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Les Désirs et les jours/3/06

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Texte établi par L’Arbre (1p. 236-239).
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VI

Ce soir-là, Louise se rendit chez Auguste. Mais il venait de sortir. Elle ne pouvait le sui­vre chez Nachand, où il avait réuni les têtes du parti. Nachand voulait une arrestation.

— Quelles preuves as-tu contre Massénac, lui demande Auguste ?

— Il détestait son père adoptif, il a été vu dans le quartier le soir de l’incendie.

— Qui l’a vu ?

— Je ne sais pas, c’est ce qu’on dit.

— Il te faut plus que cela pour obtenir une accusation.

— Je le sais. Mais si nous abandonnons Mas­sénac, il ne reste que la théorie de l’accident. Acceptons-la un instant pour les fins de la dis­cussion, comment alors expliques-tu la dispari­tion de l’enfant ?

— Que veux-tu que Massénac qui n’a pas quitté Deuville ait fait de celui-ci ?

— Tu défends Massénac parce que c’est l’ami de Louise.

— C’est faux.

— Cèdes, Prieur. S’il est innocent, il sera acquitté.

— Je connais Massénac, il ne se laissera pas prendre vivant.

— Sa mort clora l’affaire.

— Jamais.

— L’opinion tient Massénac pour le coupable.

— C’est faux. C’est moi qu’on accuse.

— Vas-tu te laisser ruiner pour Massénac ?

— J’ai un moyen de prouver que je suis innocent, et du même coup de trouver le coupable, s’il n’est pas déjà trop tard.

— Et quel est ce moyen ? dit Nachand en pâlissant.

— C’est de remettre l’affaire entre les mains du Procureur général.

Cette menace éclata comme une bombe dans le cercle de cinq personnes parmi lesquelles se trouvait peut-être l’assassin de Bernard Massénac.

— Tu es fou ! Auguste. Nous mettre entre les mains d’étrangers.

— Avez-vous quelque chose à cacher ? demanda le député, qui pressentit pour la première fois que l’opinion publique ne se trompait peut-être pas en l’accusant de protéger les coupables.

Il était jeune. Il eut tout à coup froid. Il avait cru connaître les passions politiques : il reconnut que dans ce domaine un Nachand, hypocrite et fourbe, un Lavisse, qui eût vendu sa mère pour rester dans le parti, un Patrau, brutal et sournois : tous étaient des maîtres. Il pensa à Massénac qu’il avait été bien près de sacrifier.

Ses « lieutenants », les têtes du parti n’en menaient pas large en ce moment. Habitués à tout « arranger » quand le parti est au pouvoir, ils croyaient pouvoir tuer impunément.

— Si le verdict de demain est un verdict de meurtre, dit-il, je fais ma demande au Procureur général.

— Mais, dit Nachand, tu sais bien que Bernard Massénac faisait chanter tout le parti. Tout cela va sortir.

— Je le regretterai, mais je préfère nuire au parti que de prendre part à une injustice.

Ils ne tentèrent pas de le fléchir, car au silence qui s’était fait dans le groupe quand il avait parlé du Procureur général, chacun avait eu peur de son voisin.

La police travailla toute la nuit dans les décombres de la maison de Massénac. Et le lendemain matin, à la cour du coroner, le Procureur Nachand procédait pour la Couronne. Il interrogea longuement Pierre, sans bienveillance, puis il fit reprendre toutes les dépositions. Le directeur de la sûreté, corroboré par le chef des pompiers, prouva que l’incendie avait été allumé accidentellement. Le jury ne délibéra que quelques minutes et rendit un verdict de mort accidentelle.