Les Désirs et les jours/2/12

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Texte établi par L’Arbre (1p. 188-198).
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XII

Pierre a rendez-vous avec le propriétaire du Progrès de Deuville, M. Ludovic Astries. Les Astries sont financièrement embarrassés. Le jeune homme tient ce renseignement de l’indiscrétion d’une vieille fille qui était en pension chez eux et qui les a quittés à la suite d’une querelle. « Je ne crois pas mal parler de mon prochain en disant qu’ils sont bien revenus de leur grandeur », répète-t-elle à qui veut l’entendre. « Depuis les élections, c’est tous les jours vendredi chez eux. »

Pierre a vu là une occasion de placer une partie de son capital inactif et du même coup de se réconcilier avec Auguste Prieur. Le journal peut rendre de grands services politiques dans une petite ville. Sa clientèle d’ailleurs est répandue dans tout le comté. Pierre a pressenti l’imprimeur. Ils ont convenu d’un prix, mais quand le jeune homme a parlé de paiement, M. Astries lui fait remarquer que les paiements doivent être répartis sur une période de cinq ans. Il tient à cette clause. Les intérêts sont fixés à un taux usuraire, et Astries qui garde la première hypothèque sur l’entreprise, a probablement l’arrière-pensée de reprendre le journal qui ne peut que péricliter sous la direction d’un jeune homme sans expérience.

Pierre devine cette arrière-pensée. Il ne montre aucun empressement à signer le contrat.

— C’est une affaire exceptionnelle, explique Astries. Je vous donne un journal, une imprimerie, des contrats, sans compter l’achalandage, et qu’est-ce que je reçois en retour : le même montant que je retirerais moi-même des opérations. Le journal se payera lui-même et vous en resterez le propriétaire.

— Mais je veux faire un placement et vous m’offrez une spéculation.

— Placez votre argent dans une autre affaire. Elles ne manquent pas. Et cinq années sont vite passées.

Pierre finit par accepter l’hypothèque et le plan de remboursement, mais après avoir obtenu de meilleures conditions d’intérêt.

Le contrat est à peine signé que le beau-père du député, M. Lantoine se présente chez Astries. Il le trouve en pleine exubérance, marchant de long en large dans son cabinet et se frottant vigoureusement les mains.

— Je viens vous offrir d’acheter le Progrès, dit l’industriel.

— Il n’est plus à moi depuis une heure, répond Astries. Je l’ai vendu ainsi que l’imprimerie à M. Pierre Massénac.

— À Pierre Massénac ? Mais peut-il vous payer ?

— Monsieur Massénac est millionnaire, s’écrie l’imprimeur ; multi-millionnaire. Je tiens mes renseignements de la Banque. Il a un compte dans les six chiffres.

— Mais ce n’est qu’au septième que commence le million.

— Six chiffres me suffisent.

Et, rendu facétieux par son bonheur, il ajoute :

— C’est comme une femme qui s’était fait enlever deux fois le même sein.

M. Lantoine ne cache pas son dépit. Il ne se pardonne pas d’être arrivé trop tard. Depuis la naissance de son petit-fils ses sentiments à l’égard de son gendre ont rapidement évolué. La méfiance qu’Auguste Prieur « intellectuel » et petit associé dans une étude légale lui a inspirée au moment de son mariage avec Marguerite, s’est résorbée devant les succès du jeune homme et fait place à un sentiment d’attente anxieuse. L’industriel prend fort au sérieux l’aventure politique de son gendre. Il lui reconnaît de l’ambition, de l’énergie, des qualités qui autorisent les plus grands espoirs.

La veille, il a conçu un plan pour donner le journal de Deuville à son petit-fils. Il a même préparé la phrase qu’il dira en remettant les titres à Auguste : « Voici quelque chose de plus solide à laisser à ton fils qu’une étude d’avocat de petite ville. »

Sa déception, en apprenant la vente du journal, ne connaît plus de bornes. Il se retient d’injurier Astries dont le bonheur lui paraît un défi.


Pierre veut faire une agréable surprise à Auguste en lui remettant lui-même le premier numéro du journal publié sous sa direction.

— Louise, dit-il, en voyant la jeune fille, j’ai trouvé le moyen de me réconcilier avec Auguste Je viens d’acheter le Progrès.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de votre projet ? lui demande-t-elle.

— Je ne suis pas encore habitué à me confier, Louise, mais je m’habituerai.

— Je vous pardonne cette fois, mais à l’avenir…

— Je ne vous cacherai rien. Quelle sera, pensez-vous, la réaction d’Auguste ?

— Il sera sans doute flatté de voir tous les frais que vous faites pour lui seul.

— C’est surtout pour vous, Louise.

— Je veux bien vous croire, dit-elle avec coquetterie.

— Si nous allions ensemble célébrer cet événement.

— Merci. Mais ce soir je suis engagée.

— Ah ! fit-il.

— J’ai promis à maman de dîner à la maison. Mon frère Claude, que nous n’avions pas vu depuis six mois, retourne demain à son poste à Winnipeg.

Elle ajouta après un moment :

— Auguste sera là. Je veux lui annoncer la nouvelle.


Pendant que les jeunes gens font des projets d’avenir. M. Lantoine court au bureau d’Auguste. Il trouve le député seul et lui annonce l’achat du Progrès.

— C’est impossible ! dit Auguste.

— Astries me l’a affirmé. Il ajoute que Pierre a rapporté une fortune de l’Orient. J’ai l’impression que ton ancien ami a des ambitions politiques.

— Il ne manque plus qu’il se réconcilie avec Bernard…

— C’est un coup à prévoir. Mais d’ici quatre ans, il peut se passer bien des choses. Tu pourrais le revoir, lui obtenir des contrats, le faire participer aux avantages du pouvoir.

— Excellente idée. Je l’inviterai à déjeuner demain à la maison.

À ce moment, Lavisse entre en trombe dans le bureau du député.

— Le Progrès prépare une campagne contre toi. Regarde.

Et Lavisse met sous les yeux de Prieur une épreuve d’imprimerie. Auguste et M. Lantoine sont atterrés. Il est impossible de se méprendre sur le sens de cette lettre signée par l’Évêque et qui accuse le député d’immoralité.

L’Église jouit dans la province d’une autorité presque indiscutée. Elle se souvient des services qu’elle a rendus après la conquête de 1763. À cette époque, elle fut le pivot de la résistance ; le curé assuma une autorité à laquelle on s’en remit de toutes les questions et cette autorité fit échec au conquérant. Au plus fort de la bataille, la voix du plus énergique ne souffre pas de réplique. L’Église a gardé de ces temps héroïques des habitudes de décision et d’autorité qui scandalisent parfois.

À Deuville, il est plutôt rare de voir l’Évêque intervenir dans la politique. Celui-ci, ancien supérieur du collège où Auguste a fait ses études, paraissait jusqu’ici bien disposé envers le député.

Voici ce qui s’était passé.

Lecerf avait eu une idée de génie. Il rédigea une lettre où sans le nommer, il accusait le député de protéger le vice dans Deuville. Pour éviter toute confusion avec le maire, il parlait de celui-ci dans un autre paragraphe de sa lettre. Et ce document, il le signa du nom de l’Évêque et le remit au journal dont il était le rédacteur.

Un typographe, partisan de Prieur, tira clandestinement une épreuve de l’article et la fit porter au Procureur de la Couronne. Nachand envoya aussitôt Lavisse au bureau du député.

Celui-ci réunit son conseil en toute hâte. Nachand entra au moment où le député prenait congé de M. Lantoine.

— C’est un coup de Lecerf, prétendait Lavisse.

Prieur leur raconta l’entrevue qu’il venait d’avoir avec son beau-père.

— Si Pierre Massénac est là-dessous…

— Mais il n’a pas eu le temps de machiner une attaque aussi élaborée en une heure, dit sagement Migneron.

— Mais puisque le document émane de l’évêché ?

Ils relurent attentivement la lettre.

Prieur récusant l’évidence voulait se rendre au journal et demander à voir la signature. Il ne pouvait pas croire que l’Évêque eut signé un tel document, mais il redoutait que devant le fait accompli, il ne voulut pas désavouer Lecerf. Nachand s’offrit d’y aller à sa place. Au journal, Lecerf répondit aimablement au Procureur, cherchant le nom de celui qui avait, disait-il, trahi sa confiance. Mais quand Nachand demanda à voir la signature, l’imposteur pris à l’improviste, rougit jusqu’aux oreilles et perdit contenance. Il fit mine de chercher la lettre dans ses papiers, mais ne la trouva pas.

M. Lecerf, dit Nachand, M. Prieur est en ce moment à l’évêché.

— Il se serait épargné bien de la peine en venant directement à moi, dit le malheureux, la voix blanche.

— Mais puisque le document émane de l’évêché.

— Dans l’Église, il y a une hiérarchie établie…

— Mais la Société religieuse n’en fait pas partie. Si cette lettre paraît, vous vous exposez à une poursuite en libelle.

— Je ne demande qu’à ne pas la publier si M. le député veut bien me convaincre qu’il n’est pas de mèche avec ce Monsieur Massénac.

M. Lecerf, je regrette, mais dans ce cas c’est à vous que la preuve incombe.

— Je ne demande à M. le député que de me convaincre…

Lecerf n’avait pas repris son assurance depuis le début de l’entretien. Il ne cherchait maintenant qu’un moyen de reculer avec les honneurs.

— M. le député vous a chargé de me demander de ne pas publier cette lettre, je veux bien…

— Il ne demande pas, il exige.

— Je vais donner des ordres pour qu’on retire cette lettre. Mais je ne le fais…

Nachand eut envie de lui demander comment il pouvait retirer la lettre de l’Évêque sans le consulter, mais il avait appris, dans sa profession, à ne pas pousser trop loin les victoires. Il avait hâte de rentrer au bureau du député, où les têtes du parti, convoquées en toute hâte, attendaient, autour de Prieur, le résultat de ses démarches. Le voyage du député à l’évêché avait été inventé de toutes pièces pour surprendre Lecerf. Le coup avait réussi au-delà de toute espérance.

— Il faut le rendre impuissant, dit Sam. Je suggère, Auguste, que tu portes toute l’affaire à l’évêché.

— Non, dit Prieur, nous ne gagnerions rien. Je crois que la leçon ne sera pas perdue.

— Dans le fond, dit Migneron, je suis convaincu qu’il est sincère. Il a le fanatisme d’un croisé, égaré dans le monde moderne.

— Il n’espère rien pour lui. Il vit comme un saint, mais il ne vit que pour dominer.

— Quand un homme comme lui exerce un pouvoir, il s’identifie à la cause qu’il défend. Tu l’as blessé et alors qu’il est mû par la rancune, je suis convaincu qu’en sa conscience, il se croit le champion de la vertu.

— Conclusion pratique, dit Sam, un nettoyage s’impose.

— Céder immédiatement serait un aveu de culpabilité.

— Non, pas immédiatement. Mais d’ici deux mois il faudra sacrifier quelqu’un.

— Il est malheureux que nous ne puissions toucher à Massénac ; mais, ajouta Sam en riant, il ne comprendrait pas la plaisanterie.

— Il me faut un bouc émissaire, dit le Commissaire de police.

— Même deux.

— Bourret est tout indiqué.

— Nous suspendrons son permis pour quelques mois. Sam, il faudra que tu le préviennes. Tâche de lui faire comprendre…