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Les Demi-Sexes/Deuxième partie/VI

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 130-137).
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VI

Julien, ce jour-là, attendit vainement dans sa chambre toute pleine des fleurs qu’elle aimait. Vainement il appuya son front aux vitres et interrogea la cour noire qu’elle devait traverser. Camille ne vint pas. À huit heures, n’y tenant plus, il se rendit faubourg Saint-Honoré et demanda des nouvelles. On lui dit que la baronne de Luzac allait un peu mieux et que mademoiselle était ressortie immédiatement après le dîner. Désorienté, ne sachant que penser, il rentra chez lui dans l’espoir de trouver une lettre ; mais Camille n’avait pas écrit. Ce silence était inexplicable, et le jeune homme se tortura l’imagination de mille manières. Sans elle, désormais, la vie était impossible, jamais il ne l’avait tant éprouvé ! Et, pourtant, si leurs lèvres étaient unies, rien n’unissait leurs pensées. Quand il cherchait à s’associer à l’action de son esprit, il rencontrait une barrière infranchissable. Ils n’étaient rapprochés ni par une même volonté, ni par un même but ; mais, dans les violents paroxysmes de sa passion, il n’avait pas disséqué ses sensations, analysé ses plaisirs, ni supputé les battements de son cœur comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. L’expérience du mal n’avait pas encore jeté sa lugubre clarté sur les événements défunts. Il était si jeune que le souvenir n’existait guère pour lui. Plus instruit, il aurait compris que Camille était passionnée et non pas affectueuse. Elle jouait son rôle, d’abord, en actrice consommée ; puis, tout à coup, son accent, un regard, un mot trahissaient son ennui.

L’amour de Julien se peignait tout entier dans ses yeux, mais elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des félins, être doublés par une feuille de métal. Depuis qu’il la possédait chez lui, cœur à cœur, chaque jour, il se croyait heureux. Le monde et sa froide politesse ne les séparaient plus ; il lui disait toutes les folies de son imagination. Parfois, même, il se croyait son mari, et l’admirait occupée de minimes détails. Il aimait à lui voir retirer sa toque de plumes et son long manteau doublé d’hermine. Il lui offrait des friandises et du vin d Espagne. Il se plaçait à côté d’elle devant le feu vif de la cheminée, buvait dans son verre, choisissant la place où elle avait posé ses lèvres. Et, quand il sentait si près de lui cette adorable jeune fille dont la beauté devenait célèbre, cette Camille si fière qui le rendait l’objet de toutes ses attentions, de toutes ses coquetteries, sa voluptueuse félicité devenait presque de la souffrance, tant il craignait de la voir finir.

Ils se faisaient mille caresses, se donnaient mille baisers, et, pour prolonger son extase, il eût volontiers troqué deux années de sa vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien lui accorder.

Il avait rompu avec ses habitudes studieuses d’autrefois. Il allait fréquemment dans le monde pour y rencontrer sa maîtresse, et il tâchait, pour l’éblouir, de surpasser en apparence les fats et les héros de coterie qui paradaient devant elle. Le bonheur lui avait donné de l’assurance ; il écrasait ses rivaux, passait pour un jeune homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Les psychologues disaient en le voyant : « Un garçon aussi habile fera son chemin par les femmes ; c’est le plus sûr moyen aujourd’hui. » Ils vantaient charitablement sa rouerie aux dépens de son honnêteté. Il était, pourtant, bien amoureusement stupide en présence de Camille ! Seul avec elle, il ne savait plus que balbutier sa tendresse. Il était, parfois, tristement gai comme un courtisan qui craint de déplaire. Il essayait de se rendre indispensable à sa vie, à sa joie, à sa vanité. Il semblait un jouet, un esclave, sans cesse à ses ordres, et elle était vraiment le mâle de cet accouplement. Il employait tout son temps, ses efforts, sa science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de sa maîtresse. Jusque-là l’espérance et l’orgueil du succès avaient influencé son opinion ; il voyait en elle, tour à tour, la femme la plus sentimentale ou la plus rieuse de son entourage.

Ce soir là, après l’avoir attendue toute la journée, il connut le vrai désespoir. Les projets les plus insensés traversèrent son cerveau. Il ne dormit pas et passa la nuit à se tourner, et à se retourner dans ses draps.

Vers neuf heures du matin, miss Ketty, qui était maintenant la confidente de leurs entrevues, vint lui dire « qu’il ne fallait plus compter sur les visites régulières de Camille, la baronne de Luzac étant fort souffrante depuis la veille ».

Julien ne répliqua pas, mais il se souvint que la jeune fille avait précisément, la veille, passé la soirée hors du logis : son aïeule n’était donc pas aussi malade qu’on voulait le lui faire croire ?… Beaucoup de petits détails lui revinrent à la mémoire, et, pour la première fois, un horrible sentiment de jalousie pénétra en son être. De sinistres lueurs illuminèrent des événements demeurés obscurs jusque-là : Camille justifiait toutes ses craintes ; elle était insensible et cruelle !… Il n’avait pas encore surpris de larmes dans ses yeux… Au théâtre, une scène attendrissante la trouvait froide et ironique… Elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui !… Un soir, elle l’avait humilié devant Nina par un de ces gestes, par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre… Mille petits faits oubliés se représentaient à sa mémoire, s’illuminaient d’une clarté singulière. Souvent il accompagnait Camille à l’Opéra avec des indifférents. Là, près d’elle, tout entier à son amour, il la contemplait éperdument, épuisant son âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvements de sa passion bien rendus par l’inspiration du musicien. Son ardeur était dans l’air, sur la scène ; elle triomphait partout, excepté chez sa maîtresse.

Comme le premier soir où il avait été si heureux, il attendait que la main de Camille vînt s’abattre sur la sienne… Mais, elle demeurait immobile, et c’était lui qui prenait, en tremblant, la petite main indifférente, étudiant les traits et les yeux de la jeune fille, sollicitant une fusion de leurs sentiments, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les êtres à l’unisson… Hélas ! la main restait muette et les yeux clairs ne disaient rien.

Quand le feu de cet amour proclamé par tous les traits de Julien la frappait trop fortement, elle lui jetait un sourire contraint et fatigué. Les divines pages des Maîtres ne semblaient pas l’émouvoir, aucun sentiment ne lui traduisait la poésie de sa vie. Elle se produisait là comme un spectacle dans le spectacle, et ses yeux vagues erraient de loge en loge avec lassitude. Il se disait, injustement, d’ailleurs, qu’elle était victime de la mode, que sa robe, ses fleurs, sa voiture étaient tout pour elle et, qu’en dehors de sa royauté, rien n’existait plus.

Il se plaisait, maintenant, à attaquer son idole, à la renier, à l’insulter. La réflexion, tout à coup, déchirait les voiles de sa tendresse : Camille n’était que fausseté ; jamais rien de bon n’avait germé en son cœur ; ses paroles douces n’étaient pas l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération pour certaines choses incompréhensibles n’était que du snobisme. Il y voyait clair à présent ; il avait dépouillé sa personnalité cachée de la mince écorce qui suffit au monde, et il n’était plus dupe de ses grimaces !… Quand un niais la complimentait, la vantait, elle souriait, et il avait honte pour elle… Ah ! grand fou qui avait espéré fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète !… Il l’avait aimée en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu, sans doute, la dédaigner pour lui plaire !… Un fat prétentieux, un égoïste ou un vil calculateur en auraient triomphé plus aisément… Vaine, artificieuse, hypocrite, elle eût certainement entendu le langage de la vanité, de l’intrigue, de la flatterie, se serait laissé entortiller dans les filets dorés du mensonge… Non, c’était autre chose encore : incompréhensible, Camille vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou paradis !

Enfin, ce mystère femelle, vêtu de soies molles et de fourrures, mettait en jeu dans son cœur tous les sentiments humains : orgueil, tendresse, indignation, angoisse et désespoir.

Après la visite de miss Ketty, il faillit devenir fou de l’intensité de sa détresse. Toute pensée étrangère à mademoiselle de Luzac lui devint odieuse et chimérique. Cinq fois, pendant les jours qui suivirent, il se présenta à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré ; toujours, on lui dit que Camille était sortie et que la baronne ne recevait plus.

Rien ne saurait rendre l’état de Julien. Il maudissait Camille de toutes les forces de son être, et jamais il ne l’avait tant chérie !…