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Les Désirs et les jours/2/14

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Texte établi par L’Arbre (1p. 205-208).

XIV

Quelques jours après son installation, on lui annonça la visite de Bernard Massénac. En entendant ce nom, prononcé avec respect par son secrétaire, Pierre fut ému. Le jeune homme n’avait pas parlé à son père adoptif depuis la mort d’Eugénie. Les deux hommes évitaient d’un commun accord les occasions de se rencontrer. De caractère violent tous les deux, ils ne pouvaient être indifférents l’un pour l’autre. Bernard Massénac n’avait jamais beaucoup contrarié son fils adoptif. N’ayant jamais compris les sentiments de l’adolescent, il n’avait vu dans l’hostilité de celui-ci à l’égard d’Eugénie que le résultat de ces malentendus qui éclatent dans les familles, quand les garçons atteignent leur treizième année.

De son côté, Pierre se sentait parfois attiré par ce qu’il avait de dynamisme et de violence combattive dans le tribun. Celui-ci vivait avec Lucienne, mais Pierre mettait tout le poids de cette faute sur la jeune femme.

Tels étaient les sentiments du directeur du Progrès quand on lui annonça la visite de Bernard Massénac. Le tribun avait vieilli. Il avait toujours l’air aussi négligé, mais il mettait une certaine coquetterie dans le choix de ses cravates et de l’étoffe de son complet. Il aborda Pierre, comme s’il l’avait vu la veille, avec une bonhommie qui dans les circonstances ne manquait pas de grandeur.

— Nous sommes du même bord, dit-il. Puis il ajouta : Vous nous poussez vous autres, les jeunes, mais c’est naturel.

Pierre, pris au dépourvu, ne savait que répondre.

— Je suis vieux, continua le tribun. Je ne pensais jamais voir le jour où je viendrais te demander une faveur. Mais ce jour-là est venu.

— Si je puis vous être utile… dit Pierre.

— Tu le peux, fiston, tu le peux. Je voudrais te demander de ne pas m’attaquer dans ta feuille. Tu comprends, je suis trop vieux pour apprendre de nouveaux tours. Les miens ne sont plus à la mode. Mais vous pouvez faire bien du mal à un homme avec vos phrases, vous autres…

Le jeune homme sentit son cœur fondre. Bernard Massénac le suppliait, lui, son fils adoptif.

— Je vous promets que le journal ne vous attaquera jamais personnellement, mais quant aux organisations dont vous faites partie…

— Ça me suffit, dit-il. Et qui sait, on a peut-être des petites ambitions politiques, et dans ça, la politique, le vieux est encore bon.

Le jeune homme protesta :

— Auguste est mon ami.

— Le mien aussi, du moins il le dit. Mais Prieur joue au moins sur trois ou quatre damiers. Sans moi, continua-t-il, il ne serait rien. Ne laisse personne te dire le contraire. Je l’ai fait et je puis le défaire. Tu es jeune, mon Pierre, et personne ne connaît l’avenir.

— Même si Auguste me trahissait, je ne m’opposerais pas à lui sur le terrain politique.

— Laisse-moi mes illusions de vieux renard.

— Je vous les laisse volontiers. Et je vous le répète : Le journal ne vous attaquera jamais personnellement.

— Je voulais te l’entendre dire. Je voudrais qu’Eugénie soit vivante pour te voir aujourd’hui. C’est elle qui serait fière.

Pierre détourna les yeux.

— Je savais que tu voulais partir depuis longtemps. Je n’oublierai jamais que tu es resté jusqu’à ce qu’elle ait fermé les yeux.

— Taisez-vous !

— Tu l’aimais bien au fond, toi aussi. Mais chienne de vie, chacun sa destinée, hein ?

Bernard Massénac essuya ses yeux du revers de sa main et se leva. Il hésitait à inviter le jeune homme chez lui à cause de Lucienne. Celui-ci comprit son embarras et lui dit :

— Venez me voir parfois. Je vous recevrai avec plaisir.

Quand il fut sorti, Pierre se mit à la fenêtre et le regarda s’éloigner. Il resta à rêver et ne s’aperçut pas que tous les employés étaient partis et qu’il était seul.