Les Délégations ouvrières à l'exposition universelle de 1867

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Les Délégations ouvrières à l'exposition universelle de 1867
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 586-621).
LES
DELEGATIONS OUVRIERES
A L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867

L’OPINION DES OUVRIERS SUR L’INDUSTRIE ET SUR EUX-MEMES.

I. Rapports des délégués des ouvriers parisiens à l’exposition de Londres en 1862, publiés par la commission ouvrière; Paris, 1862-I864. — II. Rapports des délégations ouvrières à l’exposition de Paris en 1867, publiés par la commission d’encouragement pour les études des ouvriers; Paris, 1868. — III. Introduction aux rapports du jury international, par M. Michel Chevalier; Paris, 1868.


I.

A l’époque où Diderot et d’Alembert commençaient la publication de l’Encyclopédie, c’était une nouveauté de parler des arts mécaniques. « M. Diderot, dit la préface de l’Encyclopédie, est l’auteur de la partie de cet ouvrage la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et, — j’ose le dire, — la plus difficile à remplir, c’est la description des arts (mécaniques)... Il l’a faite sur des mémoires qui lui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, ou sur les connaissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir, et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise. » Dans le prospectus qui précéda la publication de la préface, Diderot explique lui-même en détail les difficultés qu’il a rencontrées dans cette tâche et les efforts qu’il a faits pour les surmonter. Les ouvrages existans ne lui offraient que des documens de bien peu de valeur. « Entre les auteurs qui ont traité des arts mécaniques, l’un n’était pas assez instruit de ce qu’il avait à dire, et a moins rempli son sujet que montré la nécessité d’un nouvel ouvrage. Un autre n’a qu’effleuré la matière, en la traitant plutôt en grammairien et en homme de lettres qu’en artiste. Un troisième est à la vérité plus riche et plus ouvrier ; mais il est en même temps si court que les opérations des artistes et les descriptions de leurs machines, cette matière capable de fournir seule des ouvrages considérables, n’occupe que la très petite partie du sien... Tout nous déterminait donc à recourir aux ouvriers. » Diderot raconte alors comment il s’est adressé aux plus habiles praticiens de Paris et même de la province, comment il est allé dans leurs ateliers, les interrogeant, écrivant sous leur dictée, développant leurs pensées, prenant note des termes propres à chaque profession. A quelques-uns, il demandait des mémoires écrits; mais il avait soin d’aller en conférer avec ceux qui les lui avaient remis. Il contrôlait d’ailleurs le dire des uns par celui des autres, et arrivait ainsi à rectifier ce qui lui avait été imparfaitement ou infidèlement expliqué. « La plupart, dit-il, de ceux qui exercent les arts mécaniques ne les ont embrassés que par nécessité et n’opèrent que par instinct. A peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instrumens qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillent depuis quarante années sans rien connaître à leurs machines. J’ai dû exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits. » Les entretiens et les explications ne suffisaient pas toujours. Il est beaucoup de métiers dont, à moins de travailler soi-même, de mouvoir les machines de ses propres mains, on ne peut parler avec précision. Diderot fit donc construire pour son usage particulier un certain nombre de modèles et de métiers dont il voulait connaître tous les détails. Plus souvent il allait dans les ateliers, mettait habit bas, travaillait comme un apprenti, et faisait lui-même « de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons. »

On voit comment Diderot entendait et pratiquait la description des arts mécaniques. Son procédé est évidemment excellent. Il avait une connaissance complète de son sujet, et il y joignait le talent d’exposer ce qu’il savait. Ce sont là les deux conditions que doit remplir, pour se faire estimer, tout écrit sur les arts industriels. Dans la pratique, il arrive d’ordinaire que l’une d’elles au moins n’est qu’imparfaitement remplie. Les écrivains de profession, ceux qui savent coordonner des faits et des idées, n’ont souvent qu’une teinture des différens métiers, tandis que ceux qui connaissent les métiers à fond n’ont point le talent nécessaire pour en parler. Cependant la diffusion des lumières et les progrès de l’instruction populaire nous permettent de voir aujourd’hui une œuvre qui, tout imparfaite qu’elle soit, remplit dans une certaine mesure le programme de Diderot. A l’occasion des dernières expositions universelles, de celle de 1862 d’abord, qui eut lieu à Londres, puis de celle de 1867 à Paris, les ouvriers des différens corps de métiers ont choisi parmi eux des délégués chargés d’étudier les progrès de l’industrie et de constater dans des rapports spéciaux les résultats de leurs études. Ces rapports sont publiés sans aucune retouche et dans la forme même où ils ont été présentés par les ouvriers délégués. On leur a laissé scrupuleusement leur couleur originale. L’ensemble de ces rapports forme une masse de documens assez confuse, d’une lecture pénible, mais digne pourtant de fixer l’attention, car on y trouve les ouvriers peints par eux-mêmes.

Quelque temps avant l’exposition de Londres en 1862, plusieurs présidens de sociétés de secours mutuels se réunirent et rédigèrent un projet d’après lequel une commission serait chargée de donner aux travailleurs les moyens d’envoyer quelques-uns d’entre eux à Londres. Cette commission devait diriger les opérations pour l’élection des délégués, qui seraient choisis par le suffrage des ouvriers de leur profession. Les fonds nécessaires devaient être recueillis au moyen de souscriptions volontaires dans les ateliers; la ville de Paris et la commission impériale de l’exposition compléteraient la somme nécessaire. Le projet rédigé sur ces bases fut adopté par la commission impériale, et au mois de février 1862 la commission ouvrière fut constituée. Elle organisa immédiatement des bureaux pour procéder aux élections. Deux cents délégués furent désignés par la population ouvrière de Paris. Ils se rendirent à Londres par séries, entre les mois de juillet et d’octobre. Chaque groupe avait un délai de dix jours pour remplir sa mission. Chaque délégué recevait à son départ une somme de 115 francs et un billet d’aller et retour; le logement, les entrées à l’exposition, les interprètes et les frais accessoires étaient payés par un membre de la commission ouvrière qui accompagnait chacun des groupes. Cinquante-quatre rapports furent rédigés par les représentans de plus de cent cinquante corps de métiers. L’ensemble de ces documens fut publié en 1864 en un volume compacte; nous n’avons rien à dire de cette publication, dont l’intérêt s’efface devant celui qu’offre le travail des délégués de 1867.

L’expérience faite en 1862 avait réussi. Il était donc naturel de la renouveler en 1867. La formation de la commission ouvrière pour l’exposition de Londres avait eu comme un caractère d’initiative de la part des ouvriers, si bien même que, malgré l’entente établie avec la commission impériale, les élections avaient failli être interdites par la préfecture de police, mal renseignée ou mal disposée, et qu’il avait fallu, comme on dit, une haute intervention pour lever les difficultés. La commission impériale chargée de présider à l’exposition de 1867 crut devoir prendre les devans. Elle institua une commission d’encouragement « pour les études à entreprendre par les ouvriers, contre-maîtres et coopérateurs divers de l’agriculture et de l’industrie. » Un arrêté du ministre d’état, en date du 29 novembre 1866, désigna les membres de la commission et en détermina les fonctions. Elle devait provoquer les souscriptions, centraliser et administrer les fonds qui lui seraient adressés de Paris et des départemens, en vue de faciliter par tous les moyens possibles les visites des ouvriers à l’exposition. Elle devait enfin publier les rapports qui seraient rédigés par les délégués des corps de métiers. Les ouvriers témoignèrent d’abord une certaine défiance à l’égard de la commission d’encouragement; ils craignaient d’être trop protégés, trop guidés. Cependant quelques-uns d’entre eux en vinrent à échanger des explications satisfaisantes avec les membres de la commission. Ceux-ci entendaient leur fonction de la façon la plus large. « Faites par vous-mêmes, disaient-ils aux ouvriers, tout ce que vous pourrez faire; nous n’interviendrons que dans les choses où vous le jugerez utile. »

Les ouvriers se réunirent, en vertu d’autorisations spéciales, pour désigner leurs délégués. L’ordre le plus parfait régna dans les réunions électorales. Les membres de chaque assemblée constituèrent comme ils l’entendirent leur bureau provisoire et leur bureau définitif; 114 corps de métiers prirent part au scrutin, et nommèrent 354 représentans. La commission d’encouragement délivra à ces délégués des billets d’entrée au Champ de Mars, valables pour une semaine; elle leur alloua une indemnité calculée d’après le nombre de journées où ils perdaient la paie de leur atelier. Tous les ouvriers qui prirent part au scrutin reçurent, par les mains du président de leur bureau, un billet d’entrée gratuit à l’exposition. Il fallait d’ailleurs s’occuper non-seulement de la population ouvrière de Paris, mais aussi des nombreux visiteurs qui affluaient de la province. La commission d’encouragement se mit en rapport avec les comités qui s’étaient formés dans les départemens pour faciliter le voyage des travailleurs. Elle fit établir au Champ de Mars un immense restaurant populaire où 3,600 repas furent distribués chaque jour au prix moyen de 1 fr. 40 c. Des baraquemens furent dressés sur des terrains qui longeaient l’avenue Rapp; on les meubla avec des fournitures empruntées à la compagnie des lits militaires. Cette vaste hôtellerie improvisée logea au prix moyen de 1 fr. 25 c. par jour un grand nombre des délégués envoyés à Paris par les comités départementaux, par les chambres de commerce, par les nations étrangères.

Les rapports rédigés par les délégués des corporations ouvrières pour consigner les résultats de leurs visites au Champ de Mars sont au nombre de 120 environ. Ils doivent former trois volumes in-4o. La commission d’encouragement les publie en fascicules, de façon que chacun puisse acheter le rapport qui est relatif à sa profession. La réunion de ces documens forme, comme nous l’avons indiqué déjà, une masse assez indigeste, et c’est une grosse affaire que de les lire dans leur entier. Nous voulons du moins, en examinant quelques-uns d’entre eux, chercher les principaux enseignemens qu’on en peut tirer, car, ainsi que le dit le secrétaire de la commission d’encouragement dans l’introduction mise en tête des rapports, « quand l’ouvrier parle de l’outil qu’il manie, des procédés qu’il emploie, des propriétés de la matière qu’il travaille, de la machine à côté de laquelle il vit, quand il compare et juge les produits rivaux, qu’il raconte ses besoins et dépeint lui-même son existence, il est le plus intéressant des savans et des économistes. »

Nous pouvons rapporter à trois points principaux les données que nous présente l’ensemble des rapports. Nous trouvons d’abord des indications historiques; un certain nombre de délégués ont introduit dans leur travail des détails sur l’histoire de leur profession, soit dans les temps anciens, soit dans ces dernières années. En second lieu vient l’examen des produits exposés. C’est là que devrait se trouver l’intérêt spécial de la publication; mais le défaut d’art s’y fait vivement sentir, et on recule effrayé devant un amas désordonné de détails qui manquent souvent de précision et de clarté. Dans beaucoup de cas cependant, l’opinion des délégués ouvriers mérite d’être comparée avec celle des jurys d’examen, dont les travaux viennent d’être aussi publiés. Dans la troisième partie, nous placerons les considérations générales sur la situation des classes ouvrières. Les ouvriers ont exposé les maux dont ils souffrent et indiqué quelques-uns des remèdes qu’on pourrait y apporter. C’est, à vrai dire, le côté le plus intéressant de leur travail et celui qui doit surtout attirer l’attention.

II.

Voyons en premier lieu les indications qui sont données sur l’histoire de quelques-unes des professions principales. Voici d’abord les charpentiers, et avec eux nous pouvons dire que nous nous trouvons transportés au-delà des origines de l’histoire. Les délégués des charpentiers ne reculent devant aucun obstacle pour établir l’antiquité de leur profession ; ils vont chercher pour ancêtre Tabal, petit-fils d’Adam, qui construisit les premières tentes en assemblant quelques pièces de bois. Passant ensuite au déluge, ils font observer que Noé n’était pas un charpentier médiocre, puisqu’il sut construire une arche capable de résister aux flots en furie. Les descendans de Noé, toujours au dire de nos historiographes, se partagèrent en corporations dont les unes s’occupaient de tailler et de poser la pierre, les autres de façonner le bois, d’autres encore d’ornementer les constructions. Chaque corporation avait d’ailleurs grand soin de tenir secrets les procédés qu’elle découvrait; chacune avait sa langue, ses signes, ses emblèmes, dont elle seule connaissait la valeur. C’est une particularité curieuse que le soin jaloux avec lequel les charpentiers font ainsi remonter à la plus haute antiquité leurs emblèmes professionnels. Chemin faisant, ils expliquent à leur manière les motifs qui firent échouer la construction de la tour de Babel : les travailleurs réunis dans la plaine de Sennaar pour ce grand ouvrage appartenaient à des écoles secrètes qui avaient toutes leurs hiéroglyphes spéciaux, leurs marques particulières, si bien qu’ils ne purent s’entendre pour les travaux, et que la dispersion générale des ouvriers s’ensuivit. Cette explication en vaut bien une autre, quoique nous ne voulions pas en certifier l’exactitude; mais que répondre aux délégués quand ils affirment qu’ils retrouvent sur les monumens de l’Egypte ancienne des emblèmes encore en usage parmi eux ? Aussi bien c’étaient de rudes charpentiers que les anciens Égyptiens. Avec des outils fort médiocres sans doute, ils firent des travaux considérables. Leurs échafaudages, leurs bateaux, devaient porter des blocs de marbre tirés du fond de l’Arabie et qui n’avaient pas moins de 10 mètres de long. Nos historiens trouvent d’ailleurs des titres d’aristocratie pour leur profession dans les dessins des pyramides. Les charpentiers s’y distinguent par un tablier qui les couvre depuis la ceinture jusqu’aux genoux, tandis que les autres ouvriers n’ont qu’une simple ceinture; or le bâton, signe du commandement, se trouve toujours dans la main d’un charpentier. Cette histoire se poursuit à travers les travaux des Juifs et des nations diverses qui occupèrent les plaines de l’Assyrie; nos historiographes persistent à y trouver la trace de leurs collèges secrets. Les arcanes du métier sont ainsi transmis aux charpentiers de la Grèce, d’où ils passent à Rome. Quand les Romains font la conquête des Gaules, ils y introduisent de véritables corporations de charpentiers. Ce sont ces corporations qui, modifiant leurs procédés traditionnels suivant les besoins des temps, édifient les premières églises gothiques. Cette relation directe entre les constructeurs de l’ancienne Rome et nos charpentiers du moyen âge est un fait que les délégués regardent comme suffisamment prouvé, et qui leur tient à cœur. Récemment encore, disent-ils, dans les travaux de réparation de l’église Notre-Dame de Paris, on a détruit des emblèmes professionnels exactement semblables à ceux que présente le Panthéon de Rome, bâti sous le règne d’Auguste par Agrippa. Il entre sans doute une grande part de fantaisie dans ce récit, et il y a beaucoup de détails à en rabattre; mais le trait principal est évidemment vrai : les procédés de la charpente constituent un art mystérieux que les ouvriers se transmettent de génération en génération comme un dépôt sacré et qu’ils s’efforcent de rendre aussi secret que possible. Il y a d’ailleurs parmi eux plusieurs écoles ; il y a des procédés divers pour tracer les épures et marquer le trait, et il arrive que des individus appartenant à des sociétés différentes ne peuvent coordonner leurs travaux; il se produit entre eux une confusion des langues analogue à celle dont fut témoin le fameux plateau de Sennaar. Le roi saint Louis, peut-être pour remédier à cet inconvénient, nomma par un édit de 1268 un maître-général de la charpenterie qui eut pour mission de veiller à la bonne exécution des œuvres du métier. On donnait alors le nom de charpentier à tous ceux qui travaillaient le bois; mais on les distinguait en ouvriers de grande et de petite cognée. Les premiers seuls ont continué à s’appeler charpentiers; les seconds ont été depuis nommés menuisiers, parce qu’ils ne travaillent que le bois menu. Le maître-général de la charpenterie avait d’ailleurs sous sa juridiction les huchiers, huissiers, tonneliers et charrons. Nous ne suivrons pas la charpenterie à travers les changemens qu’amenèrent peu à peu dans ses procédés les progrès de l’architecture et le développement des travaux de toute sorte. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un architecte ou entrepreneur, Fourneau, publia pour la première fois un ouvrage d’ensemble, l’Art du charpentier, où étaient développés dans leurs parties principales les procédés tenus jusque-là secrets, et que les pères transmettaient à leurs fils comme un héritage précieux. Ce livre, vu de mauvais œil par les maîtres charpentiers, procura à l’auteur des honneurs et des titres ; il fut nommé charpentier du roi, membre de l’Académie des Beaux-Arts et de l’Académie des Sciences. Le livre de Fourneau fait encore autorité; mais les délégués se plaignent qu’au milieu de la fièvre des travaux modernes on néglige de plus en plus les préceptes de l’art : on taille les bois sans épures, en les traçant à la hâte suivant les besoins de la pose. Voici venir d’ailleurs les charpentes en fer, dont le palais du Champ de Mars offre lui-même de gigantesques spécimens. Le rôle du charpentier se trouve ainsi amoindri. Il l’est moins cependant qu’on ne pourrait le croire. Le travail considérable des échafaudages lui revient encore, et pour placer même de vastes pièces de fonte, pour lever des fers de quelque importance, on a volontiers recours au charpentier, qui sait mettre en place de lourds fardeaux et qui possède la gymnastique de ces opérations dangereuses. Maintenant faut-il blâmer l’emploi du fer et regretter que le palais de l’exposition n’ait pas été construit entièrement en bois? C’est ce que font les délégués charpentiers, mais c’est ce que nous ne pouvons faire avec eux.

Prenons un autre corps de métier, les ferblantiers par exemple, qui ne nous condamneront pas à remonter aux temps de l’antiquité. C’est en Bohême, vers 1610, qu’on commença de fabriquer le fer-blanc, qui est une tôle recouverte d’étain. Un prêtre bohémien porta cette industrie en Saxe, d’où elle gagna l’Alsace et la Lorraine. En 1663, les ouvriers travaillant le fer blanc et noir vinrent se joindre à la communauté des taillandiers de Paris, qui comprenait déjà les grossiers, les vrilliers et les tailleurs de limes; il y eut ainsi quatre corps de métiers dans la communauté. Elle était gouvernée par quatre jurés dont deux étaient élus tous les ans. Pour être reçu maître, il fallait faire cinq années d’apprentissage dans une première maison, puis travailler trois ans chez un nouveau patron; on faisait ensuite son chef-d’œuvre sous le contrôle des quatre jurés, qui en indiquaient le sujet, et de huit bacheliers, dont deux appartenaient à chacun des métiers de la taillanderie. C’est dans la première moitié du XVIIIe siècle que l’usage du fer-blanc se répandit. Le célèbre physicien Réaumur, mort en 1757, avait puissamment contribué à en améliorer la fabrication. Les ferblantiers en vinrent à fabriquer une grande variété d’ustensiles de tout genre, et à employer le cuivre et le 4nc comme auxiliaires dans leurs travaux. On peut signaler chez les ouvriers ferblantiers de Paris un esprit d’union et d’initiative qui s’est traduit de bonne heure par des tentatives d’association. Dès l’année 1826, ils fondèrent une société de secours contre la maladie et le chômage. En 1848, pendant les mois qui suivirent la révolution de février, ils eurent de très nombreuses réunions et combinèrent entre eux plusieurs plans d’organisation professionnelle. Une association coopérative fut fondée rue du Faubourg-Saint-Denis et transportée en 1849 dans la rue de Bondy. Cette association subsiste encore après des alternatives de succès et de revers; elle a réuni un moment 150 sociétaires.

L’horlogerie a des origines savantes, et les progrès en sont directement liés à ceux de la science. C’est Huyghens qui en 1658 appliqua le pendule aux horloges, et qui en 1674 inventa pour les montres le ressort en forme de spirale; ces ingénieux organes se perfectionnèrent à mesure que les lois de la physique et de la cosmographie furent mieux connues. George Graham, horloger à Londres, eut le premier l’idée en 1715 de combiner le cuivre et l’acier pour faire un pendule compensateur. L’échappement à ancre fut inventé en 1680 par Clément, autre horloger anglais; puis vint l’échappement à cylindre et aussi l’échappement à chevilles, inventé en 1754 par Beaumarchais, l’auteur du Barbier de Séville. L’industrie des horloges se répandit de bonne heure dans la Souabe allemande et les contrées qui bordent la Forêt-Noire. La fabrication des montres est depuis un siècle la principale industrie de la Suisse. Vers 1794, une centaine de familles de Neufchâtel chassées par des troubles civils vinrent demander l’hospitalité à la France et se fixer à Besançon ; elles étaient principalement composées d’horlogers, qui continuèrent à exercer leur profession. La fabrication des montres s’établit ainsi en France, et après des débuts pénibles elle a pris depuis quelques années une très grande extension. En 1849, Besançon ne fabriquait encore que 38,000 montres, dont le quart en or et le reste en argent; en 1866, la fabrication était montée à 305,000 montres, dont le tiers en or. Le travail a donc décuplé en sept ans. Quant aux horloges, aux pièces monumentales, elles se fabriquent de longue date à Paris avec une grande supériorité, comme d’ailleurs les pendules de toute sorte. Plusieurs familles d’horlogers sont ainsi devenues héréditairement célèbres dans l’industrie parisienne; il suffit de nommer les Leroy, les Lepaute, les Bréguet. Les Anglais de leur côté ont conservé certains avantages dans la fabrication des chronomètres et des montres de précision.

Voici maintenant les tailleurs. C’est sous le règne de saint Louis qu’ils commencèrent à former des confréries ou corporations; mais ils ne furent érigés en communauté[1] qu’en 1293, sous Philippe le Bel, qui leur donna des statuts. Ils s’appelaient tailleurs de robes, une robe plus ou moins longue étant alors le costume principal. Plus tard, quand le pourpoint devint le vêtement à la mode, ils reçurent le nom de tailleurs pourpointiers. Une catégorie spéciale d’ouvriers s’occupait d’ailleurs de confectionner les hauts et bas-de-chausses. On les appelait boursiers-culottiers. Enfin, sous Henri III, un édit de 1581 institua de nouveaux règlemens pour la corporation ; tous les ouvriers furent réunis sous la dénomination commune de tailleurs d’habits ; c’est celle qui est encore usitée de nos jours. Parmi les matières premières employées par les tailleurs, la France avait la spécialité de produire les draps. Les draps des Gaules étaient, dit-on, recherchés sous la domination romaine. En tout cas, depuis le Xe siècle, on fabriquait des tissus estimés en Normandie et en Picardie. Le prix des draps fins était fort élevé. Une aune de bon drap sous Charles V était payée plus de 100 fr. En 1463, l’aune de drap brun pour faire une robe au roi Louis XI coûtait 110 francs, et le drap violet 130 francs. Le peuple s’habillait de tiretaine et d’étoffes communes à chaîne de fil et à trame de laine. Au XVe siècle, la France tirait d’Italie les draps d’or et d’argent, les toiles d’or, les velours et les satins ; mais le travail de la laine continuait à être une industrie nationale. En 1565, Charles IX défendit sous les peines les plus sévères l’exportation des moutons vivans ; les délinquans avaient la main gauche coupée par le bourreau. François Ier, puis Henri IV, rendirent plusieurs ordonnances pour prohiber l’entrée des draps en France. La communauté des tailleurs fut longtemps régie par l’édit de 1581. Les abus de pouvoir commis par les jurés qui étaient à la tête de la corporation amenèrent une crise : en 1776, l’édit de Henri III fut supprimé avec beaucoup d’autres ordonnances relatives aux jurandes et aux maîtrises. Ce ne fut pourtant qu’en 1790 que disparurent les dernières traces de la réglementation corporative.

On dit que l’industrie des papiers peints est fort ancienne en Chine ; mais elle ne commença de prospérer en France que vers la fin du XVIIIe siècle. Un marchand mercier, nommé Réveillon, établit rue de Montreuil, dans le faubourg Saint-Antoine, une immense fabrique que Louis XVI érigea en manufacture royale dans l’année 1784. C’était un homme dur que ce Réveillon. Il était très impopulaire dans les faubourgs de Paris. On l’accusait d’avoir dit que « quinze sous suffisaient à un ouvrier pour vivre une journée, que l’ouvrier pouvait bien se nourrir de farine de pomme de terre et laisser la farine de froment pour les classes aisées. » La foule exaspérée se rua sur la manufacture de Réveillon, qui fut pillée et brûlée le 19 avril 1789. Ce fut le prélude de la révolution. Le faubourg Saint-Antoine est cependant resté le centre de la fabrication des papiers peints, et il y existe aujourd’hui soixante fabriques de ce genre. Quelques essais furent tentés sans résultats utiles à Mâcon, à Lyon, à Mulhouse ; il n’y eut en province qu’un seul établissement qui put prospérer, celui de Rixheim. Dans l’origine, l’impression des papiers se faisait entièrement à la planche, c’est-à-dire à la main; vers 1834, on commença d’imprimer au rouleau, c’est-à-dire d’appliquer les couleurs par voie mécanique. On emploie encore les deux procédés dans des proportions à peu près égales, car on prétend que, pour les impressions délicates, le travail de la main est indispensable.

Il nous suffit d’avoir indiqué par quelques traits comment les délégués racontent l’histoire de leurs industries respectives, et nous ne multiplierons pas ces exemples. Cependant nous voulons extraire encore quelques indications du récit que font les ouvriers en papiers de couleurs et de fantaisie; c’est une petite corporation détachée de celle des ouvriers en papiers peints et qui s’est constitué une existence indépendante. Elle est peu nombreuse, et n’a point, à proprement parler, d’histoire, car elle ne date que de 1848 ; mais le récit de ses délégués montre d’après nature les vicissitudes qu’éprouve nécessairement parmi les ouvriers la pratique de l’union et de l’action solidaire. Dans les journées qui suivirent la révolution de février, quelques ouvriers en papiers de couleur mirent en avant l’idée d’une société de prévoyance qui devait secourir les malades et remédier aux chômages. Les versemens devaient se faire toutes les semaines suivant une taxe progressive (2 centimes par franc sur le salaire hebdomadaire jusqu’à 15 fr., 3 centimes de 15 à 30 francs, et ainsi de suite). Le règlement de la société devait entrer en vigueur quand l’encaisse aurait atteint 2,000 francs. Déjà on avait atteint 1,600 francs, — il s’agit, nous l’avons dit, d’une corporation très restreinte, — quand un esprit de défiance et de désunion se répandit parmi les sociétaires; un certain nombre d’entre eux demandèrent sous divers prétextes la dissolution de la société; il fallut retirer les fonds de la caisse d’épargne, où ils étaient provisoirement placés, et chacun reprit le montant de sa cotisation. L’avortement de cette tentative d’association laissa les ouvriers désunis jusqu’en 1862, où ils eurent une occasion de se concerter pour envoyer un délégué à l’exposition de Londres. Bientôt vint une circonstance plus grave pour la corporation. Au mois de novembre 186/1, elle se mit en grève pour obtenir une augmentation des salaires; c’était le moment où le délit de coalition venait d’être supprimé par une loi. On organisa une caisse de résistance; mais la caisse resta bien pauvre. La lutte dura un mois, pendant lequel les ouvriers usèrent jusqu’à leurs dernières ressources. Ils furent soutenus dans cette épreuve par d’autres corps de métiers : les typographes notamment leur prêtèrent 500 fr. Une transaction intervint enfin, et un nouveau tarif ramena les ouvriers dans les ateliers. La guerre terminée, il restait à en payer les frais. « A l’action, disent les délégués, succédait un abattement profond. Il y avait des pertes à réparer, il fallait satisfaire à des obligations, et l’honneur de la profession dépendait de la tournure que les choses allaient prendre. La dette consentie et reconnue par tous s’élevait à la somme de 1,865 francs; elle était contractée au nom du corps de métier. Tous les engagemens étaient faits sur parole ou sous la responsabilité de quelques signatures; mais, comme les besoins étaient pressans, chacun restait sur la réserve, et les hommes qui avaient signé les reconnaissances et négocié les engagemens tombaient dans le plus profond découragement en voyant l’abstention muette qui se produisait autour d’eux. » Ce ne fut qu’une angoisse passagère. Les premiers jours d’abattement passés, des souscriptions s’organisèrent, et en six mois les dettes de la communauté furent payées. « La joie fut générale le jour où l’on fut convoqué en assemblée pour le règlement des comptes; c’était le 9 juillet 1865. Non-seulement l’arriéré était soldé; mais il restait un excédant de 200 francs. » Heureux excédant! car, séance tenante, on décida qu’on en ferait la première mise de fonds d’une caisse permanente de secours. Cette caisse fonctionne aujourd’hui, elle prospère, et elle a pu récemment, dans les premiers mois de 1867, prêter 500 francs aux ouvriers en bronze, qui s’étaient mis à leur tour en grève.


III.

Demandons maintenant aux délégués les principales réflexions que leur a suggérées l’examen des produits exposés au Champ de Mars. Tous rendent hommage à ce grand concours des peuples à peu près comme pourraient le faire des écrivains de profession; puis ils entrent résolument dans l’étude détaillée des produits, et les jugent avec une grande indépendance. Leur opinion est très souvent contraire à celle du jury international, et ils n’hésitent pas à décerner les récompenses à leur manière. Ils se plaignent surtout qu’on ait fait la part bien petite aux ouvriers et contre-maîtres, à ceux que la langue officielle a appelés les coopérateurs. « Nous savons bien, dit l’un d’eux, qu’il est difficile à des hommes qui pour la plupart ne font pas partie du corps d’état qu’ils ont à juger, qu’il leur est même impossible de connaître ceux qui ont coopéré à chaque travail et qui sont pour beaucoup dans les œuvres récompensées. Aussi notre désir général serait de voir faire l’enquête des délégués avant celle du jury. Les jurés pourraient alors consulter avec fruit les opinions des ouvriers. » Aussi bien, puisque nous sommes amené à la question des récompenses, nous pouvons dire qu’elle nous paraît la partie faible des expositions; elle offre même un côté grotesque. En mettant à part quelques travaux qui se placent d’eux-mêmes et sans conteste aux premiers rangs, il n’y a guère pour la foule des produits de classification possible. Tout se réduit alors à une pluie de médailles et de mentions qu’on s’attache à rendre aussi abondante que possible. Le procédé des jurys ressemble trop à celui de ces chefs d’institution qui distribuent d’une main large un nombre considérable d’accessits pour encourager leurs élèves et surtout les parens de leurs élèves. On nous dira que les hommes comme les enfans sont sensibles aux récompenses, et que depuis l’origine du monde on se sert de couronnes pour exciter leur zèle. Il y a des degrés en tout, et il nous semble évident que les jurys d’exposition pourraient s’épargner dans une forte mesure le travail de classification auquel ils s’astreignent; nous parlons du travail qui consiste à médailler ou à mentionner les personnes, car pour ce qui est de mettre en lumière et de propager tous les procédés industriels qui offrent quelque intérêt, c’est là la partie essentielle de leur tâche, et le jury international de 1867 vient de la remplir avec distinction en publiant les douze volumes qui contiennent l’ensemble de ses rapports.

Les délégués ouvriers estiment que l’exposition de 1867 a établi la supériorité du travail français dans presque toutes les branches de l’industrie, ils montrent à cet égard une sorte d’amour-propre national qui les entraîne souvent à des jugemens injustes. Entre autres raisons qui expliquent cette particularité, nous en voyons deux qui se manifestent fréquemment dans leurs rapports. D’abord l’ouvrier, — et on ne peut lui en faire un reproche, — ne juge que ce qu’il voit; il ne se rend pas toujours compte de la valeur industrielle de certains pays qui n’ont pas pris soin de se faire suffisamment représenter dans plusieurs genres de travail; nous pourrions à cet égard citer la Prusse et la Belgique. L’ouvrier forme strictement son opinion d’après les envois qu’il a sous les yeux, et c’est tant pis pour les absens, pour ceux dont les envois ne sont pas en rapport avec l’état industriel de leur pays. Il y a donc lieu de rectifier les opinions des délégués par celle des gens que leurs voyages ou leurs études générales ont mis au courant de la véritable situation des industries européennes. Voici maintenant un motif d’un tout autre ordre qui influe sur le jugement des délégués, quelquefois à leur insu, mais dont ils laissent voir souvent la trace. La concurrence étrangère est le grand argument des patrons pour résister à l’augmentation des salaires. Quand l’ouvrier se plaint de n’avoir pas assez pour vivre, on lui répond qu’il faut lutter avec les Anglais, avec les Prussiens, avec les Belges, que, s’il ne se contente pas de ce qu’on lui donne, les produits étrangers envahiront les marchés français, et que le peu qu’il gagne sera ainsi compromis par la ruine de son atelier. De là chez lui une tendance instinctive à rabaisser cette industrie étrangère qu’on lui présente comme un épouvantail. Atténuer la valeur des produits étrangers, c’est en quelque sorte émousser l’arme dont les patrons se servent constamment. Chez les délégués les plus scrupuleux, on trouve au moins une certaine froideur à l’égard des nations dont les industries rivalisent avec les nôtres. Le salaire élevé des ouvriers anglais excite une jalousie qui se traduit quelquefois par des traits amers. Ainsi on accuse quelque part certains envoyés des corporations anglaises d’avoir fait argent, à leur retour dans leur pays, de procédés industriels dont le secret leur avait été gratuitement livré en raison de leur délégation. L’industrie anglaise s’est-elle perfectionnée depuis 1862 ? Les délégués n’hésitent guère à répondre que non, et ce jugement procède évidemment d’un parti-pris. Il est un point cependant sur lequel ils n’ont pas tout à fait tort. L’Angleterre a fait peu de progrès depuis 1862 dans les industries qui relèvent du goût et des arts du dessin; mais il faut dire qu’elle avait réalisé sous ce rapport des améliorations considérables de 1851 à 1862. On se rappelle qu’à la suite de l’exposition de 1851 les Anglais jetèrent un cri d’alarme en reconnaissant eux-mêmes leur infériorité dans ce qu’on peut appeler l’art industriel. Ils résolurent aussitôt de réformer le goût de leurs ouvriers en établissant sur une grande échelle l’enseignement du dessin. L’urgence de cette mesure parut telle que le gouvernement en prit l’initiative, contrairement aux habitudes anglaises. Il ouvrit dans un grand nombre de villes des écoles spéciales de dessin industriel. On vit en 1855 et en 1862 les heureux effets de ces fondations. Si maintenant, après une ère d’amélioration rapide, on constate comme un temps d’arrêt, c’est qu’on ne peut pas toujours courir sur la voie du progrès, et qu’après une forte étape on ralentit le pas.

Nous ne pouvons suivre nos auteurs à travers l’infinie variété des détails qu’ils passent en revue et rechercher tous les procédés qu’ils critiquent ou qu’ils recommandent. Nous le pouvons d’autant moins qu’ils s’adressent surtout à des personnes familiarisées avec la pratique de chaque métier; ils se préoccupent peu de définir les termes dont ils se servent et d’expliquer les méthodes dont ils parlent; leur œuvre ne peut donc être consultée avec fruit que par ceux qui connaissent les particularités de chaque profession. La collection des rapports montre cependant à certains égards les impressions générales qu’ont éprouvées les délégués. Si l’on cherche le caractère principal de l’exposition de 1867, on peut dire que c’est l’emploi de plus en plus abondant et de plus en plus varié du fer sous toutes les formes, machines motrices, machines-outils, pièces de toute dimension et de toute nature. On en fait des navires, des ponts, des phares, des monumens entiers; on en fait des meubles et des ustensiles de tout genre. Le fer est ainsi comme le roi des métaux, et l’on peut presque mesurer par les quantités qui en sont consommées les progrès de l’industrie en divers lieux et en divers temps. L’industrie du fer subit d’ailleurs, depuis peu d’années, une modification importante. On commence à fabriquer des aciers relativement peu coûteux ; les procédés de cette fabrication sont encore mal définis, mais ils se précisent de plus en plus; un ingénieur anglais, Bessemer, a attaché son nom à l’un de ces procédés. L’acier, dont la cherté seule entravait l’emploi, en vient ainsi à se substituer dans beaucoup de cas au fer ordinaire. Quand la fonte de fer coûte 200 francs et la tonne d’acier 320, comme cela avait lieu en 1867, l’usage de l’acier devient avantageux dans un grand nombre de circonstances; il donne, pour un même poids, une plus grande solidité. On cherche actuellement à l’employer pour les vaisseaux, pour les ponts, pour les chaudières. On en fait des rails pour les voies ferrées. Les rails de fer s’usent avec une effrayante rapidité sur les voies très fréquentées; il faut les renouveler tous les quatre ou cinq ans, au grand danger de la circulation; on espère que la durée des rails d’acier sera trois ou quatre fois plus grande. La compagnie du chemin de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée est en train d’en garnir le trajet entier de Paris à Marseille. Les compagnies anglaises ont depuis plusieurs années commencé de pareilles expériences sur une échelle encore plus vaste. L’outillage des forges s’est perfectionné d’une façon merveilleuse. Elles disposent de machines-outils si bien combinées et de machines motrices si puissantes, qu’elles peuvent travailler, entailler, chantourner des masses de métal vraiment formidables. Des pièces qui ne pouvaient autrefois résulter que de l’assemblage de plusieurs parties établies séparément sont maintenant fabriquées d’un seul bloc. On peut citer en ce genre les bandages sans soudure pour les roues de wagons, les plaques de blindage pour les navires ou pour les fortifications. M. Krupp d’Essen a montré à l’exposition un bloc d’acier fondu de 40,000 kilogrammes. La maison Petin-Gaudet a produit des échantillons aussi extraordinaires. On se fera une idée de la masse des matières qu’emploie l’industrie sidérurgique en constatant que les Anglais ont extrait de leur sol, pendant l’année 1866, 10 millions de tonnes de minerais de fer. Le nombre de tonnes extraites du sol français a été de 3 à 4 millions.

La houille est l’auxiliaire indispensable de l’industrie du fer. Or depuis quelque temps l’opinion se répand que les gisemens houil1ers tendent à s’épuiser, et qu’on peut, pour beaucoup d’entre eux, prévoir le terme où l’exploitation en deviendra impossible. L’Angleterre, prétend-on, n’en aurait plus que pour deux cents ans. La France serait encore moins bien pourvue ; notre gisement le plus productif, celui du bassin de Saint-Étienne et de Rive-de-Gier, ne pourrait guère aller au-delà d’un siècle. Bien que notre génération n’ait pas à craindre pour elle-même le manque de charbon, il y a là, on le conçoit, un état de choses qui mérite les plus sérieuses réflexions, et l’on doit regarder comme éminemment utiles tous les procédés qui permettent de tirer un meilleur parti des produits houillers. À ce titre, — et sans parler des tentatives que l’on fait pour substituer à la houille d’autres combustibles, comme le pétrole, — il faut placer au premier rang l’industrie récente des agglomérés, qui consiste à former des briquettes avec le charbon menu. Cette poussière de houille était à peu près sans emploi ; on ne pouvait la brûler dans les foyers des machines. En la mélangeant avec du goudron de gaz, on en forme maintenant un combustible très compacte qui s’emploie sous forme de boules ou de petits pains quadrangulaires ; chacun a pu en voir d’immenses approvisionnemens le long des voies ferrées. La France et la Belgique en ont produit l’an dernier plus d’un million de tonnes.

Les industries textiles et la production des matières premières qui servent à fabriquer les tissus forment une partie considérable du travail humain. De ces matières premières, la plus importante est le coton. On sait la crise qu’a subie l’industrie cotonnière par suite de la guerre d’Amérique. Sur 900 millions de kilogrammes que l’Europe consommait en 1861, 750 millions environ venaient des États-Unis. Cette ressource manqua subitement, et il y eut comme une famine de coton. On put voir alors un exemple mémorable de la solidarité qui unit les nations modernes et du retentissement qu’un grand fait industriel a maintenant dans les parties du monde les plus éloignées les unes des autres. Toutes les contrées qui cultivaient déjà le coton se mirent tout de suite à accroître leur production dans une forte mesure. En deux ans, l’Inde passa de 80 millions de kilogrammes à 250, l’Égypte de 25 à 80, le Brésil de 7 à 27. On planta du coton dans une foule de pays où cette culture avait été à peine essayée. Les Antilles, le Pérou, l’Algérie, la partie méridionale de l’Italie, l’île de Malte, la Grèce, l’Asie-Mineure, la Perse, la Cochinchine, l’Australie, fournirent leur contingent. On a même vu des essais de culture cotonnière en France, dans les dunes qui sont près de Montpellier. La guerre d’Amérique a pris fin, mais la production cotonnière est restée développée dans les pays où elle avait reçu une grande extension, dans l’Inde par exemple, au Brésil et en Égypte.

La laine sert à fabriquer une grande variété d’étoffes, depuis les draps épais jusqu’aux mousselines légères. Les brins de différentes longueurs sont séparés les uns des autres par d’ingénieuses machines appelées peigneuses, dont le premier modèle est dû à un travailleur obscur, Heilmann, mort pauvre après avoir ouvert une voie féconde à l’industrie. Dans ces derniers temps, la cherté du coton d’une part et de l’autre les perfectionnemens de la mécanique industrielle ont fait employer la laine à la confection de mille tissus nouveaux. Les besoins croissans de l’Europe ont développé l’élève des bêtes à toison dans plusieurs pays qui, jusqu’à ces dernières années, n’avaient fait que de faibles envois sur nos marchés. On peut citer pour exemple l’Australie, la colonie du Cap et les pampas de la Plata. Les bêtes à laine sont d’importation récente en Australie. C’est au commencement d’e ce siècle qu’on y introduisit le premier troupeau; il se composait de huit animaux seulement, trois béliers et cinq brebis. La race ovine y est maintenant aussi abondante au moins qu’en France ; l’Australie fournit une laine fine, forte et très ductile. L’histoire de la production de la laine au Cap est à peu près analogue, mais le développement en est moins rapide et la qualité de la matière inférieure. Quant à ces rives de la Plata, où des bergers à cheval, les gauchos, font paître leurs moutons dans des plaines immenses, la production y est montée, entre 1859 et 1866, de 7 millions et demi de kilogrammes à 27 millions. Le principal obstacle qui s’opposait à l’emploi des laines de la Plata a été surmonté récemment. Les toisons enlevées aux bêtes qui paissent dans les pampas sont hérissées de graines plates à petits crochets ou graterons dont il est fort difficile de les débarrasser. Les diverses machines qu’on employait en Europe à cet usage avaient l’inconvénient de briser la laine et ne remplissaient d’ailleurs que fort imparfaitement leur office. Depuis fort peu de temps, on a reconnu que l’on peut, sans détériorer la toison, désagréger les graterons à l’aide de l’acide sulfurique et les réduire en une poussière facile à expulser.

Les perfectionnemens de détail introduits dans les procédés de filage et de tissage mécaniques sont un des principaux caractères que les délégués ouvriers signalent dans l’exposition de 1867. Au reste, ce n’est point seulement dans les industries textiles que s’améhore le travail mécanique, et l’on peut remarquer que les ouvriers, à peu d’exceptions près, ont dépouillé toute trace d’animosité contre les machines. Ils en parlent presque tous en termes fort raisonnables. Quelques-uns même gourmandent la lenteur que leurs patrons mettent à recourir aux procédés mécaniques. C’est ainsi que les boulangers signalent avec une certaine vivacité deux modèles au moins de pétrins à vapeur, modèles Lebaudy et Delizy, qui leur paraissent remplir toutes les conditions désirables, et que la boulangerie parisienne hésite pourtant à adopter. C’est là une exception, et l’on ne peut pas dire qu’à Paris les industries soient, en retard sous ce rapport, même celles qui ne s’occupent que de menus objets et qui paraissent les moins propres à l’emploi des machines. Celles-là ont recours à des moteurs de peu de force, elles se servent au besoin des machines Lenoir: mais enfin elles fabriquent mécaniquement mille petits articles en tôle légère, en ivoire ou autres matières analogues. L’industrie de la chapellerie a été renouvelée par les procédés mécaniques; la menuiserie, la serrurerie, se font à la mécanique. Des machines façonnent d’ailleurs les charpentes, taillent et élèvent les pierres dans les constructions. L’imprimerie a perfectionné ses presses à vapeur, et, joignant à des procédés de tirage expéditifs la ressource des clichés, elle s’est mise en mesure de suffire aux besoins de ces journaux populaires qui ont un débit de plus de 100,000 exemplaires[2].


IV.

La partie des rapports qui offre le plus d’intérêt est, nous l’avons déjà dit, celle où les délégués peignent la situation des ouvriers et indiquent les moyens de l’améliorer. Il n’y a pas de nos jours de questions plus importantes et qui s’imposent d’une façon plus impérieuse à l’attention publique que celles qui touchent au sort des populations ouvrières. Les masses laborieuses peuvent avoir une grande influence sur l’avenir par le suffrage universel. A défaut de moyens légaux, n’ont-elles pas toute la puissance nécessaire pour bouleverser la société de fond en comble? N’avons-nous pas vu, il y a vingt ans, dans les rues de Paris, une formidable guerre sociale? Bien que depuis ce temps les ateliers aient commencé à recevoir dans une certaine mesure ce que nous appelons les « saines doctrines de l’économie politique, » il n’est pas difficile d’y reconnaître en permanence bien des germes d’agitation. Il y a là une force immense dont on entrevoit quelques effets, dont on entend le sourd retentissement, et sur laquelle les pouvoirs sociaux n’ont qu’une bien faible prise. Que faut-il en espérer? Que faut-il en craindre? Les ouvriers sont-ils contens, ou du moins ne sont-ils pas trop mécontens de leur sort? Telles sont les questions qui se dressent devant nous. Voyons donc ce que disent à cet égard et ce que demandent les ouvriers par l’organe de leurs délégués.

Les 354 délégués de l’industrie parisienne, en même temps qu’ils remplissaient leur mission spéciale, se sont réunis seize fois, dans l’espace de trois mois, en assemblées générales pour discuter les intérêts des populations ouvrières. Ils ont admis dans ces assemblées les envoyés de quelques grandes villes, comme Lyon et Bordeaux; ils y ont admis aussi des femmes pour traiter des questions qui intéressent le travail féminin. Nous n’avons pas les procès-verbaux de ces séances, nous n’en connaissons même pas les résultats, au moins sous une forme précise, car les délégués, avec une prudence qui a présidé à tous leurs actes, se sont abstenus d’exprimer collectivement leurs vœux. Après la délibération commune, chacun est resté maître d’insérer dans son rapport les demandes qui lui paraissaient opportunes. On peut d’ailleurs extraire facilement de l’ensemble de leur travail les idées et les-vœux qui présentent un caractère général. C’est ce qu’a fait, dans un rapport adressé à l’empereur le 8 mars dernier, M. Devinck, président de la société d’encouragement, et le ministre des travaux publics a de son côté adressé un autre rapport à l’empereur sur le même sujet à la date du 30 mars. Les demandes des délégués sont pour la plupart modérées dans le fond et dans la forme. Les relations des ouvriers avec la commission d’encouragement ont été des plus amicales; cette circonstance n’a pas été sans influence sur la rédaction des rapports. On y trouve une grande variété de tons, et l’humeur spéciale des différens rédacteurs s’y manifeste librement; mais on y remarque aussi comme un souffle d’apaisement qui éteint les griefs et tourne les esprits à l’espérance.

On appréciera surtout le bon sens des délégués parisiens, si l’on compare leurs idées aux votes émis par le congrès qu’a tenu le mois dernier à Bruxelles l’Association internationale des travailleurs. Le congrès de Bruxelles se prononce pour la propriété collective, c’est-à-dire pour le communisme. Comme Proudhon dans ses plus beaux jours, il déclare illégitime toute rente attribuée au capital : des banques d’échange doivent suffire à nourrir la production. En prenant à son compte cette vieille rhétorique du socialisme, l’Association internationale nous paraît se séparer absolument des masses ouvrières, dont l’éducation, si incomplète qu’elle soit, commence pourtant à se faire. Quel motif pousse les meneurs de cette association à ressusciter des doctrines discréditées? Sont-ils convaincus ou est-ce une tactique? C’est ce que nous n’avons pas à rechercher ici. Nous voulions seulement montrer qu’on se ferait illusion, si l’on croyait que les votes de l’Association internationale correspondent aux sentimens actuels de nos classes laborieuses. Nous en trouvons au contraire l’expression naïve et sincère dans les rapports de nos délégués, car, si les circonstances dans lesquelles ils ont été rédigés leur donnent une certaine sagesse de commande, la part de cet optimisme est facile à faire.

Voici d’abord la question des salaires; c’est la question principale, celle qui domine toutes les autres, et à laquelle toutes les autres se ramènent. Or cette question toute pratique, toute palpitante, fait perdre aux délégués leur sang-froid. Ici « les saines doctrines de l’économie politique, » la théorie de l’offre et de la demande, perdent toute autorité. L’ouvrier trouve son salaire insuffisant, et il demande qu’on l’augmente. Les patrons peuvent-ils le faire? C’est ce dont il se préoccupe peu. Au besoin, M. Devinck est mis en demeure de trancher la difficulté. Dans tous les rapports et sous toutes les formes, l’insuffisance des salaires est signalée, et quelquefois en termes fort expressifs. Écoutons par exemple les délégués des couvreurs; il s’agit ici d’un métier où la paie est relativement élevée. « Tous les jours, dans la rue, vous voyez un malheureux suspendu sur l’abîme; si son échelle venait à se rompre, si son pied glissait, il serait précipité dans la rue et tué infailliblement. Vous demandez : combien gagnent ces ouvriers? On vous répond : 6 francs 25 cent. Aussitôt vous vous écriez : Ce n’est pas 6 francs qu’on devrait leur donner, c’est 10 et 20 francs par jour ! Nous n’en demandons pas tant, messieurs; ce que nous désirons, c’est que nos patrons lisent ce rapport, et nous sommes certains qu’ils nous accorderont ce que nous leur demandons depuis dix-neuf ans (il s’agit de porter le salaire à 7 fr.). Rendons d’abord hommage à nos ménagères, qui, levées avec le jour, travaillent tout le temps que ne réclament pas leurs enfans pour apporter une modique somme au revenu commun, et qui ne peuvent arriver à ne pas faire de dettes que par des prodiges d’ordre et d’économie. » Suivons les délégués, qui établissent le budget d’un compagnon couvreur ayant une femme et deux enfans; ils supposent, bien entendu, un ménage modèle où fleurissent toutes les vertus domestiques. « Le compagnon gagne, comme il a été dit, 6 fr. 25 cent, par jour. Que de personnes vont s’imaginer qu’avec un pareil salaire il n’a plus rien à demander au ciel! Mais, hélas ! c’est 6 francs 25 cent, par jour de travail. Or sur 365 jours il faut défalquer quatre grandes fêtes et deux dimanches par mois en moyenne; cela réduit l’année à 337 jours ouvrables. Il est de toute nécessité de retrancher la morte saison; mais ce n’est pas tout, et les intempéries de l’air que nous oublions! car comment travailler sur un toit humide et glissant, soit quand il pleut, soit quand il neige, soit quand il gèle? » En mettant ainsi trois mois et demi pour les chômages et les repos forcés, l’année est réduite à 232 jours, et le budget à 1,450 francs. « Ajoutons 150 francs du gain de la femme : voici donc un ménage qui aura 1,600 francs à dépenser, tant qu’il se portera bien, pour vivre dans la capitale régénérée par M. Haussmann... Comment va-t-il organiser ses dépenses? Premièrement il faut se loger. Nous savons ce que sont devenus les logemens. Depuis quelque temps, on perce de magnifiques boulevards à travers les rues les plus pauvres. Les maisons ressemblent à des palais, la riche bourgeoisie peut à peine les habiter... Quant aux ouvriers, relégués fort loin du centre, il faut parler encore de 250 à 300 fr. pour qu’ils aient une petite chambre et un cabinet où l’on puisse mettre deux lits, une armoire, une table, quelques chaises[3]. Nous mettons donc 300 francs pour le logement... Notre compagnon ne portera point de haillons, non plus que sa famille, car il faut que l’ouvrier puisse se présenter chez un patron et sa femme chez une maîtresse. Nous tenons à la disposition des personnes qui le demanderont un bilan où il est démontré qu’il dépense annuellement 400 francs pour le vêtement, et nous supposons qu’il ne s’habille que de toile grossière, et que la ménagère prendra sur son sommeil pour raccommoder et rapiécer à outrance... Le blanchissage est assez dispendieux pour une femme, à cause du linge tuyauté et empesé; si nous ne le portons qu’à 36 francs par an, c’est que nous supposons que l’ouvrière fera elle-même ses savonnages, qu’elle profitera du lavoir public pour la lessive. Enfin il faut de la lumière, il faut un peu de feu, il faut des outils, qui malheureusement se cassent trop souvent : il faut des livres pour l’enfant, etc.. » Toutes ces dépenses récapitulées mènent à 850 fr. Il reste donc 750 francs pour la nourriture de quatre personnes; mais l’ouvrier couvreur ne peut déjeuner chez lui quand il travaille; il emporte pour cette dépense nécessaire une certaine somme, que les délégués estiment à 1 fr. 25 cent., et voilà de ce chef un trou de 290 fr. par an fait au budget. En fin de compte, il reste 460 fr., soit 1 fr. 25 cent, par jour pour le déjeuner et le dîner de la famille. « C’est suffisant pour ne pas mourir de faim; mais au moindre accident qui viendra déranger l’équilibre de ce frôle budget, cette honnête et laborieuse famille va tomber dans la misère. qu’elle reste une semaine à trouver de l’ouvrage, qu’elle soit malade, qu’elle ait à payer un médecin, des médicamens, c’en est fait, il faut qu’elle s’endette, et comment paiera-t-elle ? Sur quel article fera-t-elle ses économies? où est le superflu qu’elle se retranchera? » Nous avons examiné en détail ce budget de l’ouvrier couvreur, parce qu’on y sent moins la misère que la rude énergie du labeur vaillamment soutenu. Écoutez d’ailleurs les sentimens qu’exprime le délégué en terminant son exposé. « Au fond, la vie n’est clémente pour personne, et, quelque lourde que soit la tâche, le meilleur lot est encore pour ceux qui travaillent. La pensée qu’on remplit son devoir, qu’on est te guide et le protecteur de quelques êtres chéris, la certitude de pouvoir compter sur le respect de tous à l’extérieur, et dans l’intérieur sur des amitiés dévouées et fidèles, consolent un honnête homme de ses privations. » N’est-ce pas là le plus noble langage qu’on puisse entendre?

Ainsi ce ne sont pas seulement les têtes chaudes, les ouvriers gâtés par le cabaret, ce sont les travailleurs les plus énergiques et les plus sensés qui réclament d’une façon absolue l’augmentation des salaires. Des difficultés qui peuvent s’y opposer, des nécessités industrielles qui limitent les profits, on trouverait à peine trace dans les volumineux rapports des délégués. Après tout, peuvent-ils dire, nous plaidons notre cause comme nous pouvons; les patrons ne manquent pas de moyens pour défendre la leur. Et en effet, tant qu’ils se bornent à demander une augmentation des salaires sans examiner si elle est possible, on n’y peut pas trouver grand mal; mais le mal commence certainement quand cette préoccupation les amène à des points de vue tout à fait contraires au progrès industriel. Chez un trop. grand nombre d’entre eux, on retrouve l’écho des doctrines prêchées en 1848 sur l’organisation du travail. Encore maintenant plusieurs réclament je ne sais quelle chimérique égalité dans les salaires. Les doreurs sur bois, par exemple, sont divisés en deux catégories; les uns mettent sur les bois l’apprêt, c’est-à-dire les mastics et les enduits nécessaires, les autres y appliquent l’or; les premiers ne gagnent guère que 5 francs en moyenne, tandis que les autres ont environ 6 fr. 50 c. Or les délégués du corps de métier s’élèvent vivement contre cette différence, qui est sans doute dans la nature des choses, et demandent qu’un salaire uniforme soit appliqué à toute la corporation. Sous l’inspiration des mêmes idées, plusieurs délégués blâment le travail aux pièces, qui dans leur industrie tend à se substituer au salaire fixe. Rien cependant n’est plus utile que cette substitution, et rien n’est plus fâcheux que l’opinion qui la condamne. C’est avec un vif regret qu’on trouve ainsi çà et là, dans les rapports des délégations, l’expression de tendances surannées.

Certaines industries, certaines manufactures, usent de plus en plus du travail des femmes. Cette pratique est de nature à faire baisser le taux des salaires. Aussi l’ouvrier ne voit-il pas cette question de sang-froid, et la juge-t-il avec partialité. « Une chose qui a pu paraître charmante, dit le délégué des typographes, c’est l’idée qu’a eue une maison parisienne, qui vise, dit-on, au phalanstère, d’employer des femmes à composer dans le sein de l’exposition même. Cela peut avoir du piquant parfois, mais qu’on nous dise où en est le côté utile. On a voulu sans doute, par ce moyen, faire sanctionner par le public l’introduction des femmes dans les rangs des compositeurs; mais nous devons nous élever contre cette innovation, qui est une cause de décadence pour la typographie sous le double rapport des travaux et de l’abaissement des salaires.» Les délégués signalent à qui mieux mieux, comme on pense, toutes les bonnes raisons qu’on peut donner contre la présence des femmes dans les manufactures : l’épouse, la mère doit rester au foyer domestique; si elle s’absente toute la journée, les enfans demeurent à l’abandon, et le domicile conjugal, mal entretenu, devient inhabitable. Joignez à cela les dangers d’immoralité qu’offrent les ateliers, alors même qu’ils ne sont fréquentés que par des femmes. Du moins, disent-ils, avant de donner aux femmes l’ouvrage des hommes, rendez-leur celui qui leur est propre. « N’est-il pas surprenant de voir dans les magasins de nouveautés, de mercerie, de bonneterie, de dentelles, des hommes dans la fleur de l’âge passer leur temps à débiter des mètres d’étoffes et de rubans? » Les bons argumens abondent sous la plume des délégués; mais il y en a un mauvais qui revient aussi trop souvent : c’est qu’il faut avant tout et à tout prix écarter une cause qui menace le taux des salaires. Quelques-uns vont jusqu’à demander des règlemens sur le travail des femmes. Les plus modérés seulement avouent qu’une pareille question ne peut pas être tranchée par la loi, et que c’est à l’état des mœurs qu’il appartient d’empêcher l’introduction des femmes dans les manufactures. Que l’ouvrier blâme l’atelier féminin, qu’il s’arrange pour en éloigner les femmes de sa famille, rien de mieux ; mais une réglementation serait impuissante à atteindre le but qu’il désire, et blesserait trop vivement le grand principe de la liberté du travail, qui doit être maintenant au-dessus de toute discussion.

Le travail des enfans est l’objet de plaintes plus légitimes de la part des délégués. A cet égard, il n’y a qu’un cri parmi eux, et leurs rapports sont pleins de lamentations généreuses sur la triste condition des apprentis. L’apprenti fait des journées d’homme, des journées de dix, de douze, de quinze heures, malgré la loi du 22 mars 1841, qui limite à huit heures le travail de l’enfant. Ses forces sont ainsi épuisées prématurément, et il se trouve dans l’impossibilité absolue d’aller à l’école. Si du moins il apprenait son métier! Mais, occupé à quelques travaux accessoires auxquels son agilité le rend propre, il reste étranger à l’ensemble des procédés de sa profession, et il devient adulte sans avoir appris à gagner sa vie. Il y a bien une loi du 22 février 1851 sur les contrats d’apprentissage; elle oblige les patrons à surveiller et à rendre complète l’instruction professionnelle des jeunes garçons qu’ils emploient; mais cette loi est complètement tombée en désuétude. Aussi les délégués, d’un accord unanime, regrettent-ils l’ancien règlement, ou tout au moins l’ancienne pratique des vieilles corporations d’avant 1789. Un édit sévère et sévèrement contrôlé par les jurés de chaque communauté obligeait les patrons ou maîtres ouvriers à n’avoir qu’un apprenti pour quatre ouvriers et à en parfaire l’éducation en quatre ou cinq années. On ne connaissait pas alors « ces fabriques où sont enfermés des enfans, parmi lesquels il y en a qui n’ont pas encore sept ans, travaillant onze et douze heures par jour, privés d’air et portant déjà sur leurs traits la trace des privations et des souffrances, se nourrissant tout le jour avec un sou, vêtus l’hiver comme l’été, étrangers à toute notion du bien, se plaisant dans le désordre, et n’ayant pour exprimer leurs sentimens ou leurs pensées qu’un assemblage d’expressions grossières et dépravées formant un langage aussi indéchiffrable que repoussant. » On pourrait, au point de vue de l’art, demander grâce pour l’argot du gamin de Paris. Aussi bien la cause des apprentis paraît depuis quelque temps gagnée devant l’opinion publique. Parmi les voix éloquentes qui l’ont plaidée avec succès dans ces derniers temps, celle de M. Jules Simon s’est fait entendre avec une généreuse obstination. Bref, on annonce qu’une nouvelle loi sera soumise dans la prochaine session au corps législatif pour remplacer la loi de 1841, devenue insuffisante. La journée de l’apprenti serait réduite à six heures ou même à cinq heures et demie; le patron serait tenu, sous sa propre responsabilité, de l’envoyer à l’école pendant deux heures; enfin la protection légale atteindrait tous les enfans employés par l’industrie, tandis que les règlemens actuels ne sont applicables, — nous ne disons pas appliqués, — qu’aux grandes manufactures et aux ateliers où travaillent plus de vingt ouvriers[4]. Mais, plus encore que sur la loi, il faut compter sur le mouvement de l’opinion. Elle est éveillée sur cette question ; elle encourage les industriels qui veillent à la santé et à l’instruction des apprentis ; elle flétrit ceux qui négligent ce soin sacré et qui fauchent ainsi en herbe le bien de l’humanité.

Le travail des enfans nous mène naturellement à parler de l’instruction. Là-dessus encore les délégués n’ont qu’une voix ; ils sentent trop bien ce qui manque même aux plus instruits d’entre eux, ils voient trop bien ce qui fait défaut à la plupart de leurs camarades. Ils demandent tous l’instruction gratuite et obligatoire ; ils demandent un enseignement technique, des cours professionnels. Sur la question de la gratuité, il n’y a pas de discussion possible, puisque les délégués n’ont pas à se préoccuper des voies et moyens. Ils désirent naturellement qu’on l’organise sur la plus vaste échelle, et il faut dire que sous ce rapport on leur a donné un commencement de satisfaction. La loi de 1833 sur l’instruction primaire se prêtait à des développemens qu’elle a reçus récemment, et une loi nouvelle, du 10 avril 1867, a organisé l’instruction des filles, dont on ne s’était guère occupé jusqu’alors. A Paris, on peut dire que la gratuité sera bientôt à peu près complète. Quant à l’obligation, c’est une grosse affaire et une question fort controversée : ceux qui s’attachent surtout aux principes y voient une fâcheuse atteinte à la liberté civile ; ceux que le résultat touche principalement répondent qu’on peut bien prendre les enfans pour l’école, puisqu’on prend sans scrupule les hommes pour la caserne. D’après les indications que nous venons de donner, la loi sur le travail des manufactures obligerait indirectement un grand nombre d’enfans à fréquenter les écoles ; l’obligation, au lieu de tomber sur les parens, tomberait ainsi sur les patrons. Cette solution n’atteint, il est vrai, ni les campagnes ni les villes dépourvues d’industrie. Laissons d’ailleurs cette question d’obligation, pour laquelle nous ne nous sentons pas une grande tendresse, ayant foi surtout dans les procédés qui relèvent de la liberté. Quant aux cours d’adultes, aux enseignemens professionnels, il est certain que le développement en a été l’objet d’un mouvement énergique dans ces deux ou trois dernières années. Les ouvriers peuvent beaucoup pour ne pas laisser cette belle ardeur s’éteindre et pour entretenir la croisade qu’on prêche de tous côtés contre l’ignorance.


V.

Nous arrivons maintenant à quelques vœux exprimés par les délégués, et qui impliquent plus particulièrement des réformes législatives. Ce sont d’abord deux petits vœux bien modestes, l’un sur l’article 1781 du code Napoléon, l’autre sur la loi du 26 juin 1854, relative aux livrets. Les délégués ont demandé l’abrogation de cet article et de cette loi. L’article 1781 du code Napoléon porte à l’occasion du louage des domestiques et ouvriers : « Le maître est cru sur son affirmation, — pour la quotité des gages, — pour le paiement du salaire de l’année échue — et pour les à-comptes donnés pour l’année courante. » Le législateur, en édictant cette mesure à une époque déjà ancienne, avait sans doute le désir de décharger les différentes juridictions d’un grand nombre de réclamations relatives aux salaires; il pensait aussi qu’en raison de l’ignorance générale les salariés seraient très souvent incapables d’établir eux-mêmes leur compte, et il avait pris en conséquence le parti radical de s’en rapporter exclusivement aux maîtres. Cette disposition, avec le progrès des temps, a paru de plus en plus abusive et blessante pour les ouvriers. Plusieurs pétitions ont été adressées au sénat pour en demander la suppression. Enfin, pour faire droit à la demande formelle des délégués de 1867, le conseil d’état a été saisi d’un projet de loi portant abrogation de l’article 1781. Le conseil montra d’abord quelque velléité de maintenir la législation ancienne. Il s’agissait pourtant d’une prescription légale à peu près tombée en désuétude. Depuis longtemps, une certaine pudeur empêchait les maîtres de se prévaloir du privilège qu’ils tenaient de la loi, les juges laissaient volontiers dormir ce texte suranné, qui donnait une valeur exceptionnelle à l’affirmation d’une des parties. C’était donc une chose facile et sans inconvénient que de faire disparaître ce vestige d’inégalité sociale laissé comme par erreur dans nos codes. Le conseil d’état finit par y consentir, et le corps législatif, dans une des dernières séances de cette année, a voté sans discussion l’abrogation de l’article.

En ce qui concerne les livrets, il paraît facile d’accéder au désir des délégués. L’obligation d’avoir un livret et de le faire viser par l’autorité administrative à chaque changement d’atelier pèse beaucoup aux ouvriers. C’est une perte de temps pour eux, et ils y voient un procédé de surveillance qui les blesse. « Du moment, dit un des délégués, que l’on nous reconnaît comme citoyens et électeurs, nous ne devons pas être sans cesse sous la surveillance de la police. » Où s’arrête d’ailleurs l’obligation du livret? Faut-il y astreindre l’ouvrier qui, tout en recevant un salaire, est intéressé dans une exploitation? Faut-il y astreindre la femme qui travaille pour augmenter les ressources de son ménage, la fille qui demeure chez ses parens? En fait, les prescriptions de la loi du 26 juin 1854 sont fort négligées. Quelques patrons exigent le livret; la plupart s’en passent parfaitement. On objecte que les bons sujets ont intérêt à établir leurs antécédens au moyen d’un carnet authentique, qu’il est nécessaire dans beaucoup de cas que les conditions du contrat de louage soient inscrites sur une pièce qui reste entre les mains de l’ouvrier, que cela est notamment utile à l’égard des contrats d’apprentissage. Ces considérations peuvent conduire à laisser subsister le livret à titre facultatif et non obligatoire. C’est en ce sens que paraît devoir être réformée prochainement la loi de 1854. On peut prévoir facilement d’ailleurs que le livret, devenu facultatif, tombera complètement en désuétude.

Un autre vœu exprimé par les délégués a déjà reçu satisfaction par la loi du 8 juin 1868 : c’est celui qui est relatif au droit de réunion. Le droit de réunion était en effet indispensable à l’exercice du droit de coalition récemment obtenu par les ouvriers. Comment se concerter sans se réunir? On se rappelle les conditions dans lesquelles le droit de coalition fut conquis par les populations ouvrières. Dans le courant de l’année 1863, quelques ouvriers typographes organisèrent une coalition en vue d’obtenir une augmentation de salaire; ils le firent avec tant de modération et de convenance, ils prirent tant de soin de mettre tous les avantages de leur côté, que non-seulement ils obtinrent ce qu’ils demandaient, mais qu’ils eurent pour eux l’assentiment de tout le public. Cependant ils avaient violé la loi, la coalition était un délit, il fallut les poursuivre et les condamner. Leur condamnation émut l’opinion. C’était bien ce qu’avaient voulu les typographes. Ils étaient ainsi arrivés à leur fin, qui était de montrer par un exemple éclatant la nécessité de réformer une législation vieillie. Les condamnés furent graciés par une décision impériale, et dès le commencement de la session législative de 1864 une loi était proposée pour la réforme des articles 414, 415 et 416 du code pénal. Ces articles punissaient d’un emprisonnement de six jours à un mois toute coalition entre les patrons « tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires. » Quant aux ouvriers, toute coalition pour « faire cesser de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre ou d’y rester avant et après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, » était punie d’un emprisonnement d’un mois à trois mois pour les simples coalisés et d’un emprisonnement de deux à cinq ans pour les chefs ou moteurs, sans préjudice de la surveillance de la haute police. La loi qui fut promulguée le 25 mai 1864 mit les patrons et les ouvriers sur la même ligne, et ne déclara coupables que ceux qui, « à l’aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, auraient amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation concertée de travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail. » Ainsi l’ancien délit de coalition disparaissait, on ne punissait plus que les violences et menaces; on avait introduit, il est vrai, dans le texte de la loi l’expression un peu élastique de « manœuvres frauduleuses, » qui pouvait être l’occasion de mille tracasseries; mais enfin on reconnaissait hautement aux ouvriers le droit de se concerter au sujet de leur salaire et de se mettre en grève dans les cas où ils le jugeraient utile. Seulement, pour user de cette faculté, il fallait pouvoir se réunir. « Les ouvriers, dit un délégué, se voient à l’atelier ou à la promenade, quelques-uns dans les endroits où ils prennent leurs repas. Ils peuvent bien y converser entre eux; mais, s’ils délibèrent, ils violent la loi. Il faut donc qu’ils se concertent par délégués, et qu’ils se donnent ainsi une organisation occulte et des chefs. Est-ce là ce qu’on a voulu? Ne vaudrait-il pas mieux, dans l’intérêt de la société comme dans celui des ouvriers, leur permettre de se réunir publiquement et paisiblement? » L’inconvénient des grèves était en effet accru par la nécessité de les organiser clandestinement. « Il n’y a pas, dit le même délégué en parlant de la grève, de résolution plus grave à prendre, ni qui exige plus de maturité et de réflexion. C’est pourtant cette résolution qui, par le caractère incomplet de la loi, se trouve brusquée. Point d’assemblée entre ouvriers, point d’enquête sur les faits. C’est la colère au lieu de la réflexion qui décide... Cependant une grève, à la bien prendre, c’est la guerre. Quelle imprudence! Une guerre sans délibération préalable! » L’administration, il est vrai, annonçait l’intention de permettre aux ouvriers de se réunir toutes les fois qu’ils en demanderaient l’autorisation; mais moins que d’autres peut-être les ouvriers aiment à vivre sous un régime de tolérance, il leur faut des droits bien assis et nettement définis. La loi du 6 juin 1868 est venue, comme nous l’avons dit, leur donner satisfaction en autorisant toutes les réunions publiques qui n’ont point pour objet de traiter de matières politiques et religieuses. Elle laisse bien encore subsister quelques difficultés; elle demande un local clos et couvert, ce qui peut gêner souvent les réunions. Enfin il y a l’article 13 de la loi, par lequel les préfets peuvent ajourner et le ministre de l’intérieur interdire toute réunion qui leur paraîtrait de nature à troubler l’ordre ou à compromettre la sécurité publique; mais les résultats obtenus n’en ont pas moins leur importance, et nous pouvons voir maintenant fonctionner dans des conditions normales le mécanisme des coalitions et des grèves.

Les délégués sont à peu près unanimes pour demander un remaniement de la législation sur les conseils de prud’hommes. L’institution de ces conseils a pour but de terminer par voie de conciliation les différends qui s’élèvent journellement entre les patrons et les ouvriers; mais la division des chambres, faite depuis une vingtaine d’années[5], ne répond plus à l’état de l’industrie. Il en résulte que la juridiction n’est plus assez spéciale; un joaillier court le risque d’être jugé par un maréchal ferrant, un maçon par un imprimeur. Rien de plus aisé que de satisfaire les délégués sur ce point, et ce sera fait sans doute dans un court délai. Ils demandent encore que des jetons de présence constituant une rémunération équitable soient alloués à tous les prud’hommes, patrons et ouvriers, de façon que ceux-ci soient indemnisés des pertes de salaire qui résultent pour eux de leur présence au conseil. Rien de plus juste, et il n’y a point là de difficulté. Les délégués critiquent aussi le mode suivant lequel se font les élections des prud’hommes : les électeurs sont obligés d’aller déposer leurs bulletins à leurs mairies respectives. Par cette dissémination des votes, les ouvriers d’un même corps de métier perdent l’occasion de se concerter sur les candidats à élire, et cet état de choses amène une grande négligence dans l’exercice du droit de nommer les prud’hommes. On demande que pour chaque profession il y ait un bureau de vote unique, afin que les électeurs aient en s’y rendant une occasion naturelle de se voir et de s’entendre. C’est encore là un point qui se réglera sans peine. Voici toutefois qui est plus grave. Un certain nombre de délégués demandent que le gouvernement renonce au droit de désigner les présidens et vice-présidens des conseils. Ils font remarquer que l’équilibre entre patrons et ouvriers, qui doit être la base de l’institution des prud’hommes, se trouve rompu par la nomination officielle de présidens toujours choisis parmi les chefs d’industrie. Le ministre dût-il même, pour répondre à cet argument, confier dans certains cas la présidence à des ouvriers, le principe électif n’en resterait pas moins vicié par cette ingérence administrative. Sans doute les délégués n’ont pas tort, mais il y a peu de chance pour qu’on leur donne raison, car ici ils viennent se heurter contre une pratique que le gouvernement actuel élève à la hauteur d’une maxime d’état. L’empire attache une extrême importance à nommer les présidens de tous les corps élus, depuis les plus humbles jusqu’aux conseils-généraux et au corps législatif. Il maintient ce privilège avec un soin jaloux. Ce qu’il y a de contradictoire dans un pareil usage n’a pas besoin d’être signalé. On obéit à deux principes diamétralement opposés quand d’une part on fait élire un conseil, et que de l’autre on en nomme le président. Il s’agit dans le premier cas de suivre l’opinion, dans le second de la diriger; ce sont deux choses fort différentes. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’apparence que les délégués obtiennent satisfaction sur ce point, et qu’on commence à se départir à l’occasion des prud’hommes d’une règle qu’on a jusqu’ici observée avec tant de rigueur.

L’établissement de chambres syndicales est de la part des ouvriers l’objet de désirs anciennement manifestés; on en trouve déjà l’expression dans les rapports de 1862. Ils veulent former dans chaque corps de métier une association et nommer des représentans chargés de débattre leurs intérêts avec les patrons. Ils espèrent que beaucoup de froissemens pourront être ainsi évités, et que les grèves deviendront plus rares. Mieux vaut, quand des difficultés s’élèvent, voir les négociations conduites par des mandataires désignés d’avance et moralement responsables envers leurs camarades que par des meneurs qui se mettent en avant au jour de l’effervescence, et qu’on peut appeler, suivant une locution à la mode, des « individualités sans mandat. » Les ouvriers ont d’ailleurs sous les yeux le spectacle d’un grand mouvement qui s’est produit ces dernières années parmi les chefs de l’industrie parisienne. Dans un grand nombre de professions, les négocians ont formé entre eux des associations syndicales qui sont maintenant florissantes. L’association ou syndicat reçoit tous ceux qui veulent en faire partie, et nomme une chambre pour la représenter et la diriger. Le commerce des vins, les industries qui se rattachent à la construction des maisons et aux entreprises de travaux publics, celles qui ont pour objet la fabrication ou la vente des tissus, sont entrées successivement dans cette voie; beaucoup d’autres ont suivi. Un négociant de Paris, M. Isidore Carlhian, a été le principal instigateur de ce mouvement. On compte aujourd’hui à Paris plus de quatre-vingts chambres syndicales formées ainsi par les patrons, et ces diverses chambres ont même constitué entre elles un comité central, qui se trouve représenter librement les intérêts généraux du commerce. Les ouvriers demandent à pouvoir faire entre eux ce que les patrons ont fait de leur côté, et le ministre des travaux publics a déclaré récemment que leur initiative à cet égard ne serait gênée d’aucune façon. Les lois sur la matière ne sont pas tendres pour les syndicats : les principes en ont été posés par l’assemblée constituante, qui venait d’abolir les jurandes et les maîtrises, et qui avait vu de près les abus engendrés par le régime des corporations; mais il y a manière d’appliquer les lois et surtout de ne pas les appliquer. Les chambres syndicales formées par les négocians de Paris ont instamment demandé à ne pas être reconnues par le gouvernement. Être reconnues, pour elles, c’était recevoir un président de la main du ministre. Elles ont évité cet honneur, et sont restées libres de toute attache officielle. Elles n’en ont pas moins conquis une grande autorité, et non-seulement elles règlent les différends de leurs membres respectifs, mais elles reçoivent souvent des tribunaux de commerce le soin d’instruire les affaires litigieuses, ou de les terminer par voie amiable. Enfin leur voix est écoutée concurremment avec celle des chambres de commerce, dont elles sont en quelque sorte les libres émules. Tel est l’exemple que les ouvriers ont invoqué et qu’ils peuvent suivre maintenant sans obstacle. L’administration les laisse maîtres d’organiser à leur façon leurs institutions syndicales[6].

Les ouvriers français n’oublieront pas sans doute que le premier principe de pareilles institutions doit être de. respecter entièrement la liberté des citoyens. Chacun doit être libre de rester, s’il le veut, en dehors des syndicats. Si quelques-uns montraient une tendance à violenter les dissidens, on pourrait leur rappeler, pour leur faire haïr la violence, les faits odieux dont l’Angleterre et avec elle le monde civilisé ont été récemment émus. Un esprit fâcheux s’est manifesté parmi les unions de métiers qui existent en grand nombre de l’autre côté du détroit. Dans certaines localités, notamment à Sheffield, les comités directeurs ont élevé la prétention de soumettre à leurs lois tous les ouvriers et d’empêcher par la contrainte toute dissidence. Ceux qui refusaient d’entrer dans l’union de leur métier, ceux qui allaient travailler dans les ateliers mis en interdit, qui acceptaient des salaires inférieurs au taux fixé par le comité, étaient poursuivis de vexations de toute sorte, et devenaient victimes des procédés les plus barbares : on brisait leurs outils, on leur jetait de l’acide sulfurique au visage. S’agissait-il de briquetiers, on mêlait des aiguilles à l’argile qu’ils maniaient; s’agissait-il de rémouleurs, on plaçait de la poudre à canon dans leurs meules pour les faire éclater au moment du travail. En certains cas, on a fait sauter avec de la poudre les maisons des dissidens pendant qu’ils s’y trouvaient avec leur famille. Enfin les meneurs de cette agitation terroriste n’ont pas reculé devant l’assassinat en pleine rue à coups de fusil. Un certain William Broadhead, rémouleur de scies à Sheffield, s’est acquis à ce sujet une sinistre notoriété. Fort de l’inviolabilité que lui assuraient les commissaires d’une enquête ouverte par le parlement, il a avoué les meurtres qu’il avait commis ou commandés, et il a fait le cynique récit des procédés dont il avait usé pour vaincre toutes les résistances par la terreur. Voilà des exemples qui seraient faits pour conseiller à nos syndicats d’ouvriers, s’il en était besoin, la modération et le respect de la volonté individuelle. Au reste les violences et les crimes que nous venons de rappeler ne peuvent être que de monstrueuses anomalies; mais, sans recourir aux voies de fait, il est mille moyens de contrainte que les syndicats peuvent être tentés d’employer pour assurer l’unité de leurs corps de métier. C’est contre cette tendance qu’ils doivent se prémunir, et ils ne peuvent trop se répéter que tout ce qui entraverait la liberté du travail serait directement contraire à leurs intérêts.

Il ne nous reste plus guère, pour épuiser le programme de nos délégués, qu’à parler de leurs espérances au sujet de la coopération. Les sociétés coopératives sont fort en vogue depuis quelque temps; les populations ouvrières y voient un mode de production propre à relever leur dignité et à améliorer leur avenir. Des ouvriers directement associés entre eux pour une fabrication[7], n’ayant à leur tête que des gérans qu’ils ont eux-mêmes désignés, se trouvent sans doute dans une condition de tout point supérieure à celle qui résulte du salariat. Deux sortes d’obstacles s’opposent à l’établissement de semblables sociétés; les uns sont dans la nature des choses, les autres résultent de la législation. Parlons d’abord des premiers. Sur les difficultés naturelles que présente l’atelier coopératif, nous pouvons laisser la parole aux délégués. Ce mode d’entreprise, dit l’un d’eux, « exige de l’ouvrier une moralité très haute, une capacité supérieure à la moyenne. En y entrant, l’ouvrier s’expose à beaucoup de risques au lieu d’être assuré d’un salaire fixe, comme sous le régime de l’entrepreneur. Le plus souvent l’entrepreneur peut supporter de grandes pertes sans arrêter le travail. Les travailleurs associés, n’ayant que de faibles capitaux, sont menacés de la ruine à la moindre imprudence; ils n’ont point ces lumières, cette expérience des affaires, cette connaissance du marché, qui sont l’apanage du patron riche, travaillant pour lui seul sous l’impulsion de l’intérêt personnel toujours en haleine. » Ces objections sont fort sérieuses ; le délégué ne désespère pourtant pas du système coopératif, et il trace le tableau des conditions auxquelles peut réussir une association ouvrière. « Il faut : 1° qu’elle soit composée d’hommes d’élite, 2° qu’elle tienne le plus grand compte de l’unité de direction, c’est-à-dire qu’elle se confie à un seul gérant investi de pouvoirs très étendus; 3° elle doit, dans le taux de la rémunération, tenir compte de l’inégalité des services rendus; 4° il lui faut un capital suffisant pour résister aux crises industrielles; 5° elle doit tendre par toute son organisation non pas à amoindrir, mais à développer l’individu, ses forces, ses lumières, son habileté, son zèle, sa ponctualité, son esprit d’ordre, son équité, sa bienveillance à l’égard des autres. Elle doit avoir pour devise : la plus grande liberté dans la plus grande sociabilité possible. » On voit que l’association ouvrière ressemble à la république de Montesquieu, il faut qu’elle soit fondée sur la vertu. Nul doute que les ateliers coopératifs où se trouveraient réunies toutes les conditions qui viennent d’être énumérées n’arrivent à une prospérité éclatante. Plusieurs même ont prospéré qui ne satisfaisaient pas sans doute à tous les articles du programme[8]; mais en général les entreprises de ce genre sont arrêtées par des obstacles bien connus : le manque de capital ou de crédit, les rivalités et les défiances intérieures, la faiblesse d’une gérance élective. Voilà les inconvéniens qui sont dans la nature, et il n’est pas facile de les faire disparaître ; quant à ceux qui sont dans la législation, il est plus aisé d’y porter remède. Une loi nouvelle sur les sociétés a été promulguée le 29 juillet 1867. Elle s’est proposé de donner des facilités spéciales aux associations coopératives; mais les ouvriers s’accordent à reconnaître qu’elle n’a atteint ce but que fort incomplètement. Les sociétés en commandite par actions et les sociétés anonymes ont en général un capital fixe. Cependant la loi de 1867 a stipulé, en vue des associations ouvrières, que de pareilles sociétés pourraient se fonder avec un capital variable. Cette disposition permet à toute époque l’entrée de nouveaux associés et la retraite des anciens. L’assemblée générale est d’ailleurs investie du droit de renvoyer un ou plusieurs des associés. Ces conditions sont favorables au système coopératif; mais les sociétés à capital variable ne peuvent émettre que des actions de 50 francs au moins, elles sont d’ailleurs soumises à l’ensemble des règles imposées aux grandes sociétés, et ces stipulations ne laissent pas d’être gênantes pour une gestion qui demande à se produire aussi simplement que possible. Il reste, il est vrai, une ressource aux ateliers coopératifs : c’est de renoncer au bénéfice de la loi et de constituer des sociétés de fait et non de droit; mais il leur devient alors bien difficile de faire acte de commerce, et tout crédit leur est à peu près enlevé. Les promoteurs du mouvement coopératif demandent donc au législateur de nouvelles dispositions plus exactement appropriées à leurs besoins que celles de la loi de 1867.

A défaut de coopération proprement dite, il est un système mixte qui est déjà pratiqué depuis plus de trente ans par certaines industries, mais qui ne nous paraît pas se propager aussi vite qu’il conviendrait : c’est celui qui consiste pour les patrons à associer leurs ouvriers aux bénéfices de leur exploitation et à leur distribuer à la fin de l’année une sorte de dividende qui vient s’ajouter aux salaires habituels. Un pareil système n’offre que des avantages. Il stimule si bien le zèle des travailleurs, il amène de telles économies (surtout dans les industries où les matières premières peuvent être facilement gaspillées), en un mot il augmente si bien la puissance productive de l’atelier, qu’on peut laisser les salaires à leur taux usuel, et que le patron, en distribuant aux ouvriers leur part de fin d’année, n’a pas à se plaindre de la sienne. A notre avis, la méthode de participation devrait être employée sur la plus vaste échelle dans toutes les industries. On conçoit d’ailleurs facilement les détails d’application d’un pareil système[9]. L’ouvrier est payé à la tâche suivant un tarif déterminé, ou bien il reçoit chaque quinzaine un salaire proportionné à son habileté. A la fin de l’année, après que l’intérêt du capital et l’amortissement ont été prélevés, on nourrit le fonds de réserve, on affecte une certaine somme à une caisse de secours et de retraite, et le reste est partagé par parties égales entre le capital et le travail. La durée des services influe sur la participation, à laquelle on n’est d’ailleurs admis qu’après un noviciat. L’ouvrier qui se fait renvoyer ou qui s’en va volontairement perd tout droit aux bénéfices de l’année courante. Telles sont les règles générales qui peuvent se modifier à l’infini suivant les industries. En somme, le système de la participation mérite d’être mis en honneur. Partout où l’on y a eu recours, on en a reconnu l’efficacité. C’est ainsi qu’en Angleterre on s’est mis à l’employer dans les charbonnages, où les rapports étaient très tendus entre les patrons et les ouvriers; l’antagonisme a cessé tout de suite, et l’exploitation, qui était continuellement troublée par des grèves, a pris une marche régulière. En France, nous avons une marge immense pour l’application d’un pareil système. Il peut féconder toutes les industries, depuis les plus modestes jusqu’aux plus considérables. Il relève l’ouvrier et il en fait un associé, moins complètement sans doute, mais aussi plus facilement et plus sûrement que le système coopératif. Aussi, bien que les délégués soient restés à peu près muets ou aient du moins montré beaucoup de froideur à cet égard, il nous a paru nécessaire d’en parler au moment où nous exposions ce qui touche à la coopération. C’est une affaire urgente en effet que de préconiser tous les moyens propres à rapprocher les ouvriers des autres groupes de la société. Il ne faut pas qu’ils s’habituent à former une masse isolée et menaçante. Dans notre monde moderne, il n’y a plus de classes à proprement parler, et, si ce terme revient quelquefois dans notre langage, tout le monde comprend qu’il s’applique à des groupes mobiles toujours prêts à se fondre partiellement l’un dans l’autre. On travaille en somme dans tous ces groupes à la même œuvre, on y poursuit les mêmes objets, et les intérêts, à les examiner de près, y sont communs.


C’est assez, nous avons fini, nous ne pousserons pas plus loin cet examen. On a pu voir par les indications que nous avons données ce que contiennent les rapports des délégations ouvrières et ce qui leur manque. Au point de vue technologique, quelques-uns d’entre eux seulement constituent des manuels complets où l’on peut suivre les diverses opérations d’un métier, et où les ouvriers notamment peuvent s’instruire des perfectionnemens qu’il leur importe de connaître; les autres, à défaut d’un cadre satisfaisant, offrent du moins çà et là quelques filons à exploiter. Au point de vue social, nous y trouvons l’expression des sentimens et des désirs de la classe ouvrière. Sans doute nous avons pu signaler, chemin faisant, des tendances fâcheuses, et retrouver les vestiges des idées qui nous ont menés jadis à la guerre civile; mais devient-on sage en un seul jour? Et puis n’est-ce pas une œuvre de pédanterie que de trop prêcher la sagesse absolue à ceux à qui elle est le plus difficile? En somme, si nous laissons de côté certaines manifestations contraires à la liberté du travail, si nous nous attachons surtout aux vœux formels qui résument les demandes des délégations, nous ne pouvons manquer d’y reconnaître beaucoup de tact et de réserve. Cela est si vrai que plusieurs de ces vœux ont reçu satisfaction dans le courant même de cette année, et que plusieurs autres seront sans doute satisfaits dans la prochaine session législative. Il est surtout une idée qui paraît avoir fait son chemin parmi les ouvriers. Ils ne demandent plus que l’état soit le grand distributeur du travail et de la richesse; ils sentent bien que leur prospérité ne dépend que d’eux-mêmes, ils se bornent à désirer qu’on supprime les obstacles artificiels qui peuvent gêner leur libre activité. Qu’on coupe leurs lisières, ils se chargent de faire acte d’hommes. Ils ne montrent pas sans doute aujourd’hui une grande tendresse pour leurs patrons; mais cela viendra peut-être avec le progrès des temps, et en attendant que peut-on opposer à leurs prétentions quand, au nom des droits que leur confère le suffrage universel, ils demandent à traitera leurs risques et périls sur le pied d’égalité avec les chefs d’industrie? Qu’il soit utile d’atténuer un antagonisme dont l’industrie souffre, ils le reconnaissent les premiers, et ils proposent même des moyens pour y arriver. Ce ne sont pas, il est vrai, les plus pratiques; nous avons vu qu’il est un autre procédé dont ils parlent peu et qui paraît cependant beaucoup plus propre à la conciliation des intérêts; mais l’adoption d’un pareil système dépend au moins autant des patrons que des ouvriers. Ce sont là des questions qu’une libre discussion peut éclairer, et au sujet desquelles par conséquent il importe que les ouvriers manifestent ouvertement leurs opinions. A tous ces points de vue, les rapports des délégations ouvrières restent comme un des résultats les plus intéressans de l’exposition de 1867.


EDGAR SAVENEY.

  1. Les communautés corporatives ont été au nombre de 44, réunies en 6 catégories de marchands; les tailleurs étaient placés dans la quarantième communauté, avec les fripiers.
  2. Avec les presses perfectionnées, le tirage ordinaire est de 6,000 exemplaires par heure. On peut facilement doubler et même tripler la vitesse du tirage, mais on n’obtient pas encore une rapidité suffisante pour les cas que nous mentionnons. On a la ressource d’une composition multiple, mais c’est une cause de complication. Aujourd’hui on fait une seule composition que l’on multiplie par le clichage. On en prend une empreinte avec du blanc d’Espagne, et dans le moule ainsi obtenu on verse un métal très fusible qui se durcit immédiatement. On peut préparer ainsi plusieurs clichés qui concourent au tirage.
  3. Nous trouvons dans le rapport d’un autre délégué, sur la question des logemens ou plutôt des propriétaires, ce trait qui ne manque pas d’humour. « La question du déménagement est si grave aujourd’hui qu’on se garderait bien de se plaindre ou de faire la moindre réclamation. Qui donc oserait, tout en payant bien son loyer, se trouver sur le chemin de son propriétaire? car, pour lui, celui qui paie régulièrement prouve d’une manière évidente qu’il supporterait bien encore quelque petite augmentation. »
  4. Nous aurons ainsi à peu près le régime anglais. Les enfans employés dans les manufactures anglaises ne peuvent travailler que six heures et demie par jour, et le samedi deux heures de moins. Ils doivent fréquenter l’école trois heures par jour, excepté le samedi. Le patron doit chaque semaine se munir du certificat d’assiduité délivré pour chaque enfant par l’instituteur ; ce certificat doit être représenté à toute réquisition de l’inspecteur ou du sous-inspecteur du district. Les amendes, en cas de négligence ou de contravention, sont très fortes et très strictement recouvrées. Les industriels anglais se louent d’ailleurs de ce régime. Ils en proclament l’utilité au point de vue de la production immédiate que l’on demande aux enfans ; leur travail, fait avec plus d’intelligence, de force et d’activité, est plus rémunérateur.
  5. A Paris, le plus ancien conseil de prud’hommes, celui des métaux, a été établi en 1844; les trois autres datent de 1848.
  6. Plusieurs délégués expriment le désir que les chambres syndicales des patrons et celles des ouvriers se réunissent pour former des syndicats mixtes qui auraient des fonctions à peu près analogues à celles des prud’hommes. La liberté étant entière de part et d’autre, du côté des patrons comme du côté des ouvriers, rien n’empêche que des essais de ce genre soient tentés d’un commun accord entre les intéressés.
  7. Le mouvement coopératif comprend aussi les associations de consommation et les sociétés de crédit mutuel; mais, comme nous devons nécessairement nous borner aux points principaux de notre sujet, nous ne parlons ici que des associations de production. Nous laissons aussi tout à fait de côté les sociétés de secours mutuels, que les ouvriers trouvent en général un peu trop enfarinées de tutelle administrative.
  8. Parmi les associations actuellement existantes, celle des bijoutiers en doré a été fondée en 1834, — celles des ferblantiers, des fermiers, des tailleurs de limes, des tailleurs d’habits en 1848, — celles des lanterniers, des lunetiers, des menuisiers en fauteuils, des facteurs de pianos en 1849, — celles des menuisiers en voitures, des serruriers pour meubles en 1850, — celle des tourneurs d’essieux en 1851, — celle des peintres en bâtimens en 1857. Le nombre des associations de production s’est accru surtout depuis 1864. Il y en a aujourd’hui à Paris une soixantaine, dont quelques-unes, celle des mégissiers, celle des fondeurs de fer, par exemple, sont très florissantes. On en compte en province un nombre à peu près égal.
  9. On peut prendre à cet égard pour modèle les règlemens fort souvent cités d’une entreprise gérée par M. Leclaire, peintre-vitrier à Paris, et qui fonctionne depuis de longues années.