Les Dames du palais/3/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 215-255).

II

À la fin de décembre, madame Mansart vint de Rouen passer chez ses enfants les fêtes de Noël et du nouvel an. Elle arriva un matin, pour le déjeuner : Henriette l’alla prendre à la gare Saint-Lazare. Dans le fiacre, elles n’en finissaient point de s’embrasser, de se mignoter. La grand’mère ne se tenait pas de joie à la pensée du bébé qu’on attendait. Elle examinait la mine de la jeune femme, lui recommandait de ne se point fatiguer. À la maison, elle pleura en serrant André dans ses bras.

Avant déjeuner, tous trois entrèrent dans le vestibule garni d’anciennes estampes. D’étroites tables de laque étaient couvertes de journaux illustrés. C’étaient ceux qui avaient publié le portrait d’Henriette lors de l’affaire Marty : elle prit plaisir à les montrer à la grand’mère. On l’y voyait en avocate, tantôt à la première du tribunal, un doigt en l’air, à la barre, ou bien penchée sur son dossier, tantôt de face, avec la toque, dans la pose où elle s’était fait photographier lots de sa prestation de serment Madame Mansart, aux yeux presbytes, éloignait la page pour mieux voir. Elle ne disait rien. André enlaçait tendrement Henriette, en expliquant :

— Peut-être n’avez-vous pas imaginé, grand’mère, tout le succès de cette petite femme-là. Savez-vous qu’à Paris on ne parle que d’elle ? Sa plaidoirie a eu un véritable retentissement.

Madame Mansart dressait son face-à-main, lorgnant les portraits :

— Oui, tu me l’as écrit, fit-elle simplement. Puis, quand elle eut replié les journaux :

— Je pense que, dans son état, elle a cessé de plaider ?

— Ah ! oui, par exemple ! s’écria la jeune femme ; la santé de mon bébé avant tout !… Même, dans l’affaire Marty, André me remplacera en appel.

On passait dans la salle à manger, quand madame Mansart, s’adressant à son petit-fils, lui demanda :

— Et toi, où en es-tu ?

— J’ai plusieurs choses en train, répondit le jeune homme.

La salle à manger occupait, dans le quadrilatère dessiné par l’appartement, le côté opposé à la galerie des estampes. Elle était lambrissée en blanc, et tendue, de la cimaise à la corniche, d’une toile claire à larges fleurs. Il avait un peu neigé le matin : dans la cour, le platane se découpait en fines ramures blanches ; quand les moineaux venaient s’y poser, une poudre s’envolait coquettement sous leurs pattes. Le soleil entra par les fenêtres sans rideaux : des vases d’étain et de cuivre rouge s’illuminèrent sur un meuble anglais. André murmura :

— N’est-ce pas qu’on est bien chez nous, grand’mère ?

Il riait de contentement, de bonheur serein : sa lèvre rasée laissait voir de belles dents. Fier de sa santé robuste, il se remémorait maintenant, en regardant les deux femmes, l’époque de sa maladie, leur tendresse, les soins d’Henriette. Elle et lui se contemplaient sans cesse avec des ententes amoureuses intraduisibles. Ce petit ménage baignait dans la béatitude Madame Mansart reprit :

— Et cet escroc que tu devais défendre ?… le fondé de pouvoirs de la grande banque, tu sais… qu’est-il devenu ?

Vélines la rassura : cette affaire allait venir à la onzième chambre dès le commencement de février. Oh ! ce serait un procès considérable. Des membres de la presse financière étaient compromis. Quant à l’inculpé lui-même, c’était un personnage si intéressant ! Un maître en procédure, capable de rouler tous les avoués, tous les avocats et tous les juges du Palais.

— À ce point ajoutait le jeune homme que, si par miracle il était acquitté après son colossal brigandage, il mériterait d’être nommé professeur à l’École de droit…

— Et vous savez, continua Henriette, André plaide l’innocence la plus complète, la bonne foi absolue.

Madame Mansart décréta :

— Vous avez des relations dans la presse : André m’a cité plusieurs noms d’amis journalistes. Vous devriez, ma fille, les inviter à dîner avant ces débats où votre mari va certainement se faire remarquer.

— Ma foi, grand-mère, dit Henriette gaiement, nous ne soignons pas tant que cela notre publicité. André a bien assez de talent pour se passer de réclame.

Mais André regardait la vieille dame avec émotion. Comme elle l’aimait ! comme elle restait fière de lui !… Et il lui dit :

— Vous voulez donc absolument me voir célèbre.

— Mais tu l’es déjà ! répliqua vivement Henriette.

Et tous deux se souriaient en s’admirant.

Le déjeuner fini, Vélines dut filer au Palais, où il était convoqué par le juge d’instruction : Abel Lacroix, le fondé de pouvoirs de la Banque Continentale, extrait de la Santé le matin, devait subir ce jour-là un interrogatoire. Il restait à élucider la question d’un faux qui, s’il lui eut été définitivement imputé, l’envoyait droit aux assises.

Ces deux dames décidèrent de sortir pour la layette. La grand’mère apportait de Rouen de vieilles dentelles ; Henriette, ravie, prétendait en tirer un merveilleux parti. On se dirigea vers le boulevard de Sébastopol. Dans le fiacre, la jeune femme ouvrit encore le carton des valenciennes : elle ne se lassait pas de les enrouler autour de son doigt.

— Que ce sera joli ! que ce sera joli !

Le bébé ne devait naître que vers mai ou juin : c’était un peu tôt s’occuper du trousseau, maison pouvait toujours commander les choses fines, longues à exécuter, tout au moins examiner les modèles, choisir.

— Et puis j’ai si peu de temps ! expliquait-elle à madame Mansart.

— Chère petite, disait la grand’-mère, attendrie, comme j’aime à vous trouver si simple, si femme toujours, vous plaisant à tout ce qui enchante les autres jeunes mères !

Dans le grand magasin de blanc, toutes deux s’assirent devant un déballage nuageux de mousseline, de nansouk, de batiste, de linon. Les doigts légers des vendeuses serraient de petites coulisses, dénouaient les faveurs des cartons ; leurs mains s’habillaient de chemises minuscules. On dressait des robes de baptême interminables, et des culottes pareilles à des mouchoirs de poche. Puis ce fut le déroulement des broderies, les guirlandes de plumetis, la scie ondoyante des festons, toute une floraison neigeuse dessinée à l’aiguille le long des bandes souples. L’aïeule au teint de citron, aux cheveux d’un noir d’encre, allait toujours au plus beau, au plus luxueux, mettant son orgueil héréditaire jusque dans les langes du dernier-né de sa race, pendant qu’Henriette, rêveuse, — si jeune et si fraîche que les demoiselles de magasin hésitaient à la croire la maman du bébé, — devant toutes ces vagues formes de petit enfant imaginait mieux le sien, telle qu’elle l’aurait un jour, vivant et palpitant dans ses bras.

Mais soudain, précipitamment, elle regarda sa montre, et, se levant, elle s’écria :

— Vite, vite ! il faut que je rentre, grand’mère !…

Madame Mansart s’étonnait.

— Et ma consultation ! reprit l’avocate ; je vais trouver mon salon plein, si je rentre en retard.

— Baste ! votre mari vous chipera quelques clients, ma fille.

La jeune femme ne l’entendait pas ainsi : il fallut remonter en voiture. « Non ! non ! c’était elle qu’on voulait. Oh ! certainement, André la valait dix fois pour le sens des affaires et la sûreté des conseils. Mais quoi ! depuis ce fameux procès de madame Marty soit curiosité, soit snobisme, les femmes du monde s’étaient engouées d’elle et réclamaient son avis dans mille circonstances. Veuves, divorcées, vieilles célibataires, toutes celles à qui la direction du mari faisait défaut, ne se décidaient pas à contracter un bail, à vendre un immeuble, à transiger avec un fournisseur trop exigeant, sans s’adresser d’abord à l’avocate en vogue… Et des femmes mariées, et de celles qui ne l’étaient pas, surtout, que de confidences elle recevait !… Que de romans d’adultère se déroulaient sous ses yeux ! que de trahisons, d’abandons, de fautes secrètes !… »

Ah ! si la grand’mère soupçonnait les histoires qui se racontaient tous les jours, de quatre à six, dans le grand cabinet de la place Dauphine, que dirait-elle, grand Dieu !

— Il est certain, ma bonne Henriette, repartit madame Mansart un peu assombrie, — que c’est une bizarre atmosphère pour une toute jeune femme.

— Bah ! grand’mère, à vingt ans déjà j’en entendais de toutes sortes, et je ne suis pas encore pervertie. Tout dépend de l’oreille avec laquelle on écoute, croyez-le !… Puis j’ai la chance, par-ci, par-là, d’accomplir une bonne action. Telle que vous me voyez, j’ai préservé du vitriol plus d’un visage d’amant lâcheur ; j’ai calmé l’exaltation de mainte jouvencelle séduite, et j’ai sauvé du divorce bien des petits ménages où l’on ne demandait qu’à s’embrasser après un malentendu… Grand’mère, grand’mère, ne médisez point des avocates ! Si vous saviez l’action que peut avoir, dans certains cas passionnels et poignants, une simple petite femme comme moi, grâce à la toque !

On était arrivé : le fiacre s’arrêta. Madame Mansart restait silencieuse. Toutes deux descendirent. Le triangle de la place Dauphine s’élargissait sous un crépuscule brumeux de décembre, jusqu’à la façade monumentale du Palais qui en forme la base, avec son grand escalier blanc, sa rangée de statues géantes, ses trois portes grecques au linteau plus étroit que le seuil, ses entablements rigides et les ferronneries du faîte à jour sur le ciel incolore. Les vieilles maisons fuyaient à gauche en ligne oblique. À droite, les arbres en quinconces, maigrelets et dépouillés par l’hiver, mettaient à la tombée de la nuit, comme un fantôme de petit bois désert en plein Paris. La maison des Vélines se dressait, imposante. Les fenêtres du salon d’attente apparaissaient illuminées. Dès l’entrée des deux femmes, le valet de chambre dit :

— Il y a déjà cinq dames qui ont demandé madame ; elles attendent.

— C’est bien, c’est bien… Je prend le temps d’ôter mon chapeau…

Madame Mansart l’observait, si naturelle en sa jeunesse rieuse. Depuis le matin, cette petite épouse de son André grandissait, grandissait doucement à ses yeux, acquérait une importance évidente, devenait un personnage que n’écrasait nullement la proximité de l’immense Palais de Justice où elle commençait à régner. Henriette n’en tirait aucune vanité, disant les choses comme elles étaient, quand il le fallait, ne les disant certes pas toutes. Mais bientôt, de sa chambre, la vieille dame entendit résonner, en coups répétés, le timbre de la porte. Vélines recevait dans son cabinet, Henriette dans le sien. Troublée, madame Mansart s’en fut, sous prétexte d’un conseil de ménage, à la cuisine, où la cuisinière aidait son mari au nettoyage de l’argenterie. S’adressant à l’homme, elle dit habilement :

— J’espère que monsieur en reçoit du monde, hein, Narcisse ?

— Pour sûr, madame !… mais madame Vélines, c’est encore pire !… Elle en renvoie, des fois !… C’est censément rien que des personnes bien. Et quand je leur dis, rapport à l’état de madame, que madame a trop de monde, et qu’elle les prie de voir monsieur en son lieu et place, va te promener, ça ne prend pas !… « Non, qu’elles me répondent, nous venons pour parler à madame Vélines, pas à un autre avocat !… » Et elles préfèrent sans aller. C’est comme qui dirait une mode.

La grand’mère darda un moment ses yeux de braise sur le lourdaud et dévoué garçon :

— Voyez comme ces personnes sont ignorantes, mon pauvre Narcisse ! Évidemment, madame Vélines est très savante ; mais vous devez bien comprendre que son mari, qui connaît le latin et le grec, qui a fait quinze ans d’études et des voyages partout, qui a plaidé devant les tribunaux des procès retentissants, en sait encore beaucoup plus qu’elle.

— Pour sûr, répéta le valet convaincu ; mais ces personnes sont ainsi : c’est madame qu’il leur faut…

Au dîner, avec sa candeur coutumière. Henriette récapitula le nombre des clientes qu’elles avaient reçues. Et elle ajoutait d’un air malicieux :

— Ah ! si je pouvais répéter ce que l’une d’elle m’a conté !…

Madame Mansart jugea ce rôle de confidente, de conseillère, en désaccord avec le caractère enjoué de la jeune femme. Au contraire, orgueilleusement, elle observait son petit-fils. Bâti comme un chevalier d’autrefois, le front grave, l’œil rêveur, il semblait marqué pour ces joutes de la pensée, de l’adresse judiciaire, où il passerait maître au Palais. Et elle songeait :

« Ces Parisiennes sont des sottes. Comment peuvent-elles préférer les avis de cette petite fille à ceux d’un homme comme André, qui porte en lui le signe de toutes les forces ! Ces femmes n’ont point de bon sens, pour s’abaisser par genre aux leçons d’une gamine sans expérience, quand ce beau gars, qui respire l’autorité, les attend derrière l’autre porte… »

Le lendemain matin, comme Henriette demeurait au lit, la grand’mère reçut André seul dans sa chambre, et, dissimulant sous un petit rire nerveux son amertume :

— Narcisse m’a rapporté que toutes les clientes allaient à ta femme. On ne veut consulter qu’elle et, quand il leur propose d’entrer dans ton cabinet, ces dames aiment mieux se retirer.

— Oh ! dit Vélines gaîment, c’est peut-être arrivé deux ou trois fois…

Madame Mansart reprit :

— Je ne m’expliquerais pas qu’Henriette eût déjà, pour un malheureux procès d’attribution d’enfant, plus de réputation que toi !

— Il s’agit de s’entendre, grand’mère : le cas d’Henriette est nouveau ; par cela même, il intéresse, il passionne On en cause dans les salons. Les féministes s’en mêlent, et c’est la gloire. On veut pouvoir dire : « Je sors de chez madame Vélines, mon avocat… » Et l’on vient la consulter pour des vétilles. Dans cent ans, lorsque les femmes, au barreau, seront aussi nombreuses que les hommes, un tel caprice n’existera plus.

— Alors, pour les questions de droit vraiment profondes, dans les circonstances graves, c’est encore à toi que l’on s’adresse ?

Le jeune homme eut un beau rire sonore :

— Naturellement ! lui dit-il.

Cependant, le soir de ce jour-là, madame Mansart survint dans le petit salon au moment où les deux jeunes gens s’amusaient à compter approximativement sur leurs doigts les visites reçues par chacun d’eux le long du mois. Dans cet étrange concours, la femme l’emportait sur son mari.

— Ah ! vois-tu, vois-tu ? s’écriait-elle, triomphante.

— Et s’adressant à l’aïeule :

— Vous savez, grand’mère, de nous deux, si cela continue, c’est bientôt moi qui aurai la plus grosse clientèle !…

Et, serrant André dans ses bras, elle le baisait à pleine bouche.

Un éclair de sévérité brilla dans les yeux de la vieille dame. Elle regarda son petit-fils :

— Si les choses prennent cette tournure, je t’engage à commander une machine à coudre et à confectionner toi-même le trousseau de votre enfant, pendant qu’Henriette ira plaider !

André rit encore de tout son cœur.

Durant les premiers jours de janvier, Vélines travailla ferme. L’affaire Abel Lacroix lui donnait de la tablature Si rompu qu’il fût au métier, le fondé de pouvoirs de la Banque Continentale lui en remontrait encore. Ce prestidigitateur vous prenait un point de droit entre le pouce et l’index, le retournait, le contournait, le détournait, faisait dire à un texte le contraire de sa signification, et Vélines, après sa visite quotidienne à la prison de la Santé ou au Dépôt, — l’inculpé allait de l’une à l’autre, — envisageait régulièrement son procès sous un angle nouveau.

Madame Mansart passait des journées entières en courses. Elle nommait, le soir, les personnes qu’elle avait vues ; elle ne les nommait pas toutes, cependant. Son mari, l’avoué de Rouen, avait à Paris, autrefois, des relations nombreuses : elle les renouait. Henriette ne lui proposait plus de l’accompagner, ayant cru, la première fois, se sentir importune. Elle ne se froissait pas, nature charmante et rieuse, aveugle à toute malice. D’ailleurs elle adorait cette vieille femme pour son tempérament, ses vivacités excessives, le bel orgueil qui en faisait un type si rare, surtout pour l’amour fou que cette créature d’exception vouait à leur cher André Le despotisme de madame Mansart eût rendu la vie commune impossible ; mais Henriette trouvait délicieuses ces vacances passées ensemble. À la veillée, elle se faisait conter les histoires de l’enfance d’André qui la ravissaient de plaisir.

Dès le 8 janvier, tout à coup, plusieurs journaux s’occupèrent de la Banque Continentale, et donnèrent le portrait d’Abel Lacroix, grand gaillard décharné aux cheveux noirs cirés, l’air digne et portant beau. Henriette, ce jour-là trouva son mari plongé dans la lecture des grands quotidiens. On racontait l’escroquerie en ses lignes principales, on y parlait un peu de l’avocat, qui recevait en même temps un léger coup d’encensoir : il y était appelé : « le plus jeune maître du barreau parisien ». Vélines dit, affectant l’indifférence.

— Tiens ! qui donc a pu communiquer tous ces détails ?

Au fond, il jouissait suprêmement de cette mise en vedette. Ce mot : « le plus jeune maître » caressait secrètement son orgueil. Il en eut un afflux de sang aux tempes. Ce fut une délectation violente de vanité.

— Tu ne vois donc pas ? répondit Henriette, qui avait parcouru des yeux tout l’article. C’est grand’mère qui aura intrigué !…

La vieille dame, interrogée, dédaigna de se défendre : elle avoua carrément ses démarches. Et il fallait la voir, petite, redressée, la poitrine en avant, combative, défiant le monde, qu’elle prétendait mettre aux pieds de Vélines. Certes oui, elle avait fait cela. S’y prenait-on autrement lorsqu’on désirait parvenir, ou faire parvenir quelqu’un ? À quoi servirait le génie d’André, si Paris devait l’ignorer. Non, non, il fallait qu’on s’écrasât à la porte de l’audience, le jour où il ferait acquitter ce coquin.

Attisée par l’orgueilleuse aïeule une flambée de sa foncière ambition brilla dans les yeux du jeune homme. Il posa la main sur l’énorme dossier de la Banque Continentale, qui couvrait sa table de travail.

— Oh ! dit-il seulement, je suis sûr de moi, et je ne serais pas fâché qu’il y eut une belle salle.

Maintenant que la chose était faite, et sans qu’il y fut pour rien, il était content de cette publicité. Henriette, sans aimer beaucoup le procédé, ne boudait pas non plus à ces louanges publiques décernées à son mari. En somme, tous se trouvaient satisfaits, et, dans un accès de bonne humeur, Vélines pria sa grand’mère de venir l’écouter, le lendemain, à la cour, où il plaidait une petite affaire dépourvue d’intérêt.

Au fond, les soins de madame Mansart pour sa célébrité lui donnaient à penser qu’on le crovait en panne dans la carrière. Dieu merci, ce n’était pas vrai. La veille, à la salle des Pas-Perdus, M. le bâtonnier Blondel l’avait pris familièrement par le bras en l’appelant son cher ami. Les stagiaires, eux, commençaient à l’aborder révérencieusement. Le bruit s’était répandu qu’il se portait à la députation, et il en résultait un certain respect pour sa personne, en raison des liens mystérieux et classiques qui rattachent l’un à l’autre le Palais de Justice et le Palais-Bourbon. L’affaire Abel Lacroix l’avait définitivement côté parmi ses confrères ; mille symptômes l’en avertissaient : il ne lui déplaisait pas de les faire ressortir devant sa grand’mère…

Le lendemain, à l’heure dite, tous deux sortirent, laissant à la maison la jeune femme, qui répugnait à retourner au Palais, où l’assaillaient les questions importunes depuis qu’elle ne plaidait plus.

Place Dauphine, à l’instant où ils touchaient à l’escalier du perron monumental, une belle personne voilée les dépassa, le chapeau extravagant, le corps sculptural sous une redingote de velours trop voyante. Une odeur de poudre de riz se répandit. Vélines, d’un geste empressé, se découvrit en souriant. La vieille dame, offusquée, s’arrêta net, au moment de poser le pied sur la première marche, et, toisant André, elle dit, de son parler vif.

— Quoi ! en ma compagnie, tu salues cette cocotte ?

Le jeune homme s’égaya, et, tranquillement :

— Vous vous trompez, grand’mère : cette charmante femme est ma confrère, celle-là même dont vous admirâtes, un jour, la prestance aux assises, Isabelle Géronce.

— Ah ! fit madame Mansart, et toutes les avocates s’habillent-elles aujourd’hui avec ce goût ?

— Mais, grand’mère, expliqua André, les avocates s’habillent comme il leur plaît. Il ne faudrait pas croire qu’il existe un type : l’avocate. Il existe des avocates, tout simplement, avec autant de types que de personnalités. Ma chère petite Henriette, vous en fournit, selon moi, le plus joli modèle ; mais nous possédons, à côté de celle que voici, ressemblant à ce que vous dites, les femmes les plus respectables, les jeunes filles les plus pures : témoin Louise Pemette, la rivale de madame Géronce.

Et, à voix basse, car, à cette heure où s’ouvrent les audiences, l’escalier s’emplissait d’un flot de gens de loi, il narra le triste roman de Louise, l’amour ingénu de la petite stagiaire et du débutant de génie, Maurice Servais, les rendez-vous dans la galerie Saint-Louis, l’impossibilité du mariage en cette période pénible de lutte que tous connaissent après l’entrée au barreau, et la grâce de cette idylle à laquelle souriait complaisamment toute cette vieille maison sévère. Puis il dit comment la superbe Géronce s’était prise d’une fantaisie pour ce glorieux enfant sur qui planait déjà la renommée future. Oh ! ce n’était pas difficile à elle de supplanter Louise : elle avait tout ; Louise n’offrait qu’une tendresse subtile, nuageuse, avec la promesse imprécise de très lointaines étreintes… Tandis que la belle Géronce !…

— Alors, interrompit la grand’mère indignée, elle l’a empaumé tout de bon ?… Il a eu le cœur d’abandonner, pour cette place sans défense, la conquête de sa tour d’ivoire ?… Oh ! le vilain garçon !… Et que devient la pauvre petite ?

— Longtemps elle a fermé les yeux, croyant toujours au leurre des fiançailles, puisque Servais ne la détrompait pas. Puis, quand la liaison des deux autres est devenue trop évidente, discrètement, sans une scène, sans même une lettre, disent certains, avec beaucoup de grandeur dans sa peine et son silence, elle s’est retirée… On raconte qu’elle va quitter Paris…

Une robe violette glissait près d’eux, s’arrêta. C’était mademoiselle Angély qui s’écria en pleine galerie Duc :

— Ah ! bonjour, mon cher Vélines ; comment va notre petite Henriette ?

Il fallut présenter l’une à l’autre les deux femmes. La vieille avocate, lorsqu’on lui eut nommé la grand’mère, ne tarissait plus sur le compte d’Henriette. Cette affaire Marty, quel triomphe ! quelle révélation pour tout le monde judiciaire ! Ces messieurs eux-mêmes en venaient à s’incliner devant le talent merveilleux de cette petite Vélines… Et mademoiselle Angély ajouta ;

— Ah ! madame, vous devez être fière de votre belle-fille !

Elle finit par se dire à la recherche du bâtonnier Fabrezan, qu’il lui fallait voir d’urgence. Quand elle eut tourné les talons, madame Mansart demanda seulement :

— C’est à celle-là que les hommes vont demander des leçons de droit ?

Ils entraient au vestiaire, où il y avait presse. Le long des armoires en pitchpin, tout un mouvement de bras de chemise se dessinait. Les plus jeunes stagiaires et les « bâtonnables », les modernes au visage rasé et les anciens à favoris, les nullités et les grands noms, tous apparaissaient dans l’intimité de l’homme qui s’habille. Et l’on voyait des bouts de bretelles, les secrets du faux col, le grain du linge. Ternisien, de sa voix théâtrale, demandait de la pierre ponce.

Vélines, qui enfilait sa robe, dut serrer la main à plusieurs amis : ils saluèrent la vieille dame. Tous s’informèrent d’Henriette et se crurent obligés à une allusion aux succès de la jeune femme. Il y avait comme un mot d’ordre qu’ils répétaient à tour de rôle :

— Madame Vélines plaide-t-elle bientôt ?

C’était à la sixième cour que venait le procès d’André. Au début de l’affaire, il y eut un rapide colloque avec le président Erambourg, dont la longue figure de cire prenait en cet après-midi de janvier, des aspects cadavériques. Impassible en son fauteuil, le vieillard demanda de son organe sépulcral :

— Ah ! maître, c’est vous qui présentez la défense ?

— Oui, monsieur le président.

— Je m’attendais à entendre madame Vélines… Le dossier du moins, me le faisait croire

— Monsieur le président, madame Vélines qui plaida en première instance, se trouve fatiguée : je la remplace.

— C’est bon, maître, conclut le vieil Erambourg, avec un affreux sourire à ses assesseurs, les quatre conseillers de droite et de gauche. La cour la regretterait, si un autre que vous l’eût remplacée.

Dans l’auditoire, une petite toux sèche éclata. André, tout en parlant, reconnut une impatience de sa grand’mère…

À l’issue de l’affaire où il était intimé, et où il n’obtint d’ailleurs pas gain de cause, madame Mansart lui dit de son air cassant :

— Mes compliments, mon cher ; le Palais n’est rempli que du nom de ta femme !

— Et bien ! riposta Vélines, jouant l’indifférence, cela prouve que nous y sommes galants.

Mais il était contrarié comme un homme qui voit échouer un plan longuement préparé. Il éprouva un inconscient Besoin de diminuer Henriette :

— Henriette a un tel charme, grand’mère, quelle a rencontré dans le monde judiciaire une de ces extraordinaires sympathies comme seules les femmes savent en inspirer. Vous n’imaginez pas combien elle y est aimée… Puis on sait aussi que ses petits succès me sont plus chers que les miens.

— Toi, mon fils, répliquait la vieille dame, tu arrives au maximum du talent. Tu as été très beau, tout à l’heure, très beau !

Il s’épanouit. Tous deux arrivaient à la salle des Pas-Perdus, dont le grand bruit de marée les frappa aux oreilles quand ils entrèrent. C’était toujours cette même procession de l’Ordre, que madame Mansart avait contemplée quatorze mois auparavant. C’était le piétinement sur le blanc dallage, où des arabesques noires semblent inscrire comme le plan mystérieux d’une architecture inconnue. C’était le papillotage des rabats légers, la houle des toques sous la double voûte aux dessins grecs. Vélines s’écria, dans un éclat de son orgueil contenu :

— Ah ! percer au milieu de cette foule ! dresser la tête au-dessus de ce niveau de médiocrités !

Et il pensait à l’affaire Lacroix qui, pendant une série d’audiences fort animées, le mettrait en évidence à propos d’une des plus curieuses escroqueries de l’époque…

— Madame Mansart, je vous présente mes hommages.

Ils se retournèrent, à cette appellation de Fabrezan-Castagnac qui, lors du mariage, s’était pris d’amitié pour la « dame de Rouen ». si originale et si franche !… Ce fut entre les deux vieux, aussi pétulants l’un que l’autre, des fusées spirituelles de galanterie et d’amabilité.

— Seulement, madame, finit par ajouter le bâtonnier en faisant de grands gestes, vous venez trop tard : c’était il y a deux mois que vous auriez du être ici, quand votre petite-fille s’est couverte de gloire, juste avant de s’enfermer dans ce long silence, prélude de sa maternité… Ah ! sacré Vélines ! devez-vous être fier de cette petite femme !… En vérité, madame, et toute flatterie à part, cette enfant là est quelqu’un, et je me suis relevé presque étourdi des coups qu’elle m’a portés.

— Oh ! monsieur le bâtonnier, vous exagérez, fît la grand’mère.

Vélines riait sans mot dire. À la fin, il s’enquit près de Fabrezan si mademoiselle Angély l’avait pu joindre tout à l’heure, ce dont elle semblait si désireuse. Et, aussitôt le bâtonnier, se rappelant qu’elle l’attendait à son cabinet, se frappa le front :

— Ah ! Dieu ! Dieu ! je l’avais oubliée !

Et il s’en fut, de sa démarche lourde et majestueuse d’homme à qui trente ans de succès ont fait une royauté spirituelle…

Durant quelque minutes, Vélines et sa grand’mère ne se parlèrent pas, pris l’un devant l’autre d’une gêne qu’ils ne voulaient pas confesser. Ils se laissèrent emporter dans la régularité du piétinement général. André dit finalement :

— Je voudrais voir Blondel, l’ancien bâtonnier : il plaide pour la partie civile dans mon procès de la semaine prochaine ; j’ai besoin qu’il me communique une pièce, et il me faut prendre un rendez-vous.

Presque aussitôt ils aperçurent, sortant de la première chambre, le petit vieillard au museau pointu, aux deux houppettes de favoris blancs. C’était l’un des plus fameux parmi les anciens, celui qu’on avait surnommé l’Invincible, celui qui, mielleux et subtil, lançait sans même les exprimer entièrement, les arguments les plus formidables, et qu’on se délectait à entendre, car ses finesses vous procuraient toujours la satisfaction de les avoir comprises à demi-mot. Et Vélines, glorieux de l’amitié que lui montrait son grand adversaire, le vantait à madame Mansart tout en allant à lui.

Blondel, petit rat de procédure, contrastait avec ce beau gars normand. Tout son génie paraissait résider en ses yeux d’un bleu pâle. Il serra la main d’André devenu radieux :

— Bonjour, cher ami.

— Ma grand’mère et presque ma mère, monsieur le bâtonnier, dit le jeune homme, tandis que Blondel saluait madame Mansart.

Brièvement ils prirent rendez-vous pour la fin de l’après-midi, et se séparèrent sur ce mot que jeta le célèbre avocat :

— Mes hommages à madame Vélines, et dites-lui encore que je l’admire beaucoup, que si nous en avions seulement trois comme elle, je me réjouirais de voir des dames dans l’Ordre !

Ils se dirigeaient vers le vestiaire, où Vélines allait déposer sa robe, lorsqu’on vit se lever dans la galerie des Prisonniers, près de la galerie Duc, le bicorne d’un vieux garde du Palais qui vivait assis là, observateur et serein. Respectueusement, il aborda André :

— Pardon, monsieur Vélines, c’est rapport à madame… Je voudrais bien avoir des nouvelles de sa santé. On s’intéresse toujours à une personne si peu fière et qui ne manque jamais de vous souhaiter le bonjour au passage. Depuis une éternité, on ne la voit plus… Et puis, ce n’est pas tout ça, mais il y a tous les jours beaucoup de gens qui viennent me demander dans quelle chambre ils pourraient aller pour entendre la petite dame avocate dont on parle tant ; moi je ne sais trop que dire.

Dans le visage rasé de Vélines, un imperceptible tressaillement passa, il murmura :

— Répondez qu’elle ne plaidera plus avant longtemps : elle est souffrante.

Madame Mansart et André rentrèrent à la maison sans desserrer les lèvres.

Mademoiselle Angély attendait le bâtonnier depuis une demi-heure, quand il arriva enfin dans son cabinet exigu du secrétariat, où sa large robe s’engouffra en coup de vent.

— Ah ! ma pauvre amie, que d’excuses je vous dois !

— Peu importe maintenant, pourvu que vous m’écoutiez ! dit la vieille avocate avec cette force des gens que domine l’idée fixe.

Fabrezan s’étant assis à son petit bureau, un peu en retrait de l’unique fenêtre, dans l’ombre, où sa belle figure du grand siècle trouvait un fond harmonieux. Il dit, en remontant ses manches sur ses poignets de chemise glacés :

— Allons, je devine ce dont il s’agit. C’est l’entrepreneur d’Ablon qui présente sa note de fin d’année, ou le boucher qui refuse de nouvelles fournitures. Il vous manque cinquante mille francs pour être parfaitement heureuse, et vous venez chercher cinq louis pour assurer la moralité de vos cent soixante-cinq pupilles ?

Avec son scepticisme de procédurier sexagénaire, il ne donnait pas beaucoup dans les utopies de l’avocate ; cependant il restait un des bienfaiteurs les plus généreux de l’œuvre, trouvant toujours plus facile d’ouvrir son portefeuille que de gâter par un refus l’une de ses amitiés les plus chères.

— J’accepte toujours les cinq louis, dit gravement mademoiselle Angély ; mais j’étais venue pour tout autre chose. Fabrezan, il y a un scandale dans l’Ordre, et je crois que vous avez le devoir de ne pas fermer les yeux plus longtemps sur ce qui se passe.

— Un scandale dans l’Ordre ? répéta-t-il, incrédule.

Et mademoiselle Angély rappela l’idylle de Louise Pernette et la liaison, qui maintenant s’étalait en plein Palais, du stagiaire avec la belle Géronce.

— Servais a vingt-cinq ans, continua-t-elle, et madame Isabelle Géronce est une grande coquette. Elle a voulu l’avoir ; moi, je veux le reprendre pour ma petite Louise, qui a un si gros chagrin. Vous m’aiderez, Fabrezan, vous userez de votre autorité de bâtonnier en intervenant ; vous invoquerez les convenances, l’honneur de l’Ordre ; vous direz à Servais…

Elle n’acheva pas : le poing de Fabrezan était retombé lourdement sur le bureau, et le bonhomme lui-même sursautait dans son fauteuil en s’écriant, par une de ces poussées de colère dont il était coutumier :

— Et vous comptez sur moi pour arranger les choses !… et vous vous imaginez que je vais intervenir dans une pareille affaire !… Ah ! non, non, par exemple !…

Mademoiselle Angély l’interrompit, sans rien perdre de son calme :

— Écoutez-moi, Fabrezan, il s’agit…

— Il s’agit d’une sotte histoire de femme qui ne me regarde pas criait-il dans son emportement de méridional, vais-je surveiller maintenant les amours de Servais ?

— Il est de tradition, cher ami, que les bâtonniers ne se désintéressent pas de l’avenir de leurs stagiaires. L’un de vous a déclaré que ceux-ci ne devraient point contracter mariage sans l’assentiment du chef de l’Ordre. Aujourd’hui, ce qui nous occupe s’accomplit dans le palais même, et justement au sein de l’Ordre.

Le bâtonnier, pâle et furieux, se mit tout debout, et, secouant ses grandes manches :

— Eh ! c’est précisément là ce qui m’horripile… Ah ! nous devions bien nous attendre à ce qui nous arrive, le jour où l’on a permis aux femmes l’accès du barreau. Depuis huit cents ans que notre confrérie existe, n’a-t-elle pas traversé les époques les plus agitées de l’histoire avec la sérénité d’une association d’hommes, la plus cohérente, la plus grave, la plus vénérable, sans une éclaboussure, sans une tare ? Et, au bout de ce temps il a fallu que, presque malgré nous, des féministes entreprenantes, empruntant jusqu’à notre costume, vinssent de haute lutte se glisser dans nos rangs. Oh ! cela n’a pas été long, vous voyez. Pour quelques chignons sous la toque aussitôt la confrérie abandonne tout son caractère viril, le désordre naît, le trouble commence… Qu’avions-nous besoin de toutes ces femmes ?

— Fabrezan, Fabrezan, vous oubliez que vous vous adressez à moi.

— Eh ! non, ma bonne Angély, ce n’est pas pour vous que je parle. Vous êtes bien moins une avocate, vous, qu’un saint Vincent de Paul en jupons. Quel que fût votre métier, eussiez-vous ramassé des chiffons, vous auriez fait des miracles de charité, et, du bout de votre crochet, sauvé des enfants perdus. Je parle pour celles qui viendront, comme cette sacrée Géronce, débaucher nos stagiaires sous le nez même de la Justice… Et qui nous dit, à présent que voici la carrière ouverte aux femmes, si les intellectuelles « de mœurs libérées ». comme elles s’intitulent, n’ambitionneront pas toutes une profession où elles traiteraient si aisément en camarades les jeunes hommes de l’élite parisienne ?

Mademoiselle Angély hocha la tête :

— Les Géronces sont rares parmi les intellectuelles, cher ami : le travail inculque aux femmes le sérieux et la dignité. Celles qui entreront au barreau, loin de diminuer votre Ordre, le rehausseront par une tendresse envers les opprimés.

Du coup, il éclata :

— Que me chantez-vous là ? Une tendresse envers les opprimés ! Ne dirait-on pas que l’Ordre vous attendait, vous autres, pour fournir des preuves de générosité, de charité, de dévouement ? Je sais bien qu’il y a parmi nous quelques canailles, beaucoup d’indigents moraux, une multitude de médiocres, mais, tout de même, quand il s’est agi de trouver de grands courages civiques, ou du désintéressement absolu, n’est-ce point chez nous qu’on est venu les chercher ? Depuis de Sèze affrontant la Convention, ou le jeune Berryer assistant le maréchal Ney, jusqu’au premier petit stagiaire venu mettant toute son âme à disculper le vieux vagabond ramassé dans le ruisseau !… Les pires pouvoirs publics n’ont jamais pu tenir notre langue tant qu’il y a eu un malheureux à défendre ; et voici maintenant que des dames bien intentionnées veulent à toute force venir nous enseigner la pitié et l’amour ! Si encore elles vous ressemblaient !…

Un peu chagrinée, mademoiselle Angély hasarda timidement une malice :

— Vous affectez de dédaigner les femmes ; vous oubliez que l’une d’elles vous a sérieusement battu Je sais que vous ne lui gardez pas rancune, cependant. Cette avocate, au moins, trouve grâce devant vous. Je crois surtout que vous les admettriez toutes si elles ressemblaient à la petite Vélines.

— Eh ! oui, c’est entendu, elle est adorable ; mais faut-il la féliciter d’être demeurée au barreau après son mariage ? Il n’est pas bon qu’une femme ait tant de succès quand elle et son mari suivent côte à côte une même carrière. Certes Vélines est le plus fort des deux. Néanmoins il rentre dans l’ombre, c’est positif, depuis que l’étoile de l’autre s’est levée, car le talent de la femme provoquera toujours le plus d’admiration. Il y a là un danger pour un jeune ménage. J’ai aperçu Vélines tout à l’heure ; quelque chose en lui m’a un peu attristé ; c’était comme si les compliments que je lui adressais pour sa femme ne lui eussent pas fait plaisir.

— Allons donc ! Vous êtes un prophète de mauvais augure. Ces jeunes gens se chérissent : pourquoi voulez-vous qu’une rivalité mesquine les divise ?… Et qu’aurez-vous à dire, à présent, contre madame Martinal ?

— Ah ! celle-là, j’allais vous la nommer. Pour les femmes comme elle, toutes les exceptions sont permises, toutes les portes devraient s’ouvrir. L’abandonnée, la veuve chargée d’enfants qui, par un tour de force, gagne la pâture de sa nichée, n’est plus seulement une femme. Deux êtres vivent dans ces créatures-là, en vérité : un père et une mère !

— Mais, Fabrezan, pour que les veuves et les abandonnées, comme vous dites, aient un jour le moyen de vivre et de faire vivre leurs enfants ne faut-il pas que, jeunes filles, elles aient acquis déjà ce métier que vous leur prohibez ?

— D’accord, ma bonne amie ; mais, si nous nous plaçons sur ce terrain, que viennent faire parmi nous les femmes mariées dont les maris sont riches ?

Mademoiselle Angély se tut, un instant. Rien n’ébranlait sa foi. Toutes les misères de la correctionnelle passèrent devant ses yeux. Elle répondit :

— Un peu de bien, peut-être.

— Vous êtes une sainte, repartit le bâtonnier, quêtant de tranquillité avait désarmé ; donnez-moi votre main que je la baise, et formez beaucoup de disciples à votre image.

— Rendrez-vous Servais à Pernette ? demandât-elle, anxieuse.

Fabrezan, debout devant elle, la considérait. Sur sa large face à favoris, un sourire complaisant s’attardait, disant une de ces robustes et paisibles affections que Page n’a pas eu à modifier, qu’il n’a pu altérer. Toute sa bonne humeur était revenue comme par enchantement :

— Est-ce que je commettrai jamais le péché de vous faire de la peine ?

André Vélines eut une fin de journée occupée. Il vit Abel Lacroix à la Santé. Le terrible homme, depuis une semaine, avait aventuré son avocat en des parages imprévus de l’interprétation juridique L’un et l’autre, bourrés de droit, connaissant du code tout ce qu’on y lit et tout ce qu’on peut en déduire, prudents, experts, inventifs, retors, se traitaient l’un l’autre en hommes qui s’estiment pour s’être mesurés. Ils n’étaient plus que deux juristes en présence, — et l’attitude déférente, on la retrouvait chez Vélines qui sentait son client le dépasser.

Après avoir causé, deux heures durant, avec cette éminence de la haute escroquerie parisienne, il dut se faire conduire en fiacre, à grand renfort de pourboire, chez Blondel, qui habitait la rive droite. Et, dans cette hâte, où s’accusait sa fièvre, il déplorait d’avoir écouté Henriette lorsqu’elle s’était refusée naguère à inscrire sur leur budget les frais d’une automobile. Ce soir, en particulier, cette décision de la jeune femme prenait à ses yeux un sens de mauvais vouloir. Que de temps il eût gagné à brûler, en de pareilles circonstances, le pavé de Paris ! Et les cahots de sa voiture lui rappelaient à chaque minute la pauvreté du véhicule, indigne de sa situation actuelle…

Le dîner fut taciturne. Henriette crut son mari préoccupé du procès Abel Lacroix : elle le considérait affectueusement, sans l’interroger plus que de coutume sur les soucis qui l’assombrissaient. Ni Vélines, ni madame Mansart, d’ailleurs, ne lui rapportèrent les propos louangeurs qu’ils avaient entendus sur elle dans l’après-midi. On aurait dit qu’une entente s’était conclue entre eux à ce sujet et l’on parla de tout sauf du Palais.

Le soir, quand la grand’mère les eut quittés, André retourna dans son cabinet ; Henriette se déshabillait lentement dans sa chambre. Elle s’estimait heureuse, comptait ses joies, songeait à son enfant, à l’amour de son mari, à sa gloire naissante. Tout lui souriait. Elle avait choisi la plus belle des vies, utile, laborieuse, intense, et les consultations de la journée lui revenant en mémoire, elle pensait avec orgueil aux femmes du monde, incertaines, pareilles à des mineures, qu’elle avait conseillées, guidées, orientées avec l’autorité d’un directeur spirituel, au milieu d’embarras pécuniaires, de légers conflits de droit, de situations passionnelles sans issue. Elle s’attardait, en rêvant, aux soins de ses cheveux, à des minuties féminines de rangements dans l’armoire. Minuit la trouva encore debout, rieuse, fredonnante. Alors le souvenir d’André, demeuré seul à travailler à cette heure tardive, l’attendrit, et elle eut l’idée de l’aller chercher en pantoufles, un peignoir blanc jeté sur sa robe de nuit, sans même interrompre le chantonnement gai qu’elle avait aux lèvres. Et elle passait ainsi, étourdiment, de pièce en pièce, quand, à l’entrée du vestibule aux estampes, sa joie tomba :

Vélines était là, sur une banquette de chêne voisine des tables où s’éparpillaient les journaux illustrés et les portraits d’Henriette. Sa main soutenait son front. À l’un des angles du plafond, une seule ampoule électrique brillait, petit fruit lumineux impuissant à éclairer toute la longueur de la galerie. On voyait miroiter aux murailles le verre des pastels ; l’or d’un vieux cadre étincelait ; les eaux-fortes apparaissaient en petits carrés gris entourés de blanc. Et la tête lourde et rasée d’André, inclinée dans cette pénombre, disait l’abattement profond de l’homme qu’une crise morale vient d’exténuer.

— André ! André ! qu’as-tu ? s’écria Henriette encourant à lui.

Lorsque Vélines, en levant les yeux, aperçut sa femme, ses traits s’immobilisèrent à la contempler ; et elle était debout devant lui, caressant ses épaules, l’interrogeant amoureusement, qu’il la dévisageait encore d’un air anxieux. Puis, peu à peu, la fraîcheur de ce jeune corps si proche, si troublant toujours pour lui, et plus encore peut-être la force de ce sentiment d’amitié qui, entre déjeunes époux très unis, crée une cohésion des âmes si merveilleuse, opérèrent une détente chez cet être robuste, en qui les passagères excitations nerveuses étaient si peu fréquentes. Sa physionomie s’adoucit à mesure qu’il regardait le visage d’Henriette : elle l’apaisait, le transformait, comme si près d’elle il eut été à l’abri de cet orage dont il restait encore ébranlé.

— Qu’as-tu ? répétait-elle, toujours plus passionnée, plus enveloppante.

Il finit par dire ;

— Je ne le sais pas, je ne le sais pas moi-même ; j’étais très triste.

À la vérité, la secousse qu’il venait de subir dans la solitude de son cabinet, les émotions tumultueuses de soupçon, de colère, de rancune, de méchanceté, qui s’étaient heurtées en lui, ne lui laissaient plus qu’un souvenir vague et un sentiment de honte. Il lui semblait maintenant voir pour la première fois cette suave figure enfantine, à qui l’on était plutôt tenté d’attribuer un charmant esprit qu’une virile mentalité. La simplicité de ses cheveux relevés pour la nuit, l’intimité de son vêtement de batiste, jusqu’au stigmate de sa maternité, lointaine encore, qui amaigrissait sa joue, tout contribuait à rendre Henriette plus touchante. Vélines balbutiait :

— Oh ! ma femme ! ma chère femme !

Mais elle voulait une explication. Que s’était-il passé ? Pourquoi cette tristesse ? lui avait-elle causé quelque peine ? À la longue, il avoua :

— Je ne me comprends plus moi-même, en vérité… J’ai eu des idées atroces ; je me suis figuré que tu m’aimais moins depuis tes succès… Oui, c’était cela mon tourment… J’étais torturé, sans raison, bêtement, par cette crainte de perdre ton amour.

Elle l’enlaçait, en lui reprochant son manque de foi : « Ces vilaines imaginations lui étaient alors venues à propos de rien ?… Était-elle donc une poupée, un cœur frivole ?… Est-ce qu’elle se détacherait jamais de lui… ? » Et, à la sentir vibrer sur sa poitrine, le remords le reprenait de l’avoir si cruellement jugée tout à l’heure, avec indifférence, presque avec hostilité.

— Ah ! j’ai souffert ! confessait-il.

Et il désignait les journaux illustrés qui la montraient à l’audience du procès Marty. Au paroxysme de son inquiétude, il était venu feuilleter ces magazines pour savourer le trouble incompréhensible de reconstituer ce triomphe. Il murmura :

— Oh ! si c’était vrai, pourtant !… si je comptais moins pour toi, aujourd’hui que Paris entier t’aime !…

Et il ajoutait avec frénésie :

— Jure-moi, jure-moi que tu m’aimes toujours autant !

Elle l’étreignait, un peu surprise de cette faiblesse où succombait cet homme fort, un peu émue d’en trouver l’aveu sur ces lèvres froides.

— Mais, mon pauvre cher ami, je te l’ai dit cent fois ; si je suis heureuse de réussir, c’est pour la joie que jeté cause. Je ne puis plus te séparer d’aucun événement de mon existence. C’est en toi que je goûte ma petite gloriole, et je t’aime mieux, au contraire, il me semble, depuis que l’exercice de mon métier a amplifié ma vie, l’a faite plus laborieuse, plus féconde : je t’adore avec un cœur dilaté.

Elle lui vit les yeux mouillés de larmes. Cette crise étrange, qu’il se représentait à peine maintenant, aboutissait à un accès de sensibilité. L’àcreté des sentiments qu’il y avait connus, il se la pardonnait pour la franchise dont il croyait faire preuve.

— Oui, oui, je t’ai mal jugée, Henriette ; oublie tout cela. Il n’y avait peut-être là qu’un peu de surmenage cérébral… Je t’aime tant !

Elle le reconquérait de plus en plus, l’éblouissant par le rayonnement de sa jeunesse, l’attirant par cette habitude déjà ancienne qu’elle lui avait donné de son corps. Bientôt ils ne se parlèrent plus, serrés l’un contre l’autre, dans le silence de cette galerie obscure. Ce fut presque religieusement, comme par un renouveau nuptial, qu’ils gagnèrent leur chambre.

Le procès du fondé de pouvoirs de la Banque Continentale dura trois semaines, se déroulant de huitaine en huitaine et occupa tout Paris. Madame Mansart désira rester chez ses enfants jusqu’au jugement. Elle fut témoin du labeur forcené ainsi que des préoccupations d’André pendant ces débats. Concurremment avec cette affaire, l’avocat en menait d’autres. Il travaillait parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit, sans jamais rien changer à la méthode scrupuleuse qu’il avait adoptée pour l’étude des dossiers et les plans de défense. La grand’mère s’alarma de ces fatigues… elle lui fit, un soir, à table, de sinistres prédictions, déclara qu’il tomberait malade.

— Si les causes continuent à me venir si abondantes, dit Vélines, je prendrai peut-être un jeune secrétaire.

— Tu en as un tout trouvé ! riposta la vieille dame. Dans un ménage comme le vôtre, il y a un devoir qui s’impose à la femme… c’est d’être l’auxiliaire de son mari. Henriette serait pour toi le secrétaire idéal.

— Si elle le voulait !… murmura prudemment Vélines, en regardant Henriette.

Mais celle-ci était devenue très rouge. Elle s’étonnait, s’indignait sourdement ; sa voix s’altéra quand elle répondit enfin :

— Le secrétaire d’André ?… le secrétaire d’André ?… mais alors, toutes mes affaires personnelles ?… Je n’aurai plus d’affaires personnelles, je n’aurais plus au Palais mon existence indépendante ? Je ne serais plus quelqu’un par moi-même ? rien que la subalterne d’André, occupée à débrouiller ses besognes ?

Depuis quelque temps, elle commençait à éprouver devant la vieille dame cette inexprimable petite irritation que finit par causer à une jeune épouse la présence prolongée à son foyer d’un tiers revêtu d’autorité. Toutefois, c’était entre elles deux la première escarmouche. Henriette se tourna vers son mari, l’implorant des yeux, espérant qu’il allait prendre la défense de sa liberté, de son individualité, contre le despotisme de l’aïeule. Mais Vélines, blessé par cet éclat d’insubordination que n’avait pu réprimer sa femme, lui repartit :

— Alors tu ne serais pas heureuse de m’aider à faire mon chemin ? de partager mes travaux, de collaborer étroitement avec moi ?

— Si j’étais libre, mon chéri, tu sais que je ne demanderais pas mieux ; mais j’ai, moi aussi ma carrière que je veux poursuivre jusqu’au bout. On ne peut vraiment pas m’imposer le renoncement à un métier où je ne parais pas réussir trop mal, jusqu’à présent… Si André a trop de causes, qu’il m’en passe quelques-unes ; je les plaiderai quand mon bébé sera né : seulement, qu’il me les confie tout à fait, non pas comme à un secrétaire qui vous décharge des corvées ennuyeuses, mais comme à un confrère qui prend le procès à son compte. Je puis faire mieux que d’être l’auxiliaire de mon mari.

Elle s’adressait maintenant à la grand’mère, dont elle découvrait, tout d’un coup, l’état d’âme. Mais André, dont elle se croyait secrètement approuvée, dut recevoir chacun de ses mots comme autant d’offenses, car tout son visage contracté exprima soudain une souffrance indicible. Il ne prononça pas une parole. Henriette insista de nouveau, avec sa belle foi dans l’égalité de leurs attributions :

— Moi aussi, j’ai beaucoup à faire : cependant il ne me viendrait jamais à l’idée d’humilier André en lui proposant d’être mon secrétaire. Pourquoi serais-je sacrifiée plus aisément ?

— Elle a raison ! dit brutalement le jeune homme. Mais il ne desserra plus les lèvres de tout le

repas. Et, plus tard, chaque fois qu’Henriette voulut revenir sur cet épisode qui l’avait vivement affectée, son mari l’arrêtait :

— Non, je t en prie, ne parlons plus de cela. Ma grand’mère a commis là une maladresse de vieille femme. Toi-même, tu as été cruelle, tu m’as bouleversé. C’est un mauvais souvenir pour moi. Oublions-le.

Néanmoins, il pensait souvent, de lui-même, à ce malheureux incident. Henriette le devinait, à retrouver sur son visage si ouvert, si expressif, où les lèvres rasées ne mentaient point, les contractions douloureuses aperçues ce soir-là…

La presse, vers cette époque fut remplie du nom d’André Vélines. Les débats du procès Abel Lacroix, à la onzième chambre, passionnèrent les curieux. Il dut y avoir, chaque fois, un service d’ordre à la porte de l’étroite salle d’audience, où, malgré une splendide gelée de février, régnait une température étouffante. La personnalité de l’escroc fournit le principal attrait de l’affaire. Dressé au banc des accusés, avec la distinction de sa haute taille, de son pardessus correct, de sa fine tête aux cheveux lustrés, il parlait aux juges sur un ton d’égalité. Le tribunal le traitait avec courtoisie. L’interrogatoire fut une conversation. Comme Vélines, le président sentait en cet homme une supériorité, et n’était pas toujours de force à lui tenir tête. Aux murailles, tapissées de bleu, des abeilles d’or étincelaient. Des boiseries de chêne assombrissaient le prétoire, et, par les larges fenêtres, on apercevait les pinacles de la Sainte-Chapelle qui montaient dans l’azur.

Blondel, qui plaidait pour la partie civile, fut très remarquable. Mais ce qui devait rester légendaire au Palais, c’était la plaidoirie de Vélines, qui dura deux audiences et débutait par cette phrase devenue célèbre, pour sa crânerie, son audace et son ingéniosité :

— Messieurs, le très honnête homme que vous avez devant vous…

Vélines, en parlant, donna toute sa mesure : il le sut et goûta l’une des plus violentes satisfactions de son existence professionnelle. Abel Lacroix fut acquitté, bien qu’il eût notoirement escroqué sept cent soixante-treize mille francs à des Parisiens crédules. Après le jugement, Vélines se frayait un chemin dans la foule, très pâle, le feu aux artères, plein de cette ivresse que produit la gloire chez les grands ambitieux. Du plus profond de l’immense Palais semblait monter vers lui comme le cri de soumission des villes conquises : autour de lui frémissait la muette émotion du barreau forcé de l’admirer. Il dominait et jouissait, quand, à la sortie, dans le tambour, une dame élégante, qui ne le voyait pas, dit à une amie :

— Qui était l’avocat ?

L’amie répondit :

— C’est le mari de madame Vélines.