Les Décorés/Au lecteur

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. vii-xii).

AU LECTEUR


En France, on compte deux chancelleries de la Légion d’honneur, une officielle et une officieuse.

La première est installée dans le coquet hôtel Louis XVI de la rue de Lille ; la seconde ne possède aucun domicile légal, elle vagabonde du boulevard au faubourg, du salon sélect à la brasserie bohèmarde, du cénacle artistique à la réunion populacière, du Soudan à l’Opéra, de nulle part à n’importe où. La première a pour grand-chancelier le général Février ; la seconde prend ses dignitaires au petit bonheur : elle s’adresse à tout le monde, à la nullité, à l’homme de valeur, au camelot, au penseur, à l’imbécile, au précurseur, au mouton de Panurge, au sceptique, à l’explorateur, au rond-de-cuir, au passant, à l’inconnu, au porte-lauriers, à l’anonyme, au Tout-Paris, au loqueteux, au clubman, premiers rôles ou comparses de cette troupe si peu homogène et si puissante qu’on appelle le public. La première commet parfois des gaffes énormes ; la seconde se trompe rarement et, presque toujours, la postérité ratifie ses jugements.

Naturellement les deux sœurs ne restent pas d’accord, elles se chamaillent de temps en temps, et vertement. Par exemple, quand l’officielle gratifie Cornélius Herz du grand cordon, l’officieuse proteste et — pour se venger — enregistre la nomination de Guy de Maupassant que l’autre — la vraie, celle qui est au coin du quai d’Orsay — a laissé partir là-bas sans le moindre bout de ruban.

C’est de la chancellerie officieuse que j’ai tenté de devenir l’interprète (s. g. d. g.). Tenant à me montrer impartial et à suivre les impulsions, parfois fort diverses, qui poussent la foule vers un nom, j’ai cherché — et non sans chagrin — à rester sourd à mes sympathies, à mes admirations purement personnelles.

En passant, avec moi, une revue rapide des boutonnières talenteuses, vierges de moire rouge, le lecteur ressentira vraisemblablement de violents ahurissements : — « Comment ! Pas possible ! Un tel ? Je le croyais commandeur ! »

Il ne faut pas trop s’étonner : hier Edmond de Goncourt n’était que chevalier, et il le serait encore sans l’intervention personnelle de ce Ministre merle blanc qui a nom Poincaré ; Victor Hugo, mort simple officier de la Légion d’honneur, n’eût obtenu aucun grade s’il n’avait possédé, au moment des promotions, la toute-puissante amitié d’un politicien. — Le veinard !

Mes décorés verront-ils leur nomination ratifiée par le suffrage universel ? J’en doute. D’abord, mes promotions, passablement batailleuses, un tantinet frondeuses, ne plairont pas à tout le monde ; ensuite — comme le Molière d’Hervé entrant à la cour de Henri II — j’arriverai parfois trop tôt, et on n’aime guère les gens dont la montre avance. Je réclame, en tout cas, quelques semaines, quelques mois de crédit ; la popularité va vite en cette fin de siècle, et l’on n’attendra peut-être pas longtemps pour que nous tombions d’accord, le public et moi. D’ailleurs — me souffle M. de La Police — un quart d’heure avant d’être acclamé par la foule, un génie brille par son manque radical de notoriété.

C’est même dans le but de prouver, d’une éclatante façon, la vérité de cet aphorisme génial que j’ai laissé, pendus aux murs de ma petite galerie, certains portraits dont la place n’était plus dans ce livre, car depuis la publication de mes articles dans le Figaro et dans le Courrier français, quatre ou cinq des décorés qui ne le sont pas ont été transformés en décorés qui le sont. Mais — à parler franc — le fol orgueil de prouver à mes contemporains la déférence — intermittente — du gouvernement envers mes jugements, ne m’a pas seul poussé à maintenir ma liste dans son intégralité première. Je le confesse, il m’a été impossible de résister au délicat plaisir de respecter les croquis d’admirables artistes dont l’État s’est longtemps soucié comme un poisson d’une pomme ; je goûte, par exemple, une joie sans mélange à constater, devant Dieu et devant les hommes, qu’un écrivain comme Huysmans a été décoré en qualité d’employé au Ministère de l’intérieur ! Il y a là, pour l’honneur des lettres françaises ; un document exquis, un enseignement stupéfiant dont il serait fâcheux de se priver. Généreusement, je lègue l’un et l’autre à la méditation des philosophes et au lyrisme des poètes.