Les Décorés/Lucien Descaves

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 89-94).

LUCIEN DESCAVES


Cave canem.

Ah ! dame, quand il n’est pas content, il mord, et il mord ferme, et ceux qu’il a déchirés de ses crocs pointus et bien plantés conserveront longtemps le souvenir de ses féroces accolades. Il ne se nourrit ni de pâte de guimauve, ni de nénuphar, et il ignore que la parole a été donnée au chien — et à l’homme — pour dissimuler sa pensée. L’armée porte encore les cicatrices du molosse ; le coup de dent a été violent, il a arraché le morceau, et le pantalon garance est resté maculé de sang.

Les respectueux — ils sont légion en France — ont poussé des cris d’oies égorgées parce qu’on se permettait de toucher à l’arche sainte, et ont vomi le catéchisme poissard contre le courageux écrivain qui osait dévoiler les turpitudes de nos casernes. Il y a des malades qui s’entêtent à ne pas appeler un médecin dans la crainte d’être éclairés sur l’état de leur santé, et qui préfèrent crever plutôt que de se soigner. Tous les goûts sont dans la nature. Seulement le Ministre de la Guerre d’alors, le trop fameux académicien Freycinet, aurait dû gratifier illico du ruban rouge l’ex-sous-officier bravant les haines officielles et les fureurs de la foule par amour de la vérité, par conscience d’artiste, quand les empanachés, payés pour veiller au grain, roupillent, béatement enfouis dans le bien-être, et gardent le plus lâche silence. Cela aurait mieux valu que d’octroyer le grand-cordon à Cornélius Herz et de s’offrir une magistrale veste d’ordonnance en envoyant l’auteur de Sous-Offs se faire acquitter aux Assises. Il y a évidemment des manières très différentes de comprendre le patriotisme.

Les Misères du Sabre, un fort beau livre, d’une tonalité plus sourde, plus enveloppée que celle de Sous-Offs, mais d’une tenue littéraire peut-être supérieure, un livre comparable aux plus nobles pages de Vigny, était passé presqu’inaperçu du gros public. Avec son flair habituel de gaffeuse, il fallut que la Magistrature s’en mêlât, pour multiplier les éditions du roman incriminé et assurer à Descaves une notoriété méritée. On agirait d’ailleurs avec équité en pardonnant cette bonne action à ladite Magistrature, car elle lui a échappé des mains.

Placé en vedette sur l’affiche parisienne — vedette chèrement acquise ! — le jeune triomphateur n’avait qu’à conserver le rôle auquel il devait son succès, imiter Paulin Ménier qui s’est incrusté dans le Courrier de Lyon, et s’amasser des rentes en restant à jamais « le tombeur de l’armée ».

Les nigauds qui attendaient pareille attitude de Compère Guillery — comme il signe dans Le Journal — se trompaient lourdement ; ils confondaient un fabricant de bouquins avec un homme de lettres et ne connaissaient guère le caractère loyal de cet artiste. Il suffit de voir cette moustache hérissée, cet œil perçant, ce rire en grincement de serrure rouillée, cette allure rude, cet aspect décidé, pour deviner qu’un type pareil se montrera réfractaire aux combinaisons pratiques et se moquera de l’opinion publique autant que de celle de M. Saint-Genest. Il vivrait délicieusement heureux dans une mansarde, entre sa femme et son enfant, avec cent francs par mois, pourvu qu’il lui fût loisible d’écrire ce qu’il pense et de faire de l’art à sa guise. La fortune ne tente guère ce solitaire mal apprivoisé, pour qui la cravate blanche est un supplice, qui fuit le rastaquouérisme du boulevard et les malpropres compromissions du monde.

Descaves avait dépeint, non en pamphlétaire venimeux, mais en penseur impartial, une de nos institutions sociales ; sa tâche étant remplie, il a lâché la capote, sans même se préoccuper des accrocs dont les déchirures zébraient l’étoffe.

Son observation, qui procède de Balzac, de Flaubert, de Goncourt, est d’ailleurs trop puissante pour se cantonner dans une spécialité, s’hypnotiser sur un sujet unique : l’humanité entière l’attire. Dans la Pelote — en collaboration avec Bonnetain — et dans les Chapons — en collaboration avec Darien — deux des meilleures pièces de ce Théâtre-Libre à qui nous devons tant, il a montré la souplesse d’un talent original et audacieux, jointe à une sûreté d’analyse dont l’amertume, la cruauté même n’altèrent en rien la justesse.

Depuis trois ans, il dépense en prodigue, dans le journalisme, sa verve corrosive, son agressive ironie de pince-sans-rire, son alerte esprit dont la tournure très particulière, très à lui, frappe d’un poinçon typique ses moindres appréciations, ses plus courtes boutades. C’est un des rares critiques littéraires qui sache juger un livre et une pièce.

Sa dernière œuvre — les Emmurés — une œuvre à laquelle un littérateur de sa valeur et de son tempérament pouvait seul s’attaquer, une œuvre qui a exigé sept années d’un labeur aride et opiniâtre, une œuvre admirable, débordante de pitié et de tendresse pour les aveugles, prouvera mieux que les plus chaleureux panégyriques la supériorité intellectuelle et l’élévation de sentiments du psychologue qu’est Descaves ; prêt à risquer sa peau à la frontière, quand sonnera la charge, plus vaillamment peut-être que ses insulteurs d’hier.