniques brûlantes qu’elle avait tissées durent lui servir de couvertures, et cependant il était impossible de rien lui offrir de plus agréable. Elle reprit son travail, en adressant des prières au ciel. En attendant, les enfants entonnaient dans la rue des chansons injurieuses pour elle, et pas une âme ne la consolait par une parole affectueuse.

Soudain, vers le soir, une aile de cygne apparut près de la petite fenêtre ; c’était le plus jeune des frères qui avait retrouvé sa sœur. Élisa se mit à sangloter de joie, bien que la nuit prochaine dût être pour elle la dernière ; mais son travail était presque achevé, et ses frères n’étaient pas loin.

On envoya près d’elle un magistrat pour qu’elle fît la confession de ses crimes. À la vue de cet homme, Élisa secoua la tête en le priant du regard et du geste de ne pas insister. Elle devait, cette dernière nuit, terminer son travail, sans quoi ses tourments, ses larmes, et ses longues veillées, tout eût été perdu. Le magistrat se retira donc en proférant des menaces ; mais Élisa, forte de son innocence, continua sa tâche.

Les petites souris apportèrent à ses pieds les orties pour lui venir en aide, et un merle, posé sur la grille de la fenêtre, chanta toute la nuit pour soutenir son courage.

Une heure avant le lever du soleil, les onze frères se présentèrent à la porte du château, demandant à être introduits près du roi. On leur répondit que c’était impossible ; il faisait encore nuit, le roi dormait, et personne n’oserait le réveiller. Ils prièrent et menacèrent, de sorte qu’on fut obligé d’appeler les gardes. À ce bruit, le roi sortit et demanda ce qu’il y avait ; mais, au même instant, le soleil se montra, et les onze frères disparurent : seulement, onze cygnes sauvages s’élevèrent au-dessus du château.

La foule accourut aux portes de la ville pour voir brûler la sorcière. Un cheval décharné traînait la charrette où elle était assise, affublée d’une blouse de grosse toile. Sa longue et belle chevelure tombait autour de sa tête, ses joues étaient d’une pâleur mortelle, et ses lèvres s’agitaient doucement, tandis que ses doigts tissaient toujours la filasse verte. Même sur le chemin de la mort, elle n’avait pas voulu interrompre son travail. Les dix tuniques étaient à ses pieds ; elle achevait la onzième.

Cependant la populace se moquait d’elle et l’injuriait.

« Regardez donc comme elle marmotte, la sorcière ! Ce n’est pas un livre de prières qu’elle tient à la main ! Elle continue ses maléfices jusqu’au dernier moment. Arrachons-lui cette mauvaise étoffe pour la déchirer en mille morceaux ! »

Des mains brutales allaient saisir l’infortunée, lorsque parurent les onze cygnes blancs ; ils se placèrent autour d’elle ; sur la charrette, et agitèrent leurs grandes ailes. La foule recula effrayée.

« C’est un avertissement du ciel ; elle est sans doute innocente, » dirent quelques-uns tout bas ; mais personne n’osait répéter ces paroles à haute voix.

En ce moment le bourreau prit la main de la victime ; alors elle jeta promptement les onze tuniques sur les cygnes, et, à l’instant même, ils se changèrent en onze beaux princes. Le plus jeune avait encore une aile à la place d’un bras, une des manches de la tunique n’étant pas achevée.

« Je puis donc parler, s’écria l’heureuse sœur sachez que je suis innocente. »

Et le peuple, voyant ce qui se passait, s’inclina devant elle comme devant une sainte ; mais la reine, succombant à tant d’émotion, tomba évanouie dans les bras de ses frères.

« Oui, elle est innocente ! » dit le frèra aîné, et il raconta toute la vérité. Pendant son récit, il se répandait un parfum pareil à celui de mille roses, car chacun des morceaux de bois qui formaient le bûcher avait pris tout à coup racine et se couvrait de feuilles et de fleurs. Le lieu du supplice s’était transformé en un épais bosquet de rosiers rouges, au-dessus desquels brillait une fleur blanche comme une étoile. Le roi cueillit cette fleur et la posa sur le cœur d’Élisa, qui revint à elle et qui montra sur sa figure l’expression de la paix et du bonheur.

Toutes les cloches des églises se mirent en branle d’elles-mêmes ; les oiseaux accoururent en bandes joyeuses, et jamais roi n’eut un cortège comme celui qui ramena au château les deux jeunes époux.

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall