Les Demi-Sexes/Deuxième partie/IV
IV
Un soir qu’elle était auprès de la baronne de Luzac à la table de whist, dans une de ces tristesses au courant desquelles elle végétait, abandonnant sa volonté à son instinct et ses pensées au gré du hasard, elle tressaillit soudain. Le valet de chambre venait d’annoncer : le comte de Talberg.
Depuis la soirée de l’Opéra, elle ne l’avait pas revu, malgré sa promesse, et commençait à se rassurer sur les conséquences possibles de son imprudence. Ne lasserait-elle pas la rancune de Philippe par son indifférence, même, et ne renoncerait-il pas à la lutte inutile ?… Elle ne connaissait pas assez cette nature sombre et inflexible pour comprendre que ce n’était là qu’un suspens momentané d’une menace toujours présente. Tandis que le jeu recommençait plus acharné et plus silencieux, elle, pensait : « Qu’est-ce qu’il me veut encore ?… Que va-t-il me dire ?… Rien, assurément… Pourquoi craindre des complications ?… »
Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours charmante, et peut-être plus jolie avec son air plus délicat.
La baronne de Luzac ne se réveillait plus guère que pour ses chères parties ; un mauvais rhume avait aggravé son mal, et on sentait, dans la chambre, la tisane, la fièvre et le goudron. À l’entrée de Philippe elle avait murmuré d’une voix éteinte :
— Ah ! cher monsieur, vous avez bien fait de revenir… Je désespérais de vous revoir en ce monde !
Et comme il protestait :
— Laissez, laissez, ne me gâtez pas mes derniers plaisirs… Mettez-vous là… Venez, venez remplacer M. Perdonnet qui ne fait que des sottises !
Elle respirait d’une façon rapide, essoufflée, et, parfois, poussait un long soupir de lassitude.
On était en mars, la soirée était douce.
— Donne-moi de l’air, demanda-t-elle à Camille.
La jeune fille répondit :
— Prends garde, il est tard ; tu vas encore attraper froid, et tu sais que cela te donne des accès de toux.
Mais, la malade fit de la main droite un geste fébrile de mécontentement et murmura, avec une grimace de mourante qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os :
— Ouvre, ouvre, je souffre…
Elle obéit, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon.
Le souffle qui entra les surprit comme une caresse.
C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps déjà capiteuse et grisante.
Il y eut un long silence, un silence douloureux et profond. Le ciel était d’un bleu sombre criblé d’étoiles ; une vague rumeur montait de la rue.
Camille regardait au dehors, et elle ne remuait pas, le visage collé contre le carreau. Elle n’avait pas compris, jusqu’à ce jour. Maintenant, une angoisse inconnue, atroce, entrait en elle, comme si elle eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait son aïeule, la hideuse mort à portée de sa main. Elle avait envie de pleurer, et les larmes rebelles ne coulaient pas.
Paul Tissier, Michel Gréville et Perdonnet se retirèrent bientôt, la partie étant devenue impossible, et Philippe demeura seul avec les deux femmes.
Longtemps ils restèrent ainsi, prononçant, parfois, un mot quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût eu du danger, un danger mystérieux à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où commençait à rôder le spectre implacable.
Mais, la tête de la baronne s’appuya au dossier du fauteuil, et elle s’endormit presque paisiblement.
Philippe qui semblait attendre ce moment, se rapprocha de la jeune fille.
— Ma présence ici vous étonne, n’est-il pas vrai ?…
— En effet, je n’étais plus habituée à vous voir…
— Et vous vous demandez quel est le motif qui me ramène ?…
— Je ne me demande rien… Je suis satisfaite…
— Non, vous n’êtes pas satisfaite… Vous avez peur… Je lis dans vos yeux que vous avez peur.
Elle eut un rire nerveux.
— De quoi donc aurais-je peur ?… Que pouvez-vous contre moi ?… Et puis, je suppose que vous n’avez pas l’intention de me faire du mal ?…
— Et quand j’aurais cette intention ?…
— Dans quel but l’auriez-vous ?…
— La vengeance est une chose très douce.
— On ne se venge pas d’une femme.
— Cela dépend.
Elle releva la tête fièrement.
— Enfin, où voulez-vous en venir ?…
— Pourquoi m’avez-vous repoussé, alors… que…
Il cherchait les mots, n’osait plus, reculait devant la brutalité de l’aveu.
Elle haussa les épaules.
— Je ne vous aimais pas.
— C’est possible, mais vous n’aimiez personne… Alors, autant moi qu’un autre.
Elle frémit sous l’insulte.
— Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi.
— Croyez-vous ? Vous ignorez que je tiens votre destinée dans ma main, que je pourrais vous perdre, si j’en avais envie.
— Me perdre ?…
— Oui, dit-il, en appuyant son cruel regard sur le sien… je sais tout.
Très pâle, elle balbutia :
— Que savez-vous ?… C’est impossible !…
— Oh ! à Paris, il n’est pas difficile de se renseigner… Il y a des agences qui se chargent du soin de fouiller les existences les plus mystérieuses… Question de prix, tout simplement.
Elle le contemplait avec égarement.
— Vous n’avez pas fait cela ?… Ce serait indigne !
— Pourquoi donc ?… N’avais-je pas le droit de savoir ?… Tout ce qui vous concerne a pour moi le plus vif intérêt… Si j’avais pu employer un moyen plus noble, je l’aurais fait ; mais je n’avais pas le choix.
— Quelle infamie !…
— Vous ne pouvez me juger, car… de nous deux…
Elle fermait les yeux avec rage pour ne plus voir celui qui venait de lui parler ainsi. Elle le haïssait, elle se débattait contre sa force, impuissante pourtant à prononcer un mot. Elle était comme une bête dans un filet, liée, jetée aux pieds de cet homme qui osait la braver.
Et maintenant, dans ce salon, auprès de cette agonisante, elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue encore qu’elle ne l’avait jamais été. Elle luttait cependant en désespérée ; elle se défendait, appelait du secours de toute la force de son âme, désirant mourir, plutôt que de tomber ainsi, elle qui n’avait jamais reculé devant rien.
Enfin, elle balbutia :
— Vous vous tairez, monsieur ?…
— Cela dépendra de vous.
— De moi ?
— Oui. Vous m’avez refusé comme mari, prenez-moi comme amant.
— Oh… mais, non, vous ne savez rien !… Je suis bien bonne de supporter vos injures et vos menaces… Sortez !
Il eut un rire méprisant.
— Allons donc !… Tout à l’heure vous me supplierez de rester… Écoutez. Je connais vos relations avec madame Saurel… vos relations coupables… vos excursions dans tous les endroits de Paris où l’on s’amuse… et les deux rez-de chaussée bien discrets où les jeunes filles amènent leurs gouvernantes… Je connais aussi vos visites au docteur Richard et le prétendu voyage à Nice qui en a été la conséquence.
— Taisez-vous !
— Voulez-vous encore que je m’en aille ?…
— Non ! non…
Elle comprenait que c’était fini, que la lutte était inutile ! Elle ne voulait pas céder, pourtant, et elle fut prise par une de ces crises d’énervement qui jettent les femmes palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol.
Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se rouler sur le tapis en poussant des cris aigus.
— Enfin, poursuivit-il, implacable, je sais que vous êtes la maîtresse du jeune Julien Rival.
— Oh ! gémit-elle, ne rien pouvoir, ne rien pouvoir contre cet homme !
— Vous me détestez bien ?…
— De tout mon être !…
— Mais, vous ne me chassez plus ?…
— Allez donc raconter ce que vous savez !… On ne vous croira pas !
— Si, on me croira ; parce qu’on croit toujours le mal.
— Eh bien, que voulez-vous que je fasse ?… Je suis en votre pouvoir, je n’ai plus de volonté.
Il se rapprocha, les mains tremblantes.
— Camille… Camille !…
Elle eut un sursaut de dégoût. Il reprit d’une voix basse :
— Je ne parlerai pas, je vous le jure… Laissez-moi simplement vous aimer et vous le dire. Ma passion s’est augmentée de tous les supplices que vous m’avez fait subir… Oui, je sais, les amants ont des angoisses desquelles il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une espèce d’inconscience cruelle… Optimistes par égoïsme, injustes par habitude, elles s’exemptent de réfléchir au nom de leurs jouissances et s’absolvent de leurs fautes par l’entraînement du plaisir. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir adroitement d’un voile, les ensevelir dans le silence… Vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir été bonne… Je serai votre esclave, vous verrez !
Il la serrait contre lui, cherchait ses lèvres.
Mais, elle lui montra son aïeule endormie.
— Oui, murmura-t-il… alors, chez vous, dans votre chambre…
Elle chancela, et, les jambes brisées, les mains fiévreuses, se laissa tomber sur une chaise.
— Par pitié ! murmura-t-elle.
Il lui prit le poignet, rudement.
— Venez… venez.
Il ouvrit une porte, et ils se trouvèrent dans le petit salon presque obscur. Alors il s’abîma aux pieds de la jeune fille, roula son front dans sa robe.
— Vous voyez, je n’exige rien… j’implore seulement.
Elle le repoussait de ses bras tendus, et devinant qu’il se perdait en suppliant, il se releva, encercla sa taille, et, maintenant ce corps révolté agité de secousses, il dit si près de son visage qu’elle sentit l’effleurement de ses lèvres :
— Il faut que tu sois à moi. Tu as cru vraiment que je me résignerais ainsi ?…
Il la serra davantage ; elle se sentit portée vers le canapé, et l’idée qu’elle allait être prise malgré soi, possédée par la force lui donna une énergie nouvelle. De ses mains, de ses jambes violemment croisées, elle résistait et se défendait. Mais il semblait insensible aux morsures et aux coups d’ongles… Épuisée, elle se résigna en pleurant de rage impuissante.
Quand ils rentrèrent dans le salon, madame de Luzac dormait toujours.
— Aie confiance en moi, Camille, murmura-t-il, je ne dirai rien… jamais, jamais… Il me suffira de te voir chaque jour pour être heureux, bien heureux.
Et, comme elle le regardait sans comprendre :
— Oui, chaque jour, je veux te voir chaque jour… Ici, chez moi… qu’importe… tu choisiras.
— Mais, c’est impossible ! s’écria-t-elle. Je ne veux pas ! Je vous hais !
Il eut un rire silencieux.
— Soit, reprit-elle, je cède… Vous me verrez quand vous voudrez… Maintenant, sortez !
Et, tandis qu’il s’éloignait, elle mit ses mains sur son visage pour cacher ses larmes.