Les Décorés/Odilon Redon

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 241-246).

ODILON REDON


Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts.

Il marche dans la vie, solitaire, digne, silencieux et grave. Certains, en le voyant passer, s’effacent afin de ne pas troubler sa rêverie, et disent : Voici celui qui revient de l’Enfer ! Mais la foule ne tourne même pas la tête pour regarder l’évocateur de mystère, car la foule l’ignore, et son nom, méprisé par la renommée avinée des carrefours parisiens, n’est pas illuminé des fulgurances apothéotiques irradiant autour de Paulus et de Georges Feydeau. D’ailleurs lui et elle ne parlent pas la même langue : comment arriveraient-ils à se comprendre ?

Toujours et partout, la foule se délecte à la farce abjecte, au vaudeville niais, à l’obscénité ordurière, à la sentimentalerie gâteuse, au chauvinisme idiot, à tout ce qui abaisse, à tout ce qui déprime, à tout ce qui avilit, à tout ce qui corrompt, à tout ce qui dégrade, à tout ce qui déshonore. Elle se vautre dans l’imbécillité avec des gloussements voluptueux, et l’ancestral tourlourou en gants blancs trop longs du café-concert lui procure des joies aussi pures que les calembredaines de MM. Vibert, Frappa and Co, les flons-flons de Miss Helyett, l’architecture de l’Olympia et le groupe en terre cuite de Paul et Virginie abrités sous un parapluie, dont nous avons été dotés, il y a quelques années, par notre amie l’Italie. Logiquement, mathématiquement, Odilon Redon doit donc garder son aristocratique et hautain anonymat, car, pas un instant, je ne vois son œuvre, imprégnée de grandeur terrifiante et de symbolisme troublant, discuter le succès à Déjà passé ou à Seuls enfin ! dans les vitrines des industriels.

Si le public reste indifférent, les artistes (?) se montrent agressifs. Exaspérés de voir un homme faire de l’art uniquement pour le bonheur de produire, indemne de toute préoccupation pécuniaire, esclave de son propre idéal, ils polluent cette figure sereine du plus abominable outrage. « Odilon Redon — déclarent-ils négligemment — n’a aucune conviction, et son étrangeté ne formule, au fond, qu’un bas cabotinage. »

Ces plaisantins se trompent sciemment.

On ne risque pas toute une carrière, on ne renonce pas, volontairement, à sa part de fortune et de gloire pour la douteuse satisfaction de se mentir à soi-même et de poser devant une galerie qui vous couvre de huées. L’audacieux poète qui a essayé de matérialiser l’irréel, de corporiser le rêve, de formuler l’impossible, de fixer l’éphémère, de lutter contre le vertige de l’inconnu, celui-là est peut-être un halluciné, mais c’est à coup sûr un convaincu et un sincère.

À ses côtés, emporté par son imagination tourmentée et maladive, on voyage dans un monde enténébré d’épouvante. Ces yeux sans orbites roulant éperdus dans l’infini, ces faces privées de crâne, figées dans une extase fantômatique, ces têtes chevelurées de flammes tournoyant dans l’éther, ces bouches sans lèvres crispées d’horreur, ces hippogriffes macabres se ruant vers quelque formidable cataclysme, ces théories de larves visqueuses, mutilées, grotesques et effroyables, ces monstres insexuels rampant dans la nuit, ces nornes indécises et phosphorescentes grimaçant de muettes supplications, ces effarantes évocations de l’enfer, cet infernal grouillement de cauchemar, ces apparitions fantastiquement cruelles, ces dessins conçus dans une sorte de prurit de folie, captivent et passionnent, en vous enveloppant d’une lourde et impérative terreur.

Dans ces créations d’illuminé — échos d’un Au-delà menaçant — Odilon Redon ne se départit jamais d’un style de maître. Ses lithographies, colorées et chaudes comme des Gustave Moreau, possèdent des noirs veloutés et caressants d’une admirable facture ; les silhouettes effacées de ses évocations affectent des lignes délicatement harmonieuses, et certains profils de ses androgynes rappellent l’énigmatique inspiration d’un Masaccio et d’un Botticelli.

L’artiste — qui n’a jamais obtenu la moindre récompense, le plus léger encouragement — vit très retiré dans un modeste appartement du faubourg Saint-Germain. Sa voix est douce, son regard sensible et son front conserve la jeunesse des bons, sous les cheveux déjà grisonnants. Son âme, trop haute pour garder rancune des amertumes subies, oublie les viles attaques et les lâches méchancetés, et se réchauffe à la compréhension enthousiaste de quelques esprits d’élite, tels que Mallarmé et Huysmans, qui respectent et aiment son talent.

Hé ! là-bas, les repus, les arrivés, les chamarrés, les bateleurs, les roublards et les fumistes ; ohé, les souteneurs du boulevard de l’Olympe, arrêtez un moment la parade, descendez de vos tréteaux, ôtez vos casquettes à trois ponts et saluez Odilon Redon qui passe.