Les Dames du palais/1/1

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-46).

LES
DAMES DU PALAIS


PREMIÈRE PARTIE

I

Dans la foule qui remplissait la salle des Pas-Perdus, à deux heures, pendant la suspension d’audience, André Vélines, le jeune avocat d’avenir, ancien secrétaire de la Conférence, ancien secrétaire du bâtonnier, dit vivement à la vieille dame élégante dont il paraissait ici le guide :

— Tenez, grand’mère, la voici… C’est elle, mademoiselle Marcadieu, en robe, auprès de ce vieil avocat.

Madame Mansart tressaillit, leva son face-à-main ; sous le cristal, ses yeux noirs pétillèrent. Elle était petite, replète, portait, malgré ses soixante-neuf ans, un chapeau de jeune femme, et se teignait les cheveux pour paraître la mère de son petit-fils dont elle était démesurément orgueilleuse.

— Où çà ? où çà ?

André Vélines pencha vers elle sa haute taille :

— Au bas de l’escalier du tribunal civil, là-bas… Et c’est Fabrezan-Castagnac, le grand Fabrezan, le bâtonnier, mon ancien patron, qui gesticule auprès d’elle.

Ainsi dirigés, les regards de la vieille dame rencontrèrent parmi le flot des hommes noirs au rabat blanc le couple bizarre : le célèbre maître du barreau, à la forte tête classique encadrée de favoris blancs, et la blonde stagiaire, frêle, fine et rose, la toque en équilibre sur sa chevelure dorée, qui, d’un geste enfantin, faisait sauter entre ses doigts l’extrémité de son épitoge.

— Eh bien ! grand’mère ?…

Un peu laid, le visage osseux, ce grand garçon, rasé comme un Romain, respirait la santé, la puissance, la franchise. Pourtant, à ce moment-là, il semblait timide, anxieux, suspendu aux lèvres de l’impérieuse aïeule qui allait formuler sa critique sur la jeune fille lentement examinée.

Madame Mansart laissa tomber le face-à-main sans rien dire.

Alors lui se remit à contempler là-bas Henriette Marcadieu qu’il aimait. Il haletait de passion, de tendresse. Contre la serviette de maroquin cachée par sa large manche, son cœur eut de longs soubresauts. La chère petite stagiaire ! pouvait-on ne pas l’admirer ? Il se redressa, demanda hardiment :

— Comment la trouvez-vous, grand’mère ?

La vieille dame repartit, nerveuse :

— Jolie, certes ! Mais quelles singulières créatures que ces femmes-là !

Les quatre battants de la porte vitrée, s’ouvrant perpétuellement, laissaient entrer à chaque minute de nouveaux groupes d’avocats. Le tapage devenait assourdissant. Quand l’horloge marqua deux heures dix, à l’extrémité de la salle des Pas-Perdus, le tambour capitonné de cuir vert de la première chambre du tribunal, où se jugeait un grand divorce, dégorgea une troupe d’hommes mal vêtus et de femmes en toilette qui envahirent le hall : c’était une tardive suspension d’audience.

André Vélines et sa grand’mère, entraînés par l’ample mouvement général de va-et-vient, reprirent leur piétinement. Fabrezan et mademoiselle Marcadieu venaient en sens inverse : ils se croisèrent sous le monument de Malesherbes. Madame Mansart, qui se piquait d’instruction, en déchiffrait péniblement inscription latine, et, goûtant fort cette sobre glorification de l’avocat d’un roi, ne vit ni la petite stagiaire ni l’envolement majestueux qu’eut la manche du bâtonnier lorsqu’il les frôla au passage. Mais Henriette Marcadieu et André Vélines s’étaient souri.

— Grand-mère, fit le jeune homme, qui avait reconquis son air d’énergie tranquille, voulez-vous que je vous montre la galerie carrée ?

Avec cette terrible vivacité qui la rajeunissait de quinze ans, la vieille dame aux cheveux noirs gravissait le degré de pierre blanche que domine, au fond de la salle des Pas-Perdus, le balcon aux balustres de marbre. Elle s’y accouda près d’André. Tous deux, un instant, silencieux, contemplèrent l’immense nef bourdonnante.

Dans son architecture nue, vaguement dorique, elle s’allongeait royalement en deux voûtes que séparait une rangée de colonnes. Elle ressemblait, avec les rosaces qui l’éclairaient aux deux bouts. à une cathédrale neigeuse et grouillante où cheminaient des moines noirs au rabat blanc. L’étamine des robes allait, venait, les toques s’agitaient, et ces milliers de chuchotements composaient un unisson formidable qui montait en rumeur, en fracas. Là-haut, on aurait dit le bruit de la mer.

— Oui, reprit madame Mansart en cherchant des yeux parmi la foule bougeante les cheveux blonds de la petite stagiaire, de singulières femmes ! Je ne fus jamais une sotte, mon cher petit, non plus qu’une ignorante ; j’ai lu Virgile, en mon temps : les femmes intelligentes ne datent pas d’aujourd’hui, vois-tu !… Néanmoins, je n’aurais jamais eu l’idée d’acheter une étude d’avoué concurremment avec ton grand’père, ni de faire le même métier que lui… Cette jeune fille est fort distinguée. Son père, monsieur Marcadieu, est président de chambre à la cour. Comme famille, en effet, on ne peut rêver mieux.

André Vélines respira fortement. Il embrassait du regard la noble salle, d’un regard dominateur et avide, où il y avait de la convoitise et de l’ardeur. Ce n’était plus Henriette qu’il voyait, mais Fabrezan, le bâtonnier illustre, Ternisien, le triomphateur des assises, Blondel le subtil, que les belles dames du seizième arrondissement venaient entendre, ne plaidât-il que pour une mitoyenneté de mur, Lamblin, qui ne comptait pas dix ans de plus qu’André, et dont la logique indestructible était célèbre, et Lecellier, à la douce, suave et persuasive éloquence, et ce jeune stagiaire au teint mat, aux yeux de braise, Maurice Servais, que les anciens suivaient attentivement à la huitième correctionnelle, où il défendait les mineurs. Et, dans cette multitude mouvante, où chaque visage représentait pour lui un nom, rappelait en lui un sentiment puissant d’amitié, de dédain, d’envie ou de haine, lui à qui la gloire venait déjà, qui se savait dans les forts, entrevoyait la place promise. Il serait entre Ternisien, le sentimental brùlant, et le captieux Blondel, l’avocat littéraire, charmeur et dialecticien, celui que le tribunal écoute, enjôlé, vaincu d’avance, pris aux rets d’acier d’une argumentation coquette et virile.

— Elle a vingt-cinq ans, continua madame Mansart ; toi, trente-trois : les âges sont convenables. Mais qu’eussent dit tes pauvres parents, à te voir épouser une femme qui travaille ?

On apercevait là-bas la jolie Henriette Marcadieu riant avec son vieil ami. Elle était la grâce même. Cette toge légère lui seyait. La physionomie d’André s’adoucit soudain. Il aimait la jeune fille en cette robe qui la revêtait d’un uniforme semblable au sien. Il aimait cette grande salle des Pas-Perdus, si antique, si vénérable, où le vieux Parlement de Paris avait promené ses simarres historiques, où s’étaient déroulées les fêtes nuptiales des rois, où les clercs de la Basoche avaient tenu, sur un bloc de marbre, leur théâtre grotesque, où l’on avait traité des empereurs. Aujourd’hui elle synthétisait pour lui tout ce Palais qu’il rêvait de conquérir. Elle en était comme le cloître, et cette masse noire d’hommes en robes, pareils à des religieux, c’était sa confrérie ; une cohésion l’y attachait ; une solidarité mécanique, malgré les rivalités, les jalousies, le cimentait à ses confrères ; il partageait leurs intérêts, leurs vanités, leurs faiblesses, leurs gloires : c’était véritablement l’Ordre qui était là devant lui, et il s’y sentait lié par le plus fier des esprits de corps.

— Je n’ai rien à dire sur cette jeune fille, reprit l’orgueilleuse vieille dame ; ce mariage t’introduirait dans une famille de la haute magistrature, et mademoiselle Marcadieu ne répond guère à l’idée inquiétante que je m’étais faite d’une avocate. Quand j’ai quitté Rouen pour la connaître, je me la figurais excentrique et de mauvais ton. Aujourd’hui, elle me fait l’effet d’un charmant bibelot dans ce vieux Palais de Justice, un mignon personnage de fantaisie regarde comme elle y est disparate ! Cette clameur que nous entendons et qui devient si formidable, c’est pour moi, mon petit, comme la voix du Palais. Ces plaideurs, ces centaines d’avocats si agités, en paroles ils brassent des millions, déchirent des unions qui furent amoureuses, arrachent des petits enfants à leur père ou à leur mère, renversent des murs, détournent des héritages, déshonorent des familles, réhabilitent un homme, sauvent la tête d’un criminel, innocentent des fripons. Il me semble apercevoir les billets de banque, les contrats de mariage, les testaments, les baux, les verdicts, voler, cascader, s’escamoter dans leurs grandes manches de magiciens, et ce sont leurs. mots baroques, les de cujus, les biens paraphernaux, les propres parfaits, les préciputs conventionnels, les cheptels de fer, les purges légales, tout ce beau jargon dont l’étude autrefois me renvoyait les échos et que je pense reconnaître dans ce brouhaha de tempête. Comment me feras-tu croire, André, que cette jeune fille, une enfant, qui joue à la balle avec son épitoge, puisse se complaire en cette barbare ambiance, jongler avec ces termes, méditer ces arides problèmes, et posséder sous son front de jolie femme le droit romain. Justinien, les Pandectes et Napoléon !

La lèvre rasée d’André Vélines eut un sourire de vanité satisfaite :

— Elle le peut, grand mère ; et c’est justement de ne paraître pas le pouvoir qui fait son charme extrême.

Il eut un frémissement qui n’échappa nullement à la grand mère. Elle admirait trop ce robuste garçon, qu’elle avait suivi pas à pas depuis l’âge de cinq ans, pour ne pas s’enorgueillir de cette belle passion ardente et digne qu’elle voyait croître en lui. Ah ! ce n’était pas un amour vague, vulgaire ou frivole qui liait son grand avocat de petit-fils à la fille du président Marcadieu. André serait unique, singulier, et remarquable jusqu’en sa vie sentimentale. Cela ferait un mariage fameux dans la magistrature et dans le barreau. Malgré ses idées un peu bornées de vieille provinciale, il ne lui déplaisait pas non plus que la femme d’André fût une personne sortant du commun autant qu’Henriette Marcadieu, non pas seulement par sa naissance, mais par sa masculine profession.

André Vélines, d’un geste familier, remonta les manches de sa robe : sa manchette apparut, avec la perle du bouton. Il avait posé sa serviette sur le rebord de la balustrade en marbre lisse ; il s’y appuya des deux mains :

— Henriette Marcadieu est très forte ; elle me ravit parfois, à citer des textes, ou bien des arrêts de la cour de cassation ; mais elle n’est point la seule, grand’mère. Nous avons une dizaine de femmes inscrites ; et, parmi elles, la vieille Angély, la fondatrice de l’Euvre des Petits Déshérités, l’oracle des stagiaires, cette ancienne qui ne plaide pas, mais dont le jugement est si pénétrant, la science du droit, qu’elle enseigne dans les lycées de filles, si parfaite, et le conseil si sûr, que des avocats, clandestinement, vont la consulter dans son étroit appartement de la rue Chanoinesse. Il y a aussi trois petites stagiaires instruites et spirituelles, qui promettent ; il y a une certaine dame Clémentin dont je ne dirai pas grand chose, mais à qui les causes arrivent pourtant, la femme d’un confrère, d’ailleurs. Puis une admirable créature, la malheureuse Martinal, une jeune veuve chargée d’enfants qui trime à faire pitié ; puis la grande féministe madame Surgères ; puis l’avocate amateur madame Debreyne, et enfin la belle Isabelle Géronce, la merveille de l’Ordre, mariée à un chirurgien… Elle plaide, en ce moment, aux assises, grand’mère, dans une affaire d’infanticide voulez-vous que nous allions tout à l’heure jeter un coup d’œil sur la salle et sur cette magnifique personne qui subjugue, par son physique, les honnêtes bourgeois du jury ?

Mais madame Mansart, poursuivant sa pensée :

— Déjà, tant d’avocates !… Alors, mademoiselle Marcadieu n’est plus une exception ?… Il faut donc admettre ces étranges femmes : elles sont en pied ici, ce sont les Dames du Palais.

— Pourquoi pas ? réfléchit tout haut André Vélines. Les femmes sont souvent singulièrement douées de l’esprit des affaires. Elles font d’habiles et solides commerçantes. La clairvoyance, la précision, la subtilité, tout le talent de l’avocat est là les femmes possèdent parfois ces facultés aussi vives que nous.

Madame Mansart méditait gravement sur un état de choses si nouveau pour elle. Mademoiselle Angély l’occupait particulièrement. Cette vieille fille, de qui les hommes recherchaient l’avis, lui apparaissait comme un phénomène. Elle souhaitait la connaître, s’en faisait une idée imposante, et aussitôt, rien que d’imaginer une femme qui lui fût supérieure, elle eut une moue impertinente. En même temps, son petit-fils lui disait :

— Regardez, grand’mère, voilà mademoiselle Angély.

Une grosse dame poussait, en bas, un des battants de la porte vitrée. Malgré le mois de novembre assez froid, elle ne portait pas de manteau sur sa robe de drap violet qui serrait mal ses formes lourdes. Elle avait la démarche pesante, les joues pâles et molles, un chapeau démodé. Quand elle eut fait quelques pas, il y eut autour d’elle, dans la foule, un léger mouvement de déférence. On s’arrêtait, on se détournait, on saluait, on souriait ; c’étaient de très petits indices extérieurs d’une impression profonde.

La vieille avocate, de taille encore droite et haute, agitait la tête, rendait les sourires, épiait les visages amis Alors, comme si la robe violette eût été pour toute la salle comme un signe de ralliement, voici qu’Henriette Marcadieu, abandonnant le bâtonnier, vint courant presque et toute rose de plaisir. Les trois petites stagiaires inséparables, que personne n’avait encore aperçues et qui bavardaient sur une des longues stalles de bois encastrées dans la muraille, Louise Pernette, Jeanne de Louvrol et Marie Morvan se levèrent en hâte. Pareilles à trois gentilles muses noires et rieuses, la toque un peu branlante, elles fendirent les rangs des grands confrères pour venir entourer leur maîtresse. Une jeune femme aux traits fatigués, avec de beaux yeux bleus flétris et pensifs, approchait à son tour : c’était madame Martinal, qu’on aurait dit exténuée sous le poids de sa serviette bourrée de dossiers. Son mélancolique visage s’éclaira Mademoiselle Angély qui les appelait toutes ses chères filles, et qui semblait jouir de régner ainsi, mystérieusement, parmi ces jeunes femmes dont elle avait pétri l’intelligence, serra plus longuement la main de la veuve.

— Eh bien ma brave petite, pas trop fatiguée aujourd’hui ?

Elle s’était enthousiasmée pour l’énergie de cette délicate et si féminine Martinal. Aux cours de droit des lycées, dix ans auparavant, celle-ci avait été son élève, qu’elle avait distinguée, soignée, poussée jusqu’à la licence. Puis, la jeune fille, laissant l’école de droit, les leçons de code civil et Dalloz, avait connu l’amour, mordu à la vie et goûté cinq années de joie dans un poétique mariage avec le docteur Martinal, qui l’avait épousée pauvre, tendre et passionnée. Quand une diphtérie avait pris le jeune médecin, sa femme atteignait, entre cet homme follement aimé et trois beaux petits enfants, le summum du bonheur… Cinq jours plus tard, elle était veuve, sans ressources, et chargée d’élever seule ses trois fils qui, pareils à de petits oiseaux, exigeaient impérieusement, impitoyablement, la becquée.

Ces années de félicité avait été trop courtes pour lui laisser totalement oublier l’enseignement de ses livres de droit. Elle les rouvrit, passa le doctorat, prêta serment. L’Ordre fut accueillant pour cette courageuse créature qu’on devinait, sous son crêpe, encore toute palpitante de douleur. Inscrite à l’Assistance judiciaire, elle plaida d’office. L’audience terminée, on la voyait courir au vestiaire, ôter sa robe, revêtir sa livrée de veuve, retourner par le plus court à son quatrième du quai de la Mégisserie, où une tante âgée gardait ses trois petits garçons. Alors son cœur se détendait sa serviette jetée sur la table, où les paperasses s’étalaient, elle saisissait ses chéris, les mangeait de baisers, cherchait, d’un geste animal, à les étreindre tous à la fois, et, malgré la défense du médecin, qui la trouvait épuisée, entr’ouvrait son corsage où s’enfouissait la tête du plus petit, dont les treize mois voraces s’obstinaient à réclamer les dernières gouttes du lait maternel.

Maintenant on commençait à la remarquer ; elle était au tableau. Des femmes allaient la consulter. On lui avait confié quelques procès. Une dame riche, pour une affaire de couturière, lui avait princièrement versé la provision trop souvent négligée. Ses dettes s’amortissaient. Elle goûtait le contentement âpre et fort de reconstruire seule son nid détruit, de le faire prospérer, et de savoir que ses enfants ne tenaient que d’elle leur bien-être. La famille était réorganisée gràce à son rôle double de père et de mère. Elle travaillait fièrement, indépendante, son inlassable chagrin perpétuellement consolé.

Elle répondit à mademoiselle Angély.

Mais je me porte très bien ! Mes petits garçons ne sont pas difficiles. On dit qu’ils m’éreintent : quelle erreur ! Je leur ai donné leurs deux heures de leçons ce matin, maintenant ils font tranquillement leurs devoirs… Venez-vous m’entendre ? Je plaide à la sixième de la cour où je suis intimée. J’ai un peu le trac ! Tout mon effet est réservé pour la péroraison de ma réplique : or le président est dur ; vous le connaissez, mademoiselle, c’est Erambourg, le « coupe toujours » qui ne vous laisse jamais achever votre affaire… Oh ! c’est affreux, vous savez, d’avoir devant soi ce visage fripé, de fixer les yeux, en parlant, sur ces lèvres qui vont bouger, qui vont dire : « Avez-vous des conclusions à déposer ? Non ?… eh bien, vous pouvez vous asseoir… » alors que l’on commence à peine à développer son idée. Si vous étiez là, j’aurais moins peur.

Mademoiselle Angély parut désolée :

— Ma pauvre enfant ! j’ai promis à madame Géronce d’aller l’écouter aux assises, à la reprise d’audience…

Henriette Marcadieu, dont les yeux riaient de malice, l’interrompit :

— Oh ! madame Géronce, on ne va pas l’entendre, on va la voir.

Et, au souvenir de l’élégante avocate qui, selon l’expression du bâtonnier, « plaidait avec son physique », elle baissa la tête en coulant des regards significatifs aux trois stagiaires. Louise Pernette, une blonde à la grande bouche tendre, flexible comme un roseau et dont on sentait la taille onduler sous les plis amples de la robe, dit, à son tour, en étouffant son rire :

— Quand elle passe galerie Lamoignon, les avocats doivent s’écarter pour lui faire place, tant elle est juponnée et tant sa traîne est longue !

Jeanne de Louvrol rappela le maquillage de la dame, et Marie Morvan ses cols de guipure. Les cols de guipure d’Isabelle Géronce étaient, au Palais, légendaires, considérables et scandaleux. Alors qu’une mode, tacitement reconnue, avait fait adopter aux jeunes avocates le petit faux col glacé, si simple, si coquet, et en même temps si neutre, puisqu’il accompagne aussi bien le costume de l’avocat, la féministe féminisante qu’était madame Géronce avait voulu mettre de la féminité dans son rôle masculin en choisissant un col qui fut vraiment une parure. « Car, disait-elle quelquefois, l’audience est un salon… » Cette dérogation semblait quelque chose d’énorme, et toutes ces jeunes filles, qui transportaient si curieusement dans les vestibules de l’austère Palais un peu des papotages du lycée, oubliaient volontiers, pour cette bagatelle, leurs petits clients de la Roquette, ou les jeunes servantes infidèles que d’office on leur donnait à défendre. Maternellement la bonne et indulgente Angély les y ramena :

— Eh bien ! Louise Pernette, votre gamin est-il jugé ?

Louise Pernette fit une moue :

— À huitaine, mademoiselle !

Elle était si joyeuse qu’à prononcer la phrase sacramentelle sur le ton même du président, et en imitant son bâillement d’ennui, elle eut un accès de gaieté. Elle se cacha le visage sur l’épaule d’Henriette Marcadieu, son amie. Puis, triste subitement au souvenir de son petit voleur, elle abaissa les lèvres.

— Pauvre mioche ! Il était délicieux, vous savez ; pas méchant pour deux sous… Ce qu’il a pleuré quand je lui ai montré combien c’était vilain d’avoir dérobé ces boîtes de sardines à un brave épicier !… Enfin j’espère bien qu’il aura le sursis.

Autour de leur groupe, le grand va-et-vient continuait. C’était un remous perpétuel de toques, un papillotage de rabats légers. La chanson sourde des conversations couvrait le bruit de piétinement que faisaient sur le dallage les innombrables chaussures allant en cadence ; on voyait seulement leur mouvement régulier, avec celui des bas de pantalon issus de la robe très courte. Et, selon l’image de madare Mansart, des fortunes s’effondraient, des millions dansaient, des vies humaines se discutaient, ou bien des questions ridiculement petites que deux adversaires débattaient avec des emportements farouches et des jeux de physionomie passionnés un corset mal fait, une carte anonyme, une toiture défectueuse… Au passage, les plus affairés de ces messieurs regardaient les stagiaires, Henriette Marcadieu surtout et Louise Pernette, qui étaient charmantes. Le visage des anciens respirait la mansuétude, celui des célèbres, la bienveillance ; mais les jeunes, âpres guetteurs de causes, dans ce grand vivier qu’est le Palais, où les gros poissons mangent les petits, où le fretin voit avec terreur la soudaine poussée des réputations, exprimaient plus de défiance que de galanterie à l’endroit de ces jeunes femmes à qui toute une clientèle féminine pouvait venir. Soudain, Louise Pernette rougit jusqu’aux frisons de ses cheveux de soie : Maurice Servais, le timide et grand garçon aux airs d’adolescent mûri trop vite, celui que les confrères allaient entendre quand il défendait des mineurs à la huitième chambre, et dont l’Ordre entier suivait avec tant d’intérêt le talent naissant, s’était approché. Ils se serrèrent la main :

— Bonjour.

— Bonjour.

Et ce fut tout. Mais la grande bouche tendre de Louise avait frémi, et, sous les fronces de la toge, sa mince taille fléchissait un peu. Mademoiselle Angély, en vieille fille sentimentale, paraissait troublée et tirait sur ses grosses hanches les basques de son corsage violet. Elle n’ignorait pas la touchante idylle judiciaire : Louise et Maurice s’adoraient ; c’était un amour enfantin, gracieux et mélancolique. Tous les deux étaient pauvres, ne pouvaient songer encore à fonder un foyer, et c’était pitié de les voir s’exténuer à travailler, implorer le succès, se désirer en vain. Cependant ils avaient des joies naïves et immenses : le Palais, où ils s’étaient connus, était la maison commune où ils se retrouvaient chaque jour ; la galerie de Saint-Louis, vestibule mystérieux de la cour de cassation, leur ménageait des rendez-vous exquis ; le municipal de service à l’entrée, complice, détournait la tête ; ils allaient s’asseoir l’un près de l’autre sur une banquette, dans le cintre d’une ogive ; leur serviette ouverte sur leurs genoux, ils se communiquaient leurs dossiers, se lisaient des pièces, puis parfois, relevant la tête, se souriaient silencieusement. Elle comptait vingt ans ; lui, vingt-cinq. L’ingénuité de leur passion se mêlait étrangement à la gravité de leurs préoccupations professionnelles. Tous deux, avocats d’office, défendaient de jeunes criminels ; leurs cœurs, attendris par l’amour, s’attachaient à ces enfants coupables. Ils élaboraient ensemble, avec une illusion pareille, leurs généreux projets de régénération, de culture morale. Louise aimait jusqu’aux petits criminels de Maurice ; Maurice, jusqu’à ceux de Louise. Souvent, ils se cherchaient de chambre en chambre ; quand mademoiselle Pernette plaidait, Servais était près d’elle, au banc des avocats ; quand c’était au tour de Servais, Louise prenait place derrière lui, haletante.

Leur roman ne se cachait pas ! tout l’Ordre en savait la cristalline histoire. Fabrezan, le bâtonnier, trouvait délicieuse cette jeune fleur poussée dans son vieux Palais de Justice : il favorisait les amoureux. Maurice Servais, dans sa parole inexpérimentée et imparfaite, donnait des signes sûrs de maîtrise ; plus d’une fois Fabrezan lui avait fourni l’occasion de plaider au civil. Louise, à la barre, restait craintive, balbutiante, montrait plus de bonne volonté que de talent. Un jour, elle y avait pleuré. Elle apprenait par cœur des livres de procédure, de jurisprudence. Servais faisait un stage rétribué chez un avoué : ni l’un ni l’autre n’arrivaient à gagner l’argent d’une mise en ménage ; pourtant ils espéraient se marier dans deux ans.

Soudain Henriette Marcadieu, qui malgré son petit air sage et pensif, avait les yeux partout, dit à voix basse à ses amies :

— Voilà monsieur Alembert ; je suis sûre qu’il vient relancer Fabrezan pour son procès.

À la foule des avocats et des hommes de loi se joignaient en effet de nombreux plaideurs. Des femmes, d’abord, à l’esprit de chicane tenace et incorrigible, de ces joueuses judiciaires, semblables aux passionnées de la roulette ou des courses, que cette folie ruine et détraque et dont tout le Palais connaît la mise excentrique, la présence obsédante. Il y avait là, en particulier, madame Gévigne, qui narrait au premier venu l’extraordinaire imbroglio de sa créance. Puis madame Leroy-Mathalin, qui occupait actuellement les tribunaux avec trois affaires pendantes, et enfin, à la porte de la première, un homme encore très jeune, d’une remarquable distinction, qui fourrageait sa barbe longue en cherchant quelqu’un du regard.

Curieuse, Louise Pernette se tourna vers mademoiselle Marcadieu :

— Quel procès ?

Car ce mot de « procès », magique à l’oreille des jeunes avocats, provoque des convoitises, ouvre des horizons, excite les ambitions et l’envie, et il n’est pas un stagiaire qui l’entende froidement.

Alors Henriette Marcadieu expliqua :

— C’est un ingénieur, le mari divorcé d’une amie de maman, Suzanne Marty. Le divorce a été prononcé à la première chambre, en juin dernier, au profit de la femme. Le pauvre Alembert avait été un peu léger. Son péché n’était pas bien gros, je crois, mais Suzanne n’a rien pardonné. Le malheur, c’est qu’ils ont un enfant de onze ans, qui a été confié à la mère. Monsieur Alembert raffolait de son fils il ne peut se soumettre à la décision du tribunal et il entame un nouveau procès pour réclamer son petit. C’est une situation affreuse, n’est-ce pas ? cet homme et cette femme qui n’ont plus au monde d’autre affection que ce gosse et qui vont se le disputer, se l’arracher indéfiniment… Fabrezan plaide pour Alembert.

— Qui est l’avocat de la femme ? demanda madame Martinal tout à coup intéressée à ce drame de maternité.

Henriette Marcadieu fit un geste évasif : elle l’ignorait, personne ne le savait encore. Madame Marty n’avait pas eu de chance : Bertigny, qui lui avait obtenu son divorce en juin, était mort pendant les vacances. Elle n’avait pas encore choisi d’autre défenseur, pour une bonne raison, c’est que l’assignation ne l’avait pas encore touchée… Henriette n’était au courant que par les bavardages de Fabrezan, qui lui contait la chose tout à l’heure, quand l’arrivée de mademoiselle Angély les avait séparés.

— Eh ! je savais bien, acheva-t-elle, que monsieur Alembert était en quête du bâtonnier : tenez, il l’a découvert ; il le rejoint ; ils causent.

Et toutes suivaient des yeux l’ingénieur et l’avocat qui, à pas lents, prenaient la file dans la procession générale. Mais aucune ne considérait Alembert avec la pitié, la tristesse, la sympathie qu’exprima subitement le visage fatigué de madame Martinal. Le pauvre homme, dépourvu de tout sang-froid, devait épancher avec des mots de désespoir sa peine paternelle, s’emporter, car le vieil avocat, par instants, lui touchait l’épaule avec ce geste qui veut consoler, apaiser. Et, à d’autres moments, la haute taille du jeune père s’inclinait, sa main se mouvait doucement, comme s’il imaginait près de lui une tête enfantine.

Madame Martinal, elle, songeait à ses trois chéris : l’aîné avait neuf ans maintenant ; il était ardent, imaginatif et câlin : si quelqu’un le lui enlevait !… À cette pensée, son cœur cessait de battre. Mais une image plus brillante la rasséréna. Une cliente était venue, la veille, lui verser quelques honoraires ; elle avait donné, cette semaine, plusieurs consultations lucratives ; et elle se souvenait de trois costumes aperçus, le matin même, aux vitrines de la Belle Jardinière, trois costumes de garçons, aux trois tailles de ses trois petits. Elle sourit, à se figurer les minces cous nus sortant du grand col marin, et les trois beaux petits corps sous le drap bleu collant. Mais elle n’en avait que plus de compassion pour le malheureux père qui savait son fils vivant et cependant l’avait perdu…

Absorbée dans des idées qui touchaient à ses préoccupations les plus habituelles, elle n’avait pas observé le manège de madame Leroy-Mathalin, la plaideuse aux trois procès pendants. Celle-ci, s’approchant savamment, avait peu à peu, à force de circonvolutions habiles, joint mademoiselle Angély dont elle ambitionnait le secours. C’était une femme de quarante-cinq ans, d’un embonpoint notable, la lèvre ombrée, le chapeau défraîchi sur une tignasse noire, dépeignée. Mais les petites stagiaires moqueuses n’eurent pas envie de rire quand la ridicule personne, avec une attitude suppliante d’importune, aborda leur maîtresse. Le plaideur s’impose toujours à l’avocat ; il commande son respect ; il disparaît pour lui sous l’apparence de la seule affaire ; ses cocasseries morales sont acceptées gravement par le défenseur ; il lui est sacré, qu’il soit sensé ou fou.

Alors commencèrent les lamentations de la dame : au cours de réparations locatives dans son appartement du boulevard Saint-Germain, par le fait d’un courant d’air, elle avait attrapé un mal d’yeux qu’elle dit grave. Et, de son gros doigt ganté, elle abaissait sa paupière, montrait une sclérotique congestionnée. Le traitement ne donnait aucun résultat toute lecture lui devenait impossible. Par auto-suggestion, les larmes lui jaillirent. Elle s’était munie de plusieurs certificats médicaux et se proposait d’intenter une action judiciaire pour obtenir des dommages et intérêts. Elle n’estimait pas au-dessous de cinq mille francs le préjudice causé, et, terminant à la façon d’une plaidoirie, elle ajoutait par habitude :

— Le tribunal appréciera…

Mademoiselle Angély, plus professeur de droit qu’avocate, ne possédait pas autant que la plus neuve stagiaire l’esprit du barreau elle essaya de la dissuader de tout litige ; madame Leroy-Mathalin ne l’écouta pas. Elle était fort malheureuse : toutes ces affaires la tuaient. Et, ne se connaissant plus, dans son emportement, elle alla jusqu’à traiter le président Marcadieu de « vieux singe » >. Son procès des lettres anonymes traînait en longueur. Maître Thaddée-Mira, qui la défendait devant la huitième du tribunal, rencontrait des difficultés près de l’expert en écritures. De plus, il ne pouvait pas se charger de sa demande d’indemnité, de sorte qu’elle avait pensé à mademoiselle Angély, dont le talent lui inspirait tant de confiance, sans compter qu’entre femmes on s’entend toujours mieux…

Un peu plus loin madame Gévigne, autre plaideuse, avait happé le ménage Clémentin, dont le mari avait pris en main son affaire de créance. Monsieur et madame Clémentin, tous deux avocats, étaient chétifs, aigres et âpres. Peu chanceux, ils vivaient d’expédients. À la salle des Pas-Perdus, les dames Gévigne étaient leur proie. Les stratagèmes de Clémentin, pour se faire attribuer des causes, étaient fameux au Palais. À Ménilmontant, il avait, disait-on, un cabinet clandestin où il donnait ses consultations à la population la moins intéressante de la capitale, chez laquelle on lui prêtait des accointances. La plaideuse, dont le procès n’aboutissait pas, le gourmandait ferme, à ce moment.

Une voix près d’Henriette murmura :

— Mademoiselle Marcadieu…

L’avocate se retourna : André Vélines et la vieille dame étaient devant elle. La jeune fille devint sérieuse ; d’instinct, sa main lissa l’épitoge, puis rassura sa toque sur le chignon trop lourd. Dans une attitude pareille à celle d’André, elle soutenait sous le bras gauche la serviette professionnelle : lui, avait plaidé à la cour, dès midi ; elle, devait se rendre à quatre heures au petit parquet, pour une instruction. Madame Mansart, de son œil perçant, observait cette similitude étrange.

— Mademoiselle Marcadieu, dit Vélines, voulez-vous me permettre de vous présenter à ma grand’mère, venue pour visiter le Palais…

La fine Henriette ne s’y trompa guère : c’était elle qu’on venait voir et non le Palais de Justice. Elle se savait aimée d’André ; elle savait que ce fier prétendant très épris, agirait néanmoins dans l’occurrence avec une correction bourgeoise, que les parents interviendraient, que son roman de femme nouvelle emprunterait un peu de solennité traditionnelle. Elle eût préféré plus de fantaisie, quelque chose comme la liberté très pure dans laquelle Maurice Servais et Louise Pernette s’aimaient, en même temps avec mystère et avec ostentation. Mais André lui plaisait. Elle serait orgueilleuse d’un tel mari, si passionné dans sa retenue, si estimé de ses confrères, si prisé du public pour son beau talent de parole. Et, par coquetterie envers la vieille dame qu’elle voulait conquérir, elle se fit gracieuse et réservée, réclamant par mille gentillesses le pardon de cette rigide provinciale pour la robe si inquiétante qu’elle portait. Séduite, madame Mansart la scrutait avidement ; puis, définitivement gagnée :

— Mademoiselle, je vais vous l’avouer avec ma brutale franchise, je me méfiais beaucoup jusqu’ici des doctoresses et des avocates, ces femmes qui me semblaient vouloir singer l’homme ; mais aujourd’hui, vous me réconciliez du moins avec les dernières.

— Oh ! notre métier n’empêche pas d’être femme, dit Henriette.

Et madame Mansart, exprimant tout haut la subite volte-face que faisaient ses idées à l’aspect de cette jolie fille si sympathique :

— C’est vrai : vous n’êtes pas des femmes de science, dont les études brutales et absorbantes peuvent dessécher un peu l’âme. Vous avez chez vous votre cabinet où vous travaillez, selon le cas, près de votre mère ou près de votre mari. À peine passez-vous quotidiennement deux ou trois heures au Palais… Puis, il y a dans la profession du barreau comme une manière d’enseignement à l’égard du client ; et j’applaudis des deux mains à l’éducation par la femme. Oui, je vous rattacherais plutôt, pour ce qui est de vos fonctions, à la femme professeur, pour ce qui est de votre esprit à la femme de lettres, qu’à la savante si redoutée… Et combien de loisirs vous laissent vos travaux, que vous pouvez employer à des divertissements tout féminins !

— C’est vrai, dit Henriette, à son tour fièrement, je sais coudre.

Ce mot ravit madame Mansart :

— Ah ! que c’est charmant, cette simplicité, chez une personne de votre sorte, mademoiselle !… car je n’ignore pas la rare instruction que vous possédez, ni votre talent. Mon petit-fils m’en a parlé.

Emportée par l’enthousiasme, elle ajouta aussitôt :

— Certes, mademoiselle, vos parents sont bien heureux, et j’aimerais à féliciter madame votre mère, si je savais son jour et qu’elle voulut bien me recevoir.

Henriette avait compris elle pâlit et baissa la tête. André Vélines demeurait silencieux ; cependant jamais il n’avait analysé son amour comme alors. Ce n’était plus le goût passager, sensuel ou imaginatif, d’un camarade d’études qui s’éprend d’une « confrère » entre deux plaidoiries, se plaît à égayer d’une légère intrigue la tristesse morne des affaires, quitte à oublier demain le visage favori dont il guettait toujours le profil sur la sombre muraille des salles d’audience. C’était ce don de soi que fait l’homme dans le mariage, le grand abandon de sa liberté, de son cœur, de sa vie, qui rend si précieux à une femme aimée l’acte de la demande. Henriette Marcadieu fut très émue soudain ; elle releva la tête, ses yeux étaient humides, elle dit d’une voix qui s’altérait :

— Je crois que ma mère serait charmée de vous recevoir un jeudi, madame.

Elle savait que les autres démarches seraient de vaines formalités officielles, mais que ces paroles un peu vagues constituaient, en cette minute, les véritables engagements entre elle et Vélines. Ils se regardèrent en souriant encore, mais cette fois Henriette sentit la douceur délicieuse d’une révélation.

— Plaidez-vous ? interrogea André.

— Non. Je vais à quatre heures au petit parquet pour l’instruction de mon affaire un vol dans les grands magasins. Mais, en attendant, je voudrais faire un tour à la première chambre pour entendre Blondel dans ce divorce éminemment parisien.

Insensiblement la salle des Pas-Perdus se dépeuplait. Au contraire, un mouvement de manches flottantes de robes allègres emplissait l’escalier blanc qui montait directement à la galerie carrée où se trouvaient, avec le greffe, la troisième et la quatrième du tribunal. Les deux portes capitonnées de la première chambre battaient sans cesse, et un flot de curieux s’y engouffraient pour aller assister aux débats de ce divorce, écho d’un scandale récent. Les avocats se quittaient, les groupes se désagrégeaient, les audiences reprenaient, à la cour, dans les chambres plus lointaines du tribunal correctionnel. Le Palais, avec ses activités multiples et intenses, aspirait ses cohortes : c’était le jeu régulier d’une puissante et formidable machine.

Henriette Marcadieu prit congé de la vieille dame ; elle remarqua la chaleur de l’étreinte quand sa main nue fut serrée dans les deux mains gantées. Elle se dit : « J’aimerai bien cette bonne grand mère… » Puis, se tournant vers André, elle hésita, un instant. Tous deux éprouvaient un trouble et ils étaient timides l’un devant l’autre. André dit, à la fin, en désignant la première chambre :

— Je vous retrouverai peut-être là, tout à l’heure… Je voudrais y être pour le prononcé du jugement je parierais qu’il sera rendu sur le siège.

Et il la vit traverser le dallage maintenant désert. Les plis d’étamine noire de la toge cachaient la gracilité de son corps André Vélines la trouvait délicate, écrasée comme une frêle vestale sous l’ampleur du Temple Il se souvint de l’avoir entendue plaider avec de jolis mots tendres auxquels souriait le président. Et, pensant que cette pure jeune fille défendrait bientôt, devant la Justice, quelque femme rouée, vicieuse et comme supérieure dans le mal, il fut touché soudain de sa faiblesse. Comme il la protégerait ! comme il la guiderait ! Toute la force qu’il se sentait, force d’éloquence, force virile, force du succès, serait consacrée à cette petite épouse ; il la revêtirait de sa propre célébrité ; et il imagina des triomphes d’audience dont l’orgueil rejaillirait sur elle. La débilité d’Henriette la lui rendait plus chère. Elle croîtrait dans son ombre. Le commun amour de leur profession serait un lien de plus entre leurs intelligences si aptes à se comprendre.

— Ah ! chère grand’mère, murmura-t-il en serrant contre lui le bras de la vieille dame, merci !

Madame Mansart, qui dissimulait toujours ses émotions, répondit un peu sèchement :

— Ne me remercie pas. Elle m’a plu. C’est la femme qu’il te faut. Elle est capable d’apprécier ta valeur mieux qu’une petite pécore vaine et ignorante. Elle sera véritablement pour toi l’amie, l’associée, dans toute l’acception du terme, et elle t’adorera. Tu pourras lui confier mille petites besognes dont un homme arrivé aime à se décharger.

— Oui, reprit Vélines pensivement, elle m’aidera.

Ses yeux rêvaient. Que son grand appartement de la place Dauphine se métamorphoserait quand cette compagne studieuse et spirituelle, y serait venue Que de collaborations agréables, que de délassements élevés, que de causeries ! Elles rouleraient sur ces points de droit subtils qui les passionnaient, sur des arrêts, des jugements sujets à discussion. Car ce jeune homme sain et ardent passait sereinement dans la vie sans y voir autre chose que l’universel fonctionnement de la Justice et du Droit. Alors qu’une femme du monde se serait refusée avec terreur à ces conversations inintelligibles et comme barbares pour elle, Henriette s’y délecterait, encore plus captivée qu’un homme par son métier. Elle lui suggérerait parfois certaines finesses, elle servirait à sa gloire. Et il descendait, sans mot dire, le perron de la salle, et menait sa grand’mère, par la galerie Marchande, à la cour d’assises.

Les trois petites stagiaires s’y acheminaient. aussi en bavardant. Madame Martinal avait posé sur un des bancs de la muraille sa serviette volumineuse, et elle fouillait un dossier, craignant qu’une pièce ne lui manquât à l’audience, tout à l’heure. Ses beaux yeux gris, qui avaient tant pleuré, devenaient fixes, anxieux, inexpressifs. Toute sa plaidoirie, préparée la nuit dernière, lui repassait en la mémoire. Oh ! ce procès, une indemnité réclamée par une ouvrière à un grand couturier, une fois gagné déjà et qu’elle risquait de perdre maintenant !… Souverainement impressionnable, elle avait des battements de cœur qu’elle essayait de comprimer, et elle songeait à Erambourg, le président redoutable…

— Non, madame, je ne plaiderai pas, je ne plaide jamais, répétait à madame Leroy-Mathalin mademoiselle Angély, doucement obstinée.

Depuis un moment, la plaideuse s’acharnait après elle avec son importunité de gros insecte ; mademoiselle Angély ne s’en pouvait débarrasser. Puis un doute lui venait. Une affaire Leroy-Mathalin s’annonçait toujours lucrative : la dame était généreuse et reconnaissait sans compter les services de l’avocat. Qui fallait-il lui recommander ? Madame Martinal, si intéressante et si digne avec ses trois petits garçons, seule à rapporter au nid la pâture ; ou la gentille Louise Pernette, si tendre, si amoureuse, si désireuse d’acheter par son travail et son succès le droit au bonheur ?… Et mademoiselle Angély connut là, toute une minute, un cas de conscience difficile. Le poétique amour de Louise, l’amour maternel de madame Martinal la touchaient également. Indiquer madame Martinal à la plaideuse, c’était pécher contre la délicieuse idylle de l’autre. Et pourtant, c’était le droit à la vie qu’achetait, par son épuisant labeur, la vaillante veuve.

Mademoiselle Angély toussa plusieurs fois, et, en fin de compte, le romanesque entraînant son cœur de vieille fille :

— Croyez-moi, madame, confiez votre affaire à l’une de nos jeunes stagiaires, mademoiselle Pernette j’ai la plus grande estime pour son jugement et sa science précoce du droit ; puis elle a l’esprit original, capable d’emporter à lui seul la victoire dans un cas difficile. Tenez, suivez-moi aux assises, je vais vous la présenter.

À la première chambre, les plaidoiries s’achevaient dans un profond silence. Cette grise après-midi de novembre ne donnait, par les hautes baies, qu’une lumière insuffisante, et le tribunal avait dû allumer les lampes électriques. Au fond de l’énorme salle mystérieuse, elles simulaient, sous l’abat-jour de porcelaine, cinq chapeaux verts, lumineux et légers, au mince support de cuivre. Par derrière, les trois bustes noirs des juges au visage blanc se dressaient immobiles. À la barre, entre le prétoire illuminé et la partie des bancs où le jour blême régnait encore, se découpait, en ombre chinoise, la silhouette de maître Blondel, l’ancien bâtonnier, dont les manches faisaient un battement d’ailes.

C’était un discret petit homme, de qui le museau pointu et pâle, aux deux houpettes de favoris blancs, se tournant parfois vers l’adversaire, apparaissait de profil. Avec son étonnante logique, exempte d’effets oratoires, il se résumait presque à voix basse. Avocat de la demanderesse, il refaisait l’histoire de son mariage avec le vicomte, peintre amateur, et redisait en abrégé les déboires de cette union.

Toute une brochette de jeunes avocats se penchaient à leur banc pour saisir les jeux de sa physionomie. On voyait, sur les chapeaux des auditrices, de longues plumes onduleuses frémir ; des hommes mal vêtus, parmi la bande d’oisifs qui se traîne d’audience en audience, s’étaient endormis et ronflaient doucement ; d’autres n’écoutaient plus, frustrés de l’étalage des trivialités conjugales dont, à chaque divorce, ils espèrent le ragoût. Au bas de la salle, une masse de personnes debout se pressaient près de la porte. Au milieu d’elles se tenait Henriette Marcadieu, inquiète et inattentive. Elle n’avait pas voulu prendre place près de ses confrères. Elle demeurait ici dans une expectative troublante où elle se complaisait. Et, chaque fois que s’ouvrait la porte, brusquement, anxieusement, elle se retournait, un peu pâle.

Les objets familiers perdaient, à ses yeux, leur aspect ordinaire. Une illusion revêtait tout. La poésie universelle était entrée en elle. On l’aimait. Vélines l’aimait. Un bourdonnement plus joyeux que celui d’un essaim d’abeilles en été emplissait son oreille. Et voici que dans son cœur naissaient des choses nouvelles et suaves. C’est qu’en effet un grand mystère s’accomplit lorsque la jeune fille se dégage de cet égoïsme puéril, orgueilleux et vainqueur, de cet égoïsme nécessaire qui a développé sa personnalité, pour concevoir l’attrait du dévouement absolu, subtile origine de l’amour féminin. La sereine petite « intellectuelle », à l’esprit positif, connut l’infini du rêve. Au souvenir d’André, elle tremblait. Elle murmura :

Faire son bonheur…

À la barre, maître Blondel, de son organe assourdi mais distinct, prononçait :

Messieurs, ma cliente apportait dans le mariage toutes les espérances et toutes les générosités. Vous venez d’entendre, avec la lecture sèche des témoignages, l’exposé des misères qui furent sa récompense. Mon adversaire, arguant de l’insuffisance des torts reprochés au mari, vous les a montrés ténus, tout psychologiques et comme imaginaires. Mais, messieurs…

Parfois les yeux d’Henriette s’attachaient avec impatience au petit monument doré de l’horloge. Les aiguilles, qu’on discernait à peine dans l’ombre, marquaient trois heures moins cinq… S’il n’allait pas venir avant qu’elle ait à se rendre au petit parquet !… Et s’analysant, elle se disait : « Comme j’ai la fièvre !… »

Cette jeune fille, docteur en droit, n’était pas de ces douces vierges aveugles, pour qui la vie n’est qu’une belle légende. Elle en savait les laideurs. Mais elle les avait entrevues au travers du Code. Issue de saine bourgeoisie française, elle avait conservé la fraîcheur des autres filles de sa classe. La minute vint où, escomptant les joies attendues des fiançailles amoureuses, elle pensa au premier baiser. Ce serait dans le grand salon sombre de ses parents ; avec une solennité désuète et charmante, un cérémonial très conforme à la tradition, il se promettaient l’un à l’autre. Vélines se pencherait, la baiserait au front. Et, dès cette pensée, Vélines fut autre pour elle. Elle l’envisagea moins froidement, avec un sentiment de tendresse plus violente, auquel son jeune sang vigoureux n’était pas étranger.

Maître Blondel poursuivait tout bas, en remontant ses manches flottantes :

Ce n’est pas ici, messieurs, un drame grossier de l’adultère, mais une amère comédie où les âmes seules souffrirent, où une femme de la plus délicate essence connut le martyre le plus cruel qu’elle put subir. Dans ce ménage mondain, qui se doublait d’un ménage d’artistes, un élément sournois de désaccord s’était glissé. Personne ne l’a jusqu’ici nommé ; mais, sous les témoignages, vous l’avez deviné, rampant, insidieux, venimeux comme un…

Henriette Marcadieu entendait distraitement le récit de cette ruine conjugale, avec la sereine et triomphale indifférence d’une fiancée dont le bonheur est sûr. À ce moment, la porte s’ouvrit. Très pâle, la tête droite, André Vélines fouillait des yeux la salle noire. Ils se virent. Alors leur beau sourire amoureux, devançant tout propos, fut comme un prélude d’union confiante, paisible, étroite. Le jeune homme était le plus troublé ; il murmura par contenance, en désignant Blondel :

— Est-ce bien ?

— Oh ! il est très fort, comme toujours, dit vivement Henriette, faisant crédit au vieux maître qu’elle avait si peu et si mal écouté.

— Blondel, prononça le jeune homme en affectant du calme, il m’étonne toujours.

Tous deux, un instant, pour se donner le change, firent semblant de prêter l’oreille à la péroraison. Mais le sentiment équivoque qu’éprouvait d’ordinaire l’ambitieux Vélines, à voir un auditoire entier vibrer sous le charme d’un grand talent, s’abolissait en lui totalement, cette fois-ci. Henriette était trop proche. Des choses trop significatives avaient été dites tout à l’heure, salle des Pas-Perdus, qui équivalaient à un engagement. Était-il donc vrai qu’elle serait sa femme bientôt ? Et, à l’entendre respirer si près de lui, un besoin fou d’une certitude lui venait, le besoin d’acquérir un droit définitif sur cette jeune fille que depuis deux ans il se gardait en pensée, la surveillant sans cesse, surveillant ses regards, ses allures, tremblant qu’elle n’allât à quelque autre. Aujourd’hui, à la veille de leur réalisation possible, ses espérances devenaient fébriles. Sa longue patience était à bout, s’exaspérait. Il ne se contentait plus d’un heureux augure : ce qu’il lui fallait, c’était la franche entente avec Henriette ; il voulait, non plus espérer, mais savoir.

Et soudain, comme il constatait que des gens du peuple coudoyaient l’avocate, la dévisageaient avec cette curiosité qu’excite encore dans le public le vieil accoutrement judiciaire porté par une femme, il la poussa légèrement vers la première fenêtre. Comme tout le monde cherchait la vue du tribunal et se groupait au centre, les côtés se trouvaient dégagés. Henriette et Vélines furent là très à l’écart. Ils s’appuyèrent aux vitres.

— Cela ne vous gêne pas d’être seule ici, en proie à l’attention de la foule… à l’attention des confrères… sans autre soutien que vous-même ? demanda Vélines.

Elle répondit :

— Cela me gênait au commencement. Mais je suis une vieille stagiaire ; je m’y suis accoutumée. J’ai pris beaucoup d’aplomb.

Sa grâce un peu inquiète de vraie jeune fille démentait ce mot. Mais Henriette, malgré sa juvénilité, respirait la possession de soi, le développement moral d’une femme faite. Et André eut peur tout à coup, une peur inconsciente de cette volonté qu’il pressentait impérieuse, supérieure, capable de lui résister, de lui dérober le bonheur convoité. Alors son besoin de certitude devint angoissant. Il eut une voix étrange pour murmurer :

— Ne seriez-vous pas plus heureuse si, au lieu de rester dans cet isolement, avec cette singularité que vous crée au Palais le rôle si neuf encore d’avocate, vous sentiez auprès de vous l’appui d’un… d’une amitié toujours présente, la vigilance d’un… compagnon ?

Henriette découvrait avec ravissement, chez ce garçon flegmatique et réservé, cette région d’âme sentimentale, si imprévue, si jalousement cachée qui ne se dévoilait que pour elle.

— Je me suffisais à moi-même, reprit-elle, oppressée d’une émotion inconnue. J’ai toujours trouvé en moi des ressources pour faire face à toutes les difficultés de mon état.

— Alors, reprit André, vous n’apprécieriez pas la douceur de vous les laisser aplanir par un autre, de vous confier toute à celui-là ?

— Je ne sais pas… je n’ai jamais beaucoup pensé à ces choses.

Elle était très agitée, sans qu’il y parut, et ignorait à peu près quels mots disaient ses lèvres. Elle entendit qu’André ajoutait très bas :

— Si celui-là vous aimait ?…

Un silence se fit au prétoire. Maître Blondel s’était couvert et s’asseyait en rangeant son dossier. Les trois juges se rapprochèrent ; l’enquêteur, à gauche du président, s’animait. On voyait leur trois toques sous la même lampe. Il y eut des chuchotements, quelque chose de tragique. Le fil qui après tant d’orages, liait encore impitoyablement les deux époux hostiles, la parole d’un homme allait le couper, ou le resserrer définitivement. Et les deux êtres élégants, raffinés, intellectuels, dont s’accomplissait le destin en cette unique minute, restaient absents. Ils ne sauraient que plus tard s’ils s’appartenaient encore…

André Vélines fermait les yeux ; sa main glissa sur son front. Henriette ne put que deviner les mots quand il balbutia :

— Vous savez tout maintenant ; vous avez compris… mes rêves.

Le public qui les entourait, le coup tendu vers le tribunal dans l’attente du jugement, ne les gênait plus guère. Ils s’étaient tournés vers la fenêtre. Soudain Vélines tressaillit ; sous l’étamine de sa large manche noire, une petite main s’était insinuée qui serrait la sienne. Henriette avait une larme au bord des cils.

— Pas ici Vélines plus tard vous me direz cela ; je vous promets de méditer sur vos paroles. Apprenez seulement que j’ai confiance, que j’ai toute confiance en vous.

Et, avec ce mélange d’ingénuité, de naturel et de raison qui était tout son tempérament, elle continua, très touchée d’ailleurs par le désarroi où elle voyait le jeune homme :

— Pendant que vous m’observiez, je vous étudiais aussi… depuis deux ans je vous étudie, et il faut bien le dire, Vélines, je n’ai jamais découvert en vous quelque chose de vilain, ni dans vos actes, ni dans vos paroles. C’est rare, cela, vous savez. Alors, je vous estime beaucoup.

— Et vous, Henriette, vous êtes pour moi une jeune fille sacrée ! je ne puis dire quelle vénération se mêle à ma tendresse… Ah ! nous serions heureux !

Au fond du prétoire, la voix du président s’éleva monotone, indistincte, enfilant les attendus :

Attendu que la dame d’Estangelles introduisait le 17 janvier contre son mari une instance en divorce ; que celui-ci a, de son côté, formé reconventionnellement une demande en divorce ;

Attendu que, la vie commune étant devenu intolérable, les époux d’Estangelles donnaient à leurs enfants le spectacle le plus démoralisateur

— Oui, nous serions heureux, reprenait le jeune homme dans l’émerveillement de ce jardin nouveau de l’amour où il pénétrait si vite, parce que vous êtes bonne, parce que je vous serais absolument dévoué, parce que nos goûts seraient pareils et que même en dehors de la vie affective, mille sujets d’entente nous seraient donnés.

La salle s’assombrissait de plus en plus ; ses murailles tendues de vert foncé, ses boiseries, le plafond de chêne, aux étoiles d’or semant chaque caisson, faisaient la nuit prématurément sur l’audience. Les cinq lampes vertes du tribunal, montés sur leurs minces tiges de cuivre, jetaient un éclat plus vif. Le président, incliné sur ses papiers, lisait toujours :

Attendu que la discorde naquit dans le ménage le jour où la dame d’Estangelles, se révélant artiste, exposa au Salon des Femmes Peintres des toiles fort remarquées ;

Qu’il résulte de l’enquête que son mari, peintre amateur sans succès, en conçut un vif dépit, — 1er, 7e, 8e et 10e témoins ;

Attendu que, cette rivalité s’aggravant, l’aigreur du mari ne connut plus de bornes…

— Quand vous viendrez ici, disait André Vélines en se penchant vers sa fiancée avec cette douceur passionnée des hommes robustes pour l’amante qu’ils aiment faible et désarmée, vous ne seriez plus seule. Vous auriez un compagnon si fidèle, si épris, que tous verraient en vous, non plus la jeune femme un peu dépaysée dans ce monde masculin, mais celle à qui un homme s’est donné corps et âme Je vous protégerais, Henriette ; vous vous déchargeriez sur moi du poids trop lourd de vos travaux. Je veux que cette belle et rude existence de labeur, que vous avez choisie, ne vous soit que plaisir, grâce à moi ; je serais votre conseiller, votre ami, votre guide. Vous vous appuierez sur mon bras…

Au tribunal, le débit nasillard et précipité du jugement se poursuivait :

Attendu que la dame d’Estangelles, sommée par son mari de renoncer à la peinture, y persista opiniâtrement et continua d’exposer chaque année au Salon des Femmes Peintres ;

Que le mari, exaspéré et par cette résistance et par l’accueil que le public réservait aux toiles de sa femme, eut le tort grave, en l’absence de celle-ci, de détériorer plusieurs de ses œuvres sous prétexte de retouches, — 3e témoin ;

Attendu que, cette jalousie du sieur d’Estangelles ayant détruit tout autre sentiment, sa femme…

— Que tout ce que vous me dites est neuf pour moi ! reprenait la jolie Henriette, extasiée.

— Quand vous plaiderez quelqu’un serait derrière vous, Henriette, un admirateur passionné que ravirait votre vue, le son de votre voix, et qui, d’aventure, à foree d’amour, vous suggérerait sa propre pensée si la vôtre venait à défaillir. Et tous mes petits succès vous seraient dédiés. Je puis vous le jurer, je n’ai pas un désir de gloire qui ne s’identifie avec le désir de vous satisfaire, de vous conquérir, d’être aimé de vous. Déjà, en plaidant, je souhaitais que vous fussiez là, au banc des stagiaires à m’entendre Que sera-ce quand nos deux vies n’en feront qu’une, et que mon nom sera le vôtre !

Henriette réfléchit tout haut.

— C’est vrai… on perd son nom…

Le président articulait plus nettement :

En ce qui concerne la demande reconventionnelle du mari :

Attendu qu’il résulte de la déposition de plusieurs témoins que la dame d’Estangelles affectait devant celui-ci de rappeler les louanges à elle décernées par la presse ; que, loin de pallier, comme une bonne épouse eût dû le faire, l’inégalité de leurs succès, elle allait jusqu’à lui reprocher devant témoins ses échecs…

Henriette continua :

— Savez-vous que c’est une grande preuve d’amour de la part d’une femme, quand elle a fait son nom, qu’il existe, qu’il représente la somme de sa valeur, et qu’elle s’en dépouille pour disparaître, en quelque sorte, dans la personnalité de son mari ?

André Vélines sourit ; il la regardait complaisamment. Il trouvait amusante, en cette petite fille. raisonnable, cette vanité féminine. Il y voyait une trace laissée par les idées nouvelles dans ce jeune esprit si pondéré. Il l’aimait ainsi, avec son intelligence délicate, sa science réelle, sa supériorité, sa simplicité, et les multiples mouvements de son âme vibrante.

— À dire vrai, prononçait avec lenteur Henriette, je n’ai encore pour vous qu’une sympathie très vive… Oh ! très vive, par exemple !… Ce qui m’engage à croire que je vous aimerai un jour Vélines, c’est la facilité avec laquelle j’entrevois, dès à présent, la perte de mon nom… Oui, je crois que j’éprouverai à cela une joie… Je ne serai plus mademoiselle Marcadieu, la jeune mademoiselle Marcadieu qui commençait à devenir quelqu’un parmi les stagiaires ; mon pauvre brin de célébrité sera fauché. Eh bien, tant mieux ! Ce sacrifice sera ma petite part dans l’apport commun.

Elle riait. Il y avait en elle la liberté de langage, la crânerie des lycéennes ; il y avait surtout la religion du renoncement, la bonté, la tendresse ; et enfin le tact et l’onction aristocratique dont la naissance et l’éducation l’avaient dotée. Tous ces éléments divers avaient fait d’Henriette le jeune être complexe et charmant que le grand garçon rasé comme un Romain contemplait silencieusement, les yeux humides.

— Comme vous serez aimée ! fit-il sourdement.

— Chut ! répliqua-t-elle avec malice ; voici le jugement. N’oubliez pas que nous sommes ici pour l’entendre !

Alors, au milieu de ce grave apparat de la Justice, à la minute même où, comblés d’espérance, les deux jeunes gens se vouaient l’un à l’autre, si certains d’eux-mêmes, si braves devant l’inconnu du mariage, si intrépides néophytes de l’amour, un vieil homme au fond du prétoire, laissait tomber la formule d’une rupture dramatique. Dans la langue surannée du Palais, d’un air las et détaché, il articulait, si bas qu’Henriette et André durent se rapprocher pour l’entendre :

Par ces motifs, le tribunal,

Oui les avocats en leurs plaidoiries, monsieur le procureur de la République en ses conclusions,

Prononce le divorce aux torts réciproques des époux d’Estangelles, avec toutes suites et effets de droit…

Henriette pensa que, dans cette minute, deux êtres lointains qui s’étaient aimés, unis, étreints. caressés, deux êtres qui avaient comme mêlé leurs cœurs, devenaient étrangers l’un à l’autre. Un lien se brisait. Il y eut presque un froid dans la salle.

Le président n’en finissait plus :

Et, statuant sur la garde des enfants issus du mariage

Et c’était la dispersion des trois petites filles et du petit garçon, distribués de droite et de gauche, « au mieux de leurs intérêts », avec la rigueur attentive d’un magistrat anonyme qui les nommait : « la mineure une telle », « le mineur un tel », réglait les entrevues du père et celles de la mère, ressuscitant ainsi le pâle fantôme de la famille défunte.

Henriette écoutait sans trouble. Elle en avait trop entendu, la petite juriste, de ces sentences tragiques, ici, où se célébraient les désunions mondaines, là-haut, à la quatrième chambre où l’on divorçait les gens de peu. Trop de douleurs conjugales, trop de trahisons, de haines, de ruines s’étaient agitées sous ses yeux, au cours des procès : elle était blasée, ne s’émouvait plus. Mais, ce soir, par réaction contre la mélancolie que laissait dans l’atmosphère le triste exposé de cette affaire d’Estangelles, elle envisagea la beauté de la vie, la douceur de se donner à un homme loyal et sûr, le délice d’être aimée. Elle prononça, fervente, en levant vers André ses jolis yeux rieurs :

— À demain, mon bon camarade !

Et, d’un geste affairé, assujettissant sa toque :

— Maintenant, je cours chez le juge d’instruction.