Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XI

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 166-172).
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XI

La baronne de Luzac allait mieux ; mais Camille, en rentrant avec Nina d’une de ses folles équipées nocturnes, attrapa une pleurésie qui faillit l’emporter.

Le printemps avait été incertain, pluvieux, tourmenté de soudaines variations et de souffles brusques. La jeune fille, qui ne daigna pas se soigner, garda une mauvaise toux qui continua à l’épuiser : c’étaient des quintes pressées et convulsives qui s’arrêtaient un moment, puis, reprenaient plus acharnées, des quintes dont les silences laissaient à l’oreille une attente anxieuse de ce qui allait revenir et de ce qui revenait toujours à intervalles réguliers.

Le médecin, cependant, ne trouvait attaqué aucun des organes essentiels à la vie. Les poumons étaient bien un peu ulcérés dans le bout, mais la jeunesse accomplit des miracles sans le secours de la science. Le miracle de cette vie de désordre et de surprise fut qu’elle n’éclatât pas. Camille n’en laissa rien jaillir au dehors, elle n’en laissa rien monter à ses lèvres, ni rien voir dans sa physionomie.

La baronne de Luzac, toujours clouée sur son lit, maintenant, ne s’occupait guère que de ses propres tourments ; mais, les amis, les connaissances qui se succédaient dans la chambre de la malade, auraient pu avoir plus de clairvoyance.

Après ses plaisirs, après ses ivresses les plus folles, la jeune fille gardait, même dans le sommeil, l’incroyable force de tout retenir et de tout renfoncer. De sa nature réelle, jamais ne s’échappait une phrase, un mot qui fût un éclair, une lueur. Déboires, dédains, mépris, rancunes, tout demeura en elle, silencieux, étouffé. Les rares défaillances qui lui prônaient et où elle semblait se débattre, finissaient toujours sans paroles par une mélancolie plus grande. La maladie, même, avec ses affaiblissements et ses énervements, ne tira rien d’elle, Les crises de nerfs lui arrachaient des cris et rien que des cris. Elle menait ainsi comme deux existences ; elle était comme deux femmes, et, à force d’adresse, d’énergie, de diplomatie, avec un sang-froid toujours présent, elle parvint à séparer ces deux existences et à les vivre toutes les deux sans les mêler. Auprès de son aïeule, elle était la hautaine et fière héritière que nul ne soupçonnait ; elle sortait de ses orgies, sans en emporter le goût, et montrait, quand elle venait de quitter ses amants, une réserve presque puritaine. Elle n’avait ni un propos, ni un regard qui éveillât le soupçon de sa vie clandestine. Rien en elle ne trahissait ses nuits. En mettant le pied dans l’hôtel du faubourg Saint-Honoré, en approchant de la baronne de Luzac, elle prenait la parole, l’attitude, la chaste modestie qui écartent d’une femme jusqu’à la pensée des approches de l’homme. Elle était sévère pour les fautes et les hontes d’autrui, ainsi qu’une personne sans reproches.

Pourtant, tout ce mensonge d’apparences n’était pas de l’hypocrisie chez la jeune fille, mais le désir de ne point entacher son nom, de ne pas déchoir aux yeux du monde. Elle avait voulu être libre, et sa liberté était moins grande que précédemment, puisqu’il lui fallait mentir sans cesse… Mentir ! elle ne pouvait plus que cela ! Elle éprouvait comme une impossibilité de se soustraire à l’horrible devoir. Quelquefois, en réfléchissant sur elle-même, elle était effrayée de ce qu’elle avait fait. Sans amour, elle s’était donnée aux moins dignes pour le plaisir d’une sensation nouvelle, d’une découverte, d’une surprise. Puis, toute chaude encore de ces tristes baisers, elle avait tendu ses lèvres aux lèvres de Julien.

Lui, l’aimait avec joie, avec ardeur, avec confiance. Rien qu’à la voir, il avait cette émotion de tout l’être qui précipite les battements du cœur. Son corps, sa bouche, l’affection et la caresse de ses gestes allaient involontairement vers elle. Aucun froissement ne le décourageait : ni ses moqueries, ni ses injures, ni la corruption des plaisirs qu’elle avait souhaités. Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, le calomnier et l’insulter, il resterait à elle, sous le talon de ses bottines.

Cette femme à aimer lui était nécessaire ; il se réchauffait à elle, il vivait d’elle, il la respirait. Il était du tempérament des bêtes que les mauvais traitements attachent.

Et quand elle tomba malade, il passa ses journées à sa porte à mendier de ses nouvelles. Il faillit mourir d’inquiétude et de désespoir.

Ce fut Philippe qui le rassura avec une pitié méprisante. Que lui importait cette pure tendresse si incomprise et si peu payée de retour ?… Au besoin, même, il l’eût encouragée pour se préserver de trahisons moins dignes.

Julien, lui, ne soupçonnait ni le comte, ni les autres ; son idole était toujours droite et imposante sur le piédestal de sa foi.

Philippe, dans son dégoût de la vie, prit plaisir à voir cet enfant, à le confesser, à lui arracher l’aveu de sa tendresse. Julien parlait de Camille comme d’une belle inconnue dont il n’avait eu que des sourires ; et, sous la réserve de ses paroles, transparaissait un amour infini. Il était bien trop malheureux et, surtout, trop agité pour deviner les sentiments de son interlocuteur ; une passion aussi compliquée que celle du comte aurait été incompréhensible pour lui, même s’il en avait reçu l’aveu. Ses paroles étaient tellement peu sous la direction de son esprit qu’il se livrait tout entier, en pensant garder la discrétion la plus absolue. Le danger que courait Camille et l’idée qu’il pouvait la perdre lui enlevaient toute faculté de raisonnement.

Un jour, comme Philippe sortait de l’hôtel, Julien qui le guettait se précipita vers lui.

— Elle va mieux, n’est-ce pas ?…

— Oui, ce n’est plus qu’une affaire de temps.

— Que dit le médecin ?

— Oh ! peu de chose. Il faudra des soins assidus, et, sans doute, aussi, un changement d’air… Mais, pourquoi ne montez-vous pas voir ces dames ?…

— Je ne suis pas assez dans leur intimité, et je sens que ma présence est déplacée.

— Bah ! vous aurait-on mal reçu ?…

— Non, mais froidement. MM. Chazel, Perdonnet et Gréville semblent même ne pas s’apercevoir de ma présence…

— Pure jalousie !… Ils sont vieux et laids, vous êtes jeune et beau, ne cherchez pas ailleurs la raison de leur hostilité.

— Que m’importe ! Je voudrais, certes, au prix de ma jeunesse et de tous les avantages que vous m’attribuez, être à leur place.

— Ah ! vous êtes amoureux !

Julien rougit jusqu’aux oreilles.

— Amoureux ?… Non, vous vous trompez… Seulement, je ne comprends pas le caractère de mademoiselle de Luzac, et je voudrais m’instruire… Pourquoi reste-t-elle si longtemps sans me donner de ses nouvelles ?… Ne sait-elle pas que je suis trop de ses amis pour ne pas m’intéresser aux choses de sa vie ?

Philippe eut un rire silencieux qui déconcerta le jeune homme.

— Montez, ne craignez rien, dit-il ; elle vous renseignera.