Les Dames du palais/5/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 367-398).

CINQUIÈME PARTIE

I

— Non, monsieur, disait Narcisse avec sa naïve obséquiosité paysanne, madame n’est pas ici : je suis bien fâché pour monsieur qui s’est dérangé… Madame n’est plus ici depuis le jour de l’an… Monsieur Vélines est parti, le matin, pour Rouen, et, le soir, madame s’est rendue chez ses parents, rue de Grenelle, avec mademoiselle et la bonne d’enfant : histoire de ne pas être toute seule… Monsieur Vélines ne doit rester qu’une semaine là-bas, mais madame n’a point parlé de son retour…

Sur le palier de pierre du vieil hôtel où courait, pareille à une haie de fer forgé, une rampe semée de fleurs à l’or terni, Fabrezan-Castagnac, venu pour voir Henriette, eut un mouvement de recul ; toujours un peu théâtral, il ouvrit grands ses bras, puis de sa voix forte :

— Madame Vélines ne vient même pas le soir à son cabinet, pour ses consultations ?

— Non, monsieur, non : on prie les personnes d’aller voir madame chez monsieur Marcadieu, tout simplement.

Mais, derrière le valet de chambre, arrivait sa femme, la cuisinière, une fine mouche, qui avait flairé un intime de la maison et jugeait bon d’intervenir. Elle s’avançait avec une mine de circonstance, avec cet air endeuillé qu’ont les domestiques lorsque le malheur a fondu sur leurs maîtres, cette physionomie fermée, secrète, mystérieuse, qui en dit plus long que beaucoup de paroles sur les désastres cachés des familles.

— Si monsieur Fabrezan veut aller chez les parents de madame, il la trouvera. La secrétaire de madame travaille aussi là-bas, maintenant… Son cabinet est, autant dire, transféré.

Puis, baissant les yeux tristement :

— Monsieur comprend tout ?…

Fabrezan était anéanti. Plusieurs fois il répéta :

— C’est bien, c’est bien, je vous remercie.

Et il ne s’en allait pas.

— C’est après-demain que monsieur Vélines revient ? questionna-t-il.

La cuisinière soupira, fit un geste de résignation et dit :

— Hélas ! oui, monsieur…

Et, comme elle connaissait de longue date le vieil ami de son maître, elle ajouta confidentiellement, les paupières baissées :

— Nous sommes bien éprouvés, monsieur Fabrezan.

L’ancien bâtonnier leva sa main gauche gantée d’une moufle de laine : il avait, en dépit de sa pétulance méridionale, des gestes professionnels, onctueux, presque ecclésiastiques :

— Allons, allons, courage !

Et il se hâta enfin de descendre pour donner à son chauffeur l’adresse des Marcadieu.

Rue de Grenelle, on l’introduisit dans une pièce, où il reconnut l’ancien bureau d’Henriette jeune fille. Les plus jolis meubles en avaient été transportés place Dauphine, mais il y retrouvait les petits bustes dont, avec les enthousiasmes de l’adolescence, elle aimait alors à s’entourer en travaillant : ses grands poètes, ses grands musiciens, ses grands peintres étaient tous là, et Fabrezan s’attendrissait au souvenir de l’enfant charmante et fervente que jadis il avait vue là, quand la porte s’ouvrit. Henriette parut, illisible, gardant aux lèvres son sourire habituel, un peu moins fraîche que de coutume peut-être, mais très pimpante dans une chemisette de soie blanche et une jupe de drap vert.

Il bondit au devant d’elle :

— Eh bien ! allez-vous me dire ce qu’il y a ?… J’ai une communication à vous faire, je monte chez vous en sortant du Palais, et vos domestiques me laissent entendre, dans leur consternation, que vous avez quitté le domicile conjugal !… A-t-on idée de cela ?

— C’est vrai, monsieur le bâtonnier, je suis revenue chez mes parents.

Henriette avait pris place à sa table et, un peu nerveuse, malgré son beau sourire paisible, jouait avec son coupe-papier qu’elle contemplait attentivement.

— Vélines a eu des torts envers vous ? interrogea vivement Fabrezan.

— Surtout, j’ai voulu reconquérir ma liberté, répondit Henriette qu’une pudeur empêchait encore d’accuser son mari. Nous nous gênions… Des femmes comme moi ne devraient jamais se marier. Alors j’ai pris ma fille et me voilà indépendante, les coudées franches, ne relevant que de moi-même. Je suis tranquille : le tribunal me laissera mon enfant, que j’allaite… il ne la confiera pas au père, n’est-ce pas ? (elle s’égayait d’une gaîté factice) et je vivrai de ces deux affections : ma profession et mon bébé.

Fabrezan croisa lentement ses gros bras et, branlant la tête :

— Et bien ! ma petite madame, vous avez fait de la jolie besogne !

— Comment ! dit-elle, vous aussi, vous m’accusez ? C’est à moi que vous adressez les reproches ?…

— Des enfants qui s’adoraient !… marmottait le vieillard, comme pour lui seul.

— Parce que j’ai accompli un acte de bravoure et de dignité personnelle, on me jette la pierre, sans savoir…

— Un couple si beau !…

— J’ai donné un exemple, comme Suzanne Marty ; d’autres femmes bénéficieront plus tard de notre attitude.

— Aboutir à cette catastrophe qu’est le divorce…

— D’ailleurs, chacun a le devoir de sauvegarder sa personnalité.

— … Après que je vous ai vue guérir ce mari miraculeusement, par quelque chose d’héroïque, de surnaturel, qui était dans votre amour d’épouse !…

Il y eut un silence. La nuit tombait : Henriette sonna pour les lampes. Elle ne souriait plus. Ce crépuscule lui rappelait sa récente arrivée à la maison paternelle. C’était le soir du 1er janvier : le salon était rempli de visites officielles, mais elle avait pu voir son père cinq minutes, seul, dans son cabinet. Elle avait renvoyé la bonne d’enfant à l’office, tenait son bébé dans ses bras, et, déterminée, hardie, manifestant une allégresse mensongère, elle avait dit :

— Père, voulez-vous nous recevoir, ma fille et moi ? Je reviens chez vous.

Le président Marcadieu croyait à une plaisanterie ; mais elle avait en deux mots expliqué sa conduite : « Son mari ne l’aimait plus, jalousait ses succès, leur vie était un enfer… Elle suppliait ses parents de lui donner asile… » Et le président, sans répondre, accablé, s’était écroulé dans un fauteuil, ses deux belles mains longues cachant son visage. Jamais elle n’aurait pensé consterner à ce point ce pauvre père. Jamais, non plus, elle ne put faire comprendre à sa mère que c’était d’un mari parfaitement fidèle qu’elle s’était ainsi détachée.

— S’il n’aimait pas une autre femme, tu ne l’aurais pas quitté, répétait obstinément madame Marcadieu.

Vainement sa fille affirmait :

— Ah ! comme il eut mieux valu que ce fut cela !

On ne la croyait pas. Elle avait dû supporter blâme sur blâme. Le président, sa mère, jusqu’à madame Martinal ne cessaient de la chapitrer ; mais on l’exaspérait bien plus qu’on ne l’apaisait à lui dire :

— Puisqu’il ne t’a pas trompée !…

Ainsi elle devait lutter contre tous. Même en ce moment, elle sentait, chez Fabrezan, une désapprobation muette. Quand le valet de chambre eut allumé, on entendit un bruit sec ; c’était, entre les doigts de la jeune femme, le coupe-papier qui se brisait net.

— Écoutez, monsieur le bâtonnier, fit-elle bravement, je ne veux pas que vous méjugiez mal, je veux être sincère avec vous… Du reste, à mon procès de divorce, je compte bien être défendue par vous, et autant vous avouer la vérité : André ne m’a pas trahie.

— Je sais, dit Fabrezan, impénétrable, les yeux clos, comme un confesseur recueilli.

— Il a toujours été parfait avec moi.

— Je sais…

— Nous aurions pu être suprêmement heureux, si un affreux sentiment ne s’était glissé dans son cœur.

Fabrezan l’arrêta d’un geste :

— Je savais tout cela bien avant vous, ma pauvre petite madame ! Je vous ai vue devenir tout d’un coup célèbre et remplir de votre nom, de votre charmant visage, les gazettes les plus illustrées. J’ai suivi l’expansion de votre talent, j’en ai même éprouvé les effets et la force, et j’ai observé parallèlement Vélines, qui était alors à la veille de monter à l’une des premières places dans l’Ordre… Eh oui, cher confrère ! Les dames méconnaissent parfois le génie de leur mari : Vélines avait du génie et l’on commençait à s’en apercevoir, et il serait aujourd’hui l’un des avocats les plus en vogue de Paris, s’il n’avait eu auprès de lui… comment dirai-je ?… tenez, tout à l’heure, par un carreau de votre fenêtre, j’admirais au zénith une charmante petite étoile frileuse, une de ces étoiles de janvier qui s’allument tôt et qui tirent les yeux de tout Paris. Dès que votre domestique eût déposé près de moi cette puissante « duplex » qui m’éblouit un peu, j’ai cessé de regarder la petite étoile : elle est devenue à peu près invisible. La lampe, avec son beau foyer lumineux, a nui à l’astre… Ainsi ai-je vu s’éteindre cet éclat qui rayonnait de votre mari. Je l’ai plaint : une femme peut se contenter très honorablement d’une modeste réputation ; un homme exige plus.

Et il fît une courte pause, pour ajouter aussitôt, innocent effet oratoire :

— Votre mari a cruellement souffert, ma petite madame !

— Soit ! reprit Henriette, mais il m’a fait souffrir, moi aussi… Vous ne pouvez pas comprendre, monsieur le bâtonnier : je l’aimais encore, et déjà il ne m’aimait plus. Il me haïssait. Si vous croyez que ce n’est pas cruel, cela !…

— Vélines ignore votre fuite ?

— Oui. Nous nous étions séparés le matin, froidement, mais sans explication. Sa grand’mère l’avait appelé à Rouen : il s’était empressé de partir.

— Il doit revenir après-demain ?

— Après-demain.

— Il trouvera la maison vide ?

— C’est ce que j’ai voulu. Plutôt que de le menacer à l’avance, vainement, j’ai préféré attendre une circonstance favorable et le mettre en présence du fait accompli.

Henriette redoutait l’indignation de son vieil ami, mais il ne critiqua nullement ce procédé de vengeance. Ils restèrent encore une fois silencieux ; le bonhomme pinçait à pleins doigts ses joues molles. Tous deux, sans l’avouer, songeaient ensemble à ce retour du mari dans la maison déserte. Les nerfs d’Henriette, démesurément tendus, cédèrent enfin : un flot de larmes lui monta au bord des paupières, qu’elle refoula de son mieux. Elle eût été incapable d’en dire la cause. Elle s’en excusa, honteuse de cette faiblesse.

— Je suis lasse, lasse de tenir tête à tout le monde : c’est un phénomène physique bien naturel… On dirait que vous vous entendez tous pour me pousser à bout !…

— Mais, cher confrère, dit Fabrezan, je ne vous ai point persécutée. Vous êtes parfaitement libre et je n’ai pas montré autre chose que du chagrin devant la destruction de votre foyer. Laissons, si vous voulez, ce grand deuil de famille, et parlons de ce qui m’amène.

Son regard pétillait de malice et de satisfaction quand il ajouta qu’il venait, en simple avocat, traiter avec elle d’une question délicate. Il se carrait dans le fauteuil, s’enveloppait de son ample redingote, et, tout en mêlant quelques fioritures à son langage, car l’indélébile cachet professionnel était marqué dans ses moindres discours, il observait la jeune femme, l’étudiait, l’analysait, jouissait de travailler, à son gré, cette âme féminine en désarroi.

— Il faut que vous m’aidiez dans une bonne œuvre, ma petite confrère : vous me serez une auxiliaire indispensable dans la tache que j’entreprends. … Nous autres avocats, on peut bien nous blaguer pour notre désinvolture à l’égard de la vérité. Hélas ! notre métier n’est pas de la proclamer toujours témérairement. Mais, s’il entraîne à certaines défaillances, il possède aussi de magnifiques privilèges moraux. On vante le médecin pour le pouvoir qu’il exerce sur le malade. Sacrebleu ! nous en avons un autre, et diantrement plus efficace, sur le client. Et je suis sûr que vous, avec votre cœur et votre sensibilité, vous avez conçu cela bien mieux encore que moi-même.

— C’est pour cela que j’adore ma fonction, repartit Henriette. Lorsque, dans une journée, quatre ou cinq malheureuses sont venues déballer leur sac de misères, de fautes, de soupçons, me confiant tout, leur conscience, leur conduite, leur existence, j’ai le sentiment d’avoir atteint à un rôle supérieur : un rôle où l’on tient entre ses mains les ficelles qui feront mouvoir ces pauvres marionnettes. Véritablement l’avocat règne sur elles.

— Vous avez bien dit, reprit Fabrezan, nous tenons les ficelles mystérieuses et notre très relative sagesse a de grosses responsabilités. Nous sommes alors capables de beaucoup de bien ou de mal. Tâchons, ma petite madame, de faire tous deux, sûrement, délibérément, beaucoup de bien aujourd’hui… Voulez-vous ?

— Certes oui, monsieur le bâtonnier !

— Même s’il vous en coûte un peu de gloire, un peu de réputation, une belle occasion de briller ?

Elle le regardait, légèrement anxieuse,

— Ah ! continua-il, se plaisant à l’intriguer, c’est que le bien nous revient cher quelquefois !… Aussi le pratiquons-nous rarement… Un médecin a tout bénéfice à guérir son malade en le soignant : un avocat se ruinerait à répandre la paix dans sa clientèle… Tenez, quelqu’un l’a bien compris, c’est Lamblin, sur le compte duquel hier, salle des Pas-Perdus, courait une histoire fort amusante. Lamblin recevait, il y a quelque temps, une lettre de madame Leroy-Mathalin, la plaideuse que nous connaissons tous. Elle était en litige avec un fournisseur encore anonyme et consultait le cher maître sur ce point : peut-on refuser livraison d’une marchandise dont le prix a été soldé ? « Gagnerai-je mon procès ? » interrogeait-elle en terminant. Lamblin, pour qui toute cause est juste, dès qu’il espère la défendre, examina longuement le cas et s’empressa de répondre à sa future cliente par l’affirmative, sans oublier de citer un peu de jurisprudence à l’appui… À quelques jours de là, on introduisait dans le cabinet de Lamblin un gentleman qui se nomma. C’était Zuyn, le grand marchand de fourrures. Ayant vendu à une dame une pelisse de zibeline, que celle-ci, changeante de goûts, ne trouvait plus à son gré et prétendait lui rendre, il désirait savoir s’il pouvait plaider avec chance de succès. « La dame a payé ? » demande Lamblin « Elle a payé », dit Zuyn. « Comment ! elle a payé, et elle refuse de prendre livraison du manteau ? Mais, cher monsieur, envoyez-lui du papier timbré !… » Et même, écrivant au fourreur le lendemain, Lamblin rehaussa la consultation de quelques textes… Un beau matin, qui fut étonné ? ce fut notre ami, en décachetant coup sur coup deux lettres : madame Leroy-Mathalin le chargeait de ses intérêts contre Zuyn, et Zuyn lui confiait sa défense contre madame Leroy-Mathalin… Voilà Lamblin dans un joli embarras, bien marri d’en être acculé à une conciliation, là où il avait flairé deux excellentes affaires. Il la négocie en ce moment, à ce qu’on raconte.

Et Fabrezan riait, se frottait les mains, ramenait sur ses jambes les pans de sa redingote, pendant qu’Henriette se récriait :

— Oh ! ce Lamblin ! ce Lamblin !… Fabrezan, qui l’examinait à la dérobée et qui la

voyait mûre pour subir sa pression, continua :

— Revenons au motif de ma visite, ma chère petite confrère. Seriez-vous disposée à ne point prononcer devant la première chambre, en faveur de madame Marty, la plaidoirie que vous avez certainement un peu préparée déjà.

— Comment ! monsieur le bâtonnier ?…

Fabrezan devint grave soudain :

— Décidément, il ne faut pas que ce procès ait lieu. Parbleu ! je sais trop bien que je le gagnerais : j’ai trop d’expérience pour penser qu’un tribunal remette à une mère l’enfant qui, confié au père, s’est échappé de chez lui pour la rejoindre. Ce serait la justification de toutes les escapades de galopins. Mais le sort de cette femme est lamentable, et, surtout, que dirons-nous de celui du malheureux gamin ! Il n’a été ni adultère, ni orgueilleux, lui… Voilà trois êtres dont l’un est innocent, l’autre abusé par des doctrines outrancières ; le troisième, si peu coupable au sens profond, terrible, du mot… Tous les trois se martyrisent, se tuent. La faute la plus grave, savez-vous qui l’a commise ? c’est madame Marty en divorçant. Oui, oui, je dis bien : en divorçant. Combien cette femme eut été plus grande dans le pardon !.,. De l’intransigeance dans le mariage ? allons donc ! quelle erreur ! L’homme a sa fougue, son tempérament inquiet, sa sensualité impérieuse ; la femme a son humeur, une certaine inconstance mentale qui la fait aimer avec des fluctuations ; elle est inégale, soumise à ses nerfs, quelquefois incapable de comprendre le mari. Mais que diable ! malgré tout, on s’arrange : on ferme les yeux, on se fait de mutuelles concessions, et l’épouse, indulgente à une trahison passagère, peut encore demeurer en reste envers celui qui s’accommode patiemment de son caractère, qui ne cesse de la considérer comme sa vraie compagne, la reine du foyer… Et même, admettons que la générosité soit toute du côté de cette épouse, qui la blâmera si elle sait ainsi reconstituer le bonheur de sa maison ? Madame Marty ne l’a pas su. Elle a été l’ouvrière de cette ruine… Chère enfant, faites ce que je vous demande. Alembert est vaincu. J’ai la conviction qu’il a toujours continué de chérir cette belle Suzanne Marty ; il a mené, depuis son divorce, une vie de dignité, de deuil, irréprochable. Voyez votre cliente, sondez son cœur : il ne se peut pas qu’un sentiment de compassion ne s’y allume devant le chagrin de celui à qui elle a si longtemps appartenu. Je vous le jure, ce sont deux nobles êtres, deux êtres d’élite, ils se font pitié l’un à l’autre, et, de plus, une même tendresse douloureuse les dévore : elle et lui aiment également ce pauvre enfant né d’eux. Combien la conciliation serait facile ! Des forces toutes puissantes les tirent l’un vers l’autre, la plus faible impulsion suffirait pour jeter cette femme dans les bras de son mari… Hein ? qu’en dites-vous, petite madame ? est-ce que le geste ne vous tente pas ?

L’avocate avait pâli et ne répondait aucunement. Les objections lui venaient en foule, mais elle n’osait pas les formuler, sentant bien que la principale était sa répugnance devant ce désastre : la faillite de sa plaidoirie… Quoi ! le plus retentissant de ses procès, le plus mondain, le plus poignant, celui qui devait consacrer définitivement sa réputation et inaugurer son existence de femme 1 i bé rée, elle y renonce rai t bénévolement ?… Et dans cette douce et sensible Henriette qui, s’émouvait à toutes les souffrances, l’intérêt personnel gronda une minute si furieusement qu’elle ne pouvait plus lire en elle-même. Elle eut une vision de l’audience : tout passa devant elle, — la planchette cirée de la barre, le tapis bleu du prétoire, les trois juges, et, derrière eux, les boiseries du fond ressemblant à un long confessionnal déplié et plaqué contre la muraille, elle perçut autour d’elle la chaleur du public, cette atmosphère de foule attentive qui excite singulièrement les orateurs, et les lambeaux de phrase déjà inventés lui venaient aux lèvres. Ah ! comme elle aurait eu du talent, ce jour-là !

Fabrezan-Castagnac, en brave homme pour qui l’âme humaine n’a plus de secret, laissa se dissiper cet orage intérieur comme sans y prendre garde. Il poursuivit même :

— Nous avons, nous, tous les atouts dans notre jeu. Ainsi les rendez-vous en voiture, nous ne les ignorons pas, nous en avons été plusieurs fois le témoin.

— Quels rendez-vous ? questionna la jeune femme.

Et, s’étonnant qu’elle ignorât ces imprudences risquées par la mère, il lui conta l’histoire des petites visites matinales dans le coupé, sur le boulevard Haussmann.

— Suzanne a fait cela ! s’écria l’avocate.

— Elle l’a fait quotidiennement. N’y avait-il pas là de quoi nous exaspérer ? Eh bien ! nous nous sommes laissé toucher, nous avons dédaigné de faire un éclat ; bien plus, nous avons feint de ne rien savoir, tant ces précaires entrevues nous semblaient émouvantes dans leur mélancolie. Quand la raison et le bon sens nous ont commandé d’y mettre fin, n’avons-nous pas recouru à la demi-pension, comme au stratagème qui devait blesser le moins ces deux cœurs ?… Et vous estimerez, après cela, que nous n’avons plus nulle affection pour notre femme ? Si ! si ! nous sommes prêt à lui ouvrir nos bras, nous la désirons inconsciemment nous l’attendons, à cette place où nous avons toujours refusé d’introduire aucune autre femme. Elle est demeurée véritablement, mystiquement, notre épouse, et nous pourrons nous refaire avec elle un avenir plein de félicité, pour peu que vous nous aidiez.

Henriette s’était lentement ressaisie. Elle répliqua :

— C’est bien. Je verrai Suzanne, j’essayerai d’obtenir qu’elle renonce à l’action judiciaire

— Brusquons, brusquons ! ordonna Fabrezan. Je vous conjure d’agir dès ce soir, ma petite madame. Mon auto va, si vous le voulez bien, vous transporter illico à Passy : vous persuaderez madame Marty de ramener elle-même, avec simplicité, avec loyauté, son fils à l’ingénieur, pour qu’enfin ces parents se concertent sur les intérêts véritables et l’éducation de leur enfant… Tâchez, s’il vous plaît, que ce soit demain vers cinq heures. D’ailleurs vous me fixerez dès aujourd’hui par un « petit bleu »… Je serai à l’heure dite boulevard de la Madeleine. Vous accompagnerez votre amie, cela va sans dire, de façon que ce colloque ait l’apparence d’une discussion d’avocats, et que la réconciliation, si nous avons le bonheur de la provoquer, demeure imprévue et toute spontanée… Cela va-t-il ?

Henriette sourit :

— Cela me semble supérieurement machiné, monsieur le bâtonnier.

— « Machiné » ? oui, oui… Voilà que je fais du théâtre, de la fantaisie, à présent !…

Puis, ingénument, le bonhomme qui incarnait si parfaitement l’Ordre, avec sa grandeur et ses petitesses, son intransigeance et ses compromis, ajouta :

— Et pourtant, je suis débordé ! Je plaide lundi pour cette petite canaille de madame Mauvert, et je n’ai pas encore jeté les yeux sur le dossier !

Quand l’automobile de Fabrezan la déposa rue des Belles-Feuilles, devant la maison de la divorcée, Henriette n’avait pas d’autre idée que celle de sa grande mission. Elle connut vraiment alors la gloire toute spirituelle de sa profession, même dans le renoncement, l’effacement qu’elle venait de consentir. La lune blanchissait un joli jardin bordé de massifs verts, au fond duquel se reculait le rez-de-chaussée de madame Marty. L’avocate aperçut le salon éclairé, derrière ses rideaux aux transparences roses. Suzanne lisait près de la lampe quand elle entra, et ne fut pas étonnée de cette visite. Toutes deux s’assirent auprès de la cheminée qui demeurait dans la pénombre. Le feu seul dardait ses reflets rouges sur le drap de leurs robes. Madame Marty se décida la première :

— Eh bien ! ma pauvre chérie, vous aussi, vous en êtes venue là ?

Car chez leurs amis communs, on commentait déjà, confidentiellement, la séparation des Vélines.

— Ah ! vous savez ?…

— Je sais depuis une heure… A-t-il fallu que vous souffriez, ma petite Henriette si douce, si soumise, pour prendre ce parti !… Oh ! que j’ai pleuré en apprenant cela !… Moi qui vous croyais si heureuse !… Jamais, jamais, je n’aurais soupçonné maître Vélines de vous faire de la peine. Comment ! lui non plus ne diffère pas des autres ?

— Si… J’aurais préféré qu’il me trompât, mais qu’il m’aimât encore… Il ne m’a pas trompée, mais il ne m’aimait plus ; il n’aimait que le succès. C’était une àme sèche, un ambitieux, rien que cela ; l’ambition le brûlait, le dévorait ; il me haïssait parce que j’avais du talent… Vivre aux côtés de cet homme était indigne de moi : j’ai repris ma liberté.

Madame Marty ne put retenir la phrase obsédante :

— Pourtant, puisqu’il ne vous a pas trompée… Alors Henriette, la regardant fixement, se mit à lui dire d’une voix bizarre l’évangile de l’indulgence :

— Vous ne savez pas ce que c’est, vous, d’être offensée : une femme n’est pas offensée pour avoir été trahie, pour n’être plus aimée. Votre mari ne vous a pas offensée, il vous chérit encore. Si André même avait donné passagèrement son cœur à une autre, et qu’il me fut revenu désolé de son péché, attendri par le remords, comprenant mieux l’union absolue pour y avoir manqué, aspirant à cette grâce conjugale qui entretient la vie intérieure, si suave, des époux, oh ! Suzanne, comme j’aurais pardonné !… Oui, j’imaginais parfois cette faute et la joie de ce premier baiser que la femme accorde ensuite. Quel élément nouveau entre alors dans l’amour avec cette absolution ! Quelle réjouissance intime ! Quelle convalescence d’âme pour le coupable qu’il faut conduire, comme un malade à peine guéri, sur la route déjà parcourue de la confiance et de la tendresse ! Quelle puissance nous survient ! Quel pacte mystérieux nous attache ! e pauvre pécheur ! S’il pleure, comme on l’aime pour ses larmes ! S’il sourit, comme on s’applaudit du bonheur qu’on lui a donné !… Et l’on tire un grand rideau noir sur le passé qu’on ne veut plus connaître, et c’est ce rideau qui protégera votre vie.

Elle parlait très bas, mais avec feu, et comme pour elle-même.

La divorcée n’objectait rien. Sa longue nuque se ployait vers le feu, Henriette vit ainsi que ses cheveux étaient poudrés : Suzanne avait tant de mèches grises maintenant qu’elle en dissimulait la couleur ambiguë sous un frimas blanc. Ses beaux yeux fiers, fatigués, n’exprimaient plus qu’une immense tendresse mélancolique. Elle n’avait pas trente-cinq ans !

— Suzanne, commença enfin Henriette, il me faut vous dire toute la vérité au sujet de notre procès. Je ne me fais pas d’illusions — vous serez condamnée à rendre Marcel.

La triste mère se redressa, effrayée. L’avocate reprit, avec une autorité soudaine qui la métamorphosa :

— Votre cause est mauvaise, ma pauvre amie ! Je l’ai étudiée à fond ; j’ai compulsé des masses de jugements et d’arrêts touchant des gardes d’enfants. Toute cette jurisprudence m’a convaincue de ceci : la fugue de Marcel incitera le tribunal à une décision plus sévère encore pour vous que ne l’était l’arrêt de la cour… Monsieur Vélines s’était emballé un peu trop vite sur ce fait nouveau, et il nous avait emballées toutes les deux. À y réfléchir froidement, j’ai bien compris que des juges ne pouvaient prendre en considération un coup de tête de petit garçon, dont vous paraîtrez toujours l’instigatrice… Car vous ne m’avez pas tout dit. Il paraît que vous revoyiez votre fils clandestinement, tous les matins, dans votre coupé, sur le boulevard Haussmann : monsieur Alembert s’en est aperçu… Il a toléré quelque temps vos entrevues, puis, à la fin, sourdement irrité, il a songé au régime de la demi-pension qui l’aiderait à tenir strictement le petit dans l’obédience. On vous accusera toujours d’avoir, au cours de ces entretiens, travaillé l’esprit de l’enfant et provoqué sa fuite… Vous avez été imprudente.

Des larmes montèrent aux yeux de madame Marty.

— C’est Marcel qui avait eu cette idée, balbutia-t-elle ; il m’avait écrit, un jour : « Sois demain au coin de la rue Caumartin et du boulevard ; on se parlera cinq minutes ». J’ai eu la faiblesse de céder. Ensuite, nous avons recommencé quotidiennement. Lui trouvait cela romanesque, périlleux, enchanteur.

— Oui… réfléchit tout haut l’avocate, dont la pensée vigoureuse élargissait la question, le pauvre enfant s’élève comme il peut, dans des conditions déplorables, presque malsaines pour sa formation morale… Écoutez, chère amie, suivez mon conseil, renonçons à retourner devant le tribunal.

Par un effort où se révélait toute sa lassitude, la divorcée se redressa :

— Je ferai ce que vous me direz ; je n’ai plus de volonté, plus d’énergie, je suis à bout…

— Monsieur Alembert est prêt, paraît-il, aux plus larges concessions en votre faveur. Peut-être y aurait-il lieu de prendre des arrangements concernant votre fils, et ne vaudrait-il pas mieux, alors, les déterminer à l’amiable, que de traîner encore votre misère devant des juges ? Allez, votre mari conçoit trop bien ce que vous endurez. Au fond, votre peine lui fait mal, car il n’a jamais cessé de vous porter une affection qu’il ne cache pas. Depuis plus de trois ans vous vivez séparés : le temps a usé l’acuité de certains sentiments ; vous pourriez désormais vous revoir sans émotions violentes, comme des parents lo}raux qui s’oublient pour leur enfant. Fabrezan m’a confié ce que son client désire. Ce serait que nous lui ramenions Marcel nous-mêmes, vous et moi, et que vous lui procuriez ainsi l’entrevue souhaitée. Après ce qui s’est passé entre vous, votre démarche signifierait une cordialité, une estime que vous ne pouvez refuser à monsieur Alembert. Elle indiquerait le ton de votre entente mutuelle, qui sera celle de deux honnêtes gens, nullement ennemis. Est-il votre ennemi, Suzanne, le père de votre enfant ?

— Je crois qu’il ne m’est plus rien, dit Suzanne en rougissant un peu.

— Alors vous m’accompagneriez volontiers demain chez lui ? Son avocat pourrait se trouver là, et nous tacherions que la vie vous soit désormais moins cruelle, à l’un comme à l’autre.

— Mais objecta madame Marty n’aurai-je pas l’air de capituler ? Il me semble que je m’abaisserai devant monsieur Alembert…

— La présence de vos deux conseils, chère amie, otera tout caractère intime à votre conciliabule. Quant cà votre fierté, souvenez-vous qu’elle n’est pas en jeu, mais seulement l’avenir et l’intérêt de Marcel. D’ailleurs, le divorce ayant été prononcé à votre profit, vous tenez le beau rôle, et la délicatesse veut que cette démarche, ce soit vous qui la fassiez.

Elles restèrent, un moment, silencieuses. Sur la cheminée, un buste de Marcel, à quatre ans, en cheveux longs, mettait comme une lumière dans la demi-obscurité de la pièce. Sur le piano recouvert d’une soie sombre, une jardinière de bronze enserrait un buisson de houx luisant et métallique. Une tapisserie flamande, verte et indigo, enténébrait encore le fond du salon, où la rareté des sièges disait la solitude presque absolue de la jeune femme qui régnait ici. Seulement, sur un guéridon, geste d’une piété involontaire envers l’intégrité du mariage, envers sa continuité mystérieuse, geste presque nécessaire de la constance chez une telle créature, la divorcée avait placé une photographie de l’ingénieur.

— Eh bien ? demanda Henriette. Madame Marty répondit résolument :

— J’irai.

— Mon cher, disait Fabrezan en prenant le bras d’Alembert, faites-moi donc admirer votre nouvelle emplette : elle m’a intrigué dès mon entrée dans votre salon ; ça doit être un bibelot d’une sacrée valeur !

Le brave homme, apitoyé par la nervosité de son client, cherchait à lui occuper l’esprit par tous les artifices possibles : il l’entraîna vers une gravure au trait si léger qu’elle ne faisait sur la muraille qu’une tache pâle. Alembert expliqua :

— J’ai déniché ça rue Bonaparte, pour cinquante-huit sous ; ce n’est pas signé, mais c’est anglais, vraisemblablement… On dirait un dessin féminin, tant c’est mou et gracieux, n’est-ce pas ?

Fabrezan se planta sur le nez un fort binocle de myope et vint heurter le verre de la gravure pour la mieux voir, tout en pliant l’échiné. Sa redingote se tendait sur ses larges reins et retombait en plis amples. Il aperçut alors le profil d’un beau corps de femme, mince, grand et harmonieux, habillé d’un fichu, d’une robe traînante à taille haute. Les bras tenaient par les deux brides un chapeau de paille qui flottait au niveau du genou. La tête nue, altière et pure, rappelait la beauté de madame Marty. Fabrezan allait constater tout haut cette ressemblance, mais il se mordit les lèvres à temps.

— C’est joli, conclut-il, très distingué… très distingué…

— Il y a beaucoup de choses dans cette femme ! murmura l’ingénieur.

Cinq heures sonnèrent. Alembert ne put s’empêcher de dire tout haut :

— Voilà cinq heures…

Fabrezan déclara :

— Ça vaudrait aussi bien quinze ou vingt louis.

— Paris vous offre de ces occasions.

Et la conversation languissait ainsi, sans intérêt, sans lien : simple dérivatif à l’idée fixe. L’avocat revint s’asseoir. Alembert jeta un coup d’œil circulaire autour de la pièce, Il l’avait ornée de fleurs comme il faisait naguère, les jeudis de Marcel, mais aujourd’hui les fleurs étaient d’une essence plus rare, plus capiteuse, décelant une sélection plus attentive. Il lui avait paru que c’était là une courtoisie discrète envers la visiteuse attendue, avec laquelle il ne lui serait permis d’échanger que des propos d’affaires

Enfin la porte s’ouvrit et trois personnages guindés, gênés comme les acteurs d’un drame difficile, s’avancèrent. Il y avait d’abord le pauvre gamin, dont la petite mine ravagée faisait pitié et que poussait doucement par l’épaule madame Marty tout en noir, des pieds à la tête, le visage étrange, si jeune sous le blanc léger de sa chevelure ; puis l’avocate, qui s’écartait un peu, moins à Taise pour se taire, dans ce salon, que pour parler, à la barre, devant cinq cents personnes.

Alembert salua Henriette, puis vint à sa femme, qui lui tendait la main. Et il dit d’une voix étranglée.

— Bonjour, Suzanne.

Elle, toute défaite, fut incapable de desserrer les lèvres. Il n’abandonna pas sa main et la conduisit ainsi à un siège proche du sien. Il la contemplait toujours, stupéfait devant ces cheveux blancs et cette grâce douloureuse qu’elle avait acquise en souffrant. Ils ne se disaient rien. Fabrezan, au contraire, déployait toute sa faconde méridionale ; il emplissait la pièce de sa voix de théâtre ; debout près d’Henriette, il avait accaparé l’enfant et s’écriait :

— Et il n’a pas encore quatorze ans, ce petit Marcel ?… On mettrait ça en rhétorique, sur sa taille ! Que voudrez-vous être un jour, dites, mon ami, un pauvre avocat comme moi, ou un savant ingénieur comme votre papa ?… C’est qu’il vous ressemble singulièrement, Alembert. Mais, sacrebleu ! faites-lui faire de la gymnastique pour m’élargir ces épaules-là.

— Nous avons un peu chaud, disait Henriette en ouvrant sa fourrure : Suzanne a eu le caprice de venir à pied, tant il faisait beau…

Et Suzanne réussissait enfin à prononcer tout bas :

— J’espère que vous me croirez : je ne suis pour rien dans l’acte de Marcel ; c’est de son chef qu’il a quitté le lycée pour me rejoindre. J’ai ou un instant d’affolement, je l’ai gardé. Aujourd’hui je vous le ramène… Cet enfant nous aime également, je vous le jure : mais il me savait souffrante, très peinée par son éloignement ; il a pensé devoir, en dépit de tout tribunal, se rapprocher de moi. Ne lui en tenez pas rigueur, n’est-ce pas ?

L’ingénieur eut un sourire de tristesse :

— Suzanne, vous oubliez que c’est mon fils, à moi aussi… Lui tenir rigueur !… Sachez bien, au contraire, que je ne veux me souvenir de rien. Non. rien ne s’est passé ; Marcel ne m’a pas quitté, je n’ai même pas la moindre chose à pardonner… Êtes-vous satisfaite ?

— Oui, et je vous remercie. Mais ce n’est pas tout… Je reconnais que depuis la rentrée je m’étais rendue coupable de légères incorrections… Il vaut mieux, n’est-ce pas ? que nous parlions avec une entière liberté, une entière franchise… J’ai revu Marcel journellement, quelques minutes, dehors. J’ai eu tort, je le confesse… même, je m’excuse… et je m’engage à respecter rigoureusement l’arrêt de la cour, désormais…

Elle avait reconquis son énergie tranquille. Ses beaux yeux gris s’ouvraient tout grands, avec une limpidité froide, sur celui dont pendant douze années elle avait été la femme. Mais lui, en retrouvant, après tant de mois, et sous un aspect nouveau de mélancolie, de passivité douce, cette compagne chérie qui avait eu la prime jeunesse de son cœur, sentait un bouleversement s’opérer en lui. C’était comme le retour d’un long voyage au cours duquel il n’aurait cessé d’aspirer à Suzanne. C’était aussi comme la fin miraculeuse d’un veuvage affreux : l’épouse pleurée lui était rendue. Toute rancune s’évanouissait. La délicatesse de cette joue toute proche éveillait en lui l’idée du baiser. Tenir sa main, tout à l’heure, lui avait paru délicieux ; et quand il considérait le grisonnement de cette chevelure dont il avait tant aimé naguère le poids, la fraîcheur, l’éclat soyeux, le parfum, et qu’il devinait quelle longue, indicible souffrance avait pu modifier ainsi, physiologiquement, cette belle et saine créature, une infinie pitié le gagnait : ses bras se soulevaient deux-mêmes pour l’étreindre, il aurait voulu être seul avec elle et sangloter, la tête enfouie dans sa robe.

Il ne répondait pas. Suzanne poursuivit :

— Madame Vélines, mon avocat, a bien voulu m’accompagner aujourd’hui… Nous venons vous présenter une requête.

Henriette, qui était restée silencieuse, se rapprocha de sa cliente ; de son côté, Fabrezan reprit sa place auprès d’Alembert, pendant que Marcel, loin de là, se tenait debout contre une fenêtre, l’air farouche, tout frémissant de la honte d’être ainsi disputé comme un butin, lui qui se sentait déjà, dans sa précocité, l’âme d’un homme.

Fabrezan, jouant la sévérité, déclara :

— L’arrêt de la cour a été formel : la garde de l’enfant confiée à monsieur Alembert, avec faculté pour madame Alembert de le recevoir tous les jeudis, ou de le voir une fois par semaine dans l’établissement où il pourrait être interné. Mon honorable adversaire, madame Vélines, a-t-elle à objecter quelque chose ?

— Monsieur le bâtonnier, dit Henriette, ma cliente est dans un état de santé qui donnait, il y a quelques semaines encore, de graves inquiétudes. Le chagrin qu’elle a eu d’être séparée de son fils, les émotions de ces procès successifs l’ont brisée. Elle a droit à des égards particuliers. Ces parents, qui voient leur enfant pâtir si cruellement, ne pourraient-ils, à l’amiable, s’entendre pour atténuer la rigueur de la situation ?

— Ma requête est celle-ci, reprit madame Marty, je demande simplement pour Marcel le régime de l’externat.

Henriette et Fabrezan regardèrent Alembert. Il était devenu livide et continuait à ne pas répondre. Peut-être cette prière, dans la bouche de l’orgueilleuse épouse dont il avait si durement éprouvé l’inflexibilité, l’ébranla-t-elle plus que tout. Sa main nerveuse glissa sur son front, releva la touffe de cheveux qu’il portait sur la tempe. Lui aussi avait changé : le stigmate des douleurs morales, la patte d’oie insidieuse, bridait ses yeux trop jolis autrefois, ennoblissait ce visage d’intellectuel en lui prêtant un surcroît d’âge factice, et sa figure était marquée par toutes les fatigues de la vie. À cette heure, le souvenir lui revenait de ces luttes, de cet acharnement qu’il avait mis à ravir l’enfant de cette pauvre femme. L’avait-il assez abreuvée de chagrin après l’avoir trahie !… Et il se revit dans la chambre de l’actrice, parmi les corbeilles d’orchidées où elle trempait son petit nez d’animal voluptueux. Alors, il voila de ses mains ses paupières closes.

— Vous refusez ? demanda Suzanne.

— Mon cher… commença Fabrezan.

Mais Alembert, se redressant, appela :

— Marcel !

Le petit garçon vint lentement, rigide, impénétrable. Ses lèvres féminines, leur tendresse, faisaient contraste avec la virilité du regard. Il était à la fois méfiant, craintif et intrépide

— Que veux-tu, papa ?

— Tu désirerais rentrer ce soir à Passy, n’est-ce pas, au lieu de rester ici ?

Le malheureux gamin hésita une minute. Ce qu’il allait répondre le déchirait d’avance. Henriette vit là un jeu cruel du père.

— Je n’ai pas le droit de dire ce que je préfère, avoua enfin Marcel ; d’ailleurs, je l’ignore moi-même… Je t’aime autant que maman, mais, si j’étais libre, je sais pourtant que c’est avec maman que j’irais.

— Eh bien ! fit Alembert simplement, tu t’en retourneras avec ta mère, mon enfant.

Un éclair brilla dans les yeux de Suzanne, et, tout aussitôt ses prunelles, divinement adoucies, se fixèrent sur son mari :

— Comment !… vous renoncez à vos droits ?… vous me l’abandonnez ? et définitivement ?

— Je vous ai fait assez de mal comme cela, Suzanne : je vous promets de souffrir seul… désormais.

Il entendit à peine le merci qu’elle balbutia ; mais il sentit la pression de ses doigts gantés, qu’il garda dans les siens avec ravissement. Un sanglot étouffé retentit ; puis Marcel s’en fut derrière le rideau de la fenêtre cacher ses larmes. Alembert serrait plus fort la main de madame Marty.

Henriette échangea un signe discret avec le bâtonnier : tous deux se levèrent et prirent congé, L’avocate, sans autre phrase, constata que leur tache était terminée. Fabrezan, sans rien dire, contemplait avec émotion ce beau couple invisiblement désuni, et il secouait sa grosse tête tandis que ses yeux se mouillaient.

Et Alembert, qui ne lâchait pas les doigts tremblants de Suzanne, et que la puissance des souvenirs reprenait impérieusement, à toucher un peu de ce corps délicat qui avait été sien si longtemps, saisit les poignets, puis les coudes, et il s’exaltait, il suppliait, il commandait :

— Reste ! reste !

Les deux avocats disparurent. Quelque chose mourait dans ce salon : l’orgueil d’une femme.

On entendait toujours l’enfant en pleurs derrière le rideau. Suzanne, à bout de forces, posa son front lassé sur l’épaule d’Alembert.