Les Désirs de Jean Servien/05

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Calmann-Lévy (p. 25-27).


V


Le relieur, bien qu’il gagnât peu, se résolut à faire entrer son Jean dans une pension où l’enfant pût recevoir un enseignement régulier et complet. Il choisit un externat voisin du Luxembourg, parce qu’il vit la tête d’un acacia sur le mur et que la maison lui sembla gaie.

Jean, nouveau et petit (il avait alors onze ans), garda pendant quelques semaines la stupeur dont l’accablaient la brutalité joyeuse des écoliers et l’épaisse gravité des maîtres. Peu à peu, il s’accoutuma à sa tâche, s’appropria quelques-unes des ruses par lesquelles on évite les punitions, inspira à ses camarades assez d’indifférence pour qu’ils ne lui volassent plus sa casquette et apprit à jouer aux billes. Mais il n’aimait guère la pension et, à cinq heures du soir, quand la prière était dite et la gibecière bouclée, il se jetait d’un élan joyeux dans la rue toute dorée par le soleil couchant. Dans l’ivresse de la liberté, il faisait de grands bonds, voyait tout, gens et bêtes, voitures et boutiques, sous un charme, et il en mordait de plaisir le bras, la main, de la Servien qui l’accompagnait en portant la gibecière et le panier.

Les soirées étaient paisibles. Jean faisait des bonshommes et rêvait sur ses cahiers à un bout de la table que la Servien achevait de desservir. Le père lisait. En vieillissant il avait pris goût aux livres ; il lisait les fables de La Fontaine, l’Histoire de France d’Anquetil et le Dictionnaire philosophique de Voltaire, « pour se rendre compte », disait-il. Sa sœur tentait vainement de l’interrompre par quelques aigres observations sur les voisins ou sur « le gros homme qui n’était pas revenu », car elle s’était obstinée à ne point retenir le nom du marquis Tudesco.