Les Désirs et les jours/2/10

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Texte établi par L’Arbre (1p. 178-183).
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X

Quelques jours plus tôt, Pierre Massénac était descendu du train avec un homme que personne ne connaissait à Deuville. C’était un vieillard timide et branlant du chef, qui regardait autour de lui avec des yeux d’enfants. On s’aperçut bientôt qu’il ne parlait jamais. Il répondait « oui, oui » à tout ce qu’on lui disait et se hâtait de détourner les yeux. Massénac ne le laissait jamais seul. L’ancien cuisinier Lancinet, car c’était lui, buvait les paroles du jeune homme et le servait comme un esclave.

Massénac, après avoir haï sa mère et son père, avait trouvé en cet idiot un être qui avait besoin de lui et sur lequel il reportait toute son affection. La nature a de ces singularités. Elle s’en sert comme d’un contrepoids à nos sentiments anormaux. Pierre trouvait peut-être dans les services filiaux qu’il rendait au pauvre d’esprit, le moyen de compenser pour son ingratitude envers Eugénie et Bernard Massénac. Cette amitié entre les deux hommes avait commencé, à Auckland, le jour où le jeune homme avait arraché Lancinet des mains d’Arnim et du quartier-maître qui voulaient lui faire un mauvais parti. Mirion, qui avait été le protecteur de l’idiot, était mort en mer, l’année précédente. Lancinet ne quittait plus Massénac.

Pendant des années, quand le jeune homme risquait sa vie tous les jours dans les mers du Sud, il avait rêvé au temps où riche enfin, il pourrait laisser couler les heures, nonchalamment étendu dans un bain tiède. Il tenait enfin le pouvoir de réaliser tous ses vœux.

Quand il faisait la contrebande des armes en Orient, le risque constant de la mort, d’une mort ignominieuse le grandissait, mais il savourait en même temps sa vengeance de la société qui l’avait humilié. Dans les rencontres avec les patrouilles côtières, Pierre faisait volontiers le coup de feu avec ses hommes, bien qu’il ne fût en quelque sorte responsable que de la navigation. Il voyait tomber les hommes autour de lui, mais jamais il n’avait pensé qu’il pût mourir ainsi.

Son plaisir était de boire la nuit avec quelques camarades de rencontre et de dormir autant qu’il le pouvait. Il ne connaissait pas d’autre forme de délassement.

La veille, à Montréal, il était entré chez un tailleur italien et avait commandé douze complets. Le tailleur n’avait même pas bronché, habitué qu’il était à tous les genres de clients, depuis le père de famille dont l’épouse veut faire rabattre les prix, jusqu’aux joueurs qui commandent des flanelles presque roses.

— Ah, monsieur, dit le tailleur, on ne sait plus s’habiller. Les hommes manquent d’audace dans l’habillement.

Tout en parlant, il avait débarrassé le jeune homme de son veston et prenait la mesure de sa poitrine. Il s’arrêta tout à coup et se planta en face de son client.

— Toutes les femmes sont à l’homme qui sait s’habiller, dit-il. J’ai un client, il me dit : « Tony, j’ai tourné la tête de deux, de trois, de cinq femmes avec ton dernier complet. » Et lui, il faut bien le dire, il n’a que l’habit. Ah ! laissez-moi faire ! Remettez-vous-en à moi de tout, excepté la chaussure. Mais je vous enverrai chez un bottier de mes amis, un type dans mon genre…

Massénac avait du plaisir à causer avec les fournisseurs. Pendant dix ans, il avait dû garder le masque de l’autorité, commandant des équipages malais ou chinois. Il fallait être dur ; la discipline lui avait tenu lieu de pensée.

Depuis son retour en Amérique, il parlait à tout le monde. Les échanges les plus anodins lui paraissaient chargés de cordialité.

Il apprit, en descendant du train, l’élection de Prieur. Il en fut heureux. Quand il s’enquit de Lucienne, on lui révéla qu’elle habitait maintenant avec Bernard Massénac.

Il retourna peu dans le milieu interlope où il avait accoutumé de vivre quand il venait à Deuville. Les années passées en mer l’avaient complètement transformé. Il avait la tête carrée, couverte d’une épaisse chevelure noire, et il donnait une impression de force peu ordinaire.

Il tenta à plusieurs reprises de se rapprocher de Prieur, mais celui-ci trouvait sans cesse des prétextes pour ne pas le recevoir.


Auguste a un peu honte de son ancien ami. Louise Prieur n’a pas à son égard les mêmes sentiments. C’est une jeune fille volontaire, qui blâme Auguste de mettre son ambition au-dessus de son amitié.

Elle n’a jamais oublié le garçon sauvage pour lequel à treize ans Auguste avait une grande admiration. Elle était gênée devant lui. Pour l’amadouer, Pierre lui avait fait un compliment. « Louise est la plus jolie », avait-il dit. Personne ne la trouvait belle. Claude et Auguste la méprisaient parce qu’elle était une fillette.

À cette époque, Auguste se querellait à tout propos avec Louise dont il voulait gouverner la vie, mais quand elle était absente une journée, il était inquiet. Il veillait sur elle jalousement.

Auguste, qui a appris que Louise revoit son ancien ami, a cru la dégoûter en racontant devant elle l’épisode de Lucienne. Mais l’effet a été contraire à celui qu’il attendait.

— Massénac me plaît tel qu’il est, dit Louise. Comme je t’aime tel que tu es devenu, Auguste.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Je n’insinue rien. Je t’ai vu flatter Bernard Massénac, le défendre quand tu le savais coupable. Je connais bien des choses que tu croies cachées et que tout le monde répète dans Deuville. Je n’aime pas beaucoup après cela que tu me fasses la morale.

— Massénac ne te courtise que pour se venger de moi.

— C’est faux. Massénac souffre de ton indifférence ; il ne te déteste pas.

— Mais Louise, j’ai d’autres idées pour toi. Je ne t’en ai jamais parlé, car je veux te laisser libre d’épouser l’homme de ton choix, mais je suis député maintenant, j’ai des relations, je te présenterai d’autres jeunes hommes, Julien Pollender, par exemple.

— Le fils du banquier ?

— Le député de Fontile.

— Je n’épouserai pas un homme pour servir ton ambition.

— Je ne pense qu’à toi.

— Pierre m’aime. Je sais tout ce que tu peux me dire à son sujet. Il n’a pas de secret pour moi.

— Massénac t’a dit qu’il t’aimait ?

— Rassure-toi, il n’a pas encore parlé.

Louise accepte de suivre son frère à Québec où les Prieur reçoivent beaucoup. Julien Pollender est un familier de la maison.