Les Décorés/Stéphane Mallarmé

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 9-13).

STÉPHANE MALLARMÉ


Perdus au milieu de la frondaison du parc de Versailles, des jardins privés cachent leur grâce intime et la splendeur un peu compliquée de leurs parterres. La foule les ignore. Quand, par hasard, quelque badaud égaré jette un regard sur ces bosquets tarabiscotés, sur ces arbres sculptés comme des statues, sur ces plantes serties ainsi que des bijoux, sur ces buis ciselés, ces futaies cloisonnées, ces quinconces damasquinés, ces massifs d’orfèvrerie odorante, ces madrigaux en fleurs, sur ce coin de nature conventionnel et exquis qui s’harmonise adorablement avec les déesses de marbre et les portiques graciles dont les blancheurs fantomales argentent l’ombre des bois, le badaud — interdit et hostile — s’enfuit ; à la hâte, il regagne l’allée poussiéreuse bordée de marronniers aux silhouettes déjà vues, l’allée grouillante où sévit l’écho d’une tonitruante musique militaire.

L’œuvre très particulière et très précieuse de Stéphane Mallarmé rappelle les jardins privés de Versailles : même impression de songe, mêmes parfums troublants, mêmes magnificences inconnues, mêmes élégances aristocratiques, même ambiance de mélancolie silencieuse embrumant les lendemains de fête et les palais morts.

La crapuleuse ironie dont on soufflette volontiers les talents personnels semble, depuis quelque temps, désarmer devant l’impassibilité sereine de l’artiste ; le rire, qui sert à assassiner les plus pures gloires, s’est tû, et, pourtant, l’auteur de l’Après-midi d’un Faune n’arrivera jamais à la popularité, pas plus que Botticelli, Bach ou Baudelaire.

Sa pensée altière effare, sa forme — mosaïque étincelante d’une caractéristique si intense — exaspère le lecteur dont le goût s’est habitué aux arlequins gâtés servis dans le livre et au théâtre, et qui nie ce qu’il ne comprend pas, afin d’éviter la fatigue d’une étude et d’une réflexion.

Cet isolé, méconnu et verveusement raillé pendant de longues années, exerce aujourd’hui une influence considérable, presque tyrannique sur la jeune génération artistique qui l’acclame et respecte en lui le dieu créateur de l’école nouvelle. Très spécial, son idéal s’est dressé contre le naturalisme triomphant ; se dégageant de la domination rationaliste, scientifique et matérialiste, imposant d’autres dogmes au culte du beau, exigeant du style des impressions vierges, jetant la sonde dans un abîme inexploré de l’âme humaine, Mallarmé a donné le premier coup de barre vers le symbolisme et l’Au-delà. Dans son sillage se sont engagés des enthousiastes, des sincères et aussi des adroits, quelques esprits supérieurs et beaucoup de camelots de lettres, qui crient plus qu’ils ne produisent et qui se montrent plus avides de réclame que de gloire.

Et pourtant, Dieu sait l’existence retirée et digne menée par le maître de ces trop bruyants disciples !

L’incomparable traducteur d’Edgar Poë — que la littérature n’a pas précisément enrichi — a longtemps vécu de ses appointements de petit professeur d’anglais au collège Rollin.

Entouré d’amis de choix qui jouissent du charme ensorceleur de sa conversation et de la douceur musicale de sa voix, il fuit le puffisme et l’interview ; tout à son rêve de poète, dans une sorte d’hypnose, colorant de fulgurances éphémères les réalités de l’existence, il marche au milieu de nous en dormeur éveillé, bon, indulgent et tendre. Malgré l’intransigeance de ses théories, malgré la subtilité de sa vision cérébrale, sa bienveillante admiration salue le talent partout où il le rencontre. Il fréquente de Goncourt, aime Alphonse Daudet, apprécie Zola, jette sur la tombe de Villiers de l’Isle-Adam une fastueuse oraison funèbre et écrit une lettre attendrie au sujet de la mort de Maupassant. Son infaillible prescience a défendu le génie de Wagner éclaboussé d’ordures, a admiré Manet, Renoir, Rodin et Degas, a deviné Chéret, a consacré Maëterlinck.

Fort lié avec le directeur actuel des Beaux-Arts, Mallarmé a profité de son amicale influence pour pousser l’État à doter le Luxembourg d’un chef-d’œuvre de son ami Whistler. Mais lui ne demande ni n’accepte rien, car son désir plane trop haut : il ne sera jamais atteint par un décret ministériel.