Les Déracinés/XV

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Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 367-391).

CHAPITRE XV

QUINZE JOURS DE CRISE

La vie de Racadot, sous son tartre de banalité, a vraiment un rude éclat. C’est une situation d’une valeur historique. Voilà un petit-fils de serfs lorrains, hâtivement introduit, juxtaposé plutôt parmi ces jeunes capitalistes. Cet ensemble n’était maintenu que par l’étau universitaire : s’il se desserre, et les intérêts ne s’étant point liés, on constate qu’il n’y avait pas entre eux de sentiment, ni même de simple agrément. Le mécanisme instinctif de cette collectivité tend à expulser les Racadot, les Mouchefrin, à les rejeter dans le prolétariat, à les dégrader.

Bien naturellement, c’est un grand problème pour nous, qui avons vu Racadot entrer par le lycée dans la classe bourgeoise, de savoir si cette expulsion se fera et dans quelles conditions.

Vers la fin d’une grosse crise d’ambition, d’argent, d’honneur, de danger, un homme se transforme. Sur sa figure décharnée par l’effort et par l’angoisse, tout son passé s’efface. C’est physiquement un être prêt à recevoir, d’un dernier coup de pouce de la destinée, son caractère. Son visage blême apparaît aux curieux, aux parieurs qui l’épient, une page blanche. Cela est très dramatique. Ces joues creuses d’où saillit le profil, cette peau tendue, fatiguée, ce regard agité nous donneront demain le masque impérieux du jeune héros vainqueur ou bien la tête penchée, l’aspect phtisique du vaincu.

Examinez le chef à la guerre, le politicien, le boursier dans une longue campagne incertaine ; leur être, qui se détruisait dans l’incertitude, soudain affiche son résultat, se fixe dans un caractère, crie à tous par son aspect : « Sauve qui peut ! » ou : « Victoire ! » La voilà bien, la figure de Racadot. Elle est d’un chef, puisque au lieu de tomber, comme c’est l’habitude des individus placés bas dans l’espèce, elle a pris un inexprimable tragique. Ses mâchoires se resserrent, ses épaules plus carrées deviennent une façon de bélier brutal qui dans la rue rejette violemment les passants. Sous le vent de la défaite, le jeune navire fend de son éperon plus ardemment les plaines désespérées de la mer. C’est que le rameur, sûr d’être pendu s’il est rejoint, trouve dans cette certitude d’immenses énergies.

L’opiniâtreté de Racadot est faite de ceci qu’il se sent hors la loi. Pour un particulier, nul bénéfice à acculer ses adversaires : c’est les contraindre à des résolutions de forcenés ; même sans espoir, ils fonceront, dussent-ils s’enferrer. La société accule Racadot, et par là elle court un risque.

D’aucune façon il ne peut admettre qu’il abandonne son journal : tant qu’il possédera la Vraie République où il a englouti ses 40,000 francs, il considérera que ce sont des frais de premier établissement ; qu’il puisse durer, et, avec l’expérience acquise, rien n’est perdu.

Dans sa déplorable situation, deux graves difficultés principales : le 2 tombe l’échéance mensuelle des 750 francs à verser pour la location du journal ; il a déjà réglé mars par un billet qui va venir à échéance le 25 mai : il craint le protêt d’abord, la faillite ensuite. Chaque jour, il doit payer à l’avance l’équipe des compositeurs… Et plus de capital ! rien que de rares affaires à grappiller çà et là.

Hardiment, il fait un sacrifice : on se passera jusqu’à nouvel ordre d’un journal neuf ; un imprimeur, auquel il abandonne le produit des annonces, met le titre de la Vraie République et la date du jour en tête d’un texte cliché sur un journal de la veille au soir. Quelle triste matinée, ce 15 mai 1885, où paraît le premier numéro de cette nouvelle manière ! Racadot s’attriste peu de voir modifier l’aspect typographique de son journal : il n’a pas l’amour-propre professionnel ; et que peuvent lui faire des propos de brasseries ? L’échec n’y humilie pas : à Paris, on comprend la lutte. Mais c’est un pas sur la route de Custines, et retourner là-bas, après l’héritage de sa mère détruit, serait intolérable. Ce n’est pas un mensonge pour flatter la manie de son père, ce qu’il lui écrivait :

« Comprends bien ma position. Tes dettes sont les miennes, nos affaires sont communes, et j’aurai à cœur de rembourser ce que tu auras emprunté pour moi, et en même temps de pouvoir racheter le bien que tu as vendu. Je ne passerai pas mon existence entière à Paris, et si, dans un nombre d’années, je vais vivre à Custines, je serai bien aise devant les voisins d’avoir de la terre. »

Sur la vaste table de bois blanc gisent en désordre dans la poussière les encriers, le papier-copie, les buvards, tout le petit matériel que d’ordinaire la Léontine préparait pour ces messieurs. Maintenant on n’a que faire de rédacteurs : la Vraie République n’est plus qu’un titre. Enfin, d’un jour à l’autre, une opération heureuse peut se présenter ; et, d’ailleurs, il s’agit seulement d’attendre, Bouteiller a semblé le dire, la période électorale qui vers juillet probablement s’ouvrira.

Mais voici que l’imprimeur, propriétaire de l’appartement, veut parler à Racadot. Durement exploité, il n’est pas disposé aujourd’hui à s’attendrir.

— Je vous logeais pour vous imprimer. Vous ne m’employez plus ! Il faut déguerpir.

Racadot poliment le supplie, et, ce qui vaut mieux, lui jure qu’il attend de l’argent : sous peu la Vraie République reparaîtra avec un essor nouveau. L’autre consent à patienter deux jours, — jusqu’au 17.

Alors, celui qui lui loue le journal intervient. Avec les sentiments d’un propriétaire qui veut que son locataire occupe d’une façon décente son immeuble, il prétend que Racadot nuit à la Vraie République en cessant d’assurer « une rédaction selon les usages ». Les clauses du contrat n’étant pas remplies, il entend rentrer de droit dans sa propriété. Racadot, qui pourrait plaider, préfère supplier. Cependant l’administrateur, certain que le journal va lui revenir, et qui veut prendre ses dispositions, accorde généreusement un délai de dix jours.

Laissé à la solitude de son bureau et à la vue mélancolique d’une cour intérieure, Racadot, les deux mains enfoncées dans son pantalon, ni coiffé, ni lavé, la tête baissée sur sa poitrine, plutôt athlète essoufflé que candidat à la faillite, est loin de ce décor. Comme un bœuf, dans le wagon qui le mène vers l’abattoir, rêve des vastes prairies et de l’auge bien fraîche, parfois il songe aux horizons de Custines. Courtes défaillances idylliques. Son pas, tantôt lent, tantôt précipité, trahit son agitation. Il ressasse une seule et même idée, pour s’interdire, semble-t-il, de la mettre en discussion : « Je ne puis pas abandonner la Vraie République… Tant qu’elle demeure dans mes mains, je tiens mes quarante mille francs, mon capital et mon instrument de travail. Il faut donc que, pour le 25, je puisse verser deux termes de sept cent cinquante francs, — et que je sois en mesure de payer l’impression, au moins, d’une page neuve. »

Cet enragé optimiste se convainc que, s’il sort de cette crise, il est sûr de l’avenir : le renouvellement de la Chambre se fera vers septembre-octobre ; dès juillet et même juin deviendront possibles, pour les journaux, ces gros bénéfices que comporte une période électorale. Il s’agit d’adopter une couleur politique et d’opposer à des adversaires riches des candidats qu’au bon moment et moyennant finance on abandonne, voire même on combat. C’est par des trahisons de cette sorte que des leaders politiques alimentent leur caisse de propagande et leur bourse privée. Racadot établit même des plans plus précis. Si Bouteiller se présente en Meurthe-et-Moselle, il lui servira d’agent : il y conviendrait, étant du pays. L’absurde, c’est qu’il voudrait de la Vraie République lui faire un journal électoral : Bouteiller a trop de sens pour donner de l’argent à une feuille parisienne sans influence locale et dont la concurrence irriterait les journaux nancéens ; mais, une fois député, il serait homme à relever, pour la faire sienne, la Vraie République. Et voilà le but dont Racadot se croit séparé seulement par le manque de douze mille francs qui lui suffiraient à gagner août-septembre.

Quand je vois ses lèvres lourdes, sa mâchoire serrée et portée en avant, je sens avec quel plaisir il se ruerait contre la société et les conventions, et je regrette extrêmement qu’il ne puisse voyager ou se terrer dans un coin : sans doute il a de la résistance, mais rendu paroxyste par les ennuis, ne prendra-t-il pas des résolutions regrettables ? Tout au contraire, dans la solitude, il s’apaiserait ; il serait bien capable de tourner ses pertes à son instruction, car il n’a pas de gloriole.

Remarquons-le en passant : cette absence de la tare littéraire, cette grande vertu — pas de gloriole ! — qui lui permet d’examiner avec clairvoyance les causes de sa déconvenue, a précisément déterminé cette déconvenue. Tandis que ses amis, toujours demeurés des individus, ne songeaient qu’à se développer, puis, dans le désastre, qu’à se sauver, lui, dès le principe, s’est conduit en être social, qui a le sens du groupe. Intelligence très réaliste et continuellement ramenée aux petits faits positifs par le besoin, il a tenu pour utile tout ce qui fortifiait la collectivité. « Ma faute, se répète-t-il avec âpreté, c’est de m’être associé à des faibles qui m’abandonnent. »

Il a tort de s’aigrir. Pourquoi veut-il croire son cas singulier ? La principale difficulté pour un homme de gouvernement, c’est d’être bien servi. Prendre des décisions, voilà sans doute le premier point, et si essentiel qu’il les faudrait adopter médiocres, détestables, plutôt que de tergiverser. Mais la difficulté presque insurmontable, c’est de faire exécuter ses ordres. Un ministre est entravé à chaque minute par un personnel qui, sottise, plaisir de nuire, désobéit ou trahit.

Malheureusement, Racadot ne trouve pas de consolation à philosopher, parce qu’une pensée l’empoisonne : « À qui le journal a-t-il profité ?… À Rœmerspacher, Suret-Lefort, Sturel, qui, de ma barque, en la repoussant du pied, vont sauter dans un bon bateau. Mais moi, je coule lentement… » De son milieu parisien, Racadot n’espère plus rien. Dans toute cette crise, il est tourné vers Custines. La bête inquiète revient à son lancer. S’il trie avec cette vivacité son courrier, où peut-être se trouvent des propositions de beaux chantages, s’il ouvre avant toutes une lettre de son père, c’est qu’il lui a demandé avec éloquence de l’argent. Depuis deux jours, dans ce bureau, désespérément il attend cette réponse. Avec quel dangereux mouvement du côté du cœur, il déchire l’enveloppe !

« Je reçois, mon cher Honoré, une dépêche dans laquelle tu me presses de faire l’envoi que tu m’as demandé. Je ne t’avais pas répondu parce que tu as déjà voulu ta part, et maintenant que je te l’ai remise, je ne puis plus avoir d’argent. Tu me dis de prendre à la Banque : je te prie de ne pas me tourmenter. Le nombre des journaux n’est pas limité, il peut s’en mettre à volonté ; et tu peux tomber malade : ton journal, qu’est-ce que j’y comprendrais. Tandis qu’une charge de notaire, cela peut toujours se vendre, ou bien encore on prend un clerc. Après que tu es resté trois ans dans le notariat, dire que ce temps est perdu ! Combien de journalistes végètent ! Tu aurais mieux fait de me laisser ton argent, et de rester clerc de notaire. Quand tu pouvais être heureux, tu as voulu t’enchaîner. Je ne te comprends pas de traiter avec des gens aussi sévères pour le paiement.

« Tu dépenses de l’argent mal à propos pour tes dépêches et ports de lettres, car tu sais ma position et que je dois travailler comme si je n’avais rien pour vivre depuis que tu m’as réclamé un argent dont ta pauvre mère ne croyait certainement pas que je serais jamais privé. Après cela, je ne comprends même pas pourquoi tu comptes tant sur moi pour te compléter. Tu ne calcules pas ce que tu as coûté à ton père depuis ton entrée au collège. Tu m’écris lettre sur lettre pour me tourmenter comme si le feu était chez toi. Tu devrais penser que moi, maintenant, j’ai besoin d’argent. Tu t’es engagé selon ton idée et malgré ma volonté, car les personnes qui connaissent ce genre d’affaires me disent que le notariat est préférable.

« Depuis que j’ai appris comment, sur ton acquisition, tu devais encore dix mille francs, je ne dors plus, même pas la nuit ; je crois que cela va me faire mourir d’avoir tant dépensé d’argent pour un enfant qui ne me donne que des chagrins. »

Un flot de bile envahit la figure de Racadot. Il dit tout haut :

— Seuls me demeurent Mouchefrin et la Léontine… pour que je les nourrisse !

De quel accent, ces derniers mots… Parcourant son bureau, il écoutait en lui les retentissements de son désastre. L’oppression de son âme fut telle que de grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il ne pouvait résister au besoin d’exprimer tant d’arguments qui montaient de son cœur resserré vers son père. Il écrivit pendant une heure.

« Mon cher père, ta dernière lettre est un peu sévère et pleine de reproches. C’est pour m’installer définitivement que je te demande de l’argent. Sois assuré que je serai bientôt à même de t’envoyer de l’argent à mon tour. Crois-tu que je ne serai pas heureux quand je pourrai te rembourser par acomptes tout ce que tu as dépensé pour moi ? Ces 10,000 francs que tu m’enverras me permettront d’en gagner d’autres. Tu dis qu’à Paris on se débauche : pourtant, pas plus qu’ailleurs. Je ne doute pas un seul instant de la réussite ; je t’envoie un numéro du Rappel où l’on a discuté la Vraie République : par de tels succès, tu vois que la somme que je te demande ne sera pas difficile à rembourser. Ne crains pas que je fasse des excès de boisson. Mon principe est que tout homme qui boit s’abrutit. Je saurai tenir mon rang. Tu n’avais pas les ressources que j’ai ; ta conduite et surtout le travail t’ont fait prospérer et amasser quelque chose ; je t’imiterai.

« Je viens de recevoir la visite de ma vendeuse. Elle est comme bien d’autres, et surtout des femmes : elle est bornée. Je lui demande du crédit, parce que sur les 40,000 francs, je lui en ai donné 30,000 et j’ai gardé 10,000 pour le roulement. Notre acte porte 10,000 payables le 20 courant. Les affaires sont très délicates avec les femmes, à cause de leurs nerfs. J’invite celle-ci à patienter, en lui disant que tu vas envoyer de l’argent. Mon cher père, fais donc pour moi tout le nécessaire. Ne te donne pas du chagrin ; je ne suis pas si dénaturé que tu le penses. Ton fils gagnant de l’argent te rendra la vie plus douce. Cherche donc, mon cher père, et tu trouveras. Si le banquier de Pont-à-Mousson voulait accepter des traites que tu tirerais sur plusieurs de tes clients pour 5,000 francs, je les remettrais à ma vendeuse : elle attendrait jusqu’à la fin du mois les 5,000 autres francs. Tu auras le temps de te retourner. Déploie toute l’activité possible et réponds en m’expédiant au moins 1,000 francs pour mercredi ou pour jeudi matin. »

Il s’interrompit et, pendant un quart d’heure, demeura appuyé la face contre les vitres, d’où il ne pouvait rien voir qu’une triste cour intérieure. Un délicat l’eût trouvé horrible, car il rongeait les ongles de sa main droite, et grattait son crâne de la main gauche ; mais qu’il était expressif, tandis qu’il cherchait par un dernier trait à émouvoir, à convaincre son père ! Il se remit à sa table, et ce fut tout d’abord du verbiage ; mais bientôt il s’élevait :

« Ne serais-tu pas mieux à Paris que seul à Custines ? Tu ferais rentrer tes fonds, tu vendrais ton matériel et tu viendrais te reposer un peu, car il y a longtemps que tu travailles. Je te mettrais au courant des choses de la Bourse. Cela te donnerait une distraction en t’occupant au plus deux heures par semaine, c’est-à-dire le temps de donner l’ordre d’achat et de retourner celui de vente. Regarde : le 11 de ce mois, les actions Parisien tramway-nord, étaient cotées 172 fr.50 ; le 19, elles montent à 200 francs ; le 20, elles sont à 250 francs. Eh bien ! le lundi 27, elles sont cotées 237 francs. En admettant que, le 10 ou le 11, tu en aies acheté dix actions, cela t’aurait donc coûté 1,725 francs, plus 10 francs de courtage environ : soit 1,735 francs. Tu aurais pu les revendre à 237 francs, soit 2,370 francs, moins 10 francs environ de courtage. Donc, du 11 au 27, tu aurais pu gagner 2,370 — 1,735 = 625 francs.

« Je compte sur ta lettre ; envoie le plus d’argent possible. »

Et ce n’était pas fini. Il ouvrit la porte et dit à Mouchefrin, à Léontine :

— Venez.

Ils entrèrent, affreux de misère sous la claire lumière d’une splendide matinée de mai.

— Écris, dit-il à la fille ; et il dicta :

« Monsieur Racadot père, votre fils, acquéreur du journal la Vraie République, ne remplit pas les engagements qu’il a contractés vis-à-vis de moi, aux termes d’un acte sous seing privé passé en date du 5 mai 1884. Il m’a versé 30,000 francs, et il reste 10,000 francs qui auraient dû m’être remis le 1er  mai. J’ai attendu jusqu’à ce jour, mais maintenant, moi aussi, je suis forcée de remplir des engagements. Les affaires ne sont pas très actives en ce moment ; il est dû à M. Racadot des sommes importantes, c’est juste, mais il ne peut les réaliser sur-le-champ. Envoyez donc cette somme à votre fils et soyez persuadé, monsieur, que cela me coûte d’être obligée de vous tourmenter. »

— Vous avez compris ? dit-il, après avoir relu la lettre. Le père Racadot ne veut pas envoyer d’argent. Vous le voyez, je lui bâtis la fable la plus simple et la plus pressante. Ah ! ces avares de village !

Ils se turent.

— Ma fille, reprit-il après un silence, rentre dans mon cabinet : j’ai à causer avec Mouchefrin.

Comme la figure du gars Racadot, en quelques minutes, s’est modifiée ! Les insomnies et les soucis, ont fondu le gros campagnard. L’état nerveux, évidemment, est très mauvais. Lui tout à l’heure si allant, le voilà presque sur ses boulets.

— Antoine, je t’en supplie, il me faut de l’argent. Retourne rue Balzac. Décide Astiné ; il le faut.

— Elle n’a pas d’argent.

— Elle a ces turquoises, ces perles qui m’agacent, toujours à son col, à ses mains !

— Si tu savais comme elle a peu de goût à subventionner les journaux !…

— Hé ! nous ne connaissons d’argent qu’à elle. Il faut bien nous tourner vers cette Turque parfumée !

Il fit suivre son nom des injures les plus exagérées. Tout ce qu’il y a de fureur, de basse haine, d’exaspération chez l’amant repoussé qui viole une fille dédaigneuse, chez le malade enragé qui déchire ses bandages, éclatait sur son front aux veines gonflées, sur son cou de jeune taureau. Un éréthisme brûlait son sang ; une sueur infecte l’inondait, répandait autour de lui une vapeur nauséabonde. Il resta un long temps à souffler, puis dans la pièce voisine appela Léontine.

Elle vint et, sans mot dire, effrayée, le regardait, mais lui s’attendrit :

— Pauvre fille !… Nous ne pouvons pourtant pas mourir de faim !

— Il reste quarante sous, — dit cette Verdunoise qui toujours interprétait de la façon la plus réaliste et traduisait en petits faits les théories générales.

— Va nous chercher de la charcuterie et une bouteille. Reste dehors une heure…

La Léontine sortie, il supplia Mouchefrin d’aller rue Balzac insister pour un prêt. Le nain, sans espoir, consentit à tenter la chance. Racadot se jeta sur les provisions que rapportait sa femme. Névropathe surmené, il souffrait littéralement de la faim. Quelque chose d’âpre, d’irrité était en lui. Il eût brisé toutes choses, tout être avec bonheur. Ayant mangé et bu, il retrouva son calme, et dit :

— Tout n’est pas perdu.

Il se remet à ses calculs. Le grave, c’est l’épuisement nerveux qui commence et pourra dangereusement commander son état moral et mental, ses résolutions. Il parait vigoureux, de forte hérédité et ignore les délicatesses ; il s’accommodait de la nourriture simple du lycée, et, dans Paris, tant de privations ne l’ont pas atteint ; mais ceci vient de l’anémier, que depuis trois mois tous les chiffres qu’il aligne, et de trente-six façons dispose, aboutissent à un déficit. La multiplicité des excitations qu’il a reçues de ces calculs implacables irrite, puis détruit son énergie affolée. C’est Hercule impuissant dans un cul de basse-fosse, un ours au jardin zoologique. Vigoureux pour résister à des marches, à des veilles, à des débauches, il succombe à la détresse morale.

Quant à ce Mouchefrin, je ne serais pas étonné que son père ou sa mère fût alcoolique. Du moins sa mère le battait durement ; c’est à quoi de nos jours on reconnaît une déprimée. Peut-être fut-il conçu sous l’action malsaine du collodion : son père le photographe préparait les plaques sensibles en versant dessus du collodion, puis en laissant s’évaporer l’alcool ; de préférence, c’était dans des petites pièces, pour échapper à l’action de la lumière, et, comme l’alcool employé était de mauvaise qualité, il y avait réellement une variété d’intoxication par les vapeurs.

Quoi qu’il en soit, avec son teint terreux, ses yeux inquiets, tout son visage tombant de lassitude physiologique, ce Mouchefrin est méchant et sournois comme un gorille qu’on aurait battu. Sa misérable hygiène, ses privations l’ont jeté bas depuis longtemps. Accroché à Racadot, il ne réagit pas : « On s’habitue à la misère », dit-il. C’est un redoutable personnage, débile, endormi et qui flotte dans la vase.

Racadot et sa maîtresse, de l’après-midi ne sortirent pas, ne parlèrent pas : ils écoutaient le bruit menaçant de Paris. La Léontine connut les angoisses des bêtes qui hurlent à l’approche des orages ; cet instinct même, la pauvre fille n’osait le contenter. Quand le jour tomba, entre chien et loup, elle pleurait silencieusement dans un coin.

Vers minuit, et quand ils étaient couchés, Mouchefrin rentra pochard, satisfait et grossier : aux êtres mal nourris, un repas copieux suffit pour les troubler ; il raconta avoir mangé à l’office, et tut les vingt francs qu’Astiné lui avait remis.

— Elle m’a dit qu’elle n’avait pas d’argent : comme journaliste, je ne l’intéresse pas, mais elle me fera une situation de guide si je lui montre mieux que « le Père Lunette » ou « le Château-Rouge ». Elle dit que les restaurants à Pétersbourg sont plus raffinés qu’à Paris, et l’opéra meilleur en Allemagne. Elle reconnaît que le café-concert est d’un canaille bien spécial à Paris, mais elle s’en lasse. Elle voudrait, un soir, circuler sur les berges de la Seine et visiter leurs cabarets.

— Des bêtises de riche ! — dit Racadot qui trouva, pour exprimer son dégoût et son irritation, l’accent et la formule qu’il aurait eus à Custines, s’il n’était jamais allé au lycée de Nancy.

Le lendemain, 16 mai, Mouchefrin et Racadot étant sortis, l’imprimeur vint et aggrava ses menaces d’expulsion par des propos injurieux pour la Léontine. Il prétendait qu’il avait un client tout prêt et qu’il fallait avant vingt-quatre heures ou lui donner du travail ou lui restituer son local. Racadot, maintenant toujours son invention, écrivit à son père :

« S’il t’est matériellement impossible de me procurer de l’argent, envoie-moi, sitôt que tu auras reçu cette lettre, une dépêche que je puisse présenter à ma vendeuse et conçue en ces termes : « Ne puis envoyer 10,000 fr. avant fin courant. Te cautionne envers qui de droit. »

Le 17, au premier courrier, Racadot reçut la réponse à sa lettre du 15.

« Je ne trouve pas d’argent. Charge-toi de le dire à ta vendeuse. Tout le monde prête à l’État. Et puis, après que tu as vendu nos biens pour ton journal, on se défie. Moi-même, dans mes affaires, j’en ressens du tort. Je comptais, en te remettant l’héritage de ta pauvre mère, l’année dernière, que, s’il me manquait un ou deux billets de mille dans un moment pressé, tu me les enverrais, et tu t’es mis dans les embarras. Tu t’es lié avec des promesses que tu savais bien ne pouvoir pas tenir. Tu commences bien mal. Tu es tourmenté ; mais je le suis aussi.

« Tu me dis d’aller à Paris ; crois donc qu’à mon âge je préfère rester au pays. Je connais tout le monde et je ne m’ennuie pas où je suis. Tant que je pourrai suivre les affaires, je tacherai toujours de gagner quelque chose. Je vais doucement, je travaille sans ambition.

« Tu me parles de ta position qui se fera ! D’après ce qu’on m’a dit, il y a cette semaine encore des journalistes qui ont mal tourné à Nancy. Cela ne donne pas confiance ; mais enfin, dans tous les métiers il y en a qui font mal. Pour moi, j’ai pensé toujours que tu trouverais plutôt une position au pays qu’à Paris. Tu dois bien voir quelle différence. Si tu étais resté ici, tu aurais déjà des bénéfices. M. Engelault, de Pont-à-Mousson, voulait payer un clerc dix-huit cents francs. Tu verrais notre bourse grossir, tu aurais été des plus riches. »

Ce jour-là, comme il l’avait annoncé, l’imprimeur voulut les mettre dehors : Racadot promit qu’il lui donnerait de l’argent pour les deux heures, parce qu’il attendait un télégramme. À deux heures, rien n’étant arrivé, pour éviter une nouvelle explication, tous trois sortirent. On mit des restes de charcuterie dans l’éternelle serviette de Racadot. La Léontine demeura dans la rue Saint-Joseph, à guetter le petit télégraphiste espéré.

À chaque instant, d’un ciel d’orage, tombaient des averses. Les deux hommes allèrent jusqu’à la porte de Bouteiller, mais furent heureux d’apprendre qu’il était absent : Racadot sentait qu’à importuner son protecteur, il le mécontenterait sans résultat. Comme ils se retiraient lentement, ils le virent qui sortait de chez lui. Racadot prit tout son courage et l’aborda pour lui demander si le baron de Reinach ne pourrait pas aider la Vraie République. Bouteiller, très pressé, s’étonna de la transformation qu’avait subie le journal, et déclara avec une humeur mal dissimulée qu’il ne voyait pas en quoi le financier pouvait intervenir.

Les deux malheureux, avec les derniers sous de Racadot, se rendirent vers l’heure de l’apéritif à la terrasse du Café Cardinal, dans l’espoir qu’une affaire leur serait proposée. En vain, ils se tortillèrent comme deux vers coupés. Chacun s’en alla dîner. L’idée leur vint d’annoncer une conférence de Racadot, avec des entrées a vingt sous : la Léontine les placerait à des amis près de qui ils n’osaient plus mendier sans prétexte. Plus tard, nul télégramme n’étant arrivé, ils allèrent s’abriter, pour manger, dans un coin de la gare du Nord. La Léontine se plaignait de frissons, d’une courbature, d’une forte grippe. Quant à onze heures, ils osèrent revenir rue Saint-Joseph, brisés, aspirant à leur misérable repos, ils trouvèrent porte close : leur passage était par le porche de l’imprimerie, fermée et vide, puisque sans travail. Après une fureur de Racadot qui s’emporta dans un délire de coups inutiles contre les lourds vantaux, ils virent que la Léontine pleurait. Sans argent, sans abri, ils comprirent, sous cette pluie fine, où il fallait en venir.

— Qu’est-ce que tu veux !… va, dit-elle, je trouverai toujours à la brasserie une amie qui me donnera l’hospitalité.

Cette drôlesse devenait une pauvre femme qui ne peut même pas opposer aux cruautés, la suprême arme de ses sœurs, un peu de grâce.

D’envoyer sa maîtresse à la prostitution, c’est une sensation d’horreur, de déchirement qui met dans l’âme quelque chose de frénétique et la volupté des impressions extrêmes. Les ténèbres de l’univers, l’hostilité des hommes, son isolement, tout prenait des proportions insupportables. C’est Robinson dans son île déserte, s’il avait dû tuer son chien !

La Léontine s’éloigna dans l’ombre vers les Halles, le long de la triste rue Montmartre, éclairée çà et là par les lueurs rouges des cafés et où s’engouffraient à tous instants de fortes ravales de vent :

— Antoine, dit Racadot, j’ai toujours été pour toi un ami sincère, un frère. Et aujourd’hui encore, notre dernière bouchée de pain, nous l’avons mangée avec toi.

— C’est vrai, dit Mouchefrin.

— Regarde comme le chagrin me change, quelle figure j’ai… Cette pauvre fille qui m’a toujours été si dévouée et qui est honnête !… Il me faut de l’argent pour sauver le journal.

— Comment en trouverai-je !

— Vois notre position, Antoine, à tous les deux. Dans trois mois nous pouvons, par le journal et par Bouteiller, avoir gagné la bataille. Aujourd’hui je suis ruiné, j’ai à peine de quoi manger. Regarde-toi : tu es à peine vêtu ; tu n’as même pas une femme…

À son tour, Mouchefrin se mit à pleurer. Il pensait à sa pauvre existence, et que si Racadot se décourageait et voulait rentrer dans son pays, il serait tout à fait abandonné dans Paris.

Ils eurent honte de demeurer rue Montmartre où des confrères journalistes auraient pu les voir ; ils s’enfoncèrent dans les rues étroites, obscures, tortueuses du Marais. Le vent ne cédait que pour laisser tomber des ondées, et quand la lumière des becs de gaz avait cessé de vaciller lugubrement, elle produisait une impression plus désolante encore en se reflétant par teintes blafardes dans les flaques et les ruisseaux d’eau noirâtre. Tandis que des vrais Parisiens auraient su trouver un asile dans un des tripots — multipliés sur nos boulevards, grâce à des autorisations vendues en sous-main par des parlementaires — ou dans quelque bouge des Halles, de la place Maubert, tenus par des repris de justice, ils passèrent la nuit embusqués sous un porche. Jamais l’aube sur Paris fangeux ne fut si froide et si malade. Racadot prit les deux mains courtes et grosses de Mouchefrin :

— Antoine, il y a un moyen et tu peux l’employer. Je t’en supplie, Antoine, mon frère… une perle, une — Non, Racadot, c’est impossible. Écris encore à ton père.

— Mon père se moque de moi. Ce qu’il faut, c’est l’argent et les bijoux de madame Aravian. Je te ferai une situation…

— Tu es seul enfant, il est riche : à ta place, par tous les moyens possibles, j’arriverais à bout de ton père. C’est dur à la détente, ces vieilles gens de la campagne, mais, puisque l’argent y est, avec du drame et des promesses, tu le feras sortir.

— Antoine, va savoir à quelle heure elle s’absente… Ne pourrais-je pas monter chez elle, tandis que tu occuperais les deux domestiques à l’office ? Rien qu’avec une de ses perles, je payerai le journal, l’appartement, j’éviterai la faillite. Elle ne remarquera même rien et plus tard on pourrait la remettre…

Quand Mouchefrin parut consentir, Racadot lui sauta au cou en s’écriant :

— Tu me sauves la vie !

Au matin de ce 18 mai, et tandis que son camarade se rendait chez Astiné, Rocadot allait prendre son courrier. Une lettre de son père ajoutait à sa sensation d’être hors l’humanité :

« Mon cher Honoré, Je trouve encore ton écriture. Tu me dis qu’il te faut une dépêche pour midi. C’est donc bien pressé tes affaires ! Tu as donc traité avec de mauvaises gens ! Quand on cède un journal, ce n’est pas pour le détruire. Je ne comprends rien à tes histoires : c’est de l’argent, de l’argent qu’il te faut… On te roule et tu dois t’en apercevoir, parce qu’ils te tourmentent trop. Tu t’es mis dans les gazettes trop jeune. Je t’avais offert de quoi le rendre heureux avec ta place de clerc, et puis avec tes quarante mille francs ; mais je ne veux même pas répondre quand tu me proposes de m’engager pour toi. Si tu étais resté à Toul ou à Pont-à-Mousson, j’aurais quarante mille francs que je n’ai pas et cela nous ferait douze cents francs de rente. Fais donc pour le mieux, je t’en ai donné assez. »

Pour répondre, Racadot alla chez l’imprimeur qui avait recueilli la Vraie République :

« Tu me dis carrément, et tu en as l’air joyeux : « Si tu as des frais, c’est de ta faute ». Je ne m’attendais pas à pareille réponse de la part de mon père. Toi qui avais pris mes intérêts jusqu’à ce jour, je vois que tu m’abandonnes I Pourtant, je ne t’ai rien coûté, puisque j’ai été élevé avec l’argent de ma pauvre mère, qui m’appartenait. Jamais tu n’as dépensé pour moi, et pendant six années mes quarante mille francs t’ont profité. Tu ne poursuis même pas ceux qui te doivent, et tu me laisses poursuivre, moi ! J’étais bien loin d’avoir sur toi une pareille opinion. Voilà comment je n’agirais pas envers toi. Et les parents de mes amis du lycée non plus ne se conduiront jamais si durement envers leurs fils.

« On va me déclarer en faillite et m’enlever mon journal. Que devenir, alors ? Tu ne seras pas plus longtemps insensible à ma prière, mon père. Donne-moi dix mille francs ; si tu veux, oublie-moi ensuite, je me considérerai comme n’ayant plus de père. Tu te diras : « Que mon fils devienne ce qu’il plaît à Dieu, j’ai fait ce que je devais faire. »

« Tu ne penses dans toutes tes lettres qu’à me reprocher d’avoir quitté le notariat. J’aurais dû acheter une étude ! Mais une étude, à Toul, à Pont-à-Mousson, vaut 45,000 à 50,000 francs.

« Je ne vis plus, ne peux plus manger, et je redoute de tomber malade. Fais un dernier sacrifice ; après, tu ne penseras plus à moi. Je suis presque à cent lieues de toi, je ne t’ennuierai plus. Si je n’étais pas installé, si je n’avais pas entre les mains de quoi travailler, je m’éloignerais encore. Et certes, je ne sais ce qui me retient, mais j’ai des idées noires. Je t’en supplie, mon père. Tu ne t’imagines pas ce que j’endure. Ce n’est pas pour dépenser, sois-en sûr. J’ai absolument besoin de 10,000 francs, et puis ma situation, cela est certain, sera magnifique.

« Au revoir, mon cher père, ou adieu. Je comprends bien les ennuis que je te cause, mais ce sera la fin. »

Et après la signature, il recommençait :

« Un effort de ta part, mon cher père, peut me sauver la vie. Fais-le, mon cher père. Je t’embrasse et je t’aime bien encore. »

Quand Racadot eut fini cette lettre où, de plus en plus sincère, il retournait de toute son âme vers la terre natale, il sut obtenir un timbre-poste d’un employé qui se douta de sa détresse.

Mouchefrin le rejoignit : « Astiné portait toujours sur elle ses turquoises de prix, son argent et ses perles ; impossible de les lui prendre. »

Racadot devint fou de désespoir. Il reprocha à son pauvre ami tout ce qu’il avait dépensé à le nourrir, puis il l’embrassa et le chargea d’aller chercher la Léontine à la brasserie ; il les attendit dans le jardin du Luxembourg. L’arrivée de sa maîtresse le calma. Elle raconta avoir passé la nuit chez une amie, qui lui avait prêté 10 francs.

Ils louèrent un galetas de vingt sous la journée, rue Saint-Jacques. Sur le conseil de la Léontine, Mouchefrin alla rue Sainte-Beuve demander un secours à Sturel ; et pendant son absence, ils mangèrent en hâte, pour ne pas partager avec lui, quelques morceaux de viande qu’elle tira de ses poches. Quand Mouchefrin rapporta 20 francs, dont il avoua 10, ils allèrent tous trois chez les marchands de vin s’enivrer.

— Cela fait divertissement ! — disait la Léontine, qui avait trouvé à Verdun cette survivance de la langue de Pascal.

Ils rentrèrent à dix heures du soir. Étourdie par son alcool, elle s’endormit profondément. Mouchefrin s’étendit dans un coin. Racadot allait, venait, s’arrêtait, frappait du pied. Il ne semblait point s’occuper de ses deux compagnons. De temps à autre, il laissait échapper des exclamations de dépit, de colère ou d’espoir tour à tour naissant et déçu, sa pensée se développait par secousses violentes… De quelle femme parlait-il donc ?…

— C’est la seule ?… Seule, elle a de l’argent ! Et pour la décider à le donner, Mouchefrin et moi, nous avons trop sur le corps l’odeur des misérables. Il avait plaisir à s’insulter soi-même… Il y eut des moments où il sembla étouffer ; il s’essuyait, non le front, mais toute la tête avec un étrange tournoiement de la main et du bras. On eût dit que de sa conscience tenaillée il arrachait hors de son crâne des lambeaux. Quelle que soit l’infamie de sa préoccupation, ce puissant qui ne veut pas se laisser réduire à l’impuissance offre un fort beau spectacle. Un projet, une chose abstraite, mais qui se réalisera en actes terribles, est en voie d’éclore dans ce lourd cerveau. C’est une onde insaisissable, des éléments de pensée, qu’il pourrait nier, qu’il ne sait même pas formuler, mais déjà il est redevenu l’optimiste qui a un but, le prisonnier qui entrevoit l’évasion possible… Enfin la construction cérébrale parut avancer et devoir bientôt s’accomplir, car, cédant à un mouvement passionné, il s’écria :

— Il faut savoir ce qu’on veut et s’entêter. De l’énergie ! de la volonté !… Oui !… c’est risqué… Mais c’est prompt !

Il réveilla Mouchefrin.

— À quelle bêtise as-tu pensé ? dit celui-ci en bâillant.

L’expression de Racadot, en une seconde, dissipa son sommeil comme le cri « Au feu ! » dans la nuit. Plus tard, la Léontine fut réveillée en sursaut par des protestations :

— Non… non…, disait Mouchefrin, c’est impossible. Je ne peux pas.

Depuis trois ans, elle avait connu Racadot et Mouchefrin presque enfants, adolescents, hommes, vieillis déjà par la souffrance. Les ayant vus ivrognes et amoureux, elle croyait ainsi savoir leurs pires déformations. Ils lui ménageaient des surprises.

Le grand Racadot était debout, la poitrine rentrée, la tête en avant, le menton plus avancé que la tête, pareil à un chien qui aboierait sans bruit. Mouchefrin, assis, semblait décomposé par la peur. Ils la regardèrent et se turent.

— Couche-toi ! lui dit rudement Racadot.

Il éteignit. Au bout d’une demi-heure, il alluma de nouveau. Sa figure était terreuse, ses yeux cernés d’une façon épouvantable. Sous quelle impulsion écrivait-il les excuses suivantes ?

« Pardonne-moi, mon cher père, les lettres que je t’ai écrites, mais, ennuyé de toutes parts comme je le suis, cela vous change les idées. Pour le 21 au matin, j’attends donc ta lettre avec la somme que je t’ai demandée. Pense à moi, mon cher père. Je n’ai que deux choses à choisir : le déshonneur ou la mort, si tu ne satisfais pas à ma demande. »

Tant d’insistance et cet effort pour se rattacher à son protecteur naturel aboutirent à une réponse, définitive et qui durement coupait tout espoir :

« Je suis bien désolé de ta position, quoique tu me dises que j’ai l’air d’être joyeux. Tu te trompes : j’ai beaucoup de peine, car un homme prudent chercherait à voir clair dans mes intérêts, sans me dire des injures comme tu m’en as dit. Tu veux de l’argent et je peux t’en trouver ?… Mets-toi donc à ma place. Tu ne t’occupes que de prendre et point de rembourser. Viendras-tu donc payer pour moi ? Je n’ai jamais vu chose pareille ; je crois que tu veux me faire perdre la tête. C’est ridicule, ton affaire ; il faut que tu sois en relations avec des canailles. Au fait, je veux vivre sans souci de rien, parce que j’ai été demander de l’argent à un ami et que j’ai vu comme il me recevait ; je ne suis plus d’un âge à supporter qu’on me rebute. »