Les Dames du palais/5/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 446-462).

IV

Beaucoup de Parisiennes, cet été-là, retardèrent leur départ pour la campagne, à cause du procès de madame Dalton-Fallay, qui passionnait l’opinion publique et dont toutes les femmes auraient voulu voir se dérouler la mise en scène. Ce spectacle fut donné au commencement de juillet, dans un Palais où l’approche des vacations mettait une fièvre.

La nef de la Cité, à l’ancre sur des eaux miroitantes et tièdes, portait au centre d’un Paris orageux ses trois temples, celui de la Foi, celui de la Douleur, celui de la Justice : Notre-Dame dressait dans un air torride ses tours mystiques, l’Hôtel-Dieu étalait ses quadrilatères lamentables, hérissés de ventilateurs, et le Palais présentait sur ses trois façades ses trois styles disparates, tandis qu’à l’intérieur une architecture unifiée harmonisait couloirs, vestibules, galeries, chambres d’audiences, dans ce seul aspect glacial que lui a donné le second Empire.

Ce jour-là, une vie intense y fourmillait. Dès onze heures, une cohue de journalistes se pressait aux portes de la place Dauphine et de la cour de Mai, tandis que le vestiaire était assiégé par un flot sans cesse grossi de dames du monde, qui venaient relancer jusque-là les avocats en manches de chemise, pour obtenir une introduction, parfois sur le seul souvenir d’un dîner où l’on avait été voisins, l’autre hiver. — Lecellier, le bâtonnier, se débattait entre quatre jeunes femmes qui joignaient les mains. Parmi les parterres abondants de leurs chapeaux démesurés, son crâne rose apparaissait tout suant. Il était en gilet, sa toque d’une main, sa robe de l’autre, sans nulle majesté, sinon celle qu’un grand titre invisiblement vous confère. Le conseiller qui présidait cette session des assises montait le petit escalier de la galerie Lamoignon pour aller revêtir sa robe rouge. Il était important et soucieux ; ses deux assesseurs le suivaient à peu de distance, tandis que ces messieurs du jury traversaient, un peu honteux de leurs vestons, le vestibule de Harlay bourdonnant comme une ruche.

Il occupait toute cette face ouest du Palais qui, par trois portes, s’ouvre sur la place Dauphine. Un dallage somptueux et poli contribuait, avec la blancheur des murailles, à son aspect marmoréen. La voûte était si lointaine, que le décor froid, les moulures, les grecques, les caissons s’y distinguaient à peine. Vis-à-vis de la porte centrale, un double escalier monumental se creusait et menait à la salle des assises. Sous les révolutions du degré, une sorte d’ædicule païen abritait, glaive au poing, une Thémis géante. Elle apparaissait ainsi, dès l’entrée, dans un demi-jour neigeux qui semblait animer les plis de pierre de son péplum. Elle y était hautaine et redoutable. Une foule anxieuse se bousculait sans la voir et gravissait les marches. Là-haut, on se battait aux portes de l’enceinte publique ; les municipaux luttaient en vain pour défendre le tambour de cuir vert. Les belles invitées et les avocats s’engouffraient dans un petit escalier secret, en colimaçon, dit « des témoins ». et la salle, pareille à l’église d’un monastère, avec son assistance, son vaste prétoire en manière de chœur, réservé à l’Ordre, et le tribunal, autel de ses pontifes rouges, commençait à grouiller.

Cependant les autres rouages de l’immense machine judiciaire, fonctionnaient toujours. Au tribunal civil, une à une, les audiences s’ouvraient. Désireux de s’avancer dans les rôles, en vue des vacances prochaines, les juges accéléraient les débats. Les avocats, leur serviette béante, semblaient se presser, se poursuivre pour arriver plus tôt à la barre. En correctionnelle, on amenait des fournées de prévenus. Des stagiaires l’un après l’autre, ânonnaient en leur faveur. Même à la cour, on aurait cru voir une hâte dans le prononcé des arrêts. Et d’une chambre à l’autre errait, vague troupeau somnolent, tout le peuple des habitués du Palais, individus sans métier et sans caste : vieilles fagotées, éprises de procédure : bandes suspectes d’adolescents et de femmes en cheveux, amateurs du criminel. Se traînant de banc en banc, ils vont, selon leur goût, s’exciter au spectacle des condamnations infamantes, se délecter à l’exhibition des intimités conjugales que dévoilent les affaires de divorce, ou bien, pacifiques et aimables, ronfler doucement dans une atmosphère étouffante, aux longues plaidoiries, bourrées de jurisprudence, des interminables procès civils. On les voit peupler de silhouettes falotes les couloirs dont ils rasent les murailles, chaque fois qu’un président expéditif vient d’articuler le sacramentel : « L’audience est levée », et ils vont se heurter aux tambours fermés, parcourant la cour et le tribunal, jusqu’à l’heure où, désespérant de trouver une porte ouverte et un prétoire en activité, ils quittent à regret ce théâtre de leur prédilection, s’égrènent sur les marches de la cour de Mai, sûrs d’y revenir demain, après une nuit passée nul ne sait où…

L’animation du Palais s’accroissait toujours, dans la sonorité des galeries aux voûtes doriques.

Maintenant des avocats s’entrecroisaient en tous sens. Des messieurs mis négligemment, mais faisant tout de même figure, se rendaient clandestinement aux bureaux de l’Assistance judiciaire. Ils appartenaient à cette catégorie de gens aisés qui louent, pour trois mois, un logement de deux pièces au septième étage, et se font délivrer, par amitié, un certificat d’rndigence, afin de recourir gracieusement aux bienfaits de la Justice. Dans le mystère de leurs cabinets, les magistrats instructeurs recevaient la visite sinistre de leurs clients, tandis que dans l’aile attenante à la Préfecture de Police, à l’administration des Délégations judiciaires, — véritable portique secret par où affluent au Palais les affaires criminelles, — s’opérait le travail colossal de les trier, de les dégrossir, de les déterminer, de les offrir, toutes chaudes encore des manipulations policières, à la majesté des tribunaux.

Alors Vélines, l’hermine à l’épi toge, traversa le Palais, conduisant à la salle des assises madame Mansart, venue de Rouen pour la circonstance. Henriette avait déjà pris place dans le prétoire, entre madame Martinal et la jeune madame Servais. La grand’mère exultait ; mais son orgueil s’aviva quand, levant le face-à-main, elle parcourut des yeux l’assistance. Vélines lui nomma le peintre Sylvère et sa maîtresse, l’ex-madame Mauvert, l’ingénieur et madame Alembert, desquels on lui avait conté la touchante réconciliation due à Henriette, une ou deux actrices en renom et plusieurs personnages de l’aristocratie parisienne. Puis la vieille dame s’assit près de la belle mère d’André qui, dans sa froide immobilité de blonde impassible, lui souhaita la bienvenue. Et on lui montra encore madame Surgères, la féministe, Thaddée-Mira et le petit neveu de Chaix d’Est-Ange, et le nouveau bâtonnier, Lecellier, et Ternisien, l’avocat aux cheveux roux qui avait tant de fois triomphé à cette même place où Vélines maintenant feuilletait le dossier de madame Dalton-Fallav.

La salle était sombre. Les fenêtres, haut percées, y laissaient régner une pénombre tragique. De temps à autre, la petite porte des témoins s’ouvrait et une dame entrait. C’est par ici qu’on vit apparaître, couverte d’oripeaux surannés, la grosse madame Leroy-Mathalin qui venait là comme chez elle, connaissant son Palais comme sa propre demeure, avec tout le barreau, les procureurs, les greffiers, les huissiers et jusqu’aux gardes.

Par delà les balustres de bois qui séparent le prétoire des bancs réservés aux témoins et aux invités, madame Marcadieu lorgnait sa fille, madame Mansart son petit-fils. Toutes deux nourrissaient l’une contre l’autre une rivalité agressive et non exprimée : chacune souffrait, en son for intérieur, de constater les succès de l’enfant de l’autre, et lanière d’Henriette trouvait indécente la jubilation vaniteuse que ne cachait pas la grand’mère d’André !… Mais ce qui les agita le plus, ce fut la manœuvre d’Henriette lorsque, quittant ses amies, et la serviette au bras, elle alla tranquillement, avec un petit air gentil et voulu de simplicité, s’installer auprès de son mari, afficher crânement aux)reux de ce grand public son rôle minime de secrétaire. Ni la mère ni l’aïeule ne dit un mot ; mais un sourire victorieux éclaira le visage citron aux bandeaux teints, tandis que les lèvres de madame Marcadieu s’amincirent et se rentrèrent, déclarant mieux le dépit de cette personne discrète que la plus vive parole ne l’eût fait.

On perçut un murmure venu de l’étroit corridor des témoins. Maître Blondel avait, par mégarde, laissé la porte ouverte : on pût contempler dans l’entrebâillement la large carrure de Fabrezan aux prises avec la maigre et chétive dame Gévigne. Apparemment, celle-ci demandait qu’on l’introduisît. Les municipaux ayant refusé de lui livrer passage, elle suppliait le vieil avocat, qu’elle avait saisi, toute frémissante, aux plis de sa vaste manche. La salle entière entendait son imploration dolente :

— Oh ! maître ! maître !

On aurait dit une néophite ardente s’accrochant au manteau d’un prophète. Fabrezan céda, après avoir beaucoup crié, et, pendant que la plaideuse se faufilait d’un pas de souris vers l’auditoire, il s’avançait lourdement pour donner son coup d’œil à la salle. À ce moment, mademoiselle Angély apparut avec Jeanne de Louvrol et Marie Morvan. Toutes trois allèrent se joindre au groupe des avocates, installées sur les bancs des journalistes. Henriette, au premier signe de mademoiselle Angély, accourut.

— Voilà deux petites confrères qu’il faut sermonner, commença la vieille fille. Imaginez-vous ma chère Vélines, que mademoiselle Morvan a débuté avant-hier à la huitième chambre et qu’elle s’en est merveilleusement tirée. Quelqu’un l’a dit à Erambourg, qui me l’a rapporté : « Elle a de l’étoffe !… » Quant à mademoiselle de Louvrol, vous l’avez entendue vous-même, plusieurs fois, cette année. On lui reproche d’imiter votre manière : le beau dommage ! Qu’elle vous ressemble, tout ira bien… Et maintenant, une volte dans l’esprit de ces demoiselles : on ne veut plus plaider, on veut quitter le barreau, et savez-vous pourquoi ? savez-vous les arguments qu’on me présente ? « Ça ne sert à rien de faire son stage ! Regardez Louise Pernette : à peine mariée, la voilà qui renonce à tout et disparaît vivante dans le cabinet de son mari. Regardez madame Vélines : elle acquiert une réputation mondiale, elle se couvre de gloire, elle cumule avec un égal succès ses fonctions d’avocate et ses fonctions de nourrice, puis, un beau matin, crac ! on apprend qu’elle refuse des causes ; elle se fait rare au Palais, et elle met de l’ostentation à aider maître Vélines dans une affaire où elle lui a manifestement servi de scribe, de copiste, de saute-ruisseau. »

— Oh ! oh ! mademoiselle Angély ! s’écrièrent les jeunes filles.

— Oui, ma chère ; elles ont dit cela. Elles ont ajouté : « À quoi bon se casser la tête, si on doit tout lâcher, un jour !… » J’ai protesté. Elles ont renchéri : « Demandez-lui, demandez-lui son avis ! » Alors j’obéis, et, devant elles, je viens vous poser carrément la question. Ma petite Vélines, approuvez-vous ces demoiselles, au point où elles en sont, d’abandonner la carrière ?

Henriette sourit :

— Mais non, mais pas du tout ! Je veux, au contraire, qu’elles piochent, qu’elles bûchent, je veux qu’elles plaident, je veux qu’elles se fassent connaître, qu’elles acquièrent une clientèle, qu’elles gagnent leur vie, enfin. Une femme doit toujours être capable de cela. Si, dans l’avenir, mariées aux hommes qu’elles auront choisis et qu’elles aimeront, elles s’effacent, à leur tour, et consentent à n’être plus que leurs auxiliaires, cette hypothèse-là concerne exclusivement l’être moral nouveau formé par le mariage Mais si elles sont aujourd’hui libres de tout engagement, livrées à elle-mèmes. qu’elles se créent donc la vraie indépendance, celle qui rend la femme vraiment digne, en lui donnant la conscience de n’avoir besoin de personne.

Elles n’en auront que plus de joie, le moment venu, à devenir l’associée de leur mari, la compagne de son esprit. Si elles désirent se refuser à l’amour, elles le peuvent, sûres d’être tout de même quelqu’un dans le monde ; et si le malheur voulait qu’elles se trompassent en aimant, eh bien. elles auraient en elles-mêmes de quoi se refaire une existence.

Madame Martinal, qui avait écouté jusque-là sans rien ajouter, intervint :

— Non, non, qu’elles ne s’arrêtent pas en si bonne voie ; qu’elles plaident, qu’elles fréquentent le Palais, qu’elles gagnent la pratique du métier, Dieu les garde des peines que j’ai eues ! Mais qu’aurai-je fait si, en perdant mon mari, j’avais perdu en même temps la possibilité de nourrir et élever mes trois petits ?… Puis il y a d’autres cas…

Et, désignant dans l’assistance une jeune femme pâle et délicate qu’elle avait amenée avec elle pour procurer une diversion à la sombre vie précaire de la délaissée, elle raconta l’histoire de madame Faustin, qui, grâce à la loi, végétait maintenant de la pension alimentaire arrachée à son mari.

— Jamais une jeune fille, conclut-elle, ne devrait être armée moins qu’un jeune homme en face des événements. Plus faible, n’a-t-elle pas besoin d’une plus forte défense personnelle ?

— Et c’est déjà un joli résultat, affirma Louise Servais, que de partager avec son mari tous les soucis professionnels, d’alléger sa tâche, de s’unir intellectuellement.

Très frappées, les stagiaires ouvraient la bouche pour affirmer déjà un moindre désir de quitter leur toge, quand, au fond du prétoire une porte s’ouvrit. L’huissier annonça la cour, et, lentement les robes rouges, défilant sans bruit, vinrent prendre place à leurs sièges. On amena, en son costume noir du meilleur goût, l’élégante accusée. L’audience était ouverte.

Elle devait se prolonger jusqu’à la nuit, tant les débats furent délicats et offrirent de difficultés. L’interrogatoire fut prolongé par la secrète astuce de madame Dalton-Fallay, dont l’habileté tint en échec l’autorité du président. Les dépositions des témoins donnèrent lieu à des élans de curiosité qui soulevaient la salle impétueuse. L’arrière-ban plébéien de l’auditoire, parqué dans l’enceinte publique, fit quelque tumulte. À mesure que l’heure avançait et que les autres audiences étaient levées dans le Palais, les avocats affluaient pour venir entendre Vélines Les bancs de la presse étaient bondés par ses confrères. Même, des magistrats s’étaient glissés et installés derrière la cour, parmi lesquels on distinguait le président Marcadieu. Quand Vélines commença de parler, à cinq heures du soir, on vit parmi les avocats se lever Blondel qui, petit et myope, allongeait au bout d’un cou grêle son profil chafouin, pour ne rien perdre des gestes de l’orateur.

Alors Henriette, qui demeurait en son modeste rôle assise auprès d’André, sentit aussitôt le triomphe s’apprêter. Ce n’était pas en vain que, depuis une année, Vélines avait, dans le secret des petits procès, dans l’obscurité d’une clientèle médiocre, perfectionné sa logique et son art. En reparaissant pour la première fois devant le grand public, il étalait lumineusement tout l’acquis de son sourd labeur. À penser qu’à ce même instant elle aurait pu tenir cette barre, déployer son talent, haranguer ce même jury dont l’immobilité disait l’emprise du jeune maître, Henriette eut peut-être le dernier sursaut de sa vanité vaincue, mais pas de regret. Elle aimait son mari de toute la profondeur de son sacrifice, à la façon des mères, qui est celle de tous les vrais cœurs de femme. Elle le voulait reconquérir, et elle jouissait de l’admiration qui venait à lui visiblement, comme d’un présent somptueux qu’elle lui aurait fait.

Il parla deux heures pour innocenter l’empoisonneuse et il l’innocenta, ou du moins il produisit par la force d’une argumentation où il avait cheminé pas à pas, avec une sûreté prodigieuse, un tel doute sur la culpabilité, dans la conscience des jurés, que toute condamnation était devenue impossible. Certains anciens comme Fabrezan, Lecellier, ne retenaient pas leur enthousiasme : des monosyllabes leur échappaient qui partaient dans le prétoire ainsi que des applaudissements étouffés. Monsieur Marcadieu, qui était un esprit fin et appréciait son gendre, caressait de sa belle main son visage pâle ; il éprouvait un très vif plaisir à envelopper du regard le brillant défenseur, tout le barreau attentif et l’assemblée frémissante. Il était homme, et la gloire du mari de sa fille lui semblait d’une qualité plus haute et plus solide que la gloire même de celle-ci. Cependant il n’en allait pas de même de madame Marcadieu, et le souvenir d’une certaine audience à la première du tribunal, où Henriette avait connu un succès analogue, l’empêchait de se délecter convenablement des louanges qui se murmuraient autour d’elle.

Pendant la délibération du jury, Vélines, à bout de forces, accompagna sa cliente pour lui donner un réconfort dont la dame n’avait nul besoin, assurée qu’elle était de l’heureuse issue de cette affaire. Elle n’avait jamais avoué, à moins qu’on ne pût nommer aveu le sourire équivoque dont elle accompagnait ses dénégations quand son avocat l’interrogeait. Ce fut avec le même sourire au coin de ses lèvres voluptueuses qu’elle le remercia en faisant baiser par lui ses doigts gantés ; après quoi Vélines, oppressé de cette angoisse qui guette tout défenseur au moment du verdict, s’en fut en courant à la buvette, où il avala un sandwich et une coupe de Champagne.

Il remonta en toute hâte l’escalier casse-cou qui débouche près du bureau de poste Galerie des Prisonniers, galerie Lamoignon, il n’y avait plus personne : le Palais semblait mort. Par contraste, la salle d’assises, à la rentrée de Vélines lui parut assourdissante de vacarme. En l’absence des jurés, toute l’assistance était debout, chuchotait. À la vue de l’avocat, un long murmure naquit du fond de l’auditoire, s’enfla et mourut lentement, et ce murmure l’inonda d’un bien-être infini : il en concevait la signification. Des groupes de confrères l’arrêtèrent par trois fois, et il reçut en pleine face des épithètes dithyrambiques. Il ne s’y méprit pas, elles étaient sincères. Quand il se fut assis à son banc, sa femme s’approcha. Elle leva sur lui ses yeux charmants de douceur et de finesse et dit seulement :

— Mon chéri, je suis fière !

Alors il comprit soudain, avec netteté, qu’elle aurait pu savourer, à cette heure, les mêmes suavités, le même enivrement. Il la considéra longuement ; tous deux se sourirent ; mais, dans l’excitation de l’attente, Vélines atteignait aux limites extrêmes de la fatigue et de l’émotion. Une larme voila son regard Un trouble profond le possédait.

Quelques minutes après, l’acquittement était prononcé. Ce fut une lente, une silencieuse apothéose pour celui qui venait de manifester un aspect si nouveau de son génie. On jugea indécent le petit « merci » léger que madame Dalton-Fallay lui jeta du haut de son box en se retirant. À ce moment la salle frissonnante se haussait pour apercevoir le défenseur. Tout le barreau se pressait autour de lui et les exclamations de Fabrezan-Castagnac dominaient l’unisson des félicitations ferventes. Lecellier vint lui serrer la main pour consacrer officiellement cette nouvelle gloire de l’Ordre. Isabelle Géronce se fraya un passage jusqu’à lui pour lui tourner un compliment où tous ceux qui connaissaient la belle personne virent plus qu’une professionnelle congratulation. On chercha madame Surgères ; mais, dans un accès d’humeur, elle avait disparu. Les femmes du monde, qui emplissaient l’enceinte, tardaient à sortir, s’appuyant à la balustrade pour contempler encore le génial avocat. À ce moment, madame Mansart, enhardie par le départ des conseillers et n’y tenant plus, franchit la balustrade et pénétra dans le prétoire. Sous le lorgnon, ses yeux noirs étincelaient. L’orgueil la grandissait, et, toute cabrée, la tête en arrière, elle admirait le petit-fils adoré en qui se réalisaient tous ses rêves Et elle prenait à témoin tous ceux qui l’entouraient, madame Martinal et Lecellier, la petite madame Debreyne, dont les prunelles myopes et moqueuses clignaient malignement, Fabrezan, qui levait au ciel ses gros poings, et même madame Marcadieu, en murmurant :

— C’est bien, mon petit… C’était très beau : désormais ta femme portera un nom illustre…

À sa suite, plusieurs amis s’étaient avancés. Il y avait là le célèbre Sylvère, avec sa maîtresse parée comme une châsse, monsieur et madame Alembert, très effacés dans leur amoureux renouveau, et qui ne se quittaient plus. Il y avait, près de madame Martinal, la triste madame Faustin, toujours réfugiée dans les jupes de son avocate comme une plante faible s’accote à son tuteur. Il y avait encore Lamblin, Thaddée-Mira, Servais et Louise, mademoiselle Angély, les stagiaires… Et Vélines, regardant tout ce monde, posa doucement la main sur l’épaule d’Henriette, à l’endroit où saille le bouton de l’épitoge, et dit :

— C’est ma femme qui devait plaider ce procès. Elle n’en est point à son coup d’essai ; elle l’eût fait mieux que moi, avec plus de délicatesse et d’originalité, et c’est à sa seule modestie que j’ai dû cette cause.

Henriette rougit.

— Plaider ! ah ! fît-elle gaîment, j’en ai assez ! Fabrezan branla sa forte tête à la Largillière.

— Vélines, Vélines, prononça-t-il d’un air entendu, vous me semblez avoir obtenu beaucoup de gloire aujourd’hui !

La foule s’écoula lentement. Les avocats s’en furent au vestiaire. Madame Dalton-Fallay ayant fait demander le ménage Vélines, les amis disparurent à leur tour. Quand les deux jeunes gens reprirent l’étroit couloir des témoins, il n’y avait plus personne. Une flamme jaune de gaz voltigeait. Henriette descendit d’un pied hésitant le petit escalier tournant, mal éclairé : elle chercha la main d’André pour s’y appuyer. Un grand silence planait. Le Palais était vide. Deux lumières restaient allumées dans l’immense vestibule de Harlay ; il était mystérieux et grandiose. On y respirait une fraîcheur de cathédrale. Dans ces demi-ténèbres, André saisit sa femme et l’étreignit sans rien dire.

Sous la coupole de son petit ædicule païen, la Thémis géante veillait, glaive au poing. En se redressant, Henriette l’aperçut : elle eut un beau sourire dédaigneux et vainqueur de femme aimante.

FIN