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Les Désirs et les jours/3/02

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Texte établi par L’Arbre (1p. 217-220).
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II

À cinq heures, Pierre s’éveille et frappe à la porte de Lancinet. Pas de réponse. L’idiot n’est pas rentré.

Pierre s’est enivré trop de fois dans sa vie pour ne pas distinguer cet état de celui où il s’est trouvé en s’éveillant dans la maison de son beau-père. Il n’a aucun doute. Quelqu’un l’a drogué. Mais qui et pourquoi ? La veille, il a soupé en compagnie de l’idiot dans un caboulot situé près de la gare. Au cours de la soirée, un individu s’est joint à eux, mais il ne se rappelle plus la physionomie de cet homme que, d’ailleurs, il ne connaît pas.

Il se rappelle aussi qu’il est parti seul avec Lancinet, mais là s’arrête sa mémoire. Est-il possible qu’il se soit présenté chez Bernard Massénac dans cet état. L’idiot n’était pas ivre. Il ne s’enivrait jamais. Il l’aurait retenu.

« Il faut que je retrouve Lancinet, se dit-il, si je veux savoir ce qui s’est passé. Il faut que je le retrouve avant qu’il ne lui arrive un malheur. Lancinet est comme un enfant, incapable de se gouverner seul. »

Rue principale, la foule est dense, le courant humain solide ; les mêmes visages vous accompagnent indéfiniment. La solitude, au milieu de cette foule est aussi complète, aussi intacte que dans une forêt. À certains moments, on n’avance que pas à pas, à d’autres, une éclaircie se produit, mais le cours est presque toujours lent, animé et régulier. On rit, on s’interpelle ; cette symphonie de voix, dont les bruits de la rue forment la trame, se meut le long d’un décor toujours changeant, qu’on regarde à peine en dépit de la crudité de l’éclairage.

Mais ce soir, Massénac n’est pas sensible à ce mouvement. Il a l’impression que tout le monde le regarde. Il s’arrête plusieurs fois, un peu nerveux malgré lui. On chuchote sur son passage. Serait-il arrivé malheur à Lancinet ? Il s’approche d’un kiosque de journaux, regarde les manchettes et reste hébété. Bernard Massénac a péri, la veille, dans l’incendie de sa demeure. Un frisson parcourt l’épine dorsale du jeune homme. La veille, il s’est échappé d’une maison en flammes. Que faisait-il là ? Pourquoi y était-il allé ? Il éprouve une profonde pitié pour le malheureux vieillard. En fait, depuis la mort d’Eugénie, il a purgé son cœur de toute haine.

Il se rappelle la visite du tribun au journal. Le vieillard paraissait inquiet et abattu. Pressentait-il sa fin prochaine ? La sueur perle au front du jeune homme. Se peut-il que son père adoptif ait été assassiné ? En imagination, Pierre se voit déjà dans la boîte aux accusés. Louise est là, dans la salle, en vêtements de deuil, épiant sur le visage de son ami les sentiments mêlés qui agitent son âme.

Non ! Il doit éviter même de penser à cela. « Pauvre vieux Bernard ! Ce n’était pas un mauvais bougre. » « C’est moi qui ai fait Prieur et je puis le défaire », disait-il. Il l’a peut-être dit trop haut. Il a peut-être été entendu. Des gens puissants comptaient sur Auguste. On a tué le tribun pour l’empêcher de mettre sa menace à exécution. Non.

Et Lancinet ? L’idiot est incapable de tuer un homme en face ; mais l’assommer dans son sommeil et mettre le feu… Alors, Pierre se rappelle les confidences qu’il a faites à l’idiot sur son père adoptif, la haine qu’il lisait dans les yeux du cuisinier de bord pendant ses récits. Ce serait trop horrible.

Et, tout à coup, il s’avise que Lancinet a peut-être péri dans l’incendie. Pierre s’arrache au trottoir. Il marche rapidement. Il a bientôt fait la tournée des endroits où il a l’habitude d’aller avec l’idiot. Partout, le jeune homme a reçu la même réponse. Personne n’a vu Lancinet.

En rentrant à son appartement, Pierre y trouve une sommation de comparaître le lendemain devant la Cour du coroner.