Les Décorés/Georges Rodenbach

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 55-61).

GEORGES RODENBACH[1]


Ah ! ces peintres ! Jamais je n’ai tant regretté d’être dépourvu du talent dont jouissent les accapareurs de tous les bonheurs terrestres. Je regarde le portrait de Rodenbach, par Raffaëlli : la planche est burinée avec une telle précision de vérité et de vie, une telle intelligence d’observation, que je comprends — non sans humiliation — la gaucherie impuissante de ma plume à rendre la caractéristique silhouette du poète. Et c’est dommage, car un charme particulier émane de cette figure svelte et élégante comme un de Rubempré, à la chevelure modelée de boucles brèves et dorées, aux yeux transparents et songeurs, à la fine moustache, au teint pâle, au cou élancé, aux épaules tombantes, aux mains d’une menuité féminine, aux gestes sobres, à la correction parée d’une pointe de dandysme, de ce joli dandysme romantique qui ressemble à un art, à un culte de la beauté, et qui ne présente aucun cousinage avec le respect imbécile de la mode ou la tyrannie des hideurs anglomanes.

Pour savoir où est né Rodenbach, inutile de consulter le Larousse ; au premier coup d’œil, on reconnaît en lui le type du Nord, l’être dont l’âme reste embrumée dans la morosité des interminables hivers et des ciels sombres, l’être dont le regard conserve le reflet des fleuves glauques, des mers grises, des plaines neigeuses, des soleils anémiés, l’être dont la tristesse inconsciente regrette la splendeur des paradis entrevus, pendant la rêverie des longues veillées, à travers la féerique architecture des braises incandescentes du foyer.

L’enfance de l’artiste s’est passée dans les villes mortes des Flandres, au milieu de l’atmosphère mystique de la maison paternelle, la maison ouatée de religiosité, saturée de l’odeur de l’encens et des cierges brûlant sur des autels improvisés dont se parait le grave intérieur, au mois de Marie et à la Fête-Dieu. À vingt ans, le jeune homme qui, depuis quelques années, avait terminé ses études dans un collège dirigé par des prêtres, voulut rompre le charme envoûteur dont il se sentait envahi. Il débarqua à Paris, se lança dans le mouvement intellectuel, publia ses premiers volumes, et fit partie des Hydropathes dont les habitudes contrastaient brutalement avec l’existence muette menée jusque-là par le nouveau venu.

Cette tentative d’émancipation échoua. Exilé, inquiet, assoiffé de solitude, de silence, de recueillement et de songe, désireux de revoir, avec ses yeux définitivement ouverts, ces flèches, ces pignons, ces cloîtres, ces quais, ces béguinages, ces eaux endormies, ces rues abandonnées, tout ce qui devait constituer son œuvre et donner l’éclosion à une flore inconnue d’une distinction précieuse et hautaine, Rodenbach retourna dans sa ville natale.

Plus tard, quand il se fixa définitivement en France, heureux cette fois d’échapper à un étouffant cauchemar, de secouer la mélancolie affreuse suintant de l’ombre des clochers et de l’humidité des murs, il était imprégné jusqu’aux moelles de ces Flandres auxquelles il avait voué ses virginales tendresses. Malgré ses cravates claires, ses hauts-de-forme gris, ses gilets blancs, ses boutonnières fleuries, malgré sa causticité mordante, son sourire railleur, son ironie boulevardière, malgré son parisianisme affiné qui le pousse à fréquenter quelques salons artistiques, le Théâtre-Libre, l’Œuvre, l’Opéra quand on joue du Wagner, les expositions de peinture intéressantes, le rêveur garde au fond de lui la souvenance des modulations de l’harmonium, du parfum grisant des encensoirs, des chuchotements bruissant dans les ténèbres des églises, des songeries solitaires au bord des canaux déserts, des terreurs vagues de l’inconnu, des préoccupations obsédantes de l’Au-delà.

Fervent admirateur des de Goncourt, — un nom qui revient machinalement à l’esprit dès qu’on parle d’art, — Rodenbach a cherché, lui aussi, à se servir de la plume comme d’un pinceau ; sa forme colorée enserre et moule sa pensée ainsi qu’un tissu précieux recouvre le corps. Sa fierté rejette le mot quelconque, l’à peu près courant, l’épithète aveulie, et n’accepte que l’expression rare, la phrase personnelle, la ciselure délicate et artiste. Dans la prose et dans les vers, même horreur du convenu, même aristocratie cérébrale. Qu’il écrive Bruges-la-Morte ou le Règne du silence, l’auteur analyse les impressions jusqu’à la quintessence la plus subtile et pousse l’émotion jusqu’à l’exacerbation en forçant les choses à parler, en arrachant leurs secrets aux pierres silencieuses, en dotant d’une âme une ville, un quartier, une maison, témoins ou complices d’un drame passionnel.

Certaines strophes du Voyage dans les yeux taraudent l’esprit d’une telle acuité psychologique qu’elles donnent la sensation d’une coupe vibrant sous un choc avec une violence suraiguë, faisant craindre le brisement du cristal dans un déchirement suprême.

C’est cette intime et mystérieuse harmonie qui résonna délicieusement dans la salle de la Comédie-Française quand on joua le Voile. Le bazar à treize de la critique s’effara devant cette manifestation d’un talent qui ne procède ni du moule vermoulu de Scribe, ni de l’observation brutale du naturalisme, ni du pessimisme corrosif de Becque, ni de la joyeuse gaudriole chère à M. Sarcey ; d’un talent original et subtil qui s’insurgeait contre les rengaines rances de l’industrie littéraire courante.

Les habitués de la maison où l’on acclame les paillasseries de M. Pailleron ne comprirent rien à ce chant d’art imprégné d’une berçante tristesse, mais Rodenbach aura sa revanche. Les grands, les vrais grands, méprisent les foules et le suffrage universel n’a rien de commun avec l’amour de l’éternelle beauté.



  1. Décoré depuis la publication de cet article dans le Figaro.