Les Désirs et les jours/2/07

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Texte établi par L’Arbre (1p. 158-167).
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VII

C’est dans une petite rue, fréquentée des voyageurs de commerce, que se dissimule l’établissement Bourret. De la rue, à travers une baie vitrée, le passant peut apercevoir de petites tables, couvertes de nappes à carreaux rouges et blancs, des ustensiles d’argent bien frotté que le soleil fait miroiter, et, circulant au milieu de cette fête, des jeunes filles en uniformes noirs à poignets et à cols blancs.

Les bonnes cuisines sont rares, leur réputation s’étend rapidement, mais à Deuville, un tel établissement eut été voué sûrement à la faillite. Le patron, Napoléon Bourret, un gros cuisinier au visage épanoui, bouffi de graisse, aux petits yeux madrés et aux lèvres d’un rouge sanglant, l’avait compris. Aussi toutes les serveuses, jeunes et stylées, recrutées avec le plus grand soin et renouvelées souvent, jouaient-elles un rôle important dans la maison. Le dîneur qui entrait là par hasard, ne pouvait manquer d’apprécier les plats, le ser­vice, la propreté du linge, mais pour peu qu’il fût perspicace, il devinait qu’il se passait au­tour de lui plus de choses qu’on n’en pouvait voir sans indiscrétion. Le nombre des serveuses, les frôlements discrets, la prédilection des arri­vants pour certaines tables, cette familiarité que la communauté de plaisir établit entre les initiés venaient confirmer cette impression.

Derrière la caisse, dissimulée au fond de la salle, s’ouvrait un couloir conduisant aux sa­lons particuliers. Dès l’entrée de ces pièces un luxe insolent bravait le regard. Des tentures, rappelant ces maisons où les bourgeois de la fin du siècle aimaient à s’amuser, lambris­saient les murs ; un escalier, couvert de rouge, conduisait à un passage discrètement éclairé qui s’ouvrait du côté de la rivière sur une vaste salle de jeu et du côté de la rue sur une série de petits salons particuliers.

Monté depuis quelques instants, Sam Lavisse, qui s’était arrêté devant un tableau re­présentant une scène galante, fut rejoint par Maître Bourret.

— Tout est-il à votre satisfaction ? demanda l’amphitryon en clignant de l’œil.

Ce disant, il recula d’un pas, fronça le sourcil et d’une main savante, replaça un verre qui lui paraissait hors de ligne.

— Comment vont les affaires ? dit Lavisse.

— On ne se plaint pas, monsieur Lavisse. Mais le personnel ! Ah ! le personnel, quelles andouilles ! Elles n’ont pas ça dans le sang, monsieur, elles n’ont pas ça dans le sang. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes petites misères.

— Comme apéritif, vous servirez trois Martinis et un porto.

— Entendu. Voici monsieur le député. Bonjour monsieur le député. Excusez-moi. Je reviens moi-même avec l’apéritif.

Ils furent bientôt rejoints par Nachand, qui occupait le poste de substitut du Procureur général, accompagné de Migneron, son adjoint.

C’étaient les trois grands personnages administratifs de Deuville. Lavisse n’occupait aucune charge publique, mais il n’en était pas moins actif. À titre de trésorier du parti, il servait d’intermédiaire entre les « amis du régime » et le député.

Comme il l’avait promis à Lavisse, Prieur se donna tout entier au plaisir de la dégustation. Les sauces étaient nuancées à souhait, et le vin lui réchauffait doucement le cerveau, répandant un délicieux engourdissement dans les membres.

— Mon cher Lavisse, dit-il, après le cognac, je ne veux pas défendre ton Massénac.

— Notre Massénac, dit Nachand qui, en guise de sourire, montra ses dents. Nachand était toujours grave au point de paraître empesé.

— Je suis entièrement de ton avis, dit Lavisse, n’en parlons plus.

Prieur fut désarçonné par ce facile succès. Lavisse était son ami ; ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Migneron parlait peu d’ordinaire. Il craignait de déplaire au député et paraissait embarrassé d’être venu.

— Pourquoi prends-tu cette attitude, Sam ? demanda le député.

Lavisse ne répondit pas immédiatement ; il regardait Prieur. À la fin, il dit :

— Tu veux que je te parle les yeux dans les yeux ; eh bien, Auguste, c’est parce que je crois que tu n’es pas un politicien et que tu ne peux pas le devenir comme ça. Si tu étais un politicien, je te dirais : Il faut défendre Bernard Massénac, tu le défendrais et le sauverais. Mais tel que je te connais, si tu acceptes de le défendre, tu le feras à contrecœur et tu te ruineras avec lui. Je veux dire que tu perdras ta réputation car pour ta carrière politique, elle finit avant de commencer. Veux-tu que je te fasse une prédiction : dans quelques mois tu perdras le patronage. Oh ! tu ne t’en apercevras pas immédiatement, mais on fera des nominations sans te consulter ; tes amis seront suspects ; etc. Tu seras le député de Deuville, mais tu n’auras plus la grâce. Toutes tes démarches se feront dans le vide. Tu continueras de faire des discours, on te laissera voter avec le parti, pendant que ton successeur fera les nominations et dirigera le comté.

— Je ne pense qu’à l’infamie de défendre un Massénac et à la honte de garder de tels individus dans le parti.

— Tu ne connais pas Bernard Massénac, dit Nachand. Massénac n’est pas une exception dans la politique et tu le sais. Tu tolères un Bourret comme un moindre mal, tu accordes des licences à nos amis, mais là encore, tu restes dans ton rôle de représentant de Deuville et du parti qui t’a élu. Je sais que tu ne tiens pas beaucoup à l’argent. Mais tu as l’espoir que tes services te vaudront un ministère. Eh bien, Massénac n’a pas cet espoir et le parti ne compte pas moins sur lui que sur toi.

— En d’autres mots, tout le tort de Massénac est d’être maladroit, et…

— … et modeste. Laisse-lui son petit chemin, sa servante et son chauffeur. C’est son ministère à lui.

Ils finirent par convaincre Auguste Prieur de défendre Massénac.

— Il faut que je retourne à l’étude.

— Et moi, chez Massénac. Je veux t’éviter le plus possible les occasions de le rencontrer.

De retour à son bureau, Prieur l’esprit excité par le vin, ne voyait plus d’un œil aussi défavorable la perspective de défendre ce malencontreux client. À la façon d’un bon avocat, il voyait déjà dans son esprit la ligne de défense qu’il adopterait. Il ne manquerait pas de témoins de caractère et insisterait pour le jury sur l’intention politique des accusateurs.

Dans tout cela, il fallait surtout garder une certaine indépendance d’attitude. Il s’identifierait suffisamment à la cause pour manifester à la Cour qu’un jugement contre son client lui porterait préjudice ; mais d’autre part, et pour le grand public, il tenait à laisser l’impression qu’il n’était pas de connivence avec l’organisateur.

À quatre heures, le député de Deuville se rendit chez son médecin pour apprendre le résultat de sa radiocardiographie. « Je ne vois rien d’anormal, dit le praticien ; la douleur que vous avez ressentie était musculaire… »

Auguste n’entend pas le reste. Son esprit bondit hors du cabinet trop étroit. Il voudrait se montrer poli, écouter les conseils de l’homme de science, mais il en est incapable. Il décroche son chapeau, prend congé comme dans un rêve et descend en courant le petit escalier qui débouche rue Principale, heureux comme un écolier en vacances…


Il était dans cette disposition quand il retourna à sa demeure.

— Es-tu content de ta journée, Auguste ? demanda rituellement Mme Prieur.

En dépliant sa serviette, elle posait tous les soirs la même question dans les mêmes mots et recevait invariablement la même réponse.

— Où as-tu pris le déjeuner ?

— Chez Bourret avec Sam et Nachand.

— Qu’est-ce qu’on vous a servi !

— Une coquille de mollusques délicieuse et un gigot.

— Qui as-tu vu à part Sam ?

— Seulement des clients. Mais j’en ai un nouveau dans une cause criminelle.

— Je croyais que tu n’acceptais que des causes civiles.

— Ce n’est pas une règle, dit-il, très lentement, de sa voix de Cour. Il m’arrive souvent de donner des conseils à mes clients concernant des affaires qui relèvent des tribunaux criminels. Tu comprends, un avocat a des clients, non des causes. Mais maintenant que je suis député, il est possible que j’aie à négliger un peu ma pratique ordinaire pour m’occuper d’intérêts, disons politiques.

— Et qui est ce client ?

— Tu ne le connais pas. C’est Bernard Massénac.

— Ce gros personnage populacier ; je ne l’aime pas.

M. Bernard Massénac, que tu n’aimes pas, est l’un des plus importants organisateurs du parti.

— Prends garde, Auguste, quelque chose me dit que cette affaire-là peut te faire beaucoup de tort. Je n’aime pas l’idée de te voir défendre un criminel. Pourquoi s’est-il adressé à toi ? On ne manque pas de criminaliste dans Deuville.

— Ce n’est pas un criminel, c’est tout au plus un accusé et puis il n’a confiance qu’en moi. Je ne dis pas que sa confiance m’honore, mais je serai heureux de lui rendre service et de me l’attacher.

— Réfléchis bien avant de t’engager. J’ai toujours dit que tu n’étais pas fait pour la politique.

— Ne recommençons pas cette discussion. J’ai accepté de le défendre.

— Mais tu peux prétexter un engagement antérieur auquel tu n’avais pas pensé…

— Je t’en prie, laisse-moi décider de ce que j’ai à faire.

— Tu ne m’empêcheras pas de croire qu’on se sert de toi.

— C’est librement que j’ai accepté de défen­dre Massénac (qui est le père d’un de mes an­ciens amis) et en vue d’avantages politiques in­contestables.

Marguerite connaissait son mari et elle rai­sonna que ce départ de sa règle de ne pas s’oc­cuper de causes criminelles était motivé par une pression extérieure.

Quant au député, il était malheureux de n’a­voir pas trouvé les mots qu’il fallait pour com­muniquer à sa femme une confiance qu’il était loin de ressentir lui-même.