Les Décorés/Adolphe Willette

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 151-156).

ADOLPHE WILLETTE


Encore un qui retarde, encore un qui ignore la manière — simple et lucrative — de s’amasser dix mille livres de rentes en élevant des lapins ou… en en posant.

Mon Dieu, mon Dieu, que ces aborigènes de Montmartre sont donc mal organisés pour la vie pratique ! Comme ils auraient besoin qu’on fondât, à leur intention, une chaire d’économie professionnelle où on leur apprendrait à « traiter l’art comme il le mérite » ; avec projections électriques représentant les plus somptueux ateliers de nos Maîtres — peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et musiciens — brevetés S. G. D. G. !

À vous, Monsieur Poincaré.

Pourtant, si Willette, ce doux et mélancolique décrocheur d’étoiles, a choisi Montmartre pour patrie d’adoption, encore ne se montre-t-il pas bien subversif. En jeune homme rangé, il est entré à l’école des Beaux-Arts, il a académiquement dessiné les figures servant au cours de Charles Blanc et a sollicité les conseils de Cabanel ; il professe une estime particulière pour M. Maurou, le lithographe le moins révolutionnaire du globe et l’auteur de l’ineffable affiche de la Société des Artistes Français ; il ne s’est cloîtré dans aucune petite chapelle et il expose respectueusement aux Champs-Élysées où l’année dernière, pour récompenser vraisemblablement sa patiente assiduité, on lui a octroyé une vague mention. — Attrape, Pierrot !

Non certes, Willette n’est pas un sectaire farouche ; mais voilà, il possède un talent de quarante-cinq mille diables, un talent gênant pour les voisins, et il se permet d’avoir un tempérament, une indépendance, une originalité qui détonnent dans les milieux bien pensants. En outre, un de ses dessins, un modeste petit dessin, un bout de croquis, accroché dans un coin perdu du Luxembourg, écrase, de sa supériorité, une quantité de toiles énormes et nauséabondes signées des noms les plus avantageusement connus sur la place de Paris et dans les cours étrangères. Et vous comprendrez que ce n’est pas agréable pour les noms avantageusement connus ; mettez-vous un moment à leur place, si toutefois j’ose risquer cette métaphore hardie. Puis, l’audace licencieuse de son crayon… eh, eh ! — La liberté cynique de ses compositions… ah, ah, ah ! — Sa collaboration au Courrier Français… oh, oh, oh, oh ! — Le deshabillé gaulois… Taisez-vous, si M’sieu Bérenger nous entendait, nous serions propres. Silence, et remettons nos feuilles de vigne.

De sorte que l’artiste qui, avec Puvis de Chavannes, Besnard, Carrière et Chéret, représente en somme la décoration moderne, en est réduit à se tourner les pouces ou à enluminer des cabarets, tandis qu’un tas de barbouilleurs sans valeur déposent leurs prétentieuses malpropretés le long des murs officiels — gouvernementaux et municipaux — le tout à des prix exorbitants.

Oui, après l’épidémie dont nous avons tant souffert, après l’invasion des Heim, des Picot, des Court, des Signol, des Hesse, des Mazerolles et autres italianisants du même bocal, nous avons le bonheur inespéré de trouver un peintre vraiment français, un fils de Fragonard et de Lancret, un poète adorable ramenant la tradition en fleurs du dix-huitième siècle, une personnalité exceptionnelle offrant des témoignages indéniables d’une caractéristique maîtrise dans la décoration murale et les vitraux du Clou, de la Palette d’Or et du Chat noir, manifestant son individualisme dans mille dessins dont la plupart sont de purs chefs-d’œuvre et dont la collection devrait être précieusement réunie dans un musée, et l’État le laisse de côté, le rare et cher artiste, il l’ignore, il n’exige rien de sa palette parfumée, il le couvre de son dédain ! Quelle pitié !

Ah ! rêveur, je ne m’étonne pas que ta chanson, toute imprégnée pourtant de grâce et de jeunesse, s’embrume parfois de désespérance ainsi qu’un crépuscule d’hiver ; je ne m’étonne pas qu’une goutte de fiel soit mêlée au joyeux vin de France moussant dans ton verre ; je ne m’étonne pas qu’on te sente hanté par les angoisses des vaincus ; je ne m’étonne pas que tu aies trouvé, une nuit de deuil, cette légende, grande comme la douleur, qu’un de tes loqueteux jette au Christ, en lui montrant le poing : Descends donc de ta croix, eh ! feignant ! Tu as compris, tu as rendu la souffrance en souffrant, et ton talent plus tendre, plus apitoyé, d’une philosophie plus planante, moins ras-le-trottoir que celle de Forain, ton ancien compagnon d’armes, synthétise la mélancolie désenchantée des âmes fières. Sous l’habit noir, correct et râpé de ton Pierrot — un Pierrot chétif qui ne dîne pas tous les jours, mais dont l’élégance dissimule les navrances — on devine que le cœur est blessé, et qu’un peu de sang empourpre la peau.

Si j’étais magicien, pour le remercier des joies qu’il nous a causées, le divin amoureux de la lune, l’ami enfariné qu’eût chéri Baudelaire encore plus que Watteau, l’être fantasque et charmeur ressuscité, enfanté par toi, je changerais en ruban moiré les gouttelettes suintant de sa blessure, et ce ruban remplacerait la faveur violette que, ne pouvant faire mieux, Roger Marx lui noua autrefois à la boutonnière.

Qu’en dirait Pierrot ?