Les Découvertes récentes de la chimie physiologique - Travaux de M. Pasteur

La bibliothèque libre.
Les Découvertes récentes de la chimie physiologique - Travaux de M. Pasteur
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 326-348).
LES DÉCOUVERTES RECENTES
DE
LA CHIMIE PHYSIOLOGIQUE

TRAVAUX DE M. PASTEUR.

I. Mémoires sur la Fermentation alcoolique, 1860. — II. Mémoires sur les Corpuscules organisés qui existent dans l’atmosphère. Examen de la doctrine des Générations spontanées, 1862. — III. Etudes sur les Mycodermes, 1862. — IV. Nouveau procédé industriel de fabrication du Vinaigre, 1862. — V. Examen du rôle attribué au Gaz oxygène atmosphérique dans la destruction des matières animales et végétales après la mort, 1863. — VI. Recherches sur la Putréfaction, 1863.

On a souvent reproché à la critique de tout détruire sans rien édifier, d’enlever à l’âme humaine ses anciennes croyances sans être capable de lui en fournir de nouvelles, de laisser dans l’esprit un vide que rien ne peut remplir et un ennui que rien ne saurait soulager. La critique peut repousser de tels reproches en affirmant qu’il ne dépend pas d’elle d’y échapper : comme tout ce qui est humain, elle est fille des siècles et se rattache par une chaîne invisible à des événemens dont elle ne peut empêcher le cours. On ne peut choisir sa place dans l’interminable échelle des temps : il ne dépend pas de nous de naître à l’un de ces momens fortunés où l’âme, emportée sur les ailes d’une inspiration spontanée, s’envole joyeuse et libre à de nouveaux rivages plutôt qu’à l’une de ces époques où l’esprit humain, brisé par un violent effort, se replie sur lui-même, analyse le passé et fait le compte de ses espérances trompées. C’est dans le domaine des idées religieuses au reste que se produisent surtout ces vaines objections contre la critique; dans le domaine de la science, on ne les connaît pas. Celui qui renverse un faux système est aussi bien venu que celui qui bâtit une bonne théorie. L’esprit négatif et l’esprit affirmatif y sont des alliés inséparables. Comme on ne peut renverser une hypothèse en créance qu’en produisant des faits avec lesquels elle se montre incompatible, ces faits mêmes deviennent le fondement solide d’une doctrine nouvelle. Si l’on voulait un exemple saisissant de cette intime solidarité, je citerais les travaux récens d’un éminent chimiste français, M. Pasteur[1], qui tiennent tout le monde savant attentif et qui méritent aussi d’être connus, au moins dans leurs résultats généraux, en dehors du public d’élite auquel ils s’adressent.

Par des études purement chimiques sur les phénomènes qui accompagnent la décomposition des corps organiques, ou ce que l’on nomme la fermentation, M. Pasteur a été entraîné sur le terrain de la physiologie. Toute science à ses débuts a besoin de circonscrire nettement son objet; mais, une fois maîtresse incontestée d’un vaste domaine, elle peut trouver profit à s’aventurer sur ces terrains neutres qui la séparent des autres sciences. C’est là que germent aujourd’hui les découvertes les plus brillantes et les plus inattendues, car il n’y a pas de croisement plus fécond que celui des idées. Voyant la fermentation des substances organiques se lier à l’existence et au développement de certains êtres microscopiques, M. Pasteur a dû examiner à son tour si la génération de ces corpuscules vivans était un acte spontané, ou si elle devait s’expliquer par les lois ordinaires de la reproduction. En analysant tous les élémens de ce délicat problème, qui depuis si longtemps préoccupe les naturalistes, il a réussi à ôter toute valeur scientifique à l’hypothèse qui faisait surgir directement la vie du sein de la matière inorganique, sans l’intermédiaire de germes où fût conservé le principe de l’hérédité et de la transmissibilité de caractères spéciaux.

Le mythe de la blonde Aphrodite sortie toute nue de l’écume amère n’a rien de plus hardi que l’espérance de faire jaillir à volonté un être organisé, si humble qu’il soit d’ailleurs, du sein d’un mélange chimique sans vie propre, sans organes, sans attributions génériques ou spécifiques d’aucune sorte. L’imagination scientifique a partout embrassé avec complaisance la théorie de la génération spontanée, tant il lui importe de saisir un lien entre le monde physique et le monde organisé, entre les corps qui servent de matériaux à la vie et le principe même de l’existence. Au sein même de la matière, dans cet abîme sans nom d’où sortent toute forme et tout mouvement, on s’est complu à chercher une force secrète qui, endormie dans le cristal, s’éveillerait dans la plante et dans l’animal. Ainsi les anciens représentaient le dieu Terme avec une tête humaine et un torse sans jambes : vivant par le haut, rocher par le bas, M. Pasteur a fait écrouler un à un tous les fondemens de la séduisante théorie des générations spontanées. Sa critique fine, ingénieuse, précise, appuyée sur des expériences d’une délicatesse admirable, n’en a rien laissé debout. Il a arrêté au passage, touché du doigt, manié, pesé, analysé les germes qui, sans cesse suspendus dans l’atmosphère, donnent naissance à tant d’êtres dont la génération avait longtemps paru équivoque. Les résultats de ces curieuses recherches ont été consignés dans un Mémoire sur les corpuscules organisés qui existent dans l’atmosphère. L’historique de la doctrine des générations spontanées est présenté d’abord dans ce petit volume. Il nous apprend que cette théorie, de notre temps instinctivement repoussée par la philosophie spiritualiste, a été admise sans conteste par toute l’antiquité et par le moyen âge. La distinction entre le monde organique et le monde inorganique n’avait pas autrefois la précision qu’elle a acquise de notre temps. La science, en définissant rigoureusement les objets, soulève en réalité autant de problèmes qu’elle en résout. On a, il est vrai, toujours distingué la substance matérielle du principe de l’âme; mais l’antiquité n’avait pas creusé un gouffre entre la matière vivante et la matière inanimée. La découverte du microscope rajeunit en quelque sorte la doctrine de la génération spontanée : elle ouvrit aux observateurs tout ce monde confus et agité des êtres qui se développent dans les infusions de substances animales ou végétales. Un prêtre catholique anglais, Needham, publia en 1745 à Londres un ouvrage où, sans crainte apparemment de blesser l’église, il appuya la théorie d’expériences directes et systématiques. Il observa le développement d’animaux microscopiques dans des solutions enfermées en vase clos; il avait soin de soumettre préalablement ces solutions à l’action du feu, pour y détruire les germes que l’on pouvait croire attachés ou aux substances mêmes, ou aux parois, ou flottans dans l’air du vase. Buffon adopta les vues de Needham, et sa grande autorité leur donna promptement la popularité. Pendant quelque temps, l’école de Bonnet, qui s’attachait à la doctrine de la préexistence des germes, n’eut rien à répondre au grand naturaliste. Un abbé italien, l’un des plus habiles physiologistes de l’époque, Spallanzani, fournit bientôt à la cause qui semblait vaincue des argumens qui firent passer la victoire de son côté, et qui, presque jusqu’à nos jours, ont semblé décisifs. Il fallait cependant qu’il y eût un point faible, un défaut de la cuirasse, dans la méthode et dans l’argumentation de Spallanzani, pour que récemment on ait vu reparaître de nombreux et chauds partisans de la génération spontanée. M. Pasteur lui-même, pour rendre hommage à la vérité bien plus assurément que pour rehausser l’éclat de ses propres travaux, confesse que Spallanzani ne s’était assuré que les apparences du triomphe, et que « Needham ne pouvait, en toute justice, abandonner sa doctrine en présence des travaux de son adversaire. »

Il est inutile d’énumérer ici toutes les expériences contradictoires qui, depuis celles de Spallanzani, ont obscurci de plus en plus la question des générations spontanées. Tous ceux qui cherchaient à résoudre le problème ne faisaient qu’en rendre la solution plus difficile, et cette question, si longtemps et si inutilement controversée, était, bien que l’Académie des Sciences de Paris l’eût mise au nombre de ses sujets de prix, tombée dans un tel discrédit que, peu de temps avant sa mort, M. Biot, voyant M. Pasteur s’engager dans ce dédale qu’il croyait sans issue, le suppliait de ne pas s’y égarer trop longtemps. M. Dumas lui-même, bien plus porté par le tour de l’esprit que M. Biot aux nouveautés hardies, disait aussi à M. Pasteur : « Je ne conseillerai à personne de rester trop longtemps dans ce sujet. » Bien en a pris au savant et ingénieux professeur de ne pas suivre ces prudens conseils et de n’écouter que la curiosité qui le poussait en avant. Il est bon quelquefois que des mains téméraires touchent aux arbres dont le fruit est défendu. Le haut patronage scientifique a accompli sa mission quand il a protégé les personnes, quand il leur a assuré les instrumens de travail et quelques loisirs : il ne doit jamais chercher à asservir ni même à guider l’esprit, cette force libre qui ne relève que d’elle-même.

La méthode adoptée par M. Pasteur pour découvrir les germes tenus en suspension dans l’atmosphère est des plus simples : elle consiste à faire passer un courant d’air sur du coton-poudre, substance soluble dans un mélange d’alcool et d’éther. Les fibres ténues et enchevêtrées du coton arrêtent toutes les particules solides; elles filtrent l’air en quelque sorte. Toutes les poussières ténues se retrouvent dans la solution du coton-poudre et retombent lentement au fond de la liqueur. M. Pasteur les y recueille et peut à son gré les placer sous le porte-objet du microscope, pour les soumettre à l’étude. On s’assure, en opérant de cette manière, que l’air charrie toujours, avec des granules d’amidon très facilement reconnaissables, et dont la présence s’explique par l’abondance des céréales cultivées, des corpuscules qui ressemblent de tout point aux germes des organismes les plus inférieurs, et qui ont d’ailleurs des volumes et des structures très variés. Les germes ainsi recueillis sont féconds; on peut les semer dans des infusions où l’on a, par l’ébullition, détruit tous les germes, et qui sont d’ailleurs conservées dans une atmosphère artificielle d’air qui, après avoir traversé un tube de platine chauffé au rouge, ne peut plus contenir aucun organisme vivant. L’on y voit apparaître bientôt une abondance de végétaux cryptogamiques ou de petits animalcules dits infusoires : ce sont des mucors ou mycodermes, qui couvrent le liquide d’une pellicule grasse et gélatineuse, des mucédinées, moisissures formées de petits tubes accolés, des torulacées, ou plantes non tubulées, qui s’attachent au fond des vases. Les animaux sont des infusoires, de petites monades, des bactérium, des vibrions. Les bactérium, surtout les bactérium termo, sont en immense abondance dans l’air. Cet être infime, l’un des plus petits parmi les infusoires, se trouve dans toutes les substances en putréfaction. Les bactérium fourmillent dans le canal intestinal de l’homme, et se retrouvent obstinément jusque dans cette matière blanche qui s’amasse tous les jours entre les dents. On les voit dans le lait caillé en compagnie des vibrions. Ceux-ci sont les plus vivaces peut-être des infusoires; leurs germes ne sont pas tués par une température de 100 degrés centigrades : il faut pousser au-delà pour les anéantir. Les spores des mucédinées sont encore plus réfractaires ; ils demeurent féconds jusque vers 120 degrés centigrades. Toutefois une courte exposition à 130 degrés enlève toute fécondité même aux plus impressionnables; mais, dans la nature, ni spores, ni végétaux, ni germes animaux ne sont jamais exposés à une chaleur qui puisse les rendre stériles.

Au lieu d’arrêter les particules solides de l’air sur des bourres de coton-poudre, on peut aussi les retenir sur des tampons d’amiante, et l’on reproduit, en opérant de cette façon, des phénomènes identiques. On a soin préalablement de chauffer l’amiante, pour y détruire tous les germes qui pourraient accidentellement y être logés. En ne laissant arriver l’air à des infusions que privé de germes féconds par une forte chaleur, on réussit à conserver intacts les liquides les plus facilement altérables, les liquides organiques par exemple, pour peu qu’on les ait fait bouillir, afin de détruire tous les germes dans la liqueur elle-même. Le principe d’altérabilité ne se trouve donc pas dans les infusions organiques, et toutes les fois qu’on en écarte les germes atmosphériques, on les voit aussi stables que les liqueurs ordinaires de la chimie minérale. Il n’est au reste pas même nécessaire de conserver les infusions dans une atmosphère artificielle, calcinée dans son passage à travers un tube métallique porté au rouge. On peut les garder vierges dans l’atmosphère ordinaire, si l’on a soin d’étirer le col du ballon de manière à lui donner des courbures diverses : cela suffit pour que les germes ne puissent être transportés jusqu’à la liqueur; ils s’arrêtent dans les angles et les parties basses du col sinueux, et le liquide du ballon demeure indéfiniment sans altération.

Que répondre à une expérience aussi concluante? A celles que j’ai citées d’abord, on objectait qu’en présence d’une atmosphère factice et calcinée, la force générative pouvait demeurer inerte et comme étouffée; mais ici rien d’anormal : la liqueur est plongée dans l’atmosphère ordinaire; on se contente d’arrêter mécaniquement les corpuscules solides que l’air emporte dans ses courans. Les liquides d’ordinaire les plus fermentescibles ne montrent dès lors aucune disposition à se décomposer. Nul symptôme de vie ne s’y manifeste, nulle agitation intestine. Comment croire dès lors que le développement des êtres animés dans les infusions soit un phénomène tout spontané? Comment nier que, dans les circonstances ordinaires où la fermentation se produit, les germes des êtres vivans n’y soient apportés par l’atmosphère?


I.

En portant à la doctrine des générations spontanées des coups dont elle ne semble pas pouvoir jamais se relever[2], M. Pasteur a aussi jeté une lumière toute nouvelle sur les phénomènes les plus obscurs de la vie et de la mort; son œuvre, en ce sens, n’est pas purement négative et critique. La germination des êtres inférieurs intéresse au plus haut point le chimiste, parce que ces organismes infiniment petits lui apparaissent comme un puissant instrument de décomposition ; elle éveille aussi l’attention du physiologiste en lui montrant comment le retour des substances organiques à des élémens simples et inertes, la décomposition, la mort enfin, est une véritable source de vie. Les matières organisées sont des composés d’une fragilité, d’une délicatesse extrêmes; l’édifice atomique si savamment construit ne s’écroule jamais plus vite que lorsqu’il est miné par des corpuscules animés. Ces petits êtres voraces ne se contentent pas d’en détruire l’équilibre si instable, ils s’en arrachent toutes les parties, et les dévorent pour traverser plus vite les phases de leur développement éphémère et pour se perpétuer en se dédoublant.

Il y a longtemps qu’on l’a pressenti, celui qui aurait le secret de la mort aurait du même coup le secret de la vie. Bornons-nous aux faits de l’ordre matériel sans parler de la fuite de ce principe qui constitue notre individualité, qui commande à notre volonté, qui illumine notre intelligence : plaçons le savant en face de ce qui est déjà un cadavre; plus de mouvemens volontaires, les nerfs ne conduisent plus d’impressions au cerveau, le sang a cessé de circuler dans ses nombreux canaux, la nuit s’est faite devant ces yeux fixes, la respiration n’entretient plus dans les poumons le foyer d’une puissante chaleur. Cet être humain est bien mort pour vous qui l’aimez, qui le pleurez, qui appuyez un front brûlant sur ce front déjà glacé, qui soulevez cette main raidie et la voyez retomber inerte : il est mort! Mais la science a encore quelque chose à apprendre où vous ne savez que souffrir : elle ne jette pas, comme vous, un linceul sur ces restes inanimés; elle voit encore devant elle des organes, des tissus d’une exquise délicatesse, d’une infinie variété, des composés où la vie a mis longtemps son inimitable empreinte. Que va devenir cet ouvrage élevé par tant de forces mystérieuses et si longtemps demeuré intact? Tant que toutes ces substances, associées par une loi inconnue, ne sont pas retombées dans l’abîme inorganique, il faut que la science reste là, surmontant ses tristesses, ses dégoûts, et voie s’accomplir tout entière l’œuvre fatale de la décomposition.

Après la mort ordinaire, celle qu’il n’est pas besoin de définir, il y a donc comme une seconde mort, si l’on peut appeler ainsi l’ensemble des transformations qui métamorphosent l’être encore composé de substances organiques en élémens purement inorganiques. Cette mort chimique peut être observée partout où une substance fermente, c’est-à-dire se dédouble en matériaux plus simples. Le vin, le lait, tous les produits de l’économie animale ou de la vie végétale, meurent à leur façon; mais, chez l’être vivant lui-même, ne peut-on pas dire que le travail de la vie s’accompagne d’une mort perpétuelle? A mesure que de nouveaux atomes sont entraînés dans le courant de l’existence, d’autres en sont rejetés. La partie de nos alimens végétaux ou animaux qui ne trouve pas sa place dans les tissus, mais qui passe dans la charpente minérale des os, meurt en quelque sorte avant même de sortir de notre corps. Toutes les molécules qui, accidentellement ou non, reprennent dans notre système les formes cristallographiques de la substance inorganisée, les calculs par exemple, peuvent être considérées comme des cadavres charriés dans le tourbillon vital.

De même que le mouvement de la vie s’accompagne d’une mort perpétuelle, le travail de la mort est activé par celui de la vie. A cette loi, il n’y a point d’exceptions. Partout où une matière s’altère, se décompose, se putréfie, la nature a semé des germes qui trouvent leur nourriture dans ces restes livrés à la destruction. La vie est le vrai phénix qui renaît de ses cendres : elle ne s’éteint jamais, elle ne fait que passer d’un organisme dans l’autre; elle circule incessamment dans tous les canaux qui lui sont ouverts. Que de fois les poètes ont parlé du ver du sépulcre ! Mais le ver n’est pas l’agent de destruction qui s’acharne le plus sur les cadavres : la nature a bien d’autres parasites à nourrir; elle jette ses animaux supérieurs en pâture à des légions invisibles que l’histoire naturelle connaît encore à peine, et qui pullulent avec une incroyable rapidité. Ces êtres microscopiques n’ont pas même besoin pour vivre des élémens complexes qu’ils trouvent dans les espèces animales et végétales : toute substance organique abandonnée à elle-même, capable de recevoir librement les germes charriés dans l’atmosphère, les féconde et se décompose à mesure qu’elle leur sert de nourriture.

On ne peut arracher à la nature tous ses secrets à la fois : on n’arrive jusqu’à elle que par de longues approches, pareilles aux tranchées qu’un ingénieur trace patiemment autour d’une citadelle assiégée. L’homme est assurément le terme suprême vers lequel convergent toutes les sciences; mais elles ne peuvent de prime abord le prendre pour sujet de leurs investigations, on ne saurait découvrir des lois simples et générales dans ce composé si complexe, si mobile, si changeant, où toutes les forces connues agissent à la fois. C’est hors de l’humanité qu’il faut chercher le secret de l’homme; aussi n’est-il pas étonnant qu’on n’étudie pas tout d’abord le mystère de la mort dans la décomposition cadavérique, et qu’on recherche en premier lieu la loi de ces décompositions bien plus simples que la chimie produit et règle comme à volonté. Même quand il ne s’agit que de ces phénomènes en quelque sorte élémentaires, on se heurte bientôt à de grandes difficultés, et on ne peut les vaincre qu’avec les ressources de l’analyse la plus délicate. Sur ce point cependant, M. Pasteur est arrivé à des résultats si précis et tellement généraux, qu’ils peuvent désormais prendre la valeur d’une véritable loi naturelle. Il a démontré que la décomposition des matières organiques, ou autrement dit la fermentation, est toujours liée à la présence des êtres organisés.

On a longtemps, sur la foi de Berzélius et de M. Liebig, le savant chimiste allemand, considéré les fermens comme des substances très facilement altérables, qui ont le don d’exciter, comme par sympathie ou plutôt par un ébranlement contagieux, la décomposition des matières organiques avec lesquelles on les a mélangées. Les molécules organiques étant très instables, on pensait que les fermens y détruisaient simplement l’équilibre, et que cette révolution intestine, commencée sur un point, se propageait dans toute la substance. Ainsi un château de cartes s’écroule tout entier quand on le touche en un seul point. L’action du ferment était donc simplement assimilée à ce qu’on nomme les actions de contact. Après Berzélius et Liebig, Gerhardt et M. Berthelot, deux esprits pourtant très hardis et novateurs, ont aussi rejeté la pensée que la vie du ferment fût la force qui présidât au travail de la décomposition. Ils ont admis, comme leurs prédécesseurs et leurs maîtres, que les matières albuminoïdes éprouvent au contact de l’air une action inconnue par laquelle elles acquièrent le caractère ferment, c’est-à-dire le privilège d’agir par leur contact sur les matières organiques fermentescibles et d’y provoquer la dissociation des élémens chimiques.

Personne n’ignorait pourtant que dans la fermentation la mieux étudiée et la plus anciennement connue, je veux parler de celle qui se produit dans la fabrication de la bière, le ferment qui porte le nom de levure est une substance organisée. Dès 1680, Leewenhoeck l’avait étudié au microscope et y avait aperçu de petits globules sphériques ou ovoïdes, Thénard avait analysé la levure; il avait constaté qu’elle donne par la distillation beaucoup d’ammoniaque, et que par conséquent c’est un ferment azoté. M. Cagniard de La Tour, un membre de l’Académie des Sciences dont le nom n’est plus guère associé aujourd’hui qu’à certaines recherches d’acoustique, avait cependant tourné son attention vers la chimie organique : on croyait avant lui que la levure était simplement un principe immédiat des végétaux, comme l’amidon ou la cellulose ; il reconnut qu’elle était bien vivante et formée par un amas de globules susceptibles de se reproduire par bourgeonnement. On continua toutefois à penser que le phénomène vital, l’action physiologique, n’était dans la fermentation qu’un fait en quelque sorte accidentel, que la levure de bière était simplement le véhicule de forces, ou physiques, ou chimiques, qui se transmettaient aux molécules des infusions, et y déterminaient de nouvelles associations des corps simples. Loin de supposer que la levure tirât sa vertu de son organisation, on croyait au contraire que la seule portion du ferment qui décomposât le sucre en alcool était la portion déjà morte. On se fondait sur des expériences où il semblait que la levure fût détruite par le travail chimique de la fermentation.

Toutes ces idées, qui ont eu cours si longtemps sans satisfaire entièrement les esprits, mais sans rencontrer de contradicteurs décidés, doivent aujourd’hui être jetées au rebut. M. Pasteur, dans son beau Mémoire sur la fermentation alcoolique, a fait voir que les cellules de la levure de bière se nourrissent réellement aux dépens de l’infusion sucrée, et la transforment ainsi par une action physiologique et non par une simple action physique ou chimique. L’acte physiologique se lie, il est vrai, de la manière la plus intime à des phénomènes chimiques très complexes : le sucre, privé d’une partie de ses élémens, devenus la nourriture de la levure, se décompose et donne naissance, non-seulement comme on l’avait cru pendant fort longtemps, à de l’alcool et à de l’acide carbonique, mais encore à d’autres produits, à de l’acide succinique, à de la glycérine[3], à de la cellulose, de la matière grasse, et sans doute encore à d’autres corps, en quantité très minime, nécessaires à la vie des globules animés.

La fermentation alcoolique n’a donc point la simplicité que les chimistes lui avaient longtemps attribuée, et qu’ils exprimaient hardiment dans leurs formules : — tant de sucre donne tant d’alcool et tant d’acide carbonique; — il y faut ajouter ces autres substances signalées par M. Pasteur, et dont la proportion varie suivant l’abondance, et j’ajouterai aussi suivant l’état de santé du ferment. Certaines matières ajoutées à la solution sucrée favorisent le bourgeonnement et la multiplication de la levure, d’autres l’interrompent, si même elles ne l’arrêtent. Rien ne paraît lui mieux convenir que les sels d’ammoniaque et les phosphates alcalins; ces organismes infimes sont parfaitement aptes à tirer directement leur nourriture des sels de la chimie : ils consomment les substances minérales, et paraissent les préférer, en certains cas, à des substances qui ont déjà un commencement d’organisation. N’est-il pas bien étrange, par exemple, que l’albumine des œufs frais tue la levure et agisse sur elle comme un poison? L’albumine du sérum du sang ne lui est point aussi nuisible, sans doute parce qu’elle est accompagnée de quelques matières qui peuvent servir à la nourriture des globules. Ce sont là des faits tout à fait remarquables, et M. Pasteur, qui les a indiqués, fait observer avec beaucoup de raison qu’il nous reste encore beaucoup à apprendre pour distinguer toutes les matières animales qu’on confond en ce moment sous le nom commun d’albuminoïdes à cause de leur ressemblance avec le blanc d’œuf.

Les fermentations alcooliques, une fois commencées, continuent en quelque sorte indéfiniment, quand on a soin de laisser toujours dans la liqueur un excès de sucre, car les nouveaux bourgeons de la levure y prennent une partie de leur nourriture, et puisent les autres élémens qui leur sont nécessaires dans les bourgeons déjà morts : la levure se renouvelle ainsi sans cesse, et les globules se dévorent incessamment les uns les autres. L’alcool et l’acide carbonique qui se forment pendant tout ce temps peuvent être considérés en quelque sorte soit comme les excrémens, soit comme les rebuts de ces petits êtres. C’est aux plus impures fonctions des plus humbles animalcules que nous devons donc les liqueurs qui nous sont si précieuses et qui nous donnent joie et santé.

L’alcool, on le sait, se transforme facilement par une seconde fermentation en acide acétique : personne n’ignore que le vin tourne en vinaigre. C’est encore un ferment animé qui est l’agent de cette transformation. Dans le vin, on le nomme la fleur du vin; dans les vinaigreries, la fleur du vinaigre, ou mère du vinaigre. Des pellicules se développent à la surface des liquides alcooliques en voie de transformation ; elles se sont formées par l’accumulation de petits végétaux mycodermiques : le mycoderme du vinaigre, mycoderma aceti, jouit de la propriété de prendre le gaz oxygène à l’air et de le fixer ensuite sur l’alcool pour le métamorphoser en acide acétique ; le mycoderme du vin transporte également l’oxygène de l’air sur l’alcool, mais il brûle entièrement ce dernier et le change en vapeur d’eau et en acide carbonique. Dans ce dernier cas, les propriétés comburantes de la plante sont comme exaltées, et l’acide acétique ne peut se conserver, parce qu’il est brûlé au fur et à mesure qu’il se produit. Pour déterminer la fermentation du vinaigre, il faut que la fleur acétique reste à la surface de l’infusion alcoolique, au contact de l’atmosphère à laquelle elle soustrait sans cesse de l’oxygène. Les mycodermes transportent partout avec eux leurs propriétés comburantes, qui sont, à vrai dire, leur appétit : c’est ainsi qu’ils servent à décomposer non-seulement l’alcool et le vinaigre, mais encore les sucres, les acides organiques, les matières albuminoïdes. L’oxygène, qui brûle tous les débris des êtres organisés, en détruit une bien faible partie par son action directe et purement chimique : c’est par l’exercice d’une fonction physiologique que la nature hâte cette destruction nécessaire. Les êtres vivans deviennent ainsi les réactifs de ce vaste laboratoire où les opérations sont bien autrement compliquées que dans les cornues et les flacons du chimiste[4]. La fermentation alcoolique n’est pas la seule que puisse éprouver le sucre : tout comme la levure de bière se forme quand l’infusion sucrée se dédouble en alcool et en acide carbonique, le ferment dit lactique prend naissance chaque fois que du sucre est chargé en acide lactique (ou acide du lait). Ce ferment a une organisation très rapprochée de celle du ferment alcoolique. C’est une substance grise, visqueuse, formée de petits globules ou d’articles courts, isolés ou accolés, constituant des flocons irréguliers. Le ferment lactique se montre de préférence dans une liqueur sucrée albumineuse, neutre ou un peu alcaline. Dans la fermentation qui s’établit alors, il ne se forme pas seulement de l’acide lactique ; les produits de la décomposition sont bien plus complexes encore que dans le cas de la fermentation alcoolique : il se fait, outre l’acide du lait, de la mannite, de la gomme, de l’acide butyrique ou acide du beurre, de l’alcool, de l’acide carbonique et de l’hydrogène, le tout en proportions très capricieuses.

Le ferment qui sert à transformer le sucre ou l’acide lactique en acide butyrique n’est pas un végétal, c’est un petit infusoire qui mérite une mention toute spéciale : il se montre sous forme de petites baguettes cylindriques, arrondies aux extrémités, isolées ou réunies en chaînes de plusieurs articles. Ces baguettes avancent en glissant, pirouettent, ondulent, flottent en tout sens dans les infusions, et s’y reproduisent par fissiparité. Ces animaux, qui sont des vibrions, peuvent, comme le ferment alcoolique, être semés dans des liquides qui ne renferment que du sucre, de l’ammoniaque et des phosphates : ils y vivent et s’y propagent en tirant directement toute leur nourriture de substances cristallisables et minérales; mais le point de leur organisation qui mérite le plus d’éveiller l’attention est celui-ci : ces vibrions jouissent de la propriété de vivre et de se multiplier à l’infini sans qu’il soit besoin de leur fournir un seul atome d’oxygène libre. Non-seulement ils peuvent vivre sans air, mais l’air les tue.

Cette propriété singulière distingue essentiellement les mycodermes des vibrions : les premiers, M. Pasteur l’a montré, sont des êtres qui se nourrissent sans cesse d’oxygène, et qui l’empruntent à l’atmosphère quand ils ne le trouvent plus dans les solutions. Les fermentations nous font donc découvrir deux classes d’animaux inférieurs, les uns se nourrissant d’oxygène, les autres vivant sans ce gaz : tous sont propres à activer la décomposition des corps, et souvent leur action est concomitante. En voici un exemple qui nous montrera encore la fermentation déterminée par un animalcule capable de vivre sans oxygène libre. Qu’on mette du tartrate de chaux sous l’eau avec quelques phosphates ammoniacaux et alcalins, on verra au bout de peu de temps se développer de petits infusoires, le monas le bacterium termo, etc. ; ces petits animaux bourgeonnent rapidement en présence des phosphates : très avides d’oxygène, ils soustraient promptement toute la portion de ce gaz qui est en dissolution dans la liqueur. C’est au moment où toute trace de l’oxygène libre a disparu que paraissent les fermens qui vivent sans oxygène. Le tartrate est bientôt dévoré et il est remplacé par un dépôt formé uniquement d’une multitude de vibrions (le vibrion tartrique paraît être différent du vibrion butyrique); pendant que la fermentation est en train de s’opérer, ces petits êtres se reproduisent rapidement par fissiparité et s’agitent sans cesse en replis flexueux. Les infusoires qui, au début de l’opération, ont les premiers troublé le liquide restent à la surface, et servent en quelque sorte d’écran contre l’oxygène atmosphérique en l’empêchant de se dissoudre dans l’infusion. Il y a un moment où les deux espèces d’infusoires peuvent se développer en même temps, les uns au-dessous des autres, les uns dans l’oxygène, les autres hors de l’oxygène.

Plus on étudie les fermentations, mieux on s’assure que l’atmosphère ne joue directement qu’un rôle tout à fait secondaire dans les phénomènes qui déterminent le retour des matières organiques à l’état inorganique. Tant qu’il n’agit que comme réactif chimique, l’oxygène brûle avec une remarquable lenteur les matières que les fermens animés dissocient avec une si étonnante rapidité. Qu’on enferme des infusions organiques en vase clos et dans une atmosphère inféconde ou privée de germes, et l’on sera vraiment surpris de la lenteur avec laquelle cette atmosphère artificielle se dépouillera de son gaz oxygène. M. Pasteur cite à cet égard les expériences les plus concluantes. De l’eau sucrée mêlée de levure de bière et conservée dans une atmosphère formée d’air ordinaire, mais où accidentellement il ne s’est point trouvé de germes féconds, est demeurée intacte pendant trois ans, et l’air du ballon fermé où pendant ce temps la liqueur avait été conservée n’avait perdu que les trois centièmes environ de son gaz oxygène. Dans des circonstances semblables, M. Pasteur a retrouvé de l’urine à peu près pure et fraîche après trois ans d’attente: du lait avait également conservé la saveur du lait ordinaire et n’était point caillé. Dans ces expériences, les infusions avaient été portées à l’ébullition au début, afin de détruire les germes qui auraient pu se trouver à l’intérieur: mais M. Pasteur, pour couper court à toutes les objections, ne s’est pas contenté d’étudier des liqueurs privées de germes par l’ébullition : il a réussi à enfermer du sang naturel, tel qu’il sort des artères, et de l’urine fraîche, dans des vases clos renfermant de l’air pur et privé de tous germes. Dans ces circonstances encore, il a pu constater la stabilité des matières organiques en présence de l’oxygène : ces substances ne se sont point putréfiées, et l’atmosphère des vases clos n’a perdu quelques parties de son oxygène qu’avec une excessive lenteur. Combien au contraire le travail de la décomposition organique avance avec promptitude quand les infusions peuvent librement recevoir les germes, se couvrir de mucédinées, de bactéries, de nomades, se remplir de vibrions remuans ! Ces petits êtres ont pour mission de ramener à l’atmosphère et au règne minéral tout ce qui a cessé de vivre. A la suite de ces expériences, d’un intérêt si saisissant, M. Pasteur n’avait-il pas le droit de dire : « Les principes immédiats des corps vivans seraient en quelque sorte indestructibles, si l’on supprimait de l’ensemble des êtres que Dieu a créés les plus petits, les plus inutiles en apparence? »

La fermentation butyrique et la fermentation tartrique fournissent les exemples les plus simples de décompositions opérées par des animalcules vivant sans gaz oxygène libre; mais ces phénomènes ne diffèrent en rien de ce que l’on nomme la putréfaction des matières animales. Les vibrions sont les destructeurs par excellence de toute substance putride. Ehrenberg, le savant micrographe prussien, qui a passé toute sa vie dans le monde dédaigné des infusoires, a décrit jusqu’à six espèces de vibrions : vibrio lincola, vibrio tremulans, vibrio subtilis, vibrio rugula, vibrio prolifer, vibrio bacillus. Dans la putréfaction, comme dans la fermentation butyrique, le travail des vibrions est préparé par les petits infusoires. Pendant vingt-quatre heures environ, aucun phénomène ne se déclare dans les infusions de matière animale, puis un léger trouble se manifeste. Il est causé par les petits animalcules, monas corpusculum, bacterium termo, qui voyagent en lignes flexueuses et dans toutes les directions, en quête de tout l’oxygène dissous dans la liqueur. Si l’infusion est gardée à l’abri de l’air, les petits infusoires, après avoir dévoré tout l’oxygène libre, ne peuvent plus vivre, et leurs cadavres tombent au fond du vase; mais si la liqueur est au contact de l’air, après avoir dépouillé cette dernière, ils n’ont qu’à remonter à la surface, et là ils trouvent une source intarissable de gaz. Ils s’y amassent bientôt en pellicule de plus en plus épaisse; mais dès que cette couche vivante est formée, les germes des vibrions sont fécondés à leur tour, et ces animaux peuvent pulluler à leur aise dans une liqueur qui ne renferme plus d’oxygène. Le vase devient de la sorte un laboratoire à deux étages : dans l’étage inférieur, les vibrions travaillent à la fermentation, c’est-à-dire qu’ils démolissent l’édifice compliqué des matières azotées et convertissent la substance organique en d’autres substances d’une composition plus simple; à l’étage supérieur, les bactérium ou les mucédinées brûlent ces produits nouveaux avec l’oxygène qu’ils tirent incessamment de l’atmosphère et les réduisent à l’état des plus simples combinaisons binaires, eau, ammoniaque, acide carbonique.

Après ce long cycle d’observations, nous touchons enfin à la putréfaction des matières solides animales, et nous nous trouvons ainsi, après de longs détours, ramenés à l’homme et aux décompositions que le cadavre subit après la mort. Le canal intestinal de l’homme, comme celui de tous les animaux supérieurs, est toujours, durant la vie, rempli non-seulement de germes de vibrions, mais encore de vibrions adultes déjà développés. Leewenhoeck les avait déjà aperçus chez l’homme. Ils demeurent inoffensifs tant que le mouvement de la vie fait obstacle à leur développement; mais, la mort arrivée, leur rôle commence. Privés d’air, baignés de liquides nourrissans, ils détruisent, en allant du dedans au dehors, toute la substance qui les entoure. Pendant ce temps, les petits infusoires, dont l’air a attaché les germes dans les anfractuosités de l’épiderme, se développent également et commencent leur travail en allant du dehors au dedans. Comme des mineurs ennemis qui se cherchent sous les remparts d’une place de guerre, les légions remuantes des infusoires finissent par se rencontrer : les vibrions expirent aussitôt qu’ils arrivent près de leurs adversaires et au contact de l’atmosphère; les infusoires eux-mêmes meurent quand ils ont dévoré tous les vibrions. L’œuvre de la destruction est alors achevée, et tout retombe dans l’immobilité inorganique.


II.

J’ai fait connaître, aussi complètement qu’il est possible de le faire sans entrer dans des détails trop techniques, les résultats principaux des recherches de M. Pasteur. Les travaux de l’éminent chimiste ne sont pourtant pas terminés : ils se succèdent si rapidement qu’il n’a pas encore eu le loisir de réunir toutes ses observations en un seul corps de doctrine et de déduire toutes les conséquences de ses nouvelles théories; mais en si peu de temps que de beaux résultats n’a-t-il pas obtenus! Quelle riche moisson de faits et d’idées ne trouve-t-on pas dans ces mémoires qui paraissent à des intervalles si rapprochés et où l’on peut voir, après la sûreté des méthodes et l’élégance des procédés, la fermeté du style et jusqu’à ce bonheur de l’expression qui s’attache toujours spontanément aux pensées justes et profondes! M. Pasteur a eu la bonne fortune d’entrer dans un domaine presque vierge et de pouvoir approfondir les mystères les plus délicats de la vie en empruntant les secours de sa science favorite. Que de nouvelles et brillantes perspectives ouvertes à toutes les sciences, à la chimie, à la physiologie, à la médecine, à l’industrie elle-même! Les suggestions se pressent comme d’elles-mêmes sous la plume de M. Pasteur, sans qu’il ait le loisir de s’y abandonner et de se laisser entraîner trop loin des sujets immédiats de ses travaux. Voit-il la levure alcoolique et le ferment lactique se propager dans un milieu entièrement formé de sucre et d’élémens minéraux, il compare ce phénomène au mode de développement de la cellule dans les végétaux; là aussi la sève fournit aux molécules qui s’organisent le sucre, les sels ammoniacaux et les sels alcalins. La vie végétale est donc une sorte de fermentation lente et continue. Ailleurs on le voit frappé de l’analogie qui existe entre les germes et les graines de nos plantes. Comme ces dernières sont toujours prêtes à être fécondées pour donner naissance aux végétaux, les germes atmosphériques sont préparés à vivre aussitôt qu’ils peuvent rencontrer le milieu qui leur est favorable ou nécessaire. Le ferment alcoolique, la levure de bière, a, si l’on me permet ce mot, une telle soif de vie, qu’il se nourrit au besoin de ses propres globules pour accomplir sa fonction physiologique, qui consiste à engendrer de l’alcool, de l’acide carbonique, de la glycérine et de l’acide succinique. Quand on lui offre en outre du sucre et quelques matières azotées et minérales en minime quantité, sa vie s’exalte rapidement, et la levure, au lieu de dévorer ses enfans comme Saturne, se multiplie avec une extrême rapidité.

A propos de la fermentation acétique, on a vu comment la nature transporte l’oxygène sur les matières organiques par l’intermédiaire des mycodermes. M. Pasteur compare ce phénomène à celui de la respiration chez les êtres vivans : les globules du sang ne sont point à la vérité des êtres organisés ; mais ce sont des cellules vivantes qui jouent le rôle des mycodermes dans notre économie : elles s’emparent de l’oxygène dans les poumons et vont ensuite le transporter, comme des serviteurs dociles, dans toutes les parties du corps pour y brider à des degrés divers tous les principes que celui-ci renferme. Le phénomène de la nutrition des vibrions, qui se passent d’oxygène libre, a sans doute aussi son équivalent dans l’économie animale et dans bien des actes normaux ou anormaux de notre organisme. S’il y a des espèces animales qui peuvent se développer hors du contact de l’air, on comprend encore plus aisément que de simples cellules organiques puissent jouir de cette propriété.

Dans un autre mémoire, M. Pasteur fait remarquer l’influence que les germes atmosphériques peuvent avoir sur la santé publique. Bien que l’atmosphère fournisse si complaisamment la semence aux matières fermentescibles, il ne faudrait cependant pas croire qu’elle s’y trouve en telle abondance, que partout et à tout moment toutes les espèces de germes se trouvent réunies. Ceux-ci flottent au gré des courans aériens, tantôt plus rares, tantôt plus nombreux, plus serrés quand on reste dans les parties basses de l’atmosphère, de plus en plus isolés quand on s’élève vers les hauteurs, extrêmement rares sur les hautes cimes couvertes de neiges éternelles. Les lieux habités, il faut s’y attendre, sont les centres autour desquels tourbillonnent le plus de germes; dans quelle abondance ne doivent-ils pas être au-dessus des grandes capitales comme Paris ou Londres, où une si énorme quantité de matière organique est chaque jour livrée à la décomposition ! L’air pris sur les flancs du Mont-Blanc ne contient presque pas de germes; ils sont plus nombreux déjà sur les chaînes du Jura, et la quantité en augmente à mesure qu’on descend au fond des bassins géographiques. Ils ne sont sans doute pas sans influence sur le développement et la propagation de certaines maladies épidémiques. L’analyse de l’air au point de vue non plus de sa composition chimique, mais des poussières qu’il renferme, devra être faite désormais dans les lieux où prendront naissance ces maladies, qui ont déjoué jusqu’ici la sagacité des médecins. Qui sait si le choléra, les pestes et tant de terribles fléaux ne sont pas dus à la présence de nuées invisibles qui passent sur un pays en y semant la mort?

Des recherches récentes de M. Davaine sur une maladie très meurtrière qui frappe épidémiquement les moutons pendant les grandes chaleurs de l’été, et qu’on désigne sous le nom de sang de rate, augmentent encore l’intérêt qui s’attache à une semblable question. Prenant en quelque sorte la nature sur le fait, M. Davaine a découvert que cette maladie est due à la présence accidentelle d’infusoires dans le sang des bêtes à laine. Dès 1850, il avait examiné avec M. Rayer plusieurs cas de cette maladie, qui faisait alors de grands ravages dans la Beauce. M. Rayer avait inoculé un mouton avec le sang de rate d’un autre mouton déjà mort, et l’inoculation avait déterminé la mort dès le troisième jour. D’autres inoculations montrèrent que la maladie peut être transmise non-seulement au mouton, mais au bœuf, au cheval, à d’autres animaux, qu’elle tue en deux ou trois jours. Le sang, examiné quelques heures après la mort, montra à M. Davaine un très grand nombre de bactérium qui ne pouvaient être le produit d’une putréfaction. Les travaux de M. Pasteur ramenèrent l’attention de M. Davaine sur ce singulier phénomène, et il étudia de nouveau cette année le sang des animaux atteints de l’épizootie. Il y trouva un nombre immense de bactérium tout à fait semblables à ceux qu’il avait observés en 1850. Le 21 juillet 1863, il inoculait de ce sang à deux lapins et à un rat blanc bien portans et vigoureux. Après vingt-quatre heures, le sang de ces animaux était encore sain et ne renfermait aucun infusoire. Quarante-trois heures après l’inoculation, l’un des lapins était mourant. Son sang, recueilli après une incision de la langue, contenait une foule de bactéries semblables à celles du mouton. Le second lapin mourut soixante-trois heures après l’inoculation, et son sang offrit les mêmes phénomènes. Le rat, chose étrange, résista à l’inoculation. L’opération fut renouvelée, et la seconde fois, comme la première, le petit animal n’en souffrit d’aucune façon. Les bactéries du sang de rate sont, d’après M. Davaine, des filamens libres, droits, raides, cylindriques, d’une longueur qui varie entre 4 et 12 millièmes de millimètre, et d’une extrême minceur. Ils n’ont absolument aucun mouvement spontané. Quand le sang se putréfie, les bactéries s’infléchissent en divers sens et se fragmentent. Ces animaux disparaissent complètement quand le sang est en putréfaction, et ce fait singulier les séparerait de toute la catégorie des infusoires qui se forment dans les matières putréfiées, si d’ailleurs ils ne s’en distinguaient déjà par leur développement dans du sang vivant. Ces intéressantes observations de M. Davaine n’ont été soumises à l’Académie des Sciences qu’au commencement du mois d’août; elles nous fournissent le premier exemple bien constaté d’une maladie du sang due à la présence d’êtres inférieurs capables de se développer et de se multiplier dans le torrent même de la circulation. Les bactéries sont des animalcules très avides d’oxygène; on comprend dès lors que, lorsqu’ils se trouvent dans le sang, ils absorbent la plus grande portion de ce gaz fourni par la respiration, et empêchent ainsi la combustion de toutes les substances qui doivent être rejetées hors de l’économie. Le sang s’appauvrit parce qu’il ne sert plus en quelque sorte qu’à nourrir des parasites. Il serait intéressant de rechercher si les merveilleuses vertus toniques de certaines substances, de l’iode par exemple, se rattachent à une action comburante : l’iode, en certains cas, agit sans doute en rendant l’oxygène libre et en le rejetant en quelque sorte dans le courant circulatoire.

Il faut se détourner à regret de tant de problèmes à peine effleurés encore par la science, pour arriver à un autre ordre de questions que soulève cette étude : comment la matière peut-elle sortir de l’immobilité, de l’inertie inorganiques, et prendre avec une structure nouvelle la mobilité, la vie, la faculté de la reproduction? Comment d’une autre part l’être vivant, esclave du temps, condamné à ne pouvoir retenir que pour quelques instans ses facultés précieuses, retombe-t-il, après avoir traversé les phases éphémères de son développement, dans le gouffre toujours béant de la mort? On peut et l’on doit même poser ces questions en même temps, car, M. Pasteur l’a montré, la vie et la mort sont deux phénomènes connexes; ni l’être vivant, ni les matériaux qui entrent dans la composition de ses organes, ne peuvent être détruits sans répandre autour d’eux la fécondité parmi ces multitudes de germes qui ne demandent qu’à éclore. La vie ne peut sortir spontanément de la matière organisée, pas plus que la matière physique et minérale ne peut spontanément prendre les formes et les vertus attachées à l’organisation.

Creusons pourtant à fond le problème, et demandons-nous si, entre la vie et la mort, il n’y a pas quelque état intermédiaire qui puisse les unir. Examinons, à ce point de vue, ce que deviennent les principes immédiats qui constituent les organes des êtres vivans, quand le jeu de la vie a cessé, et dans le cas où ils sont cependant protégés contre le contact des germes, et par conséquent contre la voracité des êtres inférieurs. Restent-ils ce qu’ils sont au moment où on les arrache à l’être vivant, à l’instant du moins où les fonctions vitales ont cessé? Pouvons-nous, en les soustrayant à cette pluie qui tombe sans cesse de l’ovaire atmosphérique, pouvons-nous leur conserver artificiellement une jeunesse éternelle? Et s’ils se transforment, comment donc se transforment-ils? Quelques expériences de M. Pasteur peuvent encore sur ce point sinon nous donner la solution du problème, au moins y jeter quelque lumière. Le savant chimiste a prouvé que le sang humain, cette substance si essentiellement altérable, conserve néanmoins, et cela pendant un laps de plusieurs années, son odeur caractéristique dans une atmosphère inféconde. Aucun signe de putréfaction ne s’y manifeste; le sang toutefois se modifie d’une certaine façon et ne reste pas identique à lui-même. Les globules du sang disparaissent, le sérum et le caillot se remplissent de cristaux rouges très nets, pareils à ceux qui, dans certaines maladies, ont déjà été reconnus par les médecins. Au bout de quelque temps, le passage de la forme ovoïde, qui caractérise la vie, aux formes anguleuses du règne minéral est achevé. Chaque goutte du sérum renferme des milliers de petites aiguilles, et, sous le grossissement du porte-objet, le caillot les montre mélangées à la fibrine. Il semble donc que, quand une substance cesse d’être protégée par les forces mystérieuses qui président à la vie, elle ne peut conserver indéfiniment sa structure, lors même qu’elle demeure la même au point de vue chimique. Mais voici un autre fait ; une masse de chair musculaire peut très facilement être garantie contre les germes extérieurs répandus dans l’atmosphère, et, comme elle ne renferme pas à l’intérieur de germes de vibrions, il est possible de l’empêcher de se putréfier. On n’a, par exemple, qu’à envelopper la viande d’un linge imbibé d’alcool et à la placer ensuite dans un vase fermé pour que l’évaporation de l’alcool ne puisse être complète. Cette viande toutefois restera-t-elle exactement ce qu’elle était au moment où on l’a détachée de l’animal? Non certes. Une sorte de vie toute physique et chimique y continuera, en mettra les divers élémens aux prises et les modifiera les uns par les autres. La viande se faisandera, si elle est en petite quantité, et se gangrènera, si elle en masse considérable. La gangrène, on le voit, diffère essentiellement de la putréfaction en ce qu’elle n’est point, comme cette dernière, provoquée par l’action physiologique des fermens organisés. C’est un des stages placés entre la vie normale et la corruption cadavérique. M. Pasteur compare ingénieusement un organe gangrené au fruit qui continue quelque temps à mûrir après avoir été détaché de l’arbre.

La vie, non plus que la mort, n’est donc quelque chose de simple, d’uni, d’indivisible, comme on le croit volontiers. Les anciens se figuraient que le phénomène de la mort s’accomplissait tout entier dans l’instant où la parque tranchait de ses ciseaux le fil d’une existence; mais la vie ne sort pas de l’organisme avec une telle promptitude, pas plus qu’elle n’y entre tout achevée et complète. Dans la vie comme dans la mort, il y a en quelque sorte des degrés, des nuances : le rotifère desséché, qui n’accomplit plus aucune fonction vitale, n’est pas mort cependant, puisqu’il suffit de le plonger dans l’eau pour qu’il reprenne sa mobilité et exécute ses étranges mouvemens rotatoires. Les germes atmosphériques sont-ils morts? sont-ils vivans? Dans le vaste ovaire terrestre où le vent les fait tourbillonner en tout sens, ils vont partout cherchant la vie, sans pouvoir toujours la trouver. La nature prodigue en condamne un nombre incalculable à la stérilité; mais que quelques-uns rencontrent n’importe où des substances qui puissent les nourrir, ils se mettent à vivre et à se multiplier. Pourquoi la force créatrice s’userait-elle dans des générations spontanées, lorsque tant de germes propres à la vie sont détruits chaque jour? Il n’y a guère lieu d’espérer que ce prodige s’accomplisse pour le seul amusement de l’homme; mais, si la nature trouve aujourd’hui assez de germes à féconder sans qu’il lui soit nécessaire de tirer des organismes de la matière inorganique, on ne peut douter cependant qu’elle possède virtuellement cette puissance et qu’elle l’ait exercée autrefois, car la vie a eu un commencement sur notre planète. La géologie nous montre que notre demeure actuelle a été longtemps sans habitans; tout être actuel sort d’un germe, mais d’où le premier germe est-il sorti? La science ne répond pas à cette question : se contentant d’étudier les rapports des choses, elle n’en recherche ni le commencement ni la fin dernière. Elle vit dans le présent, et ne plonge pas plus volontiers les regards dans les abîmes du passé que dans les ténèbres de l’avenir. Pourtant une logique impérieuse oblige l’esprit humain à remonter à toutes les origines. Nous ne saurions circonscrire l’horizon de la pensée comme nous pouvons circonscrire le cercle de nos observations. Les sciences d’ailleurs, en suivant des voies indépendantes, arrivent à se rencontrer quelquefois, et elles se posent alors des problèmes imprévus. La zoologie se contente d’étudier les êtres actuels, leur fonction, leur embryogénie, leur développement : elle ne remonte pas aux jours lointains de la création; mais la paléontologie lui montre bientôt des multitudes d’êtres aujourd’hui éteints, qui ont peuplé le globe aux divers âges géologiques : elle oblige l’histoire naturelle à élargir ses cadres, à ouvrir une place à tous ces représentans du passé, elle la force à remonter à l’origine même de tous les organismes animés.

Si la science ne voulait pas s’occuper de la création, il faudrait aussi, pour être conséquente, qu’elle cessât de s’occuper de la vie, car, à l’examiner philosophiquement, la vie n’est autre chose qu’une création perpétuelle. La formation de la plus petite cellule dans un végétal, la fécondation d’une graine, la génération des animaux, l’accomplissement de toutes les fonctions vitales, sont des phénomènes qui obligent l’esprit à reconnaître l’existence d’une force particulière, capable d’imprimer à la matière certaines métamorphoses. Pourquoi cette force serait-elle différente de celle qui a fait surgir les premiers et les plus infimes organismes à la surface de notre planète, encore échauffée par les effluves du feu intérieur, dans les mers produites par la condensation des vapeurs qui troublaient l’atmosphère? Nier la seconde force serait implicitement nier la première; reconnaître la première, c’est implicitement admettre la seconde. Pour mieux dire, elles sont identiques, et l’histoire du monde est une création continue.

Les fermentations nous montrent que la vie n’abandonne certaines substances que pour en animer de nouvelles, mais elles nous font voir aussi que les germes féconds n’ont pas besoin de prendre leur substance dans des êtres animés : ils la trouvent également dans les principes immédiats, qui ne peuvent pas être considérés comme doués de vie véritable, bien qu’ils entrent dans la composition de tout ce qui est vivant. En descendant l’échelle organique, on arrive à des principes immédiats si simples qu’on ne saurait trop dire s’ils appartiennent ou non au règne minéral. La synthèse chimique a réussi à les reproduire par la seule action réciproque des corps simples. M. Berthelot a pu fabriquer artificiellement un grand nombre de ces composés, qui sont les matériaux les plus élémentaires de tout organisme. Quand on voit de telles substances, sorties non du sein de la nature, mais des cornues du laboratoire, capables de féconder les germes aujourd’hui existans, n’est-il pas permis de croire qu’au moment où la vie a apparu sur le globe, elle a pu surgir du mélange des élémens primitifs?

La question des générations spontanées, pour être aperçue dans toute sa généralité, ne doit pas être limitée au temps présent. Pour être bien comprise, elle ne doit pas non plus être séparée de l’étude même de ce que nous appelons les germes, et sur ce point, il faut bien l’avouer, la science est encore réduite à la plus grande ignorance. Y a-t-il dans ces corpuscules d’où nous voyons sortir des êtres si variés une fixité de caractères telle qu’ils puissent devenir l’objet d’une classification rationnelle? L’espèce, avec toutes ses propriétés distinctives, est-elle déjà virtuellement contenue dans le germe avant qu’il ait reçu l’action fécondante? Peut-on même dire rigoureusement qu’il y ait des espèces parmi ces organismes microscopiques, dont la définition se réduit à un si petit nombre de caractères? Il peut convenir aux savans de se servir, en étudiant ces petits êtres, des mêmes catégories que lorsqu’il s’agit des grands animaux : leur objet est de jeter quelque ordre et quelque méthode dans leurs investigations; mais si les caractères de l’espèce sont si fuyans, si incertains déjà dans certaines classes assez élevées de la hiérarchie zoologique, quelle valeur est-il permis d’attacher à de semblables tentatives? Tout semble indiquer, quand on descend dans les rangs les plus humbles de la création, que la nature a créé seulement quelques types, autour desquels elle s’écarte librement et en tout sens. Les beaux travaux récens d’un naturaliste anglais, M. Carpenter, sur une classe d’animaux inférieurs qu’on nomme les foraminifères montrent que la notion ordinaire de l’espèce leur est inapplicable. Il n’a trouvé d’autres moyens de ranger cette vaste agrégation de formes si diverses que suivant leur degré de divergence, eu égard à certaines formes prises pour termes de comparaison, et il est allé jusqu’à se demander si ces types distincts qu’il s’est trouvé conduit à admettre ne dérivaient pas tous d’un prototype unique. M. Pasteur s’est demandé lui-même si les infusoires qui vivent sans oxygène libre ne pourraient pas être simplement un état particulier des infusoires qui se nourrissent de ce gaz. S’il a pu se poser une telle question et croire possibles de telles métamorphoses, que ne doit-on penser des germes en général! Il faut bien qu’il y ait une certaine plasticité dans ces corpuscules, puisque nous voyons les variétés végétales se féconder mutuellement. Des germes semblables peuvent donc être appelés à la vie sous des influences diverses, et donner naissance à des produits qui ne sont pas tous identiques. C’est ainsi qu’on pourrait comprendre qu’au début de la création un très petit nombre de prototypes, doués d’une plasticité remarquable, aient en peu de temps pu donner à la matière organisée les formes les plus nombreuses et les plus différentes. Quant à ces prototypes mêmes, ils ne peuvent être que l’œuvre d’une force qui a associé sous des formes nouvelles les élémens de la matière inorganique; cette force, qui est toujours en jeu autour de nous, qui renouvelle sans cesse la population de notre planète, qui remplace les individus par les individus, les espèces par les espèces, les genres par les genres, n’est autre que la vie. Comme toutes les forces, comme la gravitation, comme le magnétisme, on la nomme sans pouvoir la définir : il faut se contenter d’en étudier les manifestations sans tenter d’en connaître le principe; mais, pas plus qu’on ne peut douter de la gravité, parce qu’on ignore quelle est cette affection mystérieuse qui pousse les corps les uns vers les autres, on n’a le droit de nier l’existence d’une force qui ne peut être assimilée à aucune autre qui nous soit connue, et qui préside à la naissance, au développement et à la mort même de tout être organisé. Si l’on ne peut expliquer la fermentation du sucre à l’aide des forces ordinaires de la physique et de la chimie, comment pourrait-on conserver la téméraire espérance d’expliquer ainsi les prodiges du règne animal et du règne végétal? L’embaumement peut défendre les tissus et les organes d’un cadavre contre les agens de la putréfaction; mais ces tissus perdent bientôt leur structure, la peau jaunit et se ride. Cette masse livide se retire et se contracte lentement; elle se conserve dans une sorte d’équilibre artificiel, lentement brûlée par l’air, jusqu’au jour où une main indiscrète fait tomber en poussière ce vain et frêle édifice. La nature tôt ou tard reprend ses droits, et l’homme ne peut lui dérober longtemps sa proie. La physiologie s’égare donc quand elle cherche à fonder l’explication des phénomènes vitaux sur le simple jeu des forces physiques et chimiques : il faut de toute nécessité admettre qu’il y a une force vitale; malheureusement la faiblesse de l’esprit humain nous réduit dans nos vocabulaires à employer le même mot pour désigner les effets de cette force aussi bien que la force elle-même. Par la vie, nous entendons tantôt l’agent même de l’existence, tan- tôt l’ensemble des actes vitaux. Nous confondons ainsi l’effet et la cause; mais il ne faut point que cette confusion entre dans la science elle-même, et elle devra toujours distinguer les phénomènes de l’organisation de la force mystérieuse et supérieure qui les produit.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Né à Dôle en 1822, M. Pasteur entra à l’Ecole normale en 1846. Il fut quelque temps préparateur de chimie dans cet établissement, puis professeur au collège de Dijon jusqu’en 1849. Il fut chargé à vingt-neuf ans de l’enseignement de la chimie à la Faculté des sciences de Strasbourg; il fut ensuite nommé professeur à Lille et doyen De la Faculté des sciences. En 1857, il a été appelé à la direction des études scientifiques à l’Ecole normale supérieure : l’Académie des Sciences lui a récemment ouvert ses portes.
  2. Une étude de M. Janet publiée dans la Revue du 15 août a montré quelles conséquences la philosophie spiritualiste pouvait tirer des travaux de M. Pasteur, dont nous cherchons surtout à indiquer ici la valeur scientifique.
  3. La présence de la glycérine, partie constituante des matières grasses, dans les vins qui sont les produits d’une fermentation alcoolique, est un fait des plus intéressans, et c’est sans doute à ce principe qu’il faut attribuer une part de leurs bienfaisantes propriétés. Voici à cet égard quelques chiffres qui méritent d’être relevés dans les tableaux d’analyse de M. Pasteur : dans un vin vieux de Bordeaux (bonne qualité) il signale 7,412 grammes de glycérine par litre, — dans un vin de Bordeaux ordinaire 6,97 grammes, — dans un vin de Bourgogne vieux (bonne qualité) 7,34 grammes; — dans un vin d’Arbois vieux (bonne qualité) 6,75 grammes. — Dans ces mêmes vins, l’acide succinique ne figure que pour 1 gramme 1/2 en moyenne par litre. C’est à cet acide que M. Pasteur attribue la saveur particulière du vin, bien qu’il s’y trouve en assez faible proportion. Des mélanges convenables d’eau, d’alcool, de glycérine et d’acide succinique imitent, parait-il, tout à fait le vin naturel.
  4. M. Pasteur a fondé sur les propriétés comburantes des mycodermes un procédé industriel de fabrication du vinaigre, pour lequel il a pris des brevets qu’il a du reste généreusement laissé tomber dans le domaine public. Ce procédé est des plus simples : il sème le mycoderma aceti, ou fleur de vinaigre, à la surface d’un liquide formé d’eau ordinaire contenant 2 pour 100 de son volume d’alcool, un peu d’acide acétique provenant d’une opération antérieure et quelques traces seulement de phosphates alcalins et terreux. La plante se multiplie au contact de l’atmosphère, et en même temps l’alcool s’acétifie. Quand l’opération est en train, il suffit d’ajouter chaque jour un peu d’alcool, ou du vin, ou de la bière alcoolisée. Les phosphates qu’on ajoute au mélange fournissent aux mycodermes les élémens minéraux qui leur sont nécessaires. Le procédé nouveau a quelques avantages sur la méthode dite d’Orléans, qui est surtout en usage dans le Loiret et dans la Meurthe, et qui s’applique uniquement au vin, aussi bien que sur la méthode allemande, connue sous le nom de méthode des copeaux de hêtre. Dans la première, on laisse du vin s’acétifier lentement avec du vinaigre déjà préparé; dans la seconde, la liqueur alcoolique s’égoutte sur de grands tas de copeaux de hêtre et subit le contact de l’air dans son continuel et lent mouvement. Ces deux procédés, tout à fait abandonnés à la routine, ne permettent pas de régler la fabrication à volonté, comme il est possible de le faire dans le système véritablement scientifique proposé par M. Pasteur.