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Les Désirs de Jean Servien/35

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Calmann-Lévy (p. 240-248).


XXXV


Il était au secret dans une cellule du dépôt, depuis seize jours, ou quinze (il ne savait plus). Les heures passaient sur lui horriblement égales et lentes.

Il avait d’abord demandé justice et crié son innocence. Mais il avait compris à la longue que la justice n’avait rien à voir dans son affaire ni dans celle des prêtres et des gendarmes enfermés dans les mêmes murs. Il ne cherchait plus à raisonner avec la folie furieuse de la Commune ; il croyait plus sage de se taire et meilleur d’être oublié, et il craignait bien que tout cela ne finît tragiquement. Une angoisse l’étouffait.

Parfois, dans ses rêveries, il voyait un arbre sur un peu de ciel, et de grosses larmes lui venaient aux yeux.

C’est là, dans cette cellule, qu’il connut les pâles délices du souvenir.

Il songeait à son bonhomme de père assis devant l’établi, ou serrant la vis de la presse ; il songeait à la boutique pleine de livres et de cartons, à sa petite chambre où il lisait des voyages, le soir ; enfin à toutes les choses familières. Et à chaque fois qu’il repassait dans son esprit l’humble et grêle roman de sa vie, il s’indignait d’en voir tous les épisodes dominés et presque remplis par cet ivrogne, ce mendiant de Tudesco ! Cela était vrai, pourtant ! et qu’il regardât ses études, ses amours, ses périls, il voyait sur tout cela la face enluminée du vieux mauvais homme. Quelle honte ! Il avait vécu bien mal ! mais aussi, il avait vécu bien peu, le pauvre enfant ! et, dans sa justice, il se sentait pour lui-même plus de pitié que de colère.

Il songeait tous les jours, il songeait toutes les heures à Gabrielle ; mais comme il sentait pour elle un amour nouveau ! C’était une pensée tranquille et tendre, un sentiment désintéressé, un rêve plein de douceur.

C’était un songe merveilleusement délicat, comme la solitude et le malheur en forment seuls dans les âmes qu’elles arrachent aux rudesses de la vie commune : l’idée d’une belle vie pleine d’ombre, vouée tout entière, sans salaire ni retour, à la femme aimée de loin, comme la vie du bon curé de campagne est vouée au Dieu qui ne descend point du tabernacle.

Son gardien était un bon sous-officier étonné et choqué de ce qui se passait et qui, dans l’effondrement général, se cramponnait à la discipline. Il avait pour ses prisonniers une pitié rude et gauche qui se taisait dans le service et que Jean ne devina pas. Jean n’entendait rien aux militaires. Celui-ci cependant devenait moins roide et plus expansif à mesure que l’armée de la loi se rapprochait.

Ce jour-là, il avait dit au prisonnier, en clignant de l’œil :

— « Bon courage ! il y aura bientôt du nouveau. »

Dans l’après-midi, Jean entendit un bruit lointain de fusillade ; puis tout à coup, la porte de sa cellule s’ouvrit et il vit une avalanche de prisonniers rouler d’un bout à l’autre du corridor. Le gardien avait ouvert toutes les cellules et crié : « Sauve qui peut ! » Jean fut lui-même emporté à travers les escaliers jusqu’à la cour du dépôt et précipité la tête la première contre le mur. Quand il se releva de sa chute étourdissante, les prisonniers avaient disparu. Il était seul devant le guichet ouvert. Il sortit. La fusillade crépitait. La Seine coulait sous les lourdes fumées de Paris incendié. Des pantalons rouges paraissaient sur le quai de l’École. Le Pont-au-Change était couvert de fédérés. Ne sachant où fuir, il allait rentrer dans la prison ; mais des Vengeurs de Lutèce, qui fuyaient lestement, le poussèrent la baïonnette dans les reins vers le Pont-au-Change. Une femme, une cantinière leur criait : « Ne le lâchez pas, faites-lui son affaire. C’est un Versaillais. » La petite troupe s’arrêta sur le Quai-aux-Fleurs, et Jean fut poussé contre le mur de l’Hôtel-Dieu. La cantinière s’agitait devant lui. Échevelée sous son képi galonné, ample de poitrine, cambrée des reins, dressée fièrement sur ses jambes fines et fortes, elle avait la puissance d’une magnifique bête féroce. De sa petite bouche toute ronde sortaient des menaces obscènes, elle agitait un revolver. Les Vengeurs de Lutèce, harassés et stupides, regardaient leur prisonnier, pâle contre le mur, et se regardaient entre eux. Elle les menaçait, interpellait chacun par quelque surnom ignoble, et, passant devant eux avec un balancement de sa croupe puissante, les enveloppait et les pénétrait de son influence.

Ils se formèrent en peloton.

— « Feu ! » cria-t-elle.

Jean étendit les bras en avant.

Deux ou trois coups de feu partirent. Il entendit les balles s’écraser contre le mur. Il n’était pas touché.

— « Feu ! feu ! » répéta la femme avec une obstination d’enfant colère.

Elle avait traversé la bataille, cette fille ! elle avait bu à même les tonneaux défoncés et dormi sur le dos, pêle-mêle avec les hommes, au milieu de la place publique rougie par l’incendie. On ne faisait que tuer autour d’elle, et on n’avait encore tué personne pour elle. Elle voulait qu’on lui fusillât quelqu’un, à la fin ! Et elle criait en trépignant :

— « Feu, feu ! feu ! »

Les fusils s’armaient de nouveau et les canons s’abaissaient ; mais les Vengeurs de Lutèce manquaient d’entrain ; leur chef avait disparu, ils étaient dispersés, ils fuyaient, dégrisés, hébétés, ils comprenaient que la fête était finie. Ils voulaient bien, tout de même, fusiller ce bourgeois-là, avant d’aller se cacher chacun dans son trou.

Jean essaya de dire : « Ne me faites pas souffrir ! » mais la voix s’arrêta dans sa gorge.

Un des Vengeurs regarda du côté du Pont-au-Change et vit les fédérés qui lâchaient pied.

Il dit, en se mettant l’arme à l’épaule :

— « F......s le camp, nom de Dieu ! »

Ils hésitaient. Quelques-uns s’en allaient.

Alors la cantinière hurla :

— « Sacrés c…s ! c’est donc moi qui lui ferai son affaire. »

Elle se jeta sur Jean Servien, lui cracha au visage, se livra du geste et de la voix à des farces d’une obscénité frénétique et lui mit le canon du revolver sur la tempe. Alors il sentit que tout était fini et il attendit.

Pendant une seconde il revit mille choses ; il revit les allées plantées de vieux arbres où sa tante le menait promener jadis ; il se revit lui-même petit enfant heureux et étonné ; il se rappela les châteaux qu’il construisait avec des écorces de platane… Le revolver partit. Jean battit l’air de ses bras et tomba la face en avant. Les hommes l’achevèrent à coups de baïonnette, puis la femme dansa sur le cadavre en poussant des cris de joie.

La bataille se rapprochait. Une fusillade nourrie balaya le quai. La femme partit la dernière. Le corps de Jean Servien resta étendu sur la voie déserte. Son visage avait pris une expression de tranquillité étrange ; il y avait à la tempe un petit trou à peine visible ; du sang et de la boue souillaient ces beaux cheveux qu’une mère avait baisés avec tant d’amour.