Les Décorés/Léon Hennique

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 107-112).

LÉON HENNIQUE[1]


Un des Médaniens, un des cinq francs-tireurs de lettres qui, grimpés sur la barricade du naturalisme, tiraillèrent avec crânerie sur les folles colères soulevées dans notre beau pays de France, contre toute manifestation artistique nouvelle.

Que sont-ils devenus les frères d’armes qui affirmèrent si virilement leur commune foi, au temps des persécutions ?

Les mains, serrées devant l’ennemi, petit à petit se sont séparées après la victoire ; les divergences de nature se sont accentuées, et chacun a tiré à soi, se laissant entraîner au hasard de l’instinct par son idéal propre, comprenant, non sans tristesse peut-être, l’inanité des écoles et le danger de l’embrigadement, proclamant inconsciemment le tyrannique principe de l’individualisme.

Par la puissance de son génie, Zola a atteint le faîte des gloires humaines ; demain, il se déguisera en Académicien — comme un de Lesseps ou un Brunetière — puisque cela l’amuse.

D’un coup de barre, changeant la direction de son bateau entouré de mystère, ainsi que le Vaisseau-Fantôme, Huysmans cingle vers un compliqué mysticisme, plein de confiance d’ailleurs dans son prodigieux talent qui empourpre l’horizon. Maupassant est mort à temps, en plein triomphe, adoré des lecteurs de la Revue des Deux-Mondes, de la prude et cacochyme Revue où l’auteur de Boule-de-Suif avait juré de ne jamais écrire. Céard vit de ses rentes intellectuelles ; en propriétaire cossu, il semble se désintéresser du livre, et dépense sa verve pessimiste et son ironie désenchantée dans le théâtre et la critique où il se contente d’une des meilleures places. Cyniquement, Alexis brave le ridicule de rester fidèle aux croyances de sa jeunesse, et charge Lucie Pellegrin — l’impure vestale — d’entretenir le feu du fourneau sur lequel mijote un pendant à l’inoubliable Monsieur Betsy.

Hennique, lui, en digne fils de général d’infanterie de marine, est parti à l’aventure, sans guide, sans route, sans s’inquiéter du campement laissé en arrière, son œil de myope scrutant minutieusement les dessous des passions humaines et les mystères de l’inconnu. Dégagé d’influences obsédantes, il a su acquérir une des plus curieuses personnalités de l’époque.

Si la fougue batailleuse — un peu casseuse d’assiettes — dépensée dans l’Affaire du Grand 7, s’est assagie, les qualités du littérateur ont, par contre, gagné, en solidité et en souplesse. En sûre possession de lui-même, Hennique a produit, entre autres, deux chefs-d’œuvre — Pœuf et La Mort du duc d’Enghien — qui présentent, sous des jours très différents, ce merveilleux tempérament d’artiste.

Un bijou, peut-être unique, que Pœuf, ce petit roman raconté par un enfant et saturé de ces impressions du premier âge si spéciales, si vagues, si ténues, si délicates, si difficiles à fixer à cause de leur éphémère fugitivité, impressions qu’aucun écrivain, même Dickens, n’a rendues avec une fraîcheur aussi naïve et une aussi stupéfiante vérité.

Quant à La Mort du duc d’Enghien, c’est une des œuvres les plus parfaites qui aient été représentées sur la scène française. Au milieu des Napoléons de pacotille dont le déballage écœurant inonde nos trottoirs, à côté du héros en stéarine dont une légende roublarde et une presse fortement appointée cherchent à redorer les lauriers pourris dans le sang, le Bonaparte d’Hennique se détache avec la splendeur rayonnante d’un marbre grec égaré dans l’éventaire d’un mouleur italien. Et pourtant — comme l’Arlésienne de Daudet — il ne paraît pas, le principal personnage ; mais on flaire ses relents de crapule, on le devine, il plane, invisible et malfaisant, on comprend que c’est lui qui fait le coup ; les autres personnages sont des fantoches dont l’imprésario tient les ficelles et qu’il agite dans l’ombre, de loin, afin de se garder un alibi devant la postérité.

La Mort du duc d’Enghien est une tragédie fière comme du Corneille, une page d’histoire dialoguée plus poignante, par son implacabilité documentaire, que les plus effroyables mélos. À cause de sa grandeur hors ligne, peut-être a-t-elle nui au succès de L’Argent des autres, la satire persiflante et vengeresse que donna l’Odéon. Et puis, devant l’écroulement du Panama, devant la culbute de la Chambre en plein égoût, le public n’a-t-il pas trouvé la fiction forcément fade à côté de la réalité ? C’est probable. Seulement le public ignorait que l’auteur avait écrit sa pièce quatre ans avant la mort du Von Reinach et la fuite du Cornelius Herz. De sorte qu’en réalité l’Argent des autres n’était plus un constat, mais une terrifiante prophétie.

Diable !… Hennique, fervent adepte du spiritisme, aurait-il raison de croire aux révélations d’un autre monde ? Dans ce cas, qu’il ne se brouille pas avec l’esprit familier auquel il doit ses inspirations ; c’est un esprit de premier ordre qu’il ne remplacerait jamais.



  1. Décoré depuis la publication de cet article dans le Courrier français.