Les Dames vertes/II

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Calmann Lévy (p. 31-58).


II

L’APPARITION


Minuit sonna jusqu’au douzième coup, sans qu’aucune apparition se produisît. Je me levai, pensant que j’en étais quitte : j’avais fini de manger, et, après une douzaine de lieues à cheval, je commençais à sentir le besoin du sommeil, lorsque l’horloge du château, qui avait un très-beau timbre grave et retentissant, se mit à recommencer les quatre quarts et les douze heures avec une lenteur imposante.

Avouerai-je que je me sentis un peu ému de cette sorte de retour de l’heure fantastique que je croyais révolue ? Pourquoi pas ? J’avais fait jusque-là si bonne contenance de philosophe ! Pour être un fervent disciple de la raison, je n’en étais pas moins un très-jeune homme, et un homme d’imagination, élevé sur les genoux d’une mère qui croyait encore fermement à toutes les légendes dont elle m’avait bercé, lesquelles ne m’avaient pas toujours fait rire.

Je m’aperçus de l’imperceptible malaise que j’éprouvais, et, pour le combattre, car j’en fus très-honteux, je me hâtai de me déshabiller. L’horloge avait fini, j’étais dans mon lit, et j’allais souffler ma bougie, lorsqu’une horloge plus éloignée du village se mit à sonner à son tour les quatre quarts et les douze heures, mais d’une voix si lugubre et avec une si mortelle nonchalance, que j’en fus sérieusement impatienté. Pour peu qu’elle eût, comme celle du château, double sonnerie, il n’y avait pas de raison pour en finir.

Il me sembla, en effet, pendant quelques minutes, que je l’entendais recommencer et qu’elle sonnait trente-sept heures ; mais c’était une pure illusion, comme je m’en assurai en ouvrant ma fenêtre. Le plus profond silence régnait dans le château et dans la campagne. Le ciel était voilé tout à fait ; on n’apercevait plus aucune étoile ; l’air était lourd ; et je voyais des volées de phalènes et de noctuelles s’agiter dans le rayon de lumière que ma bougie projetait au dehors. Leur inquiétude était un signe d’orage. Comme j’ai toujours beaucoup aimé l’orage, je me plus à en respirer les approches. De courtes rafales m’apportaient le parfum des fleurs du jardin. Le rossignol chanta encore une fois et se tut pour chercher un abri. J’oubliai ma sotte émotion en jouissant du spectacle de la réalité.

Ma chambre donnait sur la cour d’honneur, qui était vaste et entourée de constructions magnifiques, dont les masses légères se découpaient en bleu pâle sur le ciel noir, à la lueur des premiers éclairs.

Mais le vent se leva et me chassa de la fenêtre, dont il semblait vouloir emporter les rideaux. Je fermai tout, et, avant de me recoucher, je voulus braver les spectres et satisfaire Zéphyrine en accomplissant avec conscience ce que je présumai être les rites de l’évocation. Je nettoyai la table et en ôtai les restes de mon repas. Je plaçai les trois carafes autour de la corbeille. Je n’avais pas dérangé le sel ; et, voulant me venger de moi-même en provoquant jusqu’au bout ma propre imagination, je mis trois chaises autour de la table et trois flambeaux sur la table, un devant chaque fauteuil.

Après quoi, j’éteignis tout et m’endormis tranquillement, sans manquer de me comparer à sire Enguerrand, dont ma mère m’avait souvent chanté, sous forme de complainte, les aventures dans le terrible château des Ardennes.

Il faut croire que mon premier sommeil fut très-profond, car je ne sais ce que devint l’orage, et ce ne fut pas lui qui me réveilla ; ce fut un cliquetis de verres sur la table, que j’entendis d’abord à travers je ne sais quels rêves, et que je finis par entendre en réalité. J’ouvris les yeux, et… me croie qui voudra, mais je fus témoin de choses si surprenantes, qu’après vingt ans, le moindre détail en est resté dans ma mémoire, aussi net que le premier jour.

Il y avait de la clarté dans ma chambre, bien que je ne visse aucun flambeau allumé. C’était comme une lueur verte très-vague, qui semblait partir de la cheminée. Cette faible clarté me permit de voir, non pas distinctement, mais assurément trois personnes, ou plutôt trois formes assises sur les fauteuils que j’avais disposés autour de la table, l’une à droite, l’autre à gauche, la troisième entre les deux premières, vis-à-vis de la cheminée et le dos tourné à mon lit.

À mesure que ma vue s’habituait à cette lueur, je croyais reconnaître, dans ces trois ombres, des femmes vêtues ou plutôt enveloppées de voiles d’un blanc verdâtre, très-amples, qui par moments me semblaient être des nuages, et qui leur cachaient entièrement la figure, la taille et les mains. Je ne sais si elles agissaient, mais je ne pouvais saisir aucun de leurs mouvements, et cependant le cliquetis des carafes continuait, comme si elles les eussent poussées et heurtées, selon une sorte de rhythme, contre la corbeille de porcelaine.

Après quelques instants accordés, je le confesse, à une terreur très-vive, je pensai que j’étais dupe d’une mystification, et j’allais sauter résolument au milieu de la chambre pour faire peur à qui voulait m’effrayer, lorsque, me souvenant que dans cette maison je ne pouvais avoir affaire qu’à des femmes honnêtes, peut-être à de grandes dames, qui me faisaient l’honneur de se moquer de moi, je tirai brusquement mon rideau et me rhabillai à la hâte.

Quand ce fut fait, j’écartai le rideau afin de guetter le moment de surprendre ces malignes personnes par un grand éclat de ma plus grosse voix. Mais quoi ! plus rien ! tout avait disparu. J’étais dans une obscurité profonde.

À cette époque, on n’avait pas trouvé le moyen de se procurer instantanément de la lumière ; je n’avais pas même celui de m’en procurer lentement à l’aide de la pierre à fusil. Je fus réduit à m’approcher à tâtons de la table, où je ne trouvai absolument rien que les fauteuils, les carafes, les flambeaux et les pains, dans l’ordre où je les avais placés. Aucun bruit appréciable n’avait trahi le départ des étranges visiteuses : il est vrai que le vent soufflait encore très-fort et s’engouffrait en plaintes lamentables dans la vaste cheminée de ma chambre.

J’ouvris la fenêtre et ma jalousie, contre laquelle j’eus à lutter pour l’assujettir. Il ne faisait pas encore jour, et le peu de transparence de l’air extérieur ne me permit pas de voir toutes les parties de ma chambre. Je fus réduit à tâtonner partout, ne voulant pas appeler ni interroger, tant je craignais de paraître effrayé. Je passai dans le salon et dans l’autre pièce, me livrant sans plus de bruit aux mêmes recherches, et je revins m’asseoir sur mon lit pour faire sonner ma montre et songer à mon aventure.

Ma montre était arrêtée et les horloges du dehors sonnèrent une demie, comme pour me déclarer qu’il n’y avait pas moyen de savoir l’heure.

J’écoutai le vent et tâchai de me rendre compte de ses bruits et de ceux qui pourraient partir de quelque coin de mon appartement. Je mis mes yeux et mes oreilles à la torture. J’y mis aussi mon esprit pour lui demander si je n’avais pas rêvé ce que j’avais cru voir. La chose était possible, bien que je ne pusse me rendre compte du rêve qui avait dû précéder et amener ce cauchemar.

Je résolus de ne pas m’en tourmenter davantage et d’attendre sur mon lit le retour du sommeil sans me déshabiller, en cas de mystification nouvelle.

Je ne pus me rendormir. Je me sentais cependant fatigué, et le vent me berçait irrésistiblement ; je m’assoupissais à chaque instant ; mais, à chaque instant, je rouvrais les yeux et regardais, malgré moi, dans le noir et dans le vide avec méfiance.

Je commençais enfin à sommeiller, lorsque le cliquetis recommença, et, cette fois, ouvrant les yeux bien grands, mais ne bougeant pas, je vis les trois spectres à leur place, immobiles en apparence, avec leurs voiles verts flottant dans la lueur verte qui partait de la cheminée.

Je feignis de dormir, car il est probable que l’on ne pouvait voir mes yeux ouverts dans l’ombre de l’alcôve, et j’observai attentivement. Je n’étais plus effrayé ; je n’éprouvais plus que la curiosité de surprendre un mystère plaisant ou désagréable, une fantasmagorie très-bien mise en scène par des personnages réels, ou… J’avoue que je ne trouvais pas de définition à la seconde hypothèse : elle ne pouvait être que folle et ridicule, et cependant elle me tourmentait comme admissible.

Je vis alors les trois ombres se lever, s’agiter et tourner rapidement et sans aucun bruit, autour de la table, avec des gestes incompréhensibles. Elles m’avaient paru de médiocre stature tant qu’elles avaient été assises : debout, elles étaient aussi grandes que des hommes. Tout à coup, une d’entre elles diminua, reprit la taille d’une femme, devint toute petite, grandit démesurément et se dirigea vers moi, pendant que les deux autres se tenaient debout sous le manteau de la cheminée.

Ceci me fut très-désagréable ; et, par un mouvement d’enfant, je mis mon oreiller sur ma figure, comme pour élever un obstacle entre moi et la vision.

Puis j’eus encore honte de ma sottise, et je regardai attentivement. Le spectre était assis sur le fauteuil placé au pied de mon lit. Je ne vis pas sa figure. La tête et le buste étaient, non pas ombragés, mais comme brisés par le rideau de l’alcôve. La lueur du foyer, devenue plus vive, dessinait seulement la moitié inférieure d’un corps et les plis d’un vêtement dont la forme et la couleur n’avaient plus rien de déterminé, mais dont la réalité ne pouvait plus être révoquée en doute.

Cela était d’une immobilité effrayante, comme si rien ne respirait sous cette sorte de linceul. J’attendis quelques instants qui me parurent un siècle. Je sentis que je perdais le sang-froid dont je m’étais armé. Je m’agitai sur mon lit ; j’eus la pensée de fuir je ne sais où. J’y résistai. Je passai la main sur mes yeux, puis je l’avançai résolument pour saisir le spectre par les plis de ce vêtement si visible et si bien éclairé : je ne touchai que le vide. Je m’élançai sur le fauteuil : c’était un fauteuil vide. Toute clarté et toute vision avaient disparu. Je recommençai à parcourir la chambre et les autres pièces. Comme la première fois, je les trouvai désertes. Bien certain de n’avoir, cette fois, ni rêvé ni dormi, je restai levé jusqu’au jour, qui ne tarda pas à paraître.

On a beaucoup étudié, depuis quelques années, les phénomènes de l’hallucination ; on les a observés et caractérisés. Des hommes de science en ont fait l’analyse sur eux-mêmes. J’ai vu même des femmes délicates et nerveuses en subir les accès fréquents, non pas sans souffrance et sans tristesse, mais sans terreur, et en se rendant très-bien compte de l’état d’illusion où elles se trouvaient.

Dans ma jeunesse, on n’était pas si avancé. Il n’y avait guère de milieu entre la négation absolue de toute vision et la croyance aveugle aux apparitions. On riait de ceux qui étaient tourmentés de ces visions, que l’on attribuait à la crédulité et à la peur, et que l’on n’excusait que dans le cas de grave maladie.

Il m’arriva donc, pendant ma terrible insomnie, de m’interroger sévèrement et de me faire une très-dure et très-injuste réprimande sur la faiblesse de mon esprit, sans songer à me dire que tout cela pouvait être l’effet d’une mauvaise digestion ou d’une influence atmosphérique. Cette idée me fût venue difficilement ; car, sauf un peu de fatigue et de mauvaise humeur, je ne me sentais pas du tout malade.

Bien résolu à ne me vanter à personne de l’aventure, je me couchai et dormis très-bien jusqu’à l’heure où Baptiste frappa chez moi pour m’avertir de l’approche du déjeuner. J’allai lui ouvrir après avoir bien constaté que ma porte était restée fermée au verrou, comme je m’en étais assuré avant de m’endormir ; j’avais fait et je fis encore la même observation sur l’autre porte de mon appartement, je comptai les gros pitons de fer qui assujettissent les plaques des cheminées ; je cherchai en vain la possibilité et les indices d’une porte secrète.

— À quoi bon, d’ailleurs ? me disais-je mélancoliquement, pendant que Baptiste me poudrait les cheveux ; n’ai-je pas vu un objet qui n’avait pas de consistance, une robe ou un suaire qui s’est évanoui sous ma main ?

Sans cette circonstance concluante, j’aurais pu attribuer tout à une moquerie de madame d’Ionis ; car j’appris de Baptiste qu’elle était rentrée la veille, vers minuit.

Cette nouvelle m’arracha à mes préoccupations. Je donnai des soins à ma coiffure et à ma toilette. J’étais un peu contrarié d’être voué au noir par ma profession ; mais ma mère m’avait muni de si beau linge et d’habits si bien coupés, que je me trouvai, en somme, fort présentable : je n’étais ni laid ni mal fait. Je ressemblais à ma mère, qui avait été fort belle ; et, sans être fat, j’étais habitué à voir dans tous les yeux l’impression favorable que produit une physionomie heureuse.

Madame d’Ionis était au salon quand j’y entrai. Je vis une femme ravissante, en effet, mais beaucoup trop petite pour avoir figuré de sa personne dans mon trio de spectres. Elle n’avait, d’ailleurs, rien de fantastique ni de diaphane. C’était une beauté du genre réel, fraîche, gaie, vivante, portant avec grâce ce que l’on appelait, dans le style du temps, un aimable embonpoint, parlant avec finesse et justesse sur toutes choses, et laissant percer une grande énergie de caractère sous une grande douceur de formes.

Je compris, au bout de quelques paroles échangées avec elle, comment, grâce à tant d’esprit et de résolution, de franchise et d’adresse, elle venait à bout de vivre en bonne intelligence avec un assez mauvais mari et une belle-mère très-bornée.

À peine le déjeuner fut-il commencé, que la douairière, m’examinant, me trouva souffrant et pâle, quoique j’eusse assez oublié mon aventure pour manger de bon appétit et me sentir doucement ému des aimables soins de ma belle hôtesse.

Me rappelant alors les recommandations de Zéphyrine, je m’empressai de dire que j’avais bien dormi et fait des rêves très-agréables.

— Ah ! j’en étais sûre ! s’écria la vieille dame naïvement enchantée. On rêve toujours bien dans cette chambre-là ! Faites-nous part de vos rêves, monsieur Nivières ?

— Ils ont été très-confus ; je crois pourtant me rappeler une dame…

— Une seule ?

— Peut-être deux !

— Peut-être trois aussi ? dit madame d’Ionis en souriant.

— Précisément, madame, vous me rappelez qu’elles étaient trois !

— Jolies ? dit la douairière triomphante.

— Assez jolies, bien qu’un peu fanées.

— Vraiment ? reprit madame d’Ionis, qui semblait s’entendre avec les yeux de Zéphyrine, assise au petit bout de la table, pour me donner la réplique. Et que vous ont-elles dit ?

— Des choses incompréhensibles. Mais, si cela intéresse madame la comtesse douairière, je ferai mon possible pour m’en souvenir.

— Ah ! mon cher enfant, dit la douairière, cela m’intéresse à un point que je ne puis vous dire. Je vous expliquerai ça tout à l’heure. Commencez par nous raconter…

— Raconter me sera bien difficile. Peut-on raconter un rêve ?

— Peut-être ! si on vous aidait dans vos souvenirs, dit avec un grand sang-froid madame d’Ionis, résignée à flatter la manie de sa belle-mère ; ne vous ont-elles point parlé de la prospérité future de cette maison ?

— Il me semble bien que oui, en effet.

— Ah ! vous voyez, Zéphyrine, s’écria la douairière ; vous qui ne croyez à rien ! et je parie qu’elles ont parlé du procès ! Dites, monsieur Nivières, dites bien tout !

Un regard de madame d’Ionis m’avertit de ne pas répondre. Je déclarai n’avoir pas entendu un mot du procès dans mes songes. La douairière en parut très-contrariée, et se tranquillisa bientôt, en disant :

— Ça viendra ! ça viendra !

Ce ça viendra me sembla très-désobligeant, bien qu’il fût dit avec une bienveillance optimiste. Je ne me souciais nullement de recommencer une aussi mauvaise nuit ; mais, à mon tour, je me résignai vite lorsque madame d’Ionis me dit à demi-voix, pendant que la douairière querellait Zéphyrine sur son incrédulité :

— C’est bien aimable à vous de vous prêter à la fantaisie du jour dans notre maison. J’espère que vous n’aurez, en effet, chez nous, que de bons rêves ; mais vous n’êtes pas absolument forcé de voir toutes les nuits ces trois demoiselles. Il suffit que vous en parliez aujourd’hui sans rire à mon excellente belle-mère. Cela lui fait grand plaisir et ne compromet pas votre courage. Tous nos amis sont décidés à les voir pour avoir la paix.

Je fus assez dédommagé et assez électrisé par l’air d’intimité confiante que prenait avec moi cette charmante femme, pour recouvrer ma gaieté ordinaire, et je me prêtai, durant tout le repas, à retrouver peu à peu le souvenir des choses merveilleuses qui m’avaient été révélées. Je promis surtout de longs jours à la douairière, de la part des trois dames vertes.

— Et mon asthme, monsieur ? dit-elle, vous ont-elles dit que je guérirais de mon asthme ?

— Pas précisément ; mais elles ont parlé de longue vie, fortune et santé.

— Tout de bon ? Eh bien, vraiment, je n’en demande pas davantage au bon Dieu. — À présent, ma fille, dit-elle à sa bru, vous qui racontez si bien, faites donc part à ce bon jeune homme de la cause de ses rêves et dites-lui l’histoire des trois demoiselles d’Ionis.

Je fis l’étonné. Madame d’Ionis demanda la permission de me confier le manuscrit qu’elle n’avait rédigé, disait-elle, que pour se dispenser de faire trop souvent le même récit.

Le déjeuner était fini. La douairière alla faire sa sieste.

— Il fait trop chaud pour aller au jardin en plein midi, me dit madame d’Ionis, et, pourtant, je ne veux pas vous faire travailler à ce maudit procès en sortant de table. Si vous voulez visiter l’intérieur du château, qui est assez intéressant, je vous servirai de guide.

— Accepter la proposition est d’un indiscret et d’un mal-appris, répondis-je, et pourtant j’en meurs d’envie.

— Eh bien, ne mourez pas, et venez, dit-elle avec une gaieté adorable.

Mais elle ajouta aussitôt, et fort naturellement :

— Viens avec nous, ma bonne Zéphyrine ; tu nous ouvriras les portes.

Une heure plus tôt, l’adjonction de Zéphyrine m’eût été fort agréable ; mais je ne me sentais plus si timide auprès de madame d’Ionis, et j’avoue que ce tiers entre nous me contraria. Je n’avais certes aucune sorte de présomption, aucune idée impertinente ; mais il me semblait que j’aurais causé avec plus de sens et d’agrément dans le tête-à-tête. La présence de cette pleine lune affadissait toutes mes idées et gênait l’essor de mon imagination.

Et puis Zéphyrine ne songeait qu’à la chose que je me serais justement plu à oublier.

— Vous voyez bien, madame Caroline, dit-elle à madame d’Ionis en traversant la galerie du rez-de-chaussée, il n’y a rien du tout dans la chambre aux dames vertes. M. Nivières y a parfaitement dormi !

— Eh ! mon Dieu, ma bonne, je n’en doute pas, répondit la jeune femme. M. Nivières ne me fait pas l’effet d’un fou ! Cela ne m’empêchera pas de croire que l’abbé de Lamyre y a vu quelque chose.

— En vérité ? dis-je un peu ému. J’ai eu l’honneur de voir quelquefois M. de Lamyre ; je le croyais aussi peu fou que moi-même.

— Il n’est pas fou, monsieur, reprit Zéphyrine ; c’est un badin qui raconte sérieusement des folies.

— Non ! dit madame d’Ionis avec décision ; c’est un homme d’esprit qui se monte la tête. Il a commencé par se moquer de nous et nous faire des contes de revenants. Il était facile alors, non pour notre bonne douairière, mais pour nous, de voir qu’il plaisantait. Mais peut-être ne faut-il pas trop plaisanter avec certaines idées folles. Il est très-certain pour moi qu’une nuit il a eu peur, puisque rien n’a pu le décider depuis à rentrer dans cette chambre. Mais parlons d’autre chose ; car je suis sûre que M. Nivières est déjà rassasié de cette histoire ; moi, j’en ai par-dessus la tête, et, puisque tu lui as montré d’avance le manuscrit, me voilà dispensée de m’en occuper davantage.

— C’est singulier, madame, reprit Zéphyrine en riant, on dirait que vous-même, à votre tour, vous commencez à croire à quelque chose ! Il n’y a donc que moi dans la maison qui resterai incrédule !

Nous entrions dans la chapelle, et madame d’Ionis m’en fit rapidement l’historique. Elle était fort instruite et nullement pédante. Elle me montra, en me les expliquant, toutes les salles importantes, les statues, les peintures, les meubles rares et précieux que contenait le château. Elle mettait à tout une grâce incomparable et une complaisance inouïe. Je devenais amoureux, comme qui dirait à vue d’œil, amoureux au point d’être jaloux à l’idée qu’elle était peut-être aussi aimable avec tout le monde qu’elle l’était avec moi. Nous arrivâmes ainsi dans une immense et magnifique salle, divisée en deux galeries par une élégante rotonde. On appelait cette salle la bibliothèque, bien qu’une partie seulement fût consacrée aux livres. L’autre moitié était une sorte de musée de tableaux et d’objets d’art. La rotonde contenait une fontaine entourée de fleurs. Madame d’Ionis me fit remarquer ce monument précieux, que l’on avait récemment retiré des jardins pour le mettre à l’abri et le préserver d’accident, la chute d’une grosse branche l’ayant un peu endommagé dans une nuit d’orage.

C’était un rocher de marbre blanc sur lequel s’enlaçaient des monstres marins, et, au-dessus d’eux, sur la partie la plus élevée, était assise avec grâce une néréide, que l’on regardait comme un chef-d’œuvre. On attribuait ce groupe à Jean Goujon, ou tout au moins à l’un de ses meilleurs élèves.

La nymphe, au lieu d’être nue, était chastement drapée ; circonstance qui faisait croire que c’était le portrait d’une dame pudique qui n’avait ni voulu poser dans le simple appareil d’une déesse, ni permettre que l’artiste interprétât ses formes élégantes pour les placer sous les yeux d’un public profane. Mais ces draperies, dont la partie supérieure de la poitrine et les bras jusqu’à l’épaule étaient seuls dégagés, n’empêchaient pas d’apprécier l’ensemble de ce type étrange qui caractérise la statuaire de la renaissance, ces proportions élancées, cette rondeur dans la ténuité, cette finesse dans la force, enfin ce quelque chose de plus beau que nature qui étonne d’abord comme un rêve, et qui, peu à peu, s’empare de la plus enthousiaste région de l’esprit. On ne sait si ces beautés ont été conçues pour les sens, mais elles ne les troublent pas. Elles semblent nées directement de la Divinité dans quelque Éden, ou sur quelque mont Ida, dont elles n’ont pas voulu descendre pour se mêler à nos réalités. Telle est la fameuse Diane de Jean Goujon, grandiose, presque effrayante d’aspect, malgré l’extrême douceur de ses linéaments, exquise et monumentale, mouvementée comme la vigueur physique, et cependant calme comme la puissance intellectuelle.

Je n’avais encore rien vu, ou rien remarqué, de cette statuaire nationale que nous n’avons peut-être jamais assez appréciée, et qui met la France de cette époque à côté de l’Italie de Michel-Ange. Je ne compris pas d’emblée ce que je voyais ; j’y étais mal disposé, d’ailleurs, par la comparaison de ce type surprenant avec la beauté rondelette et mignonne de madame d’Ionis, un vrai type Louis XV, toujours souriant, et plus saisissant par le sentiment de la vie que par la grandeur de la pensée.

— Ceci est plus beau que le vrai, n’est-ce pas ? me dit-elle en me faisant remarquer les longs bras et le corps de serpent de la néréide.

— Je ne trouve pas, répondis-je en regardant avec une ardeur involontaire madame d’Ionis.

Elle ne parut pas y faire attention.

— Arrêtons-nous ici, me dit-elle. Il y fait très-bon et très-frais. Si vous voulez, nous allons parler d’affaires. Zéphyrine, ma chère bonne, tu peux nous laisser.

J’étais enfin seul avec elle ! Deux ou trois fois, depuis une heure, son beau regard, naturellement vif et aimant, m’avait donné le vertige, et je m’étais imaginé que je me jetterais à ses pieds si Zéphyrine n’eût été là. Mais à peine fut-elle partie, que je me sentis enchaîné par le respect et la crainte, et que je me mis à parler du procès avec une lucidité désespérée.