Les Demi-Sexes/Texte entier

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Paul Ollendorff, éditeur.
Les


Demi-Sexes
DU MÊME AUTEUR




POÉSIE
Les Heures perdues 
 1 vol.
Le Modèle, comédie en un acte, en vers (épuisé). 
 1 —
L’Éternelle Chanson (ouvrage mentionné par l’Académie française) 
 1 —
Minuit 
 1 —
Évocation 
 1 —


PROSE
Mortelle étreinte, roman 
 1 vol.
L’Anarchiste, roman 
 1 —
Rien qu’amante ! roman 
 1 —
Le droit d’aimer, roman 
 1 —
Ambitieuse, roman 
 1 —
Les Sataniques, nouvelles 
 1 —


EN PRÉPARATION
Désertion, roman 
 1 vol.
Les Bertheuse, roman 
 1 —
Lauriane, roman 
 1 —
Les Sonnailles, poésies 
 1 —


THÉÂTRE
L’Invincible, comédie en quatre actes, en prose.
Frigoly, comédie en trois actes, en prose.
Les Félins, comédie en trois actes, en prose.
Royauté morte ! conte fantastique en un acte, en vers.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés, pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

S’adresser, pour traiter, à M. Paul Ollendorff, Éditeur, rue de Richelieu, 28 bis, Paris.

JANE DE LA VAUDÉRE
________
Les
Demi-Sexes


DIXIÈME ÉDITION


PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
_
1898
Tous droits réservé.
216606
Il a été tiré à part 10 exemplaires sur papier
de Hollande numérotés à la presse.
LA VÉNUS DE SYRACUSE

Dans la mignonne ville, au sommet des îlots
Que trois bras d’onde amère étreignent avec grâce,
Elle dort, tout debout, forte, impudique, grasse,
Et le rêve fait chair en son corps est éclos.

Sous le marbre laiteux, le sang, en larges flots,
Va courir pour créer une virile race ;
On croit voir les baisers laisser leur chaude trace
Sur les seins soulevés par d’éperdus sanglots.

Belle, elle fait à tous son amoureuse offrande…
Elle n’a point de tête et n’en est que plus GRANDE !
Elle ne souffre pas de sa DIVINITÉ.

Et les femmes, toujours ardentes et charnelles,
Ne devraient posséder qu’un corps décapité
Avec des flancs puissants et de blanches mamelles !

JANE DE LA VAUDÈRE.

Paris, 1er juillet 1897.

LES
DEMI-SEXES



PREMIÈRE PARTIE
_______

I

— Mademoiselle ! mademoiselle ! s’écria miss Ketty avec épouvante, que venez-vous faire ici ?…

— Tais-toi, répondit Camille, en abaissant sur ses traits une épaisse voilette blanche. Tu n’as rien vu, rien entendu… il ne faut inquiéter personne.

— Êtes-vous donc souffrante ?…

— Oui, depuis quelques jours, et je désire consulter le docteur Richard qui m’a été recommandé tout spécialement.

— Que dira madame de Luzac, votre grand’mère ?…

— Que pourrait-elle dire, bonne Ketty ?… Tu ne me trahiras pas… Je te répète que je n’ai rien de grave : quelques jours de traitement, et il n’y paraîtra plus.

La jeune fille était entrée dans la loge du concierge.

— Le docteur Richard, s’il vous plaît ?…

— Au premier, la porte en face.

Cette réponse avait été faite d’une voix obligeante où il entrait de la considération pour le locataire et de la curiosité pour les visiteurs.

— Allons, dit Camille à miss Ketty qui semblait hésiter, il ne faut pas manquer la consultation.

Et elle monta les marches, couvertes d’un épais tapis écarlate, en se retenant à la rampe d’une main crispée. Son cœur battait à grands coups, son courage, malgré ses airs de décision, commençait à l’abandonner.

Aussitôt qu’elle eut sonné, la porte s’ouvrit, et elle se trouva en présence d’un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue qu’elle crut s’être trompée.

— C’est bien ici que demeure le docteur Richard ?…

— Si ces dames veulent passer au salon…

Camille, perdant de nouveau son aplomb, se sentit toute rouge de crainte, haletante. Elle allait jouer une grosse partie, s’engager dans une existence singulière, attendue, rêvée…

Miss Ketty était sur ses talons. Elle fit quelques pas dans une antichambre encombrée de meubles, tapissée d’étoffes lourdes, et entra dans une pièce bien éclairée, remplie d’arbustes avec des tentures et des rideaux de satin vert d’eau.

Quelques femmes attendaient en feuilletant des brochures. Une odeur singulière flottait sur toutes choses et finissait par griser vaguement.

Camille et miss Ketty s’assirent dans de grands fauteuils pelucheux et élastiques. Elles se sentirent enfoncées, appuyées, étreintes par ces meubles caressants dont le dossier et les bras capitonnés les soutenaient délicatement.

La jeune fille promena son regard autour d’elle avec surprise, contempla le portrait du docteur qui semblait sourire au ruban rouge de sa boutonnière dans un large cadre d’or.

Elle avait les yeux d’un bleu déteint très pâle, et les pupilles noires, luisantes, rondes, dilatées en rendaient étrange l’expression. Avec son nez mince, ses lèvres fortes, son menton volontaire, sa figure irrégulière et passionnée dégageait une séduction inattendue. C’était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce mystérieuse, semble avoir une signification, dont, chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose. Le regard, surtout, racontait des rêves de morphine, ou, peut-être, plus simplement, l’artifice de la belladone. Elle était mince, élégante, souple, un peu hésitante et fébrile en ses gestes.

Il y eut des chuchotements dans l’antichambre, un froufrou de robe, et le médecin entr’ouvrit la porte du salon. Aussitôt, une des femmes se leva et passa dans l’autre pièce.

Cela s’était fait si rapidement que Camille n’avait pu examiner Richard. Elle retomba dans ses réflexions, sans prendre garde aux mines effarées de la gouvernante.

Elle avait, de plus en plus, la sensation d’être dans une serre aux parfums entêtants. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles lancéolées dans les quatre coins de la pièce, montaient presque jusqu’au plafond ; des deux côtés de la cheminée, d’autres plantes mettaient une note vivante et gaie. Aucune couleur vive ne frappait ; on se sentait entouré de choses douces et inquiétantes, cependant.

Tour à tour, les femmes qui attendaient se levèrent et passèrent dans le cabinet du docteur. Leur visage ne trahissait nulle émotion, mais Camille remarqua que leurs yeux fiévreux avaient de larges cernures sombres, que leur démarche était languissante, leurs mains agitées d’un léger tremblement. Quand le médecin ouvrit la porte, une dernière fois, pour lui faire signe, miss Ketty s’était endormie, et la jeune fille quitta le salon, à pas furtifs, avec un grand battement de cœur.

La chambre où elle se trouvait ne différait pas sensiblement de l’autre. On y retrouvait les mêmes sièges bas, les mêmes tentures ; on y respirait le même parfum étrange et pénétrant.

Richard examinait curieusement sa cliente, attendant une explication.

Elle commença, très troublée :

— Je viens de la part de… de madame Saurel.

— Et, vous désirez ? demanda-t-il d’un ton glacial.

Elle respira fortement.

— Je désirerais être opérée.

— Opérée ?… Quel âge avez-vous donc ?…

— Dix-huit ans… mais, l’âge n’y fait rien.

— Certes… Encore faudrait-il avoir de sérieuses raisons ?…

— J’ai toutes les raisons possibles.

— Ah !… Lesquelles ?… Permettez-moi de me rendre compte ?…

Camille eut un mouvement de recul vite réprimé.

— Oui, c’est vrai… je ne suis pas malade, docteur, je ne souffre pas.

— Dans ces conditions…

— Je ne souffre pas… mais, toutes les femmes, plus tard, sont atteintes par des souffrances fatales, originelles… par la maternité… Je veux échapper à ces misères, comprenez-vous ?…

Richard souriait dans sa barbe blonde, et ses regards interrogateurs, embués d’une feinte douceur, avaient, par moments, des clartés d’acier.

— Le rôle de la femme… commença-t-il.

— Oh ! non, docteur, je vous en prie, ne me répétez pas ce que je sais mieux que personne… dites plutôt que vous consentez…

— Une décision de cette gravité ne peut être prise sans examen sérieux.

— Certes, nous réfléchirons tous les deux… Pourtant, l’opération n’est pas fort dangereuse…

— Je n’opère que les femmes vraiment atteintes.

— Supposons qu’il y ait nécessité pour moi comme pour les autres.

— À votre âge ?…

Richard continuait à l’examiner de ce regard aigu qui déshabille les âmes.

À voix plus basse il fit une question. Elle rougit, une courte flamme jaillit de ses yeux.

— Je suis vierge, dit-elle.

— Ah ! pardon.

— Vous aviez le droit de faire cette supposition, et je ne puis m’en formaliser.

— Croyez, mademoiselle, que je regrette sincèrement…

— Oh ! non, ne me refusez pas !… je vous en prie…

Elle joignait les mains, suppliait avec une voix câline.

Richard reprit.

— D’ailleurs, il pourrait y avoir péril…

— Eh ! que m’importe !…

— Vous êtes, sans doute, étroitement surveillée par votre famille ?…

— Je n’ai plus de famille… une grand’mère, seulement.

— Plusieurs de mes confrères ont été inquiétés, dans ces derniers temps… L’opinion nous est défavorable… bien à tort, je vous l’affirme !… Nous n’employons les grands moyens que lorsqu’il y a urgence… Par exemple, beaucoup de femmes qui se croient bien portantes sont souvent blessées au plus profond de leur être, et il faut toute notre science pour les sauver d’une mort prochaine.

— Vous voyez…

Il s’était assis en face d’elle, cherchant à lire sa pensée, à se pénétrer de ses intentions et de tout ce qu’elle n’osait dire. Puis, il se mit à l’interroger, comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui la faisaient rougir et balbutier.

Quand il l’eut contrainte à parler ainsi pendant dix minutes :

— C’est parfait, dit-il ; maintenant, il faut que je me rende compte.

— Oh ! docteur…

— C’est nécessaire… ne craignez rien…

Quand elle se releva, le visage empourpré de honte douloureuse, les yeux pleins de larmes :

— Aucune complication n’est à redouter, dit-il. Revenez me voir dans quelques jours… Je n’ose, vous comprenez, m’engager ainsi à la légère… Mais, tout me porte à croire que la réponse sera ce que vous désirez.

Toujours souriant, il l’accompagna jusqu’à la porte.

Elle sortit, balbutia quelques vagues remerciements et réveilla miss Ketty qui s’abandonnait dans son fauteuil.

En se retrouvant dans la rue, elle se sentit triste, mal à l’aise, obsédée par l’obscure sensation d’un chagrin et d’un remords. Elle marchait vite, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue, alors qu’elle était si décidée peu d’instants auparavant. Elle ne s’expliquait point cette disposition nouvelle de son esprit, mais la parole précise du médecin résonnait encore désagréablement à son oreille, faisait passer en son être cette impression de froid et de désespérance qu’une misère entrevue, un incident minime suffisent, parfois, à nous donner. Et il lui semblait que cet homme qu’elle n’estimait guère avait, cependant, le droit de l’estimer moins encore.

II

Camille habitait avec sa grand’mère un petit hôtel entre cour et jardin, faubourg St-Honoré. Deux pièces, à chaque étage, donnaient sur la rue ; deux autres sur un jardinet contigu à une sorte de parc planté d’arbres superbes. L’hôtel voisin étant presque toujours fermé, on pouvait, en toute liberté, jouir de ses pelouses et de ses fleurs soigneusement entretenues. Les salons de réception de la baronne de Luzac se trouvaient au premier. C’était, d’abord, un salon très grand, plus long que large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, puis deux autres salons plus petits, sur la rue, et un boudoir tendu d’étoffes douces et précieuses spécialement affecté à la jeune fille. Elle avait garni toutes ces pièces d’objets et de meubles exceptionnellement rares et travaillés, d’un goût charmant et d’une grande valeur. Les sièges, les tables, les étagères, les mignonnes bonbonnières, les figurines de porcelaine sous une vitrine, les statuettes, les tableaux, les vases, tout le décor de cet appartement attirait l’œil par sa forme, sa date ou son élégance. Pour se créer cet intérieur dont elle était fière, elle avait cherché, fureté longtemps dans les salles de vente et les magasins de bric-à-brac, en compagnie de quelques amis connaisseurs.

Camille congédia sa gouvernante et entra dans les salons sans réveiller deux valets qui somnolaient sur des sièges. Dans le petit boudoir, quatre respectables dames causaient à mi-voix autour d’une table ronde qui portait des tassés de thé. La baronne de Luzac, étendue sur une chaise longue, écoutait le caquetage léger des visiteuses et souriait vaguement.

— Te voilà, petite, dit-elle en apercevant la jeune fille. Tu viens de ta leçon de chant ?…

— Oui, grand’mère.

Elle s’était penchée et embrassait d’un air distrait les cheveux blancs de la vieille dame.

Celle-ci, la vue trouble et l’esprit engourdi, ne remarquait ni les yeux brillants, ni le teint pâle de Camille.

— Sers le thé, mignonne. Nous attendions ton retour avec impatience.

La conversation reprit. Il s’agissait du froid qui devenait violent ; pas assez, cependant, pour arrêter l’épidémie de fièvre typhoïde qui faisait de nombreuses victimes.

Et chacune donna son avis sur l’insalubrité du climat de Paris ; puis, elles exprimèrent leurs préférences pour le pays d’azur où règne l’éternel printemps, avec toutes les raisons banales qui traînent dans la cervelle des vieilles femmes comme la poussière sur les meubles.

Un bruit léger fit retourner la tête de Camille, mais elle eut une déception. Une grosse personne s’en venait à pas menus, tout en soufflant. Dès qu’elle apparut dans le boudoir, une des visiteuses se leva, serra les mains de la baronne de Luzac, embrassa la jeune fille et se retira. Quand l’agitation de cette arrivée et de ce départ fut calmée, on parla spontanément, sans transition, de la pièce nouvelle et des massacres d’Arménie. Ces dames discutaient ces choses de mémoire, avec des voix d écolières bien studieuses.

Camille, dont le visage se contractait de plus en plus, répondait gracieusement aux questions, qu’on lui adressait, sans hésiter jamais sur ce qu’elle devait dire, son opinion, dans le monde, étant toujours prête à l’avance. Mais, elle s’aperçut que la nuit venait, et elle sonna pour les lampes. Quand le valet de chambre se fut retiré, elle se mêla encore à la causerie qui coulait toujours comme un ruisseau de guimauve, tandis que son regard anxieux surveillait l’entrée des grands salons déserts.

Pour un observateur superficiel, elle semblait sage et calme ; son esprit correct, sans surprise, avait l’air d’être aligné comme un jardin français, avec de belles allées droites et des corbeilles de fleurs choisies. Sa raison paraissait fine, discrète, sûre et légèrement ironique, comme il sied à une fille de bonne maison. Les mères la citaient en exemple, les jeunes gens tournaient autour d’elle avec un vif intérêt que sa froideur maintenait dans les limites d’un flirt respectueux. La baronne de Luzac, impotente et paresseuse, lui laissait la gérance de sa grosse fortune qu’elle faisait du reste valoir comme un homme d’affaires. Orpheline toute jeune, Camille avait appris à se passer de conseils, de protection, et à manœuvrer dans la vie avec l’aplomb et le scepticisme qui viennent si vite maintenant à la jeunesse. Elle s’était habituée à discuter ses intérêts, à diriger une maison et à en faire les honneurs. Parmi les habitués se trouvaient quelques artistes qui avaient formé son jugement et aiguisé son esprit naturellement indépendant.

Puis, quand elle fut grande, elle fit, parmi les connaissances anciennes, un choix suivant ses goûts. Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en attirèrent d’autres, donnant aux salons de la baronne de Luzac l’allure d’une petite cour où chacun apportait un nom ou quelque titre spécial.

Les demandes de présentation et d’invitation affluaient ; les dîners du jeudi devinrent célèbres. Des débuts d’acteurs, d’artistes et de jeunes esthètes y eurent lieu. Des inspirés neurasthéniques et chevelus y remplacèrent, près du piano, des violonistes hongrois et des chanteuses épileptiques.

Camille s’abandonnait déjà à ses penchants un peu bohèmes, tout en demeurant correcte dans ses fantaisies et modérée dans ses audaces.

Au fond, elle était une de ces détraquées contemporaines qui ont trop de nerfs pour suivre les sentiers battus de la médiocrité humaine.

Déjà, elle était sollicitée par mille fantaisies contradictoires qui ne s’élevaient pas jusqu’au désir. Sans ardeur, sans entraînement, elle semblait combiner des caprices d’enfant gâtée avec des sécheresses de vieux maniaque.

D’une très ancienne et très bonne famille, la baronne de Luzac s’était donc trouvée, malgré elle, à la tête d’un petit cénacle où se réunissaient des hommes aimables et spirituels. Là, comme dans quelques rares maisons de Paris où l’on a conservé les traditions de la causerie, rien, le soir, ne rappelait l’article du journal, ni le discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée actuelle.

L’intelligence y brillait en mots vifs, légers ou profonds, et, parfois même, en de simples intonations savamment graduées.

Mais, les gens intéressants ne venaient qu’à l’heure du dîner, et Camille, au milieu des vieilles amies de sa grand’mère, commençait à trouver le temps terriblement long.

Le timbre tinta de nouveau et le valet annonça :

— Madame Saurel.

C’était une brune au teint presque doré, avec des cheveux luisants, des yeux orangés, mêlés de veines changeantes comme des pierres de Florence, de larges épaules dont les hanches dépassaient encore la largeur. Les sourcils se prolongeaient jusque sur les tempes, comme ceux de certaines asiatiques. L’expression de son visage était, en même temps, passionnée, ironique, sensuelle ; il y avait dans les ailes ouvertes de son nez, aussi expressives que des yeux, une décision suprême comme celle d’une mauvaise action et même d’un crime.

Elle entra lentement avec un sourire à l’adresse de la jeune fille. Sa robe sombre, toute simple, la moulait des pieds à la tête comme un maillot, embrassait amoureusement les formes plantureuses de son corps.

Quand elle fut dans le boudoir, Camille lui serra fortement la main, et, sous le prétexte de lui montrer un coupon de dentelle, l’entraîna dans sa chambre au second étage : une vaste chambre tendue d’étoffes douces, mollement drapées, avec des meubles et un lit laqués vert pâle.

— Eh bien ? demanda madame Saurel quand elles furent seules.

— C’est fait.

— Tu as vu le docteur ?

— Oui.

— II consent ?…

— Presque… Le prix à débattre simplement.

— Sans doute… Tu es contente ?

— Oh ! mignonne !… Comment te remercier ?…

— Ne me remercie pas. Ce que je t’ai dit, je l’aurais dit à d’autres, si j’avais d’autres amies.

Camille atteignit une cigarette, sur la cheminée, et l’alluma.

— Quel rêve !… Être femme et ne plus rien craindre !… Tu n’as pas souffert, n’est-ce pas ?…

— Si peu… Pendant l’opération on ne ressent rien… Ce n’est qu’au réveil… Mais, c’est très supportable, tranquillise-toi.

— Il n’y a pas grand danger ?

— Il y en a moins à ton âge qu’au mien… Plus on est jeune, mieux cela vaut.

— Comment as-tu eu cette idée ?…

— C’est mon amant qui…

— Ah !…

Madame Saurel prit une cigarette à son tour, et raconta l’aventure avec indifférence : il y avait longtemps… d’autres étaient venus… beaucoup d’autres… Qu’est-ce que cela peut faire dans ces conditions ?… Est-ce que la femme, alors, n’est pas l’égale de l’homme qui ne se prive jamais ?… Du moment que l’on supprime les conséquences, la vertu féminine n’a plus de raison d’être. Les deux sexes se valent.

Elle parlait avec volubilité, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d’abord tout droit de ses lèvres, puis, s’élargissaient, s’évaporaient, en laissant par places, dans l’air, des lignes grises, une sorte de brume semblable à des toiles d’araignée. Parfois, d’un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères, et Camille, rêveuse, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de ses traits. Elle se trouvait rassurée, maintenant, presque joyeuse.

— Crois-tu sincèrement, demanda-t-elle, que deux femmes puissent s’aimer absolument… complètement ?…

— Non ; ce n’est pas l’amour absolu… Les femmes s’aiment en haine des hommes, pas autrement. L’amour entre femmes est plus commode, plus durable, moins décevant. Les femmes s’aiment mieux et ne s’aiment pas aussi bien. Apprécierais-tu un dîner où il n’y aurait que des hors-d’œuvre ?…

Camille se mit à rire.

— Et, dis-moi, après avoir passé par les mains du Dr Richard, est-on aussi femme que… précédemment ?…

— Plus, peut-être… et la raison est facile à comprendre…

La jeune fille se pencha vers son amie, et, bien qu’elles fussent seules dans la chambre, celle-ci lui chuchota quelques mots à l’oreille.

Mais un valet ouvrit la porte et annonça solennellement que « Mademoiselle était servie. »

III

Il y avait quelques personnes, ce soir-là, chez la baronne de Luzac, comme presque tous les soirs, d’ailleurs. Camille, à table, se plaça entre madame Saurel et Julien Rival, jeune homme un peu timide qui faisait ses débuts dans le monde. Elle l’avait fait inviter pour sa fine moustache, son teint mat, ses belles dents et l’adoration de ses grands yeux veloutés. Il ne lui parlait guère et se contentait de la regarder éperdument, langage presque aussi clair que la plus passionnée des déclarations.

Elle avait repris son air impassible, et son voisin se faisait tout petit pour ne pas effleurer sa robe. Elle n’était pour lui qu’une image imposante, une idole au-dessus de son ambition et de son désir. À peine osait-il lui passer le sel ou lui verser à boire.

Camille ne semblait pas faire attention à lui, et ce qu’elle disait, toujours très correct, mais insignifiant, ne lui donnait aucune idée du caractère qu’elle pouvait avoir. Et puis, que lui importait ?… Il aurait passé toute sa vie, sans songer à la possibilité d’une intrigue avec mademoiselle de Luzac, si un événement imprévu n’avait, tout à coup, bouleversé son âme et ses sens.

Sept invités entouraient la table illuminée et fleurie, en dehors de Julien et de Nina Saurel. C’étaient : Maurice Chazel, Duclerc, le gros Perdonnet, un jeune philosophe, homme du monde fort à la mode ; le comte de Naussion, célèbre par ses paradoxes, son érudition compliquée et ses mises excentriques. Paul Tissier, un savant destiné à mettre de l’azote dans la conversation ; Michel Gréville, un homme politique, récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal, et, enfin, Philippe de Talberg, un Autrichien assez énigmatique qu’on recevait depuis peu. C’était, pour la tournure, un homme d’une trentaine d’années ; mais un soleil brûlant, des fatigues ignorées, ou des passions, peut-être, avaient attaché sur son visage le masque d’un homme de quarante ans. Il n’était pas beau, mais ses traits avaient une expression très particulière d’ironie et d’amertume. Son front uni avait de l’audace ; ses lèvres et son menton, de la volonté. Quand il souriait, son regard restait sérieux, et rarement il s’abandonnait à une gaîté sincère. Sa face était longue, creusée aux joues, chaudement hâlée par l’habitude des voyages, et ses yeux rapprochés, d’un noir luisant, gênaient par leur fixité persistante. Assis à cette table, il paraissait plus grand qu’il n’était réellement, par un léger manque de proportion dans son buste ; car il était de taille moyenne, mais très bien fait et d’une vigueur de souplesse endormie semblable à celle du tigre. Il parlait le français sans le moindre accent, et, parfois, jetait une note originale dans la conversation, conspirant sournoisement contre toutes les opinions sans prendre parti pour aucune.

On parla peu pendant le potage, puis, un des hommes demanda :

— Êtes-vous au courant de l’affaire scandaleuse du jour ?…

Et on discuta sur un cas d’adultère savoureux qui avait déjà défrayé les entretiens dans les salons. Les visages prirent cette intensité de physionomie qui dénote un intérêt subitement excité. Fouettés les uns par les autres, tous ces esprits momentanément engourdis se dégelèrent et brillèrent de leur petit éclat propre. On ne discutait point les choses comme on les discute au sein des familles ; on ne s’indignait pas, on ne s’étonnait pas des faits ; on en cherchait plutôt les causes secrètes avec une curiosité bienveillante et une indifférence absolue pour le crime lui-même.

On tâchait de trouver l’origine de l’action, d’expliquer sa genèse, ses causes déterminantes. D’autres événements récents furent examinés avec le même scepticisme aimable et doucement ironique.

Julien regardait toujours Camille, sans oser lui adresser la parole. Son poignet fin, orné d’un cercle d’or où pendait un rubis comme une gouttelette de sang, le séduisait. Ne trouvant rien à lui dire, il lui tenait les plats, la servait dévotement. Ce jeune homme avait un cœur neuf avec une âme fraîche. Comme tous les grands enfants, il aspirait secrètement à de belles amours ardentes et tendres. Il avait rencontré, parmi les garçons de son âge, une sorte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui leur semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences en mâchonnant le bout de leur canne, et se prostituant à eux-mêmes les plus jolies maîtresses. Ils prétendaient avoir mis leur tête sur tous les oreillers, avoir refusé bien des faveurs, et considéraient les plus hautaines comme de prise facile.

Cependant, la conquête du pouvoir et de la renommée semblaient à Julien un triomphe plus aisé à obtenir qu’un succès de cœur. Il trouvait dans les troubles de sa timidité, dans ses sentiments et dans ses cultes irrésistibles, un désaccord complet avec les maximes du monde. Sa hardiesse était dans ses désirs et non dans ses actes. Malheureusement, beaucoup de femmes, qui ne savent pas deviner les muettes adorations des délicats, appartiennent à des sots qui les méprisent.

Combien de fois, muet et immobile, le jeune homme n’avait-il pas admiré l’idéal de son rêve surgissant dans une fête ? Dévouant alors, en pensée, son existence à des tendresses éternelles, il exprimait toutes ses espérances en un regard, et lui offrait, dans son extase, une idolâtrie naïve qui courait déjà au-devant des déceptions. En certains moments il aurait donné sa vie pour une seule nuit d’ivresse. Mais, il n’avait pas trouvé d’oreille où jeter ses propos passionnés, de cœur où appuyer son cœur ; il avait combattu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute d’occasion, soit faute d’expérience. Il désespérait de se faire comprendre et tremblait d’être trop compris. Excès de tendresse, mais, aussi, excès d’orgueil.

Le dîner était fort bon et servi avec recherche. Si Julien ne mangeait guère, la plupart des autres convives dévoraient comme des ogres.

Madame Saurel, parfois, se penchait vers Camille, et elles riaient discrètement, sans lever les yeux.

De moment en moment, un domestique s’arrêtait derrière les chaises, proposant des vins : « Corton, Château-Laroze ?… » Et les hommes, chaque fois, laissaient emplir leur verre.

Julien, maintenant, se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de pensée, de corps et d’âme. Inconsciemment il se laissait aller à effleurer le bras de Camille, et ce léger contact le tirait de sa torpeur, lui semblait délicieux. Décidément, il n’était pas le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens, qui se croient irrésistibles parce qu’ils ont moissonné des gerbes de baisers sur les bouches des femmes de chambre de leurs mères. Il avait encore l’épouvante de la volupté et n’osait même s’avouer son extase. D’ailleurs, Camille de Luzac n’était pas de celles que l’on pouvait désirer en dehors du mariage, et il s’estimait trop modeste et trop obscur pour oser lever ses yeux jusqu’à elle.

Talberg, silencieux et préoccupé, paraissait depuis quelque temps, s’alarmer des chuchotements de Nina et de Camille ; comme le domestique faisait le tour de la table en versant du vin de Johannisberg, il se leva et porta un toast au prochain mariage de mademoiselle de Luzac. Tout le monde s’inclina vers la jeune fille qui dissimula une moue de mécontentement, et Julien, un peu gris, laissa tomber son verre qui se brisa sur la nappe.

Il avait cru sentir le genou de Camille frôler le sien et l’émotion avait été si forte qu’il s’était mis à trembler. Un sang plus vif courut tout à coup dans ses veines, une espérance infinie lui vint. Jamais il n’avait rien éprouvé de pareil. Et, comme il tournait la tête, il rencontra les yeux de madame Saurel qui semblaient l’encourager avec une gaieté malicieuse.

Tous les hommes parlaient en même temps avec des gestes et des éclats de voix, sans s’inquiéter autrement des femmes, ainsi qu’il arrive dans les réunions mondaines où l’on agite, après un bon repas, des questions politiques et sociales.

— Les entends-tu ? demanda Camille. Et Nina Saurel, levant ses belles épaules, laissa tomber ces simples mots :

— Les imbéciles !

On quitta la salle à manger pour aller prendre le café dans un des salons. Un valet de chambre fit rouler le fauteuil de la baronne de Luzac qui, déjà somnolait.

De petits groupes se formèrent. Talberg, s’approchant de Camille, prit part à la conversation qui roulait sur le mystère de certaines existences.

— Les plus beaux romans de la vie, dit-il, sont des réalités qu’on a touchées du coude. Vous autres, Français, vous ne prenez garde qu’aux choses qui vous concernent directement, et vous ne vous donnez même pas la peine de dissimuler vos sentiments. Le secret des existences parisiennes est vraiment bien transparent pour un observateur.

— Que voulez-vous dire ? demanda Camille avec une certaine épouvante.

— Votre société, qui était hypocrite hier, n’est plus que lâche aujourd’hui, et il n’est personne de nous qui n’ait été témoin de ces faits étranges de passion ou de folie qui changent toute une destinée, de ces brisements de cœur si douloureux par-dessus lesquels le monde met son indifférent silence…

Elle eut un sourire dédaigneux.

— Oh ! je ne comprends guère les imprudences de la passion.

— Vous êtes si jeune !

— Je suis plus renseignée que vous ne pensez ; seulement, je n’ai jamais aimé.

— Vous aimerez.

— J’espère bien que non. La vie est trop courte, et, dans la mienne, il n’y aura pas de place pour la souffrance.

— Ah !…

— Non, il n’y aura pas, dans ma pauvre existence de femme, de ces drames cruels, de ces sanglantes comédies qui se jouent, en effet, trop fréquemment derrière le rideau de la vie privée. Ce qui sort de ces terribles événements est si navrant que la pensée seule m’en donne le frisson !

— Comment pouvez-vous affirmer, cependant, que vous n’aimerez pas ?…

— Je l’affirme… Ah ! par exemple, j’inspirerai des passions folles !… et l’on souffrira pour moi et par moi !… Ce que les hommes sont si souvent pour les malheureuses qui les écoutent, je le serai pour eux !

— Qu’avez-vous donc à reprocher aux hommes ?…

— Moi ? rien… Je vengerai les autres.

— Prenez garde, vous vous perdrez à ce jeu !

— Je n’aurai pas l’imprudence de me laisser prendre.

— Et si, cependant, je vous disais que l’un de ceux que vous méprisez tant serait heureux de vous donner son nom, de vous entourer de soins et d’affection, de se sacrifier à votre bonheur ?…

— Je le remercierais de ses pensées généreuses…

— Et ?…

— Et je refuserais de lier ma vie à la sienne.

Le visage de Philippe se contracta.

— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Parce que je ne veux pas me marier, parce que je ne me marierai jamais !… Oui, ma situation, ma personne ont déjà séduit quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations qui auraient pu satisfaire mon amour-propre, mais mon cœur est resté muet ; et, comme je vous l’ai dit, je crois bien qu’il observera toujours la même discrétion. Des hommes m’appartiendront peut-être, je n’appartiendrai jamais à un homme !

Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué ou d’un notaire expliquant à ses clients la marche d’un procès ou les articles d’un contrat.

Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien prirent une froideur et une sécheresse diplomatique qui confondirent son interlocuteur.

— Pourtant, reprit-il avec un peu d’ironie, pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette assurance pourrait satisfaire mon orgueil. Mais, laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes, certes, la seule jeune fille avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Permettez-moi de vous dire que, relativement aux autres sujets de votre sexe, vous êtes un phénomène.

— Je m’en vante, répondit-elle, en souriant.

— Eh bien, mademoiselle, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre volonté et d’être soumise à une supériorité de convention ?…

— Précisément.

Il répliqua avec une vivacité agressive, mais ses sarcasmes n’arrachèrent à Camille ni un mouvement ni un mot de dépit. Elle l’écoutait en gardant sur ses lèvres son habituel sourire, celui qu’elle avait pour ses amis, pour ses simples connaissances et pour les étrangers. Puis, jugeant que l’entretien avait assez duré, elle le salua légèrement de la tête et rejoignit madame Saurel.

— Encore un qui voudrait m’épouser, dit-elle ; il trouve la famille convenable, la fille jolie et la dot suffisante. C’est la dernière considération qui l’a décidé.

— Oui, sois bien assurée qu’il a, d’abord, consulté ton notaire. Au bout de six mois de mariage, il aurait une maîtresse et peut-être deux.

— Sois tranquille, Nina, je suis à l’abri des petites combinaisons de M. de Talberg ; je veux choisir mes amants, je veux être l’homme de mes liaisons et les varier selon ma fantaisie.

Julien Rival s’était approché. Il y avait du trouble et de l’interrogation dans ses yeux noirs ; mais ceux de Camille étaient redevenus aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu’à l’ordinaire. Il bouillait de curiosité, d’inquiétude, de crainte, et il ne comprenait plus la froideur de cette jeune fille qui venait de lui témoigner tout au moins de la sympathie. Il était si ému qu’il ne craignait plus d’appuyer sur ses regards impénétrables la pesanteur suppliante et enflammée des siens. Il attendait une parole, un signe, un rien qui l’encourageât, et, comme cela ne venait pas, il se jetait aux idées folles, à tout ce qu’il y avait de plus absurde dans sa situation.

Enfin, Camille eut l’air de l’apercevoir, et il s’assit auprès d’elle sur un geste de madame Saurel qui l’examinait en souriant. Nina racontait une histoire quelconque que Michel Gréville semblait écouter avec une prodigieuse attention. En réalité, il digérait. Elle avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible, dans le port de tête. Julien et mademoiselle de Luzac causèrent, à leur tour, de choses indifférentes, comme s’ils se connaissaient à peine : de Paris, des bords de la Seine, des villes d’eaux, des plaisirs de l’été et de bien d’autres sujet courants sur lesquels on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l’esprit. Nina débita des anecdotes avec un entrain communicatif de femme qui sait plaire et veut toujours intéresser. Plus familière, elle posait la main sur le bras du jeune homme, baissait le ton pour dire des riens qui prenaient ainsi un caractère d’intimité. Il s’exaltait à frôler mademoiselle de Luzac qui daignait de nouveau s’occuper de lui. Il aurait désiré accomplir des prouesses chevaleresques, se dévouer, avoir à la défendre pour lui prouver sa reconnaissance. Mais, Talberg s’approcha, et, par discrétion, il lui céda la place. De nouveau, alors, il se sentit triste, mal à l’aise, obsédé par l’obscure sensation d’un chagrin mystérieux. La figure sévère de Philippe lui déplaisait ; il lui semblait qu’un danger menaçait Camille, qu’elle avait tort d’écouter cet étranger. L’arrivée de cet homme, brisant une causerie si douce où son cœur s’accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et d’inquiétude qu’une parole entendue, un geste, un regard suffisent parfois à vous donner. Il lui semblait aussi que Philippe, sans qu’il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là.

Camille avait froncé les sourcils. Elle aurait voulu conserver Julien auprès d’elle et elle n’éprouvait pour le nouveau venu que de l’aversion : une aversion, même, qui commençait à se changer en haine.

— Je vois ce qui se passe en vous, dit-il, quand on les eut laissé seuls, par une sorte d’entente tacite… Vous me maudissez d’avoir interrompu un aussi charmant entretien.

Elle ne répondit pas.

— Vous avez tort de m’en vouloir, reprit-il ; je suis votre ami, votre meilleur ami… Si vous le permettez, je vous donnerai de bons conseils. Vous êtes seule, abandonnée dans la vie à un âge où l’on a besoin d’appui et de protection… Oh ! je sais… Vous êtes très raisonnable, en apparence, du moins, mais ce calme que vous affectez ne me rassure qu’à demi. Grâce à votre éducation exceptionnelle, vous soupçonnez dans le monde plus de passions et de désillusions qu’on n’en soupçonne généralement à votre âge. Vous êtes de ces jeunes filles curieuses qui s’instruisent en écoutant aux portes et rêvent beaucoup sur ce qu’elles ont surpris. Pourtant, ce n’est pas dans ce salon, assurément fort correct, que vous avez pu faire de sérieuses études. Qui donc, alors, s’est chargé de vous éclairer ?…

Et le regard de Philippe se portait sur Nina.

Camille eut un geste d’impatience.

— Que vous importe ?…

— Il m’importe beaucoup, parce que je vous aime.

— Vous l’avez déjà dit.

— Et je le répète. Je veux faire tous mes efforts pour vous retenir au bord du gouffre… Car, le danger vous attire et vous regardez le vide… Vous n’êtes pas de ces jeunes filles, cependant, que la modicité de leur dot force à se ronger dans les catacombes du célibat. Vous avez le nom et la fortune, mais vous avez, surtout, la beauté et la séduction qui vous permettent de croire que le miracle du mariage d’amour se produira pour vous sans compromission… Est-ce à Julien Rival que vous songez ?…

— Pas plus à lui qu’à un autre.

— Si vous deviez l’épouser, je m’effacerais devant lui.

— Je vous le répète, je ne veux pas me marier.

— Que voulez-vous donc, alors ?…

— Rien.

— Ou trop de choses, peut-être… Prenez garde, vous vous briserez dans la chute.

Camille se leva avec colère. Philippe exerçait sur elle une sorte de magnétisme involontaire qu’elle subissait malgré sa résistance. Les sentiments ont leur hiérarchie secrète et il n’est pas rare de trouver, dans les êtres qui cherchent leur voie, de ces craintes inconscientes que rien de positif, de démontré n’explique, et qui font comprendre que les jeunes gens ont besoin de maîtres, comme les peuples qui, malgré leur âge, restent toujours des enfants.

Talberg s’était rendu indispensable à la baronne de Luzac qui adorait les cartes et ne se réveillait plus guère de sa torpeur que pour faire son whist. La jeune fille ainsi avait retrouvé, chaque soir, ce même visage à la table de jeu et avait fini par y prêter une certaine attention. Inconsciemment, il agissait sur son imagination avec la puissance des êtres exceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgarité préserve des influences supérieures et rend aussi invulnérable que la meilleure des armures. Elle contemplait avec curiosité ce visage tourmenté, ces yeux sombres aux paupières courtes, ces lèvres serrées, toutes les marques que des passions inconnues avaient laissées sur la personne de l’étranger, et qui le rendaient en même temps significatif et inquiétant pour un esprit chercheur.

Lui, l’aimait depuis le premier jour. Il s’était laissé prendre au mystère de son sourire, au charme pénétrant de sa voix, à la tristesse de son regard. Comment décrire, d’ailleurs, ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces détails insignifiants pour les profanes qui expriment tout pour les initiés ?…

Pendant des heures il restait plongé dans une rêverie silencieuse, occupé uniquement à la voir. Il lui semblait que la lumière des lampes la caressait en s’unissant à elle ou qu’il s’échappait de sa blanche figure une clarté plus vive que la clarté même. Parfois, une pensée paraissait se peindre sur son front, sa paupière vacillait, ses traits se transformaient le reflet de ses cheveux jetait des tons ambrés sur ses tempes. Chaque nuance de sa beauté donnait des fêtes nouvelles aux regards de Philippe, lui révélait des choses inconnues. Il voulait lire un sentiment, un espoir dans toutes les phases de ce délicat visage. Ces discours muets devaient, pensait-il, pénétrer d’âme à âme comme un son dans l’écho ; il éprouvait des joies passagères qui lui laissaient des impressions profondes. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité ! Le sceptique endurci était devenu le plus ingénu des croyants.

Et, tandis que son muet adorateur jetait les cartes négligemment, elle songeait, mûrissait son coupable projet. Talberg, jusque-là, ne lui avait rien laissé pressentir de ses impressions et elle conservait, auprès de lui comme auprès des autres hommes, le calme singulier qui la rendait si différente des jeunes filles de son âge. Elle et lui étaient deux abîmes placés en face l’un de l’autre et attirants comme tous les abîmes.

Maintenant, il avait parlé, et elle le méprisait un peu de lui avoir dévoilé le fond de son âme.

Maurice Chazel, Duclerc et le gros Perdonnet étaient déjà partis. Paul Tissier et Michel Gréville s’étaient lancés dans une interminable discussion sur le Panama et les révélations d’Arton. Ce sujet marécageux les avait fait tomber, de fondrière en fondrière, dans les cloaques secrets de la politique et ils y pataugeaient avec une animosité croissante dont les éclats réveillèrent la baronne de Luzac. Elle se souleva sur son fauteuil à roulettes et demanda l’heure.

Ce fut le signal de la retraite.

— On s’en va, dit Camille, il est tard.

Philippe s’inclina froidement.

— C’est bien. Désirez-vous que je ne revienne plus ?…

— Que m’importe !…

— Vous êtes cruelle, mademoiselle. Cependant, je veux espérer que tout n’est pas perdu pour moi… que vous me ferez l’honneur de réfléchir à la demande que je viens de vous adresser… et que plus tard…

— Écoutez, dit-elle moins durement, je ne serai jamais votre femme, mais je ne serai la femme d’aucun autre.

— Pas même de Julien Rival ?…

— Pas même de Julien Rival… Je veux être libre dans la vie et puissante, et heureuse !… Ne cherchez pas à comprendre, ce serait inutile. Adieu, monsieur.

IV

Sur son lit elle resta longtemps les yeux ouverts, dans une rêverie d’orgueil et d’épouvante. Un enchantement mystérieux tenait arrêtées ses pensées de raisonnement, et le sens critique, la haute ironie qui étaient en elle capitulaient à leur tour devant la volonté de l’idée fixe. Elle vivait maintenant sa vie dans l’émotion indéfinissable de l’inconnu, de ce quelque chose d’irréparable qu’elle allait accomplir, cependant, sans regret et sans remords. Il était loin le temps où, dans son cœur attendri, tombait la fraîche impression de la foi, où tout était douceur et caresse dans son esprit ; où elle commençait à respecter toutes les affections de famille, de ménage et d’amitié. Sa mère, morte, trop tôt, n’avait pu la pénétrer bien profondément des croyances qui donnent à la femme, pour passer à travers les misères du monde, le détachement, la résignation et rendent invincible.

Elle n’avait pas été semblable aux autres enfants qui, d’une main, se tiennent à la jupe maternelle, et, de l’autre, cueillent des fleurettes le long des haies. Elle avait à peine connu la voix enveloppante, la familiarité des idées et des mots, les images gracieuses et faciles qui bercent la faiblesse des petits. Elle avait fait sa première communion, comme toutes les fillettes de son âge ; mais, la gouvernante anglaise et protestante qui la conduisait au catéchisme n’avait pu favoriser en elle l’éclosion des pensées religieuses. Maintenant, elle ne priait plus. À ses lèvres ne montait jamais une formule de foi, un acte d’invocation, une récitation pieuse. Si elle restait, parfois, à l’église, dans une vague paresse de contemplation mystique, la sincérité n’y était pas. Sa rêverie molle s’abandonnait à l’amoureux de cet art jésuite, épandu et fondu comme la caresse d’une main sensuelle dans le travail magnifique du décor.

Elle aimait à voir, sur sa tête, la voûte des cathédrales fouillée d’ornements, de caissons, d’arabesques et scintillante comme une arche d’or. Elle aimait la fête enflammée des tabernacles et les fumées grisantes de l’encens : cette magnificence animée, ce milieu palpitant dans le demi-jour des vitraux où glissaient des flèches de lumière multicolore. Elle aimait les groupes de prière dans le mystérieux asile des chapelles, cette langueur passionnée des attitudes, ces avalanches de formes heureuses et ces têtes auréolées des peintures où vit le sourire d’un peuple de morts béatifiés. Elle s’associait à tout ce qui semblait tressaillir parmi les choses, comme si, dans ces monuments de marbre et de pierreries, elle se fût trouvée dans le domaine de l’amour idéal.

À présent, dans l’ombre douce de ses rideaux soyeux, elle songeait aux deux mots magiques de toute destinée humaine : vouloir et pouvoir.

Elle allait placer sa vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent mais dans le cerveau qui ne s’use pas aussi vite et doit mépriser le cœur et les sens.

Elle se disait qu’elle serait l’égale de l’homme par la pensée et par l’action et que les misères de la femme ne l’atteindraient plus. Désormais, elle saurait tout obtenir, parce qu’elle saurait tout dédaigner. Sa seule ambition serait de voir. Voir, n’est-ce pas savoir et jouir intuitivement ? N’est-ce pas découvrir la substance même des faits ?… Que reste-t-il d’une possession matérielle ? Une idée.

Combien, alors, doit être belle l’existence d’un être qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, puise librement à la source des joies terrestres !…

Elle connaîtrait toutes choses, mais tranquillement, sans passion et sans désir ; elle se promènerait dans la vie comme dans le jardin d’une habitation qui lui appartiendrait. Ce que les femmes appellent : déceptions, douleurs, remords, humiliations, folies, n’existerait pas pour elle qui serait au-dessus de son sexe. Elle s’amuserait des chagrins des autres, sans craindre de les éprouver jamais ; et elle trouverait des compagnes de plaisir comme cette Nina Saurel qui lui avait enseigné le souverain remède. Elle aurait des amies jeunes, spirituelles, sans préjugés, joyeuses et jolies comme elle… Et elle connaîtrait les baisers sans fin et sans péril, les baisers sans châtiment !

L’image de Julien Rival se présenta à son esprit. « Et pourquoi pas ? se dit-elle ; il sera mon premier amant ! Et il souffrira, car il est tout sentiment, ce jeune homme ; il a trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, qui rend toutes ses pensées par des phrases convenues ou par des mots que dicte la mode. Il ne sait pas parler en se taisant, ni se taire en parlant. Il garde en lui des feux qui le brûlent et il a une âme semblable à celles que les femmes souhaitent tant de rencontrer ; il est en proie à cette exaltation dont elles sont avides, et il s’attachera fatalement à une créature indigne de lui !… Oh ! le pauvre enfant qui ne se sent vivre que pour aimer et pour donner du bonheur ! Le pauvre enfant qui jettera follement ses trésors sous les pas d’une coquette insensible ! »

Elle eut un rire léger, puis, ses idées suivirent un autre cours. « Certes, j’ai beaucoup réfléchi, se dit-elle, et j’ai beaucoup lu. L’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, a constamment occupé ma vie, m’a douée de la facile puissance avec laquelle je sais rendre mes impressions et marcher hâtivement dans le champ des observations. L’abandon auquel j’ai été condamnée, l’habitude de refouler mes enthousiasmes et de me montrer avec un masque, m’ont investie du pouvoir de comparer et de méditer. Ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion ?… Je désire me venger de la société qui nous condamne, nous autres femmes, parce que nous sommes faibles ; je désire posséder l’âme des hommes en soumettant les intelligences et en méprisant les mépris.

» Les hommes sont habitués, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans une femme honnête que ses défauts et dans une gueuse que ses qualités. Ils éprouvent une grande sympathie pour les turpitudes de la fille qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres indignités, tandis que la femme intelligente et droite ne leur offre pas assez d’encens pour compenser ses mérites. La délicatesse des sentiments est un crime que tous les amants condamnent, car ils veulent trouver dans leurs maîtresses des motifs de satisfaction pour leur vanité. En elles, ils ne recherchent que les honteuses complaisances qu’ils exploitent et blâment tour à tour. Au lieu d’entretenir soigneusement la chaste ignorance de leurs filles, les parents devraient le préparer à la lutte, les mettre en garde contre leur sensibilité trop grande, leur dévoiler la sécheresse, la cruauté, l’hypocrisie humaines. »

Camille nourrissait des idées absolument contraires aux idées reçues ; elle avait déjà souffert, et se trouvait sans protection, sans appui, seule au milieu du plus affreux désert : un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où l’indifférence est plus meurtrière que la haine. Dans ces conditions, la résolution qu’elle avait prise était naturelle quoique folle. Elle se bâtissait une tombe, comme les chrysalides, pour renaître brillante et glorieuse. Elle allait risquer de mourir pour vivre !

V

Le lendemain, Nina vint la chercher, et elles se rendirent ensemble chez le docteur Richard.

Il n’y avait encore personne dans le salon d’attente, et on les introduisit tout de suite auprès du médecin. Aimable et correct comme d’habitude, il les pria de s’asseoir.

— J’ai réfléchi, monsieur, déclara la jeune fille, et je persiste dans ma résolution.

Il secoua la tête, échangea un rapide regard avec madame Saurel.

— Moi, aussi, j’ai réfléchi…

— Vous acceptez ?…

— Non, je refuse. La chose est vraiment trop grave ; je ne veux pas risquer de perdre ma situation.

— Vous savez bien que nous ne parlerons pas ?…

— Sans doute ; mais il faudra après, du repos, des soins assidus… la convalescence peut être longue… et si on appelle, un autre médecin…

— Je n’ai plus que ma grand’mère, monsieur, reprit Camille, et elle ne remarquera rien, je vous le jure. Nina est mon intime amie, ma confidente ; nous prétexterons un voyage dans le Midi, et je pourrai, tout à loisir, me faire soigner chez elle. Une fois guérie, nul ne soupçonnera la vérité, puisque cette opération ne laisse aucune trace apparente.

— En effet. Ce sera un secret entre nous trois.

— Alors, c’est dit… Il ne nous reste plus qu’à fixer le jour… Voulez-vous dans une semaine ?…

— Dans une semaine, soit.

— Et je serai courageuse… vous verrez !

— Nulle souffrance, d’ailleurs… nous vous endormirons. Les suites, seules, sont parfois à craindre.

— Bah ! reprit-elle, en souriant, s’il n’y avait aucun risque, la chose serait vraiment trop tentante !… Vous n’y suffiriez plus, docteur, et le monde finirait !

— Non, répliqua Richard ; il y aurait encore les pauvres gens que le prix épouvanterait.

— Alors, après le règne du bourgeois viendrait le règne du prolétaire. Il me semble que nous favorisons les idées nouvelles ?… Et, voyez comme les choses se passeraient tranquillement : pas de lutte, de révolution, de sang versé… les riches s’éteindraient bien proprement, bien gentiment sans progéniture.

— Ils ont déjà commencé.

Le médecin avait reconduit les deux femmes jusqu’à la porte de l’appartement, et elles descendaient l’escalier en riant, toutes fraîches et jolies dans leurs toilettes matinales. Quand elles furent dans le petit coupé bleu de Camille, étroitement serrées l’une contre l’autre :

— Écoute, murmura Nina dans un baiser, il faut agir avec la plus extrême prudence.

— Tout n’est-il pas arrêté déjà ?… Tu simuleras un départ pour Nice, et tu viendras me chercher en tenue de voyage. Grand’mère, tu le sais, me permet ces escapades qui se renouvellent assez fréquemment. Ma poitrine est délicate, j’ai besoin de l’air du Midi… Au lieu de partir, je m’installe chez toi, je me fais opérer et j’attends bien paisiblement la guérison en formant des projets d’avenir. Quelle belle existence je vais avoir, mignonne ! et comme je me moquerai désormais des misères inhérentes à mon misérable sexe !… Je suis solitaire, sans amis véritables, sans appui, athée en amour, ne croyant à rien, parce que j’ai trop lu et trop regardé. La vie est vilaine, parce que la société est défectueuse. Aujourd’hui, ma bonne Nina, je puis te confier mes réflexions, te parler à cœur ouvert, mais, jadis, je n’avais pour mes épanchements que la complaisance gouailleuse d’une femme de chambre… Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de marcher sans entraves dans l’existence, je veux troquer mon salut — si la religion n’est pas une duperie comme le reste — contre toutes les jouissances et tous les plaisirs. Au lieu de couler longtemps entre deux rives monotones, je veux que ma vie bouillonne et se précipite comme un torrent !… La caresse matérielle est, sans doute, au corps, ce que sont à l’âme les rêves mystiques. L’ivresse des sens doit plonger en des extases plus grandes encore… Je connaîtrai toutes les ivresses et toutes les extases !

— Oui, poursuivit Nina, tu seras l’égale de ces hommes qui se croient le droit de disposer de nous, et tu choisiras, parmi eux, les plus séduisants. La brutale satisfaction de la bête, au fond de laquelle la conscience se noie délicieusement, est suivie de torpeurs charmantes après lesquelles soupirent les êtres ennuyés de leur intelligence inutile…

— Oui, nous sentons la nécessité d’un repos complet, et les excès de toutes sortes sont des impôts que la supériorité paie à la nature humaine.

— Tous les êtres qui ne sont pas voluptueux sont chétifs.

— À certaines destinées trompées il faut le ciel ou l’enfer, reprit Camille ; je choisis les deux !

— Et comment paieras-tu un semblable service ?… Richard sera très exigeant.

— Oh ! j’ai songé à tout. La somme est prête ; je l’ai prise sur ma fortune personnelle… La baronne de Luzac ne s’occupe plus des questions d’intérêt… Je pourrais, si je le voulais, dissiper son avoir et le mien.

Un éclair passa dans les yeux de madame Saurel.

— Alors, tout est pour le mieux.

— Oui, oui, je donnerai la somme immédiatement… Il paraît que c’est l’usage ?…

— En effet.

— On meurt quelquefois, n’est-ce pas ?

— Cette idée !…

— Il faut tout prévoir… Je risque ma vie, je le sais, et je n’en suis pas épouvantée ; le sort qu’on nous fait n’est pas assez enviable !… Si je devais végéter comme toutes les femmes que je connais, je préférerais en finir immédiatement… Je crois que j’ai trop d’orgueil et pas assez de cœur pour supporter l’abaissement et le sacrifice… Et, si cette heureuse disposition doit changer un jour je n’en souffrirai plus, car mes précautions seront prises.

Les deux amies passèrent cette journée ensemble. On les vit rue de la Paix, au Bois, partout où il est de bon ton de s’exhiber dans une toilette nouvelle. Leurs beautés si différentes se faisaient valoir ; elles le savaient et avaient l’une pour l’autre un goût très vif non dissimulé.

Le soir, la table de whist de la baronne de Luzac réunit quelques intimes, comme d’habitude. Camille eut à supporter le regard soupçonneux de Philippe qui semblait vouloir pénétrer le voile d’indifférence dont elle s’enveloppait et lire au fond de son âme. Il méditait profondément et n’ouvrait la bouche que pour prononcer les mots sacramentels de tricks et d’honneurs, les seules expressions que doivent, d’ailleurs, se permettre les joueurs convaincus. Camille se sentait vaguement inquiète, malgré l’impassibilité apparente du comte. Absorbé par son jeu, il semblait avoir cette attention profonde, réfléchie qui se creuse en combinaisons sous les rencontres des cartes, et, après la première heure il parut même oublier la jeune fille. À côté de lui les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient semblé pleins de confiance et d’expansion. Et Camille, malgré elle, revenait à cette figure immobile, l’interrogeait d’un regard presque suppliant.

Pas une fois, cependant, il ne daigna s’apercevoir de cette inquiétude qu’il avait éveillée et pas une fois il ne répondit à la muette prière de ces lèvres closes par un signe de tête ou un sourire. Sous cette apparence glacée, il la comprenait bien et il la désirait de toutes les forces de son être.

VI

Camille, avant le grand jour, passa des nuits fort agitées. Dans ces luttes, dans ces espoirs, dans ces épouvantes, les bouffées de chaleur qui lui montaient aux tempes, la prostration de son cerveau qui suivait l’excitation du jour avaient encore un charme douloureux.

Elle se laissait bercer par ces énervements, comparables, en leurs mornes langueurs, à cet abandon de bien-être parfois si doux qui précède l’évanouissement. Puis, secouant tout, sortant de ces lâchetés, elle reprenait ses ardeurs, ses forces, son exaspération de volonté. Sur l’oreiller, les agitations de la pensée re tournaient encore son corps ; l’hallucination de la torture prochaine passait et repassait encore en ses paupières closes. Elles rallumaient cette pensée inquiète qui s’assoupissait et les craintes revenaient furtivement s’installer à son chevet. Les heures se traînaient péniblement, n’amenant un peu de repos qu’aux premières lueurs du jour. Elle revoyait alors des paysages d’enfance : un sentier pierreux plein de cigales et de mûres, des champs d’épis blonds où elle enfonçait jusqu’aux épaules pour cueillir des bleuets. Elle revenait de ses promenades avec ses jupes lourdes de fleurs et elle s’arrêtait pour respirer sous une voute de verdure haute, serrée, sombre, piquée çà et là de petites raies de soleil luisantes comme des ruisselets de rosée. Derrière quelques arbres plus frêles, elle apercevait, à gauche, des haies de sorbiers, des ravins veloutés de gazon, des touffes lumineuses de genêts d’or et des coins d’ombre tremblante où passaient des insectes noirs. Elle reprenait sa route sous les rameaux plus serrés et ce n’était plus qu’au tournant des chemins qu’elle apercevait la campagne ensoleillée ou le mur d’un bâtiment de ferme qui, s’encadrant dans une échappée, semblait combler le ciel. Elle marchait plus vite pour échapper au silence et à la solitude qui impressionnaient sa pensée enfantine, et ne reprenait confiance que dans le parc de sa demeure. Elle s’étendait sous un chêne énorme, solennel, qui avait sur son écorce une patine de métal et la rugosité d’une peau de bête centenaire. Devant elle, une nappe de géraniums d’un rouge vif plaquait des fleurs de meurtre sur le velours chaud des feuillages. Au milieu d’un tapis vert, le marbre d’une statue s’animait d’une vie sur naturelle, éblouissante ; plus loin, des hémicycles de pierre s’arrondissaient capricieusement sous les morsures du lierre, et des fraîcheurs de fontaine jaillissaient au-dessous, semblaient égoutter encore de la lumière.

Parfois, elle allait au bout du jardin, vers une colonnade régulière de grands pins d’Italie, dressant la majesté de leurs nefs à jour ; et, à mesure qu’elle avançait sous ce bois monumental, aux troncs résineux, aux parasols entre-croisés de branches violettes, à la chaude fourrure de mousse et de cendre grise, elle se sentait emplie d’un bien-être inexprimable. Ainsi ses premières années s’étaient écoulées au milieu des sourires de la nature, de la protection des êtres et des choses. Avec regret elle évoquait maintenant le songe d’un bonheur impossible. Petit à petit, par ses imprudentes lectures, par la fréquentation de ses compagnes perverses, le mal était entré en elle et avait flétri les roses de son cœur… Désillusionnée avant d’avoir vécu, perdue avant d’avoir aimé, elle était bien la fleur hâtive et morbidement épanouie des civilisations extrêmes. Nina, après quelques autres, lui avait chuchoté à l’oreille de ces paroles confuses qui font tressaillir l’âme des vierges, et elle avait succombé, avide de savoir et d’enseigner à son tour.

Madame Saurel, de dix ans plus âgée qu’elle, dépensait sans compter une fortune dont l’origine était assez mystérieuse. Depuis la mort de son mari, dont on ne disait rien, elle menait une existence luxueuse et vagabonde. Elles s’étaient rencontrées dans le monde et s’étaient parlé, attirées par une réciproque sympathie que devaient éveiller, dans des natures cependant très différentes, des dessous de sentiments pareils.

Dès le lendemain soir, Nina avait emmené Camille au Bois, dans sa voiture.

C’était par une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé, entre dans la poitrine comme une vapeur de fournaise.

Une armée de fiacres menait sous les branches immobiles des arbres tout un peuple d’amoureux. Les deux femmes s’amusaient à regarder ces couples enlacés, tendrement unis dans l’impudique confiance de l’obscurité. C’était comme un océan d’amour qui coulait vers les allées discrètes, sous le ciel étoilé et brûlant.

Les amants s’abandonnaient, muets, serrés, l’un contre l’autre, enfouis dans l’hallucination du désir, haletants sous l’attente de l’étreinte prochaine.

Tous ces êtres unis, grisés de la même ardeur éperdue, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel et troublant.

Camille soupirait, sans savoir pourquoi, et Nina, un bras autour de sa taille, la serrait tendrement contre elle.

— À quoi pensez-vous, mignonne ?…

— À rien… je suis heureuse.

— Heureuse d’être avec moi, n’est-ce pas, et de sentir les battements de mon cœur ?…

— Oui, heureuse… bien heureuse…

Comme elles arrivaient au tournant qui suit les fortifications, elles se serrèrent plus fort et s’embrassèrent.

Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis. Les fiacres s’espaçaient davantage, mais la nuit parfumée des arbres, l’air vivifié par l’humidité des ruisselets jasant dans l’ombre, donnaient aux baisers des amants une saveur plus douce et plus pénétrante. Elles s’embrassèrent de nouveau… Et Camille ne lutta plus contre l’obsession qui hantait son esprit et le troublait délicieusement.

Elle se sentait prise comme dans un filet, liée, engourdie dans les bras de la tentatrice qui l’avait conquise, sans qu’elle sût comment.

Cela s’était fait si rapidement qu’elle ne comprit jamais comment elle avait cédé sans lutte, presque sans surprise ; et, le lendemain, quand elle se réveilla, brisée et fiévreuse dans son lit de jeune fille, elle ne regretta rien.

Bientôt Nina lui devint indispensable. Elles se rencontraient chez la couturière, dans les expositions, au coin d’une rue… Camille renvoyait miss Ketty et montait dans la voiture de son amie. Un jour, elles s’arrêtèrent devant une haute maison d’apparence un peu équivoque.

— Où sommes-nous ? demanda la jeune fille.

— Descends et entre sans crainte. J’ai ici un pied-à-terre ; nous serons plus tranquilles…

— Mais…

— Aurais-tu peur de venir chez moi ?… C’est mon appartement de garçon que je ne montre qu’aux initiés.

Camille allait prendre l’escalier. Elle la retint par le bras.

— C’est ici, au rez-de-chaussée… Quelquefois je reçois des amies… Tu verras, nous nous amuserons bien !

En effet, d’autres femmes étaient venues les jours suivants : de toutes jeunes fillettes même qui faisaient attendre leurs gouvernantes dans l’antichambre.

Sur la porte, une plaque gravée portait : « Madame Berton, professeur de dessin. » On ne voyait là que des femmes, et nul n’y trouvait à redire dans le quartier. Toutes ces écolières aux tailles encore grêles, aux tempes fraîches, aux visages délicats, se regardaient avec l’imperturbable assurance de leurs yeux purs sans trouble et sans révolte. Elles semblaient ignorer le mal, ignorer l’amour, et venir d’une église où elles auraient prié les anges pour la rémission des péchés des autres.

À Paris, seulement, se rencontrent ces jolies créatures au visage candide qui cachent sous les apparences de la plus virginale chasteté la dépravation d’une courtisane antique.

Camille laissa chez Nina toutes les blancheurs de sa conscience. Elle admira cette corruption froide, voluptueusement cruelle, qui était assez forte pour commettre un crime et assez étourdie pour en rire… Nina aurait eu des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament. Elle était, en même temps, l’âme du vice et le vice sans âme.

Elles firent de folles escapades ; Nina affublée d’une perruque blonde, Camille affublée d’une perruque brune. Les sourcils noircis, les traits cachés sous le rouge et le blanc gras, elles étaient méconnaissables. On aurait pu les voir dans tous les lieux où l’on s’amuse, et nul, certes, ne se fût avisé de nommer mademoiselle de Luzac en voyant cette créature provocante au regard aigu, aux lèvres entr’ouvertes en un sourire audacieux. Elles couraient les petits théâtres, les bals, les brasseries d’étudiants, au hasard de leur rencontre.

Quand elles entraient dans les salles enfumées, elles se serraient l’une contre l’autre, effrayées et contentes, dévisageant les filles et les hommes ; puis, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger toujours possible, se rapprochaient du municipal, grave et immobile, qui ne semblait même pas les voir.

Pendant des mois, se poursuivit leur série d’excursions dans tous les endroits louches où s’amuse le peuple, et elles avaient un goût passionné pour ce vagabondage dangereux. Les vapeurs acres de l’alcool et du tabac engourdissaient leurs nerfs ; elles regardaient sans surprise la tribu des filles et des souteneurs rôder dans les corridors des promenades circulaires. Des femmes fardées et défraîchies trônaient derrière des comptoirs, vendant des boissons et de l’amour.

Parfois, Camille, trop violemment insultée, murmurait : « Allons-nous-en. » Et elles filaient, la tête basse, d’un pas menu, entre les buveurs accoudés aux tables qui les regardaient passer d’un air soupçonneux. Une fois dehors, elles poussaient un grand soupir, comme si elles venaient d’échapper à quelque terrible péril. Pourtant, il y avait là toutes les professions et toutes les castes : des employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des officiers en bourgeois, des élégants en habit qui venaient de dîner au cabaret et qui allaient à l’Opéra ; mais la canaille dominait, une canaille bruyante et agressive.

Elles se montrèrent ainsi dans tous les bals de barrière, affublées de costumes sombres et de petits bonnets. Elles entraient avec un battement de cœur, s’avançaient entre les poteaux carrés qui soutiennent la salle au centre de laquelle une tribune octogone porte l’orchestre. Le long des murs des tables peintes en vert, avec des bancs de bois attendent les consommateurs. Dans l’enceinte de la danse, sous le feu aigu du gaz, des femmes en robes flétries, en corsages élimés et râpés aux coutures, montrent, dans leurs cheveux emmêlés, un peigne de corail ou des épingles d’or ; à leur cou, un ruban de couleur claire ; mais le linge fait défaut. Les jupes ont d’anciennes maculatures de boue ; toutes les figures, malgré les sourires, conservent quelque chose de triste, d’éteint et de terreux, un vague aspect sinistre où se mêle le retour de l’hôpital au retour du Mont-de-Piété. Les hommes ont des paletots, des accroche-cœurs sous la casquette et des foulards flamboyants. Tout saute et se trémousse dans un relent de vin chaud et de vieilles nippes.

Camille et Nina, vers minuit, reprenaient le fiacre qui les attendait à la porte, quittaient leur déguisement. Devant elles, parfois, la brigade des mœurs opérait des rafles horribles, sauvages, aveugles, emmenait les gigolettes et les pierreuses au Dépôt dans le panier à salade. Les deux amies se rapprochaient dans leur voiture bien close, prises d’une inquiétude soudaine. Les coups de sifflet déchiraient l’air, et la horde menaçante cernait le gibier humain qui hurlait et se débattait entre les mains brutales.

C’était une course folle de formes vagues sous les arbres couverts de givre ; puis, tout rentrait dans l’ordre subitement, devant les cafés et les cabarets en liesse. Quelquefois, elles avaient perdu leur voiture, s’étaient égarées, avaient marché, honteuses et crottées, sous le ciel bas, dans la suspecte obscurité d’une avenue de barrière. Les maisons rouges des marchands succédaient aux treillages des guinguettes, aux masures basses, lépreuses et sinistres.

Elles passaient devant des boutiques sordides, scellées et noires ; devant des pans de murs mystérieux, devant des allées maudites qui semblaient mener à des logements de meurtre. Les jardinets ressemblaient aux coins de cimetières où l’on enterre les pauvres ; partout des tessons de bouteilles et une vague puanteur de misère. De temps en temps, à un brusque tournant, des ruelles s’ouvraient qui semblaient tout à coup s’enfoncer dans un trou, et il y avait, sans cesse, sous les pieds, des épluchures et de la boue.

Elles allaient, tremblantes, angoissées, insultées souvent par une voix enrouée d’ivrogne ou de souteneur. Elles battaient tout l’espace où la canaille soûle de ces endroits trouve ses amours, et, à bout de forces, s’arrêtaient devant un hôpital ou un abattoir. Des prostituées sordides les dévisageaient, des hommes avançaient brutalement leurs mains pour les saisir. Malgré leur fatigue elles s’enfuyaient, finissaient par trouver un fiacre, égaré comme elles, et s’y engouffraient exténuées, plus mortes que vives, regardant par les portières si on ne les suivait pas. Peu à peu les rues devenaient moins sinistres ; les salles des marchands de vin ne semblaient plus des antres d’assassins. On y voyait, par les carreaux suants, des batteries de cuisine, des bols de punch, des flacons de liqueurs multicolores. Les hôtels avaient des entrées moins affreuses, les rues devenaient claires et propres. Camille et Nina se rassuraient et, la face pâlie, riaient follement de leur aventure.

Le lendemain, pour se procurer des sensations différentes, elles allaient, masquées jusqu’aux dents, au bal de l’Opéra. Les coudes sur le rebord de la loge, elles voyaient un fourmillement de têtes au-dessous d’elles ; au dessus, le plafond merveilleux, un voile éblouissant de feux blancs, les guirlandes d’or des balcons ; puis, du haut en bas, sur le repoussoir du fond rouge, des cravates blanches, des visages congestionnés par la chaleur, des habits noirs, des ombres de femmes emmitouflées dans des capes de dentelles. En bas, entre les municipaux effarés, circulaient des flots de masques qui se heurtaient, se complimentaient, s’invectivaient ou se caressaient. Les yeux se fatiguaient à suivre le papillotement des coiffures, des couleurs, des jupes pailletées, des maillots, dans cet océan de flammes capricieuses et dansantes. Sur tout cela planait le déchaînement des cuivres, la batterie ronflante des tambours, le tonnerre de l’orchestre entier, mêlés aux cris, aux baisers, aux huées d’une foule en délire.

Camille et Nina se taisaient, hypnotisées par ce brouillard de rayons, par ce concert de rumeurs, par cette buée fauve dans la poussière et l’haleine du sabbat. Puis, elles s’en allaient, insensibles aux propositions des hommes, emmenaient souper avec elles quelques jolies filles raccrochées au passage. Au cabaret, des avalanches de garçons roulaient dans les escaliers ; les tables étaient pleines et ce n’est qu’à grand’peine qu’on arrivait à se caser dans un cabinet minuscule. La chaleur du gaz, les bouffées âcres des cigares, l’odeur des sauces, les détonations du champagne, les voix éraillées, tout disait l’heure matinale. Elles s’empilaient, comme elles pouvaient, ou se rendaient, faute de mieux, dans le rez-de-chaussée silencieux de Nina. Vers neuf heures, Camille, chastement coiffée et la mine modeste, retournait chez elle et embrassait la baronne de Luzac avec sa tranquillité habituelle.

Dans un moment d’incertitude, elle avait demandé à son amie si l’avenir ne l’avait jamais épouvantée. Et madame Saurel s’était mise à rire.

— L’avenir ?… Qu’appelles-tu l’avenir ?… Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ?… Je ne regarde jamais ni en arrière, ni en avant. N’est-ce pas déjà bien assez fatigant de s’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons : c’est le néant.

— Oh ! Nina…

— Eh bien ? Qu’a donc le néant de si effrayant ? Est-ce que le sommeil n’est pas, chaque nuit, pour nous le néant ?… La mort, c’est le sommeil paisible, éternel, sans visions et sans cauchemars… Je ne la crains pas, et elle viendra effacer mes fautes… pas trop tard, je l’espère. Quand nous ne sommes ni mères, ni épouses, quand la vieillesse nous met un masque flétri, paralyse tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amants, que pourrions-nous bien regretter ?… On ne voit plus alors en nous que la caricature de l’humanité froide, sèche, inutile. Les plus jolies robes deviennent des haillons, et s’il se trouve encore un cœur sous ces ruines, tout le monde y insulte, sans même admettre le souvenir de la beauté perdue. Qu’importe alors la vie à qui ne peut plus vivre ses rêves ?… Qu’importe la richesse ou la pauvreté à qui n’a que des désirs irréalisables ?… Balayer les marches des châteaux avec du satin ou les rues avec du bouleau me semble également pénible. Vois-tu, les vieilles femmes n’ont plus qu’à mourir, car l’homme ne leur a pas fait de place dans l’existence !

— Des temps meilleurs viendront pour nous.

— Non. Nous sommes trop faibles ou trop généreuses ; nous abandonnerons la lutte.

Nina avait deux rez-de-chaussée. Le premier ne recevait que des écolières, le second servait aux professeurs. Madame Berton devenait madame Laval pour les initiés.

Longtemps Camille hésita à suivre les conseils de son amie et à aller trouver le docteur Richard. Toute action violente l’épouvantait ; elle n’était guère audacieuse que d’imagination et reculait devant les moyens. Ce furent les longs regards brûlants de Julien Rival qui la décidèrent, non qu’elle éprouvât de l’amour pour le jeune homme, mais parce qu’il avait su éveiller tout au moins sa curiosité. Et puis, elle pensait ainsi se relever à ses propres yeux d’une infériorité constitutionnelle et assurer le triomphe définitif de sa volonté.

VII

Camille avait pris toutes ses dispositions. La baronne de Luzac avait accepté sans étonnement le prétexte d’un voyage dans le Midi, et Nina, le lendemain, devait venir chercher son amie. Les malles étaient prêtes et disposées déjà dans l’antichambre. À coup sûr, personne ne soupçonnait rien. Seul, le regard perçant de Philippe conservait sa fixité inquiétante ; mais Philippe ne pouvait avoir surpris le secret des deux femmes. Comment et par qui en aurait-il été instruit ?…

Dès qu’elle fut seule, ce soir-là, elle se mit à réfléchir. Elle était trop troublée pour fixer sa pensée ; une seule idée revenait confusément : — « Demain, c’est pour demain ! » sans que cette certitude éveillât en elle autre chose qu’une sorte d’étonnement pénible. Un tremblement agitait ses mains. Après avoir fait quelques tours dans sa chambre, elle s’assit et se mit à réfléchir, tâchant d’y voir clair dans ses sensations. Peu à peu, la terrible scène qui devait se jouer pour elle se précisa dans son esprit : elle se vit pantelante, inanimée, couverte de sang, et elle poussa une sourde exclamation. Le son de sa voix lui fit peur ; elle regarda anxieusement autour d’elle, but un verre d’eau et se coucha. Elle avait très froid dans ses draps, bien qu’il fît chaud dans sa chambre, et c’est en vain qu’elle tint ses paupières obstinément closes ; l’assoupissement ne vint pas.

Elle se tournait et se retournait, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit. Son cœur se mettait à battre follement à chaque bruit connu de l’appartement ; le tic-tac même de la pendule lui était pénible : « J’ai peur ! se dit-elle, affreusement peur ! » Et, pourtant, elle était résolue à aller jusqu’au bout, elle avait la volonté bien arrêtée de ne pas trembler au moment décisif. Un singulier désir lui vint, tout à coup, de se relever pour se regarder dans la glace. Elle ralluma la bougie, l’éleva au-dessus de sa tête et s’approcha de son miroir. Quand elle aperçut ses traits reflétés dans le verre poli, elle se reconnut à peine, et il lui sembla qu’elle ne s’était jamais vue. Ses yeux lui parurent plus grands, d’une autre teinte, profondément enfoncés dans les orbites, et, certes, elle n’avait pas encore été aussi pâle.

Brusquement, cette pensée l’étreignit d’une façon terrible : « Demain, à cette heure-ci, je serai peut-être morte ! »

Elle se retourna vers sa couche et se vit distinctement étendue sur le dos, avec ce visage creux qu’ont les morts et cette rigidité amaigrie des mains jointes sur la poitrine.

Alors, elle eut peur de son lit, et, afin de ne plus le voir, elle s’approcha de la cheminée et s’agenouilla devant le feu pour le ranimer. Elle prit les pincettes et tisonna pendant quelques instants. Un frémissement nerveux agitait tout son corps ; sa tête s’égarait ; des hallucinations tournoyantes, douloureuses, une ivresse étrange envahissaient son cerveau, comme si elle eût bu. Et, sans cesse elle se demandait : « Que vais-je devenir ? » Puis, elle songea que rien ne la forçait, que la vie était belle pour elle comme pour les autres ; qu’elle était jeune, robuste, pleine d’années et d’avenir… « À quoi bon, alors ?… Pourquoi tenter le ciel ?… » Mais, elle eut honte de sa faiblesse. « Aurait-elle donc moins de volonté que Nina qui, tout de suite, s’était décidée ?… Ne lui avait-on pas dit que, pour elle, en raison même de sa grande jeunesse, les risques ne seraient pas graves ? Qu’avait-elle donc à s’émouvoir ainsi ?… »

De plus en plus ses dents s’entre-choquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec. Elle se fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails du supplice, et son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadés ; elle serrait les lèvres pour ne pas crier, avec un besoin fou de s’agiter, de courir, de briser quelque chose. Un petit flacon d’eau de mélisse était sur la cheminée ; elle le saisit et le vida d’un trait. Une chaleur pareille à une flamme lui brûla aussitôt l’estomac, se répandit dans ses membres, raffermit son âme en l’étourdissant. La peau soudain brûlante, les membres plus souples, elle se recoucha vers le matin, s’en dormit, enfin, d’un lourd sommeil.

Lorsque Nina vint la chercher, quelques heures plus tard, elle avait oublié ses terreurs de la veille.

— Cela va bien ? demanda la jeune femme après l’avoir embrassée.

— Oui, très bien.

— Tu es calme ?…

— Tout à fait calme.

— Allons, c’est pour le mieux. Je ne pensais pas te trouver aussi brave… D’ailleurs, tu ne sentiras rien, absolument rien… et tu seras si contente après… Ah ! mignonne ! quel débarras !…

Camille courut faire ses adieux à la baronne de Luzac qu’elle trouva plongée dans la lecture des contes de Perrault.

— Tu emmènes miss Ketty, n’est-ce pas ? demanda la vieille dame.

— À quoi bon, grand’mère ?… Je ne sortirai jamais sans Nina, et, puisqu’elle veut bien me chaperonner, je ne puis, par délicatesse, lui imposer toujours la présence d’un tiers.

— Fais à ta guise, petite ; je te sais assez raisonnable pour te conduire toute seule… Tu m’écriras souvent ?…

— Oui, grand’mère.

— Ne reste pas plus de quinze jours, et, surtout, ne te fatigue pas.

— Le temps de me guérir de ce vilain rhume… Il fait si froid, ici !

— Oui, oui, va te distraire, c’est de ton âge… Ah ! si je pouvais quitter cet affreux fauteuil !…

Les bagages étaient déjà sur la voiture, et Nina ordonnait au cocher de se rendre à la gare de Lyon ; mais, deux minutes après, elle passait la tête à la portière :

— Chez moi, cria-t-elle, et vivement !

VIII

Madame Saurel habitait officiellement un grand appartement haut de plafond, mais fortement obscurci par d’épais rideaux croisés sur des stores de soie blanche. Les sièges étaient laqués avec des oreillers de plume et de soie attachés aux dossiers par des rubans. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis moelleux de corah ramagé de larges fleurs jaunes et mauves. Des paravents, des arbustes, quelques aquarelles signées de noms connus complétaient cet intérieur aimable.

Camille, en entrant, fut étonnée de ne trouver aucun domestique.

— Nous sommes seules ? demanda-t-elle.

— C’est plus prudent, vois-tu. Richard amènera deux gardes, deux femmes à lui qui ne parleront pas… Veux-tu venir dans ma chambre ?… Tout est prêt.

La jeune fille, sur le seuil, eut un recul. Les rideaux tirés laissaient pénétrer un jour vif. Le lit avait été avancé jusqu’auprès des fenêtres. Sur les meubles s’étalaient des compresses, des pinces, de l’ouate et des instruments d’acier de forme redoutable dont l’éclat attirait le regard.

— Comment, tu as peur ?… Puisque je te dis qu’il n’y a rien à craindre !…

— Est-ce qu’ils vont venir bientôt ?…

— Sans doute… Ils seront trois… C’est nécessaire.

Camille prit des billets dans sa poche.

— Tiens, j’ai apporté l’argent… Si je meurs…

— Il ne manquerait plus que cela !… Chez moi ! Ce serait un joli scandale !… Tu penses bien que si j’ai consenti à te garder ici, c’est que je suis certaine que tout s’arrangera à merveille… Allons, ma chère mignonne !…

Nina, dans sa vie toute d’hypocrisie et de ruse, n’avait jamais eu que la curiosité du mal. Mariée très jeune, elle avait apporté, dans son ménage, pour tout amour et toute tendresse, les instincts pervers qu’éveillent chez certaines fillettes précoces les mauvais livres, les confidences de pension, le premier souffle sensuel qui déflore la pureté des vierges.

Ce que les femmes mettent autour de l’homme qui les a possédées : les mots aimants, les imaginations d’affection pieuse, rien de tout cela n’existait chez elle. L’amant n’était pour Nina qu’un jouet, et une passion d’homme lui paraissait uniquement une chose défendue, illicite, curieuse et drôle, une chose excellente pour l’amusement et l’ironie. Son sourire, dans l’intimité, était toujours moqueur et impertinent. Elle avait presque de la cruauté aux deux coins de ses lèvres rouges, si bien faites, cependant, pour le baiser. Sur son beau visage, dans ses traits expressifs se mêlaient la décision, la crânerie, l’énergie et l’insouciance, toutes sortes de sensations vives que tempérait, à de certains moments, un air de câlinerie féline. Avec ses cheveux noirs luisants, son costume presque masculin, elle était charmante et terrible à la fois, dans son inquiétante séduction.

Nul, d’ailleurs, n’avait encore surpris le secret de sa vie, et ses manières avaient assez de correction pour ne choquer personne. Depuis son veuvage on la recevait partout, sans chercher à approfondir le côté mystérieux de son existence, tant il est vrai que tout se pardonne à Paris quand on ne brave pas ouvertement l’opinion.

Camille s’était laissée tomber sur une chaise et demeurait silencieuse, tandis que son amie allumait une cigarette et formait des projets d’avenir.

— Tu verras comme ce sera gentil, notre petit ménage !… D’abord, tu ne seras pas longtemps malade. Dans huit jours, il n’y aura plus de danger, et nous ferons de courtes promenades en voiture ; nous recevrons des amies sûres, de celles qui ont passé par les mêmes épreuves… Car nous sommes nombreuses !… Tu ne peux pas t’imaginer combien il y a, à Paris, de ces pauvres femmes qui ont voulu s’affranchir des inconvénients de leur sexe !

— Sans nécessité, comme moi ?…

— Bien entendu, elles ne l’avouent pas, ni les médecins non plus ; mais, comme après, il est impossible de constater s’il y avait nécessité ou non, elles peuvent toujours raconter ce qu’elles veulent.

On sonna à la porte, et Richard entra avec ses deux aides.

Camille, calme et résolue, ne fit aucune résistance. Le chloroforme, d’ailleurs, eut bien vite raison de sa pensée. Ses yeux palpitèrent, dérobant à demi, sous leurs longues paupières, leurs orbes de velours pâle.

Elle parlait maintenant d’une voix changée, singulière, qui n’avait jamais été la sienne. Sa parole avait quelque chose de vague, de palpitant, de suspendu, avec de grands silences de respiration et de mots exhalés comme des soupirs. Elle semblait retrouver à tâtons des souvenirs et passer la main sur des visages. On entendait :

« Oh ! plus jamais !… Non, je ne le dirai pas… Il y avait de la neige sur les arbres… Mais, il m’aimera !…  » Son sein se soulevait, elle respirait des effluves printaniers. « Tiens, des pommiers… des pommiers en fleurs… à côté des fleurs il y a des fruits… Ils ont mûri bien vite, bien vite !… Non, je n’en mangerai plus… Cette odeur me fait mal !… Il y a des vers dans les pommes !… Oh ! une bête m’a piquée… Voyez, il y a du sang !… Elle monte, elle monte… Enlevez-la !… »

Nina se trompait dans ses prédictions ; Camille n’eut pas la force de résistance qu’elle lui supposait, et des complications se déclarèrent qui mirent sa vie en danger.

Pendant cinq jours, pelotonnée dans son lit, elle eut la force de combattre ses terreurs ; elle voulait vivre et se rattachait à l’espoir avec une énergie désespérée. Le sixième jour elle s’abandonna à ses souffrances ; un froid lui passa dans l’âme, et elle se dit que tout était fini. Cette main glacée que la Mort vous pose sur l’épaule l’étreignait déjà, des spectres blêmes couraient le long des rideaux. Sans se résigner, elle cédait, cependant, à l’irrésistible, en se disant qu’elle avait mérité le châtiment. Puis, elle eut le délire, et parla pendant une nuit sans s’arrêter. Ce qui lui échappait, ce qu’elle répandait dans des paroles coupées et sans suite, c’était le regret d’une mauvaise action, le repentir, le désir de rentrer en grâce. Et, à mesure qu’elle se confessait, son langage devenait aussi grave que sa voix transposée dans des notes de songe. À tout moment le mot « mourir » s’échappait de ses lèvres tremblantes, vibrait sinistrement. Puis, tout à coup, se dressant sur le bord du lit, elle rejetait les couvertures, tentait de s’enfuir, et retombait accablée, vaincue par l’effort. Toutes sortes de choses noires ayant comme des ailes et des voix lui battaient contre les tempes. Les sombres tentations qui montrent vaguement le crime et la folie lui faisaient passer, devant les yeux, une lumière sanglante, pareille à un éclair de meurtre.

Nina n’y comprenait rien. Elle avait si peu souffert des suites de l’opération, qu’elle se demandait si le chirurgien ne s’était pas trompé, n’avait pas commis quelque imprudence. La situation, en se prolongeant, devenait inquiétante pour elle. Si Camille mourait, on s’informerait, on ferait des recherches, tout serait certainement découvert. Quel ennui !… Ah ! si elle avait pu prévoir de telles complications !…

Camille n’attendait plus rien du hasard : une grande indifférence lui était venue. « À quoi bon vivre ?… La vie, malgré tout, ne valait pas la fatigue d’une telle lutte ! Pour tous les êtres humains, elle est la même route de malheur tortueuse et difficile, le même chemin d’ombre qui conduit on ne sait où !…  »

Mais, comme elle était très jeune, des pensées la traversaient encore, par instants, qui lui faisaient battre le cœur et regarder devant elle au delà de son présent. Il lui semblait qu’elle pouvait encore être heureuse, et que, si certaines choses arrivaient, elle le serait… La Mort aurait pitié… À son âge on ne s’en allait pas comme cela, parce qu’un peu de sang avait coulé… Elle vivrait, parce qu’elle vivait encore ; la vie déjà avait refait de la vie… Sautant d’un extrême à l’autre, elle disposait les accidents, les changements heureux ou malheureux ; elle enchaînait le possible à l’impossible. Son désir enfiévré se mettait à créer à l’horizon des événements singuliers, merveilleux ; puis, par un brusque revirement de sa pensée mobile, elle se disait que rien de ce qu’elle rêvait ne pouvait arriver, et elle restait à réfléchir, les yeux vagues, les lèvres serrées, pendant des heures entières. De sinistres tentations se ranimaient toutes seules, s’agitaient dans son esprit. L’idée fixe revenait acharnée, lancinante… À la fin, elle avait l’horreur de son crime et se jugeait indigne de pardon.

Bientôt l’ébranlement nerveux de ces assauts continuels mirent un commencement de trouble dans les perceptions de la jeune fille. Sa conscience s’égarait ; ce qui lui restait de résolution, d’énergie, de courage s’en allait sous le sentiment, la conviction désespérée de son impuissance à se sauver d’elle-même. Elle se sentait maintenant comme dans le courant d’un fleuve qui l’entraînait mollement et irrésistiblement. Elle n’appelait plus pour se consoler les doux souvenirs de son enfance ; elle se jugeait indigne d’une telle évocation et se disait qu’elle était de ces malheureuses qui gâchent ce que la nature leur a donné et se condamnent à une éternité de misère morale. Si la vie triomphait en elle, elle ne connaîtrait le bonheur qu’en l’enviant aux autres !… Elle se nourrissait et se repaissait de cette pensée, en creusait indéfiniment l’irrémédiable tristesse. Immobile, fiévreuse et blême, elle végétait dans cette lâche inquiétude où l’imprévu est redouté comme une calamité, où chaque porte qui s’ouvre fait passer un frisson jusqu’au fond de l’être.

Un matin, après la visite de Richard, Nina vint l’embrasser, ainsi qu’elle ne l’avait pas fait depuis longtemps.

— Plus de crainte, mignonne, tu es sauvée !…

— Sauvée ?…

— Oui, tout danger a disparu… C’est égal, tu peux te vanter de nous avoir donné une fière émotion !…

— Vous avez cru que je n’en reviendrais pas ?…

— Hier, encore, nous n’avions aucune certitude… Mais, réjouis-toi donc !… On dirait que cette bonne nouvelle ne te cause aucune joie ?…

— C’est vrai… Je suis étonnée de mon indifférence.

— Tu as pourtant bien du bonheur devant toi !

— Crois-tu ?…

— Dix-huit ans, la jeunesse, la beauté, la fortune… Tu ne t’imagines pas ce que tu pourras réaliser désormais dans la vie !

— Et si je n’ai plus de désirs ?…

— Allons donc !… Tu es encore sous l’influence de la crainte. Tu n’apprécies pas les choses à leur juste valeur… Demain tu me seras reconnaissante du bien que je t’ai fait !…

— Peut-être… Je ne sais plus… Je suis si lasse !… Laisse-moi dormir !

DEUXIÈME PARTIE

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I

La baronne de Luzac continuait à végéter, résignée et placide, dans son grand fauteuil. À neuf heures, on la roulait dans sa chambre, et Camille, complètement remise, fraîche et jolie comme par le passé, accompagnait son amie Nina dans le monde ou au théâtre.

Ce soir-là, elles avaient une loge pour un ballet nouveau, et, sous le feu des lorgnettes admirativement dirigées vers elles, s’abandonnaient au plaisir de se sentir enviées et caressées par tant de regards connaisseurs. Dans ce cadre monumental de l’Opéra, dans cette moire de clarté blanche, leurs beautés si différentes brillaient d’un éclat exceptionnel. Derrière elles, Julien Rival et Michel Gréville se tenaient attentifs.

Toute sa vie Julien devait se rappeler l’heure où, dans l’enivrement de la musique voluptueuse et dans le prestige d’un admirable décor de féerie, il avait senti la petite main de la jeune fille chercher la sienne et la garder dans l’ombre de la loge.

Pendant l’entr’acte, ce fut une procession d’habits noirs : Maurice Chazel, Duclerc, le gros Perdonnet et Paul Tissier vinrent présenter leurs hommages à mademoiselle de Luzac qui avait pour tous un mot aimable et un joli sourire. Les amis de Nina étaient plus nombreux et plus empressés. Les jeunes, après quelques phrases banales, s’en allaient à regret, trop timides encore, n’osant insister ; les vieux prenaient place et débitaient des galanteries.

Ce soir-là, vraiment, Camille était charmante : de ses cheveux doux et fins à ses petits pieds cambrés, elle semblait faite pour respirer l’encens des adorations de tout un peuple d’amoureux. Elle portait une robe de satin ivoire voilée de vieilles dentelles que d’admirables opales taillées en amandes rattachaient de distance en distance. Sa taille mince se cambrait sur le velours du fauteuil, elle aspirait nonchalamment un gros bouquet d’œillets blancs que Julien lui avait offert. Il n’avait pas quitté sa place derrière elle et la regardait ardemment sans qu’elle parût y prendre garde. Il était encore sous le charme de l’incroyable sensation qu’il venait d’éprouver en sentant la main audacieuse de la jeune fille chercher la sienne. Cela avait été inouï autant qu’inattendu. Tout son sang allumé sous cette prise s’était précipité de son cœur comme soutiré par elle. Il était devenu d’une pâleur affreuse et avait pensé perdre connaissance. Maintenant, il n’osait parler, se demandant si un bonheur aussi invraisemblable pouvait être réel.

Dans la lumière factice des lampes électriques, le visage de mademoiselle de Luzac s’idéalisait de blancheur, le bleu léger de ses yeux avait des reflets d’aigues-marines. Il la contemplait torturé et ravi. Qu’avait-il donc fait pour être distingué par elle ?… Camille lui parlait, et il ne savait que répondre, dans le désir qui le prenait de lui crier sa joie et de se traîner à ses pieds dans la poussière. Elle le gardait à son côté parce qu’il était beau, naturellement élégant, et que beaucoup de ses amies l’avaient trouvé séduisant. À moitié caché derrière elle, il était encore le point de mire de vingt lorgnettes féminines. Nina souriait à quelques femmes qu’elle devait retrouver à la sortie : Rose Mignot, blanche et frêle avec un air de vierge indolente ; la comtesse Delys dont les cheveux courts et le monocle soulignaient un costume presque masculin ; Delphine de Belvau, toujours languissante, fatiguée par de stériles secousses, et qui, dans la pénombre d’une loge, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz indispensable ; Marguerite d’Ambre, éclatante de jeunesse et de fraîcheur, une nouvelle recrue à peine divorcée.

Le dernier acte commençait, et la main de Camille, de nouveau, s’était abattue sur la main du jeune homme qu’elle serrait avec l’ascendant du plaisir qu’elle avait conscience de verser. En proie aux mille frissonnements que cette étreinte dardait à son corps tout entier, il craignait cependant de trahir ce qu’il éprouvait par le tremblement de sa voix et l’altération de son visage. Jamais il n’avait ressenti une émotion comparable.

La pièce était finie. Les spectateurs, à la hâte, se couvraient de leurs manteaux de fourrure, gagnaient la sortie. Julien descendit derrière Nina et Michel Gréville les marches du grand escalier, en serrant contre lui le bras nu de Camille posé sur son bras, et, dans un élan subit de son être, il lui murmura à l’oreille : « Je vous aime ! Je vous aime ! » Elle ne répondit pas, mais ses yeux tout à coup changèrent d’expression, s’emplirent de colère. Philippe était devant eux, sombre, tragique, la figure si contractée que Julien, malgré son inexpérience, se sentit au cœur une douleur aiguë.

La jeune fille s’était arrêtée :

— Vous voulez me parler, monsieur de Talberg ?…

— Oui, mais pas ici… demain soir, chez vous.

— Ah !

— Je ferai le whist de madame de Luzac.

Camille avait repris tout son calme.

— Vous nous avez bien manqué, dans ces derniers temps, cher monsieur… Pourquoi ne veniez-vous plus faire la partie habituelle ?…

— Je vous en dirai la raison… demain.

Il s’inclina très bas devant la jeune fille, et ne parut pas s’apercevoir de la présence de son compagnon.

Camille, nerveusement, entraînait Julien.

— Venez, Nina nous attend.

— Et, je vous reverrai ?…

— Bientôt.

— Oh ! oui, bientôt, supplia-t-il… Comment voulez-vous maintenant que je vive loin de vous ?…

— Chut ! on pourrait vous entendre.

Au pied des escaliers, sur la droite, les voitures arrivaient une à une. Camille, avec l’aide du valet de pied retrouva madame Saurel déjà pelotonnée sur les coussins du coupé.

Quand elles furent chaudement installées, l’une près de l’autre, les glaces relevées, les pieds sur la chaufferette :

— C’est fait ?… interrogea Nina en riant

— Quoi donc ?…

— N’avez-vous pas, Julien et toi, écrit le prologue de votre petit roman ?…

— Ah !… Tu as vu ?…

— Me prends-tu donc pour une sotte ?…

— Ai-je bien choisi, pour mes débuts ?…

— Il est gentil et il sera discret… Vois-tu, dans notre situation une seule chose est indispensable : la discrétion de l’amant. Cherche donc, parmi les hommes que tu rencontreras, les plus honorablement connus et les plus dignes… Quand nous voudrons nous amuser comme des gigolettes, nous en prendrons le costume et nous nous rendrons méconnaissables.

— C’est singulier, partout ta réputation est intacte ; on ne se doute de rien.

— Parce que j’ai su ne jamais m’afficher. Croirais-tu que, si j’en avais le désir, je pourrais me marier dans des conditions presque inespérées de fortune et de situation ?…

— Tu es assez belle…

— Oui, je suis belle ; mais j’ai ce qui prime la beauté, l’adresse.

Camille réfléchit un moment.

— Julien ne parlera pas ; il m’aime sincèrement.

— Méfie-toi aussi des grandes passions… elles sont bien encombrantes dans notre existence. Ne lui laisse pas le temps de s’attacher, à ce petit… Il est encore à l’âge des coups de tête.

— Je me montrerai sous les jours les plus défavorables.

— Et il t’aimera davantage… Que veux-tu, l’apprentissage est difficile à faire… Si tu n’as pas l’intuition de ces choses, tu commettras d’irréparables imprudences. Je suis parfois tentée de te dire : « Reprends le droit chemin, marie-toi… »

— Alors, franchement, ce n’était pas la peine…

— Bah !… qui le saura ?… Tu seras toujours délivrée d’un souci.

La voiture s’était arrêtée. Camille sauta à terre.

— Alors tu vas souper ?…

— Oui, avec Rose, Delphine, Marguerite et quelques autres très jolies femmes.

— C’est Richard qui préside ?…

— Nous lui devons trop de reconnaissance pour ne pas lui réserver cet honneur… J’espère bien que, la prochaine fois, tu seras des nôtres ?

II

Mademoiselle de Luzac avait complètement métamorphosé le salon de son aïeule. Il y régnait un sans-façon, une animation qui eussent bien étonné la bonne dame quelques années auparavant. Maintenant, impotente et passive, elle était aussi incapable d’une louange que d’un blâme, et se laissait docilement rouler dans sa chambre, lorsque l’heure réglementaire avait sonné.

Hommes et femmes, groupés deux à deux, causaient dans les coins. Les conversations, les causeries tendres, légères ou ironiques voltigeaient discrètement ; un murmure d’aparté bourdonnait partout, laissant, parfois, partir une expression plus vive, un mot drôle que soulignaient des rires.

Il n’y avait là plus rien du monde correct et froid de jadis, de ce monde ennuyeux et poli où les hommes auraient craint de laisser voir une idée personnelle, une opinion originale. Chacun chez madame de Luzac était à l’aise et en confiance. Il régnait dans les salons cette grâce cordiale, cette liberté communicative que donne seul aux relations sociales ce genre de femmes qu’on est convenu d’appeler les femmes nouvelles. Délivrées des conventions, des mensonges et des grimaces habituelles, les compagnes de Camille parlaient, pensaient, riaient comme elles en avaient envie et ne reculaient pas devant l’expression vraie. Un honnête bourgeois qui eût amené là sa fille, eût été fort déconcerté par la vivacité des paroles, la liberté des habitudes et les mille riens sévèrement proscrits habituellement par les traditions familiales.

Il y avait aussi chez Camille beaucoup de jeunes artistes. L’un, venait de révéler un talent original qui, par miracle, avait réussi sans la charlatanerie de la réclame ; l’autre avait hasardé, la veille, un livre remarquablement conçu et écrit qui n’offensait pas trop la pudeur. Plus loin, un statuaire, dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux talent, causait avec un de ces railleurs à froid qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part et, tantôt, en reconnaissent partout. Ici, le plus cruel de nos caricaturistes cherchait un type à ajouter aux grotesques tragiques de « Doux pays » ; là, un jeune conférencier, souvent conspué, distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait, en se jouant, l’esprit d’un écrivain fécond. Un critique influent, aussi incapable d’un bon article que d’une louange, lui donnait la réplique. Ah ! comme il aurait pulvérisé toutes les œuvres du temps présent si son talent avait eu la puissance de sa haine !… Tous deux essayaient de maquiller adroitement la noirceur de leur âme en s’adressant de mutuels éloges.

De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées ; des prosateurs pleins de charme près de poètes sans harmonie. Camille avait accouplé malignement tous ces êtres incomplets, qui, d’ailleurs, se recherchaient volontiers, dédaignant les femmes… Et, l’on voyait se séparer, en deux groupes hostiles, les esthètes à longue tignasse, à taille mince, à poitrine bombée, et les femmes à cheveux courts, à buste volontairement plat et insexué.

Parmi ces hommes cinq étaient arrivés, une dizaine devaient obtenir quelque gloire viagère, et les autres, ceux qui étalaient le plus glorieusement leur superbe, étaient destinés à disparaître, après quelques coups de grosse caisse, dans la foule des médiocrités.

Mademoiselle de Luzac, au milieu de ses invités, dont la plupart lui étaient inconnus, avait la gaieté soucieuse d’une conscience troublée. De temps en temps ses regards se dirigeaient avec impatience vers la porte du grand salon. Julien, cependant, restait auprès d’elle, n’entendant rien, ne voyant rien, tellement absorbé par son amour que les choses réelles n’existaient plus pour lui. Mais, Camille était trop certaine de sa soumission pour lui accorder la moindre importance. Elle attendait Philippe dont la conduite lui semblait singulièrement inquiétante, car, malgré sa promesse, il n’avait pas reparu depuis le soir de l’Opéra. L’antipathie qu’elle avait pour lui s’augmentait de la terreur qu’il commençait à faire planer sur elle, et elle eût donné beaucoup pour savoir ce que cachait son impassibilité apparente.

Le piano résonnait : on fit silence. Une jeune chanteuse, chastement décolletée, débita sans un geste, droite et raide, quelques-unes de ces fantaisies au comique laborieusement inconvenant qui auront été, pendant plusieurs années, le délassement préféré de Paris. Puis, des hommes pastichèrent Bruant et l’on sourit aux mots d’argot les plus expressifs.

Perdonnet s’était approché de Michel Gréville avec, sur les lèvres, la douceur d’une méchanceté.

— Quel changement, mon cher !… Je ne reconnais plus deux visages dans ce salon jadis si correct… Ah ! nos bonnes parties de whist !

Michel soupira.

— Madame Saurel est une amie bien dangereuse pour la petite de Luzac !

— Vous savez quelque chose ?…

— Mon Dieu non ! mais la belle Nina doit être une de ces défloratrices professionnelles qui ne reculent devant aucune expérience… Ah ! les demi-vierges ont fait du chemin, dans ces derniers temps, et la fraction de pureté qui leur reste est bien minime !

Frottées au métier, à la langue technique de leurs amants ou de leurs amis, les femmes eussent étonné un étranger parlant parfaitement le français par des expressions toutes parisiennes et singulières. De moment en moment un mot risqué, sorti de l’atelier ou du bureau de journal, se faisait jour dans leur langage. Leur toilette aussi avait cette note inédite, capricieuse et fantaisiste qu’on ne trouve qu’à Paris.

Julien ne comprenait rien à la nouvelle attitude de la jeune fille. Depuis la soirée de l’Opéra il ne dormait plus. Camille était dans son cerveau et dans son cœur. Elle avait allumé l’enfer dans ses veines, puis, s’était éloignée comme l’incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir l’apothéose qu’il a déchaînée.

Chez lui, dans sa modeste chambre d’étudiant, il restait à l’affût des journées entières, car elle lui avait dit qu’elle viendrait ; et il croyait toujours entendre, le long du corridor, le bruissement léger de sa robe. Il rentrait vite pour l’attendre, et restait à rêver de sa beauté blonde. Après des essais de travail ou de lecture, il se démenait, comme un lionceau qui sent la chair fraîche, dans ses six pieds carrés de chambre, et il l’adorait d’autant plus qu’elle se faisait plus désirer. Il était à présent si violemment exaspéré qu’il finissait par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses impénétrables yeux bleus la menace désolée et enflammée des siens. Était-ce un manège que sa conduite ? Était-ce une coquetterie ?… Éperdument il attendait un mot, un signe, un rien risqué à voix basse, devant tous ces indifférents, qui ne semblaient même pas le voir.

— Prends garde, souffla Nina, en croisant Camille.

— Pourquoi donc ?…

— Julien est exaspéré ; il va faire quelque sottise.

— C’est vrai… je l’avais oublié !

— Dis-lui une bonne parole… Il lui faudra peu de chose, à ce petit, pour patienter jusqu’à demain.

— Demain, je n’ai pas le temps.

— Quand tu voudras, enfin.

La jeune fille haussa les épaules avec ennui.

— Je croyais m’intéresser à lui… et, ce soir, ce n’est plus cela.

— Lui ou un autre…

— Oui, je n’ai pas de préférence… Tous les hommes se ressemblent ; on a vite fait le tour de leur égoïsme et de leur vanité… As-tu vu Philippe ?…

— Pas encore… Il te plaît donc ?…

— Comment peux-tu croire ?… Je le hais !

— Alors ?…

— Je le hais, mais il me fait peur.

— Tu sais bien que tu pourras désormais te l’attacher comme les autres.

— Jamais !

— S’il n’est pas beau, il est singulier… Et puis, je crois qu’il t’aime.

— Il m’a aimée, et c’est pour cela qu’il me fera du mal.

À trois heures du matin, on soupait par petites tables. Quelques femmes, appuyées les unes aux autres, ne cachaient plus leurs préférences.

C’est ordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne à souper ; mais, ici, c’était la curiosité, c’était le regret, c’était le désir de connaître des sensations nouvelles ; c’était presque l’ennui, l’ennui en toilette, caché sous des sourires et merveilleusement armé pour la lutte.

Jalouses de leur empire perdu, les amies de Camille et de Nina étalaient, pourtant, sous le regard fatigué des hommes, tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressources, de parures et de puissance.

Chacune d’elles avait, sans doute, un drame caché à raconter ; presque toutes apportaient le chagrin et la rancune des promesses trahies des joies rançonnées par le dégoût !

Des rires éclataient ; le murmure augmenta, les voix s’élevèrent ; la folie, domptée pour un moment, menaça, par intervalles, de se réveiller. Un peintre penchait ses moustaches brunes si près de la joue de sa voisine, qu’on n’eût su dire si l’attitude cachait une confidence ou un baiser. Un critique éminent parlait à un jeune poète pâle comme un Christ de cire, et, de temps à autre, mettait la main sur la sienne affectueusement. Delphine de Belvau somnolait sous l’influence de la morphine, la comtesse Delys avait pris sur ses genoux une toute jeune fille qui riait, et lui présentait sa coupe pleine de champagne.

D’autres, la gorge sèche, les yeux humides, se renversaient sur leurs chaises et demeuraient silencieuses…

III

Un soir, Julien, assis auprès de sa lampe, lisait un livre qui ne l’intéressait guère, l’esprit tout occupé de mademoiselle de Luzac. Plus épris que jamais et profondément malheureux, il lui avait demandé de l’épouser ; mais elle lui avait mis sur les lèvres ses mains fluettes.

— On ne m’épouse pas, monsieur Rival, je ne veux pas me marier.

— Pourquoi ?…

— L’explication serait trop longue…

— Je vous en prie !…

— Perdez tout espoir.

Et, comme il demeurait atterré :

— Je vous permets quand même de m’aimer, avait-elle ajouté plus bas… Aimez-moi de tout votre cœur, de toutes vos forces.

Et, depuis, il était possédé comme les dévots doivent l’être du diable !

L’amour est toujours l’amour, mais il a, suivant les individus, ses étrangetés, ses particularités et ses folies diverses. Si, par de certains côtés, par la spontanéité, la vivacité et le coup de foudre, la passion de Julien était la passion de tout le monde, elle lui était propre par une nuance rare : il aimait peut-être plus encore par le cœur que par les sens. C’était moins la femme qui lui parlait dans Camille que le caractère incompréhensible.

Cependant, elle était la forme vivante et la vie charmante de sa chimère ; elle était son imagination personnifiée, la créature de son rêve, traduite et glorifiée en une chair exquise.

Nature délicate et distinguée, Julien possédait, à un degré aigu, le tact sensitif de l’impressionnabilité. Il y avait en lui une perception presque douloureuse des choses de la vie. Partout où il allait, il était affecté, comme par une atmosphère, des sentiments qu’il rencontrait ou qu’il dérangeait. Il sentait dans l’air les sympathies ou les hostilités, les bonnes ou les mauvaises nouvelles. Et toutes ces perceptions intérieures étaient si bien en lui un pressentiment, qu’elles devenaient presque toujours réalité. Un regard, un son de voix, un geste lui parlaient et lui révélaient ce qu’ils cachaient presque à tout le monde. Il enviait sincèrement ces bienheureux qui passent au travers des événements, sans rien voir de ce qu’on leur montre et qui restent jusqu’à la mort sans ôter le masque de leurs illusions. Un mobilier lui était ami ou ennemi ; une nuance, une forme, la couleur d’une étoffe lui plaisaient ou l’offusquaient ; une note fausse dans une conversation ou dans une mélodie suffisait à le guérir d’un caprice ou d’une admiration. Mais, par cela même qu’il était amoureux, tous les sens subtils de son être se trouvaient engourdis. Cette sensibilité nerveuse, cette secousse continue des impressions avaient brusquement cessé, car il ne vivait plus qu’en lui-même dans l’ivresse de son rêve.

Son petit appartement, au fond d’une cour, était silencieux comme un puits. Il n’entendait que l’égouttement de la pluie sur le pavé et le tic-tac régulier de sa pendule.

Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui l’eût averti, sa porte roula lentement sur ses gonds et demeura à moitié entre-bâillée. Il releva les yeux, quitta son livre, croyant à une visite d’ami ; puis, il porta la main à sa poitrine, tant l’émotion fut forte. Camille était sur le seuil, calme et résolue, malgré la pâleur qui couvrait son visage.

La vision la plus surnaturelle n’eût pas, à ce moment, donné à Julien le tressaillement nerveux, l’espèce de palpitation presque douloureuse qu’il ressentit quand il vit la jeune fille venir à lui.

Elle réprima, par un geste énergique, le cri de bonheur qui allait lui échapper, et elle écouta un moment, l’oreille contre la porte, si aucun pas ne l’avait suivie jusque-là. Alors, le regardant de ses impénétrables yeux bleus, elle le prit dans ses bras et chercha ses lèvres. Agrafé dans ce baiser de feu qui le pénétrait, grisé par l’haleine qu’il respirait éperdument, il la porta jusqu’à son lit, ne sachant plus ce qu’il faisait.

Au sein de ce bonheur qu’elle était venue chercher et offrir, elle demeurait silencieuse, et lui, maintenant, agenouillé devant elle, lui adressait tous ces « pourquoi » insatiables de l’amour. Mais, elle ne répondait pas ; sa bouche ardente demeurait muette de tout, excepté de baisers.

Il pensait qu’il arriverait un moment où elle lui livrerait son âme comme elle lui avait livré son corps, et il l’interrogeait encore avec douceur et obstination.

— Ne me demande rien, dit-elle enfin. Je suis venue… N’est-ce pas tout pour toi ?…

— Je t’aime, Camille, je t’adore !… Veux-tu dis, veux-tu, à présent, être ma femme ?…

— Pas plus aujourd’hui qu’hier… Je suis ta maîtresse… N’es-tu donc pas heureux ?…

— Oh ! si, bien heureux.

— Et tu souhaites que ce bonheur dure ?…

— Toute ma vie !

— Alors, obéis-moi sans m’interroger jamais.

Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, qu’il lui donnait son existence pour toujours, afin qu’elle en fît ce qu’il lui plairait.

Elle eut un mouvement d’épaules on lui répondant :

— Ne t’engage pas trop, mon petit Julien !

Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fond des yeux de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, il répéta ce qu’il venait de lui dire, plus longuement, plus ardemment, mieux encore.

Tout ce qu’il avait pensé, en tant de songeries exaltées, il l’exprimait avec une telle ferveur qu’elle l’écoutait, comme dans un nuage de prière et d’encens. Elle se sentait caressée en toutes ses fibres de femme par cette bouche adoratrice, plus et mieux qu’elle ne l’avait encore été en ses coupables ivresses.

Et, pourtant, un sourire un peu ironique restait au coin de ses lèvres. Il y avait tant de naïveté dans cet amour, tant de candeur passionnée !… Elle comprenait la jouissance du mystère dans la complicité qui fait les amants et les conspirateurs.

Camille, chez elle et dans le monde, redevint impénétrable et Julien se berça orgueilleusement et presque sensuellement dans le plus profond de sa conscience de l’idée que toute cette magnifique indifférence cachait une infinité de tendresse qui n’était que pour lui et que rien, désormais, n’assombrirait sa joie. Nul qu’eux, sur la terre, ne connaissait leur démence… et c’était délicieux, cette pensée !

Depuis le jour où elle l’avait frôlé à table, jusqu’au moment où elle avait surgi comme une apparition dans le cadre de sa porte ouverte, Camille ne lui avait pas marchandé l’émotion. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour lui mieux qu’un langage, et il lui disait toutes ses démences et toutes ses ivresses. Il parlait sans fin, faisant les demandes et les réponses, ne cherchant plus à confesser le sphinx. L’amour lui avait pris le cœur comme un aigle prend une proie dans ses serres, et il ne luttait plus, trop heureux d’avoir été conquis. Il vivait dans du soleil, dans des idées d’or, l’âme réchauffée, l’esprit bercé et baigné de lumière dans une paix ardente.

Elle n’était pas satisfaite. Sa chute, déjà, lui faisait horreur. Ah ! cette agonie muette, intérieure, sans autres témoins que l’amour-propre qui saigne et défaille !… Cette agonie honteuse qu’elle n’avait pas prévue !… Est-ce qu’il lui faudrait la subir toujours ?… Est-ce que l’amour qu’elle versait si généreusement n’arriverait pas à la réchauffer aussi et à lui donner l’oubli ?…

Elle eut, un mois entier de découragement pendant lequel elle sentit, tout à la fois, une indifférence et un dégoût immense avec un maladif besoin d’action. Puis, elle se laissa aller à l’un de ces hébétements que donnent les ébranlements trop vifs de l’organisme et qui reposent sans guérir.

IV

Un soir qu’elle était auprès de la baronne de Luzac à la table de whist, dans une de ces tristesses au courant desquelles elle végétait, abandonnant sa volonté à son instinct et ses pensées au gré du hasard, elle tressaillit soudain. Le valet de chambre venait d’annoncer : le comte de Talberg.

Depuis la soirée de l’Opéra, elle ne l’avait pas revu, malgré sa promesse, et commençait à se rassurer sur les conséquences possibles de son imprudence. Ne lasserait-elle pas la rancune de Philippe par son indifférence, même, et ne renoncerait-il pas à la lutte inutile ?… Elle ne connaissait pas assez cette nature sombre et inflexible pour comprendre que ce n’était là qu’un suspens momentané d’une menace toujours présente. Tandis que le jeu recommençait plus acharné et plus silencieux, elle, pensait : « Qu’est-ce qu’il me veut encore ?… Que va-t-il me dire ?… Rien, assurément… Pourquoi craindre des complications ?… »

Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours charmante, et peut-être plus jolie avec son air plus délicat.

La baronne de Luzac ne se réveillait plus guère que pour ses chères parties ; un mauvais rhume avait aggravé son mal, et on sentait, dans la chambre, la tisane, la fièvre et le goudron. À l’entrée de Philippe elle avait murmuré d’une voix éteinte :

— Ah ! cher monsieur, vous avez bien fait de revenir… Je désespérais de vous revoir en ce monde !

Et comme il protestait :

— Laissez, laissez, ne me gâtez pas mes derniers plaisirs… Mettez-vous là… Venez, venez remplacer M. Perdonnet qui ne fait que des sottises !

Elle respirait d’une façon rapide, essoufflée, et, parfois, poussait un long soupir de lassitude.

On était en mars, la soirée était douce.

— Donne-moi de l’air, demanda-t-elle à Camille.

La jeune fille répondit :

— Prends garde, il est tard ; tu vas encore attraper froid, et tu sais que cela te donne des accès de toux.

Mais, la malade fit de la main droite un geste fébrile de mécontentement et murmura, avec une grimace de mourante qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os :

— Ouvre, ouvre, je souffre…

Elle obéit, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon.

Le souffle qui entra les surprit comme une caresse.

C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps déjà capiteuse et grisante.

Il y eut un long silence, un silence douloureux et profond. Le ciel était d’un bleu sombre criblé d’étoiles ; une vague rumeur montait de la rue.

Camille regardait au dehors, et elle ne remuait pas, le visage collé contre le carreau. Elle n’avait pas compris, jusqu’à ce jour. Maintenant, une angoisse inconnue, atroce, entrait en elle, comme si elle eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait son aïeule, la hideuse mort à portée de sa main. Elle avait envie de pleurer, et les larmes rebelles ne coulaient pas.

Paul Tissier, Michel Gréville et Perdonnet se retirèrent bientôt, la partie étant devenue impossible, et Philippe demeura seul avec les deux femmes.

Longtemps ils restèrent ainsi, prononçant, parfois, un mot quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût eu du danger, un danger mystérieux à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où commençait à rôder le spectre implacable.

Mais, la tête de la baronne s’appuya au dossier du fauteuil, et elle s’endormit presque paisiblement.

Philippe qui semblait attendre ce moment, se rapprocha de la jeune fille.

— Ma présence ici vous étonne, n’est-il pas vrai ?…

— En effet, je n’étais plus habituée à vous voir…

— Et vous vous demandez quel est le motif qui me ramène ?…

— Je ne me demande rien… Je suis satisfaite…

— Non, vous n’êtes pas satisfaite… Vous avez peur… Je lis dans vos yeux que vous avez peur.

Elle eut un rire nerveux.

— De quoi donc aurais-je peur ?… Que pouvez-vous contre moi ?… Et puis, je suppose que vous n’avez pas l’intention de me faire du mal ?…

— Et quand j’aurais cette intention ?…

— Dans quel but l’auriez-vous ?…

— La vengeance est une chose très douce.

— On ne se venge pas d’une femme.

— Cela dépend.

Elle releva la tête fièrement.

— Enfin, où voulez-vous en venir ?…

— Pourquoi m’avez-vous repoussé, alors… que…

Il cherchait les mots, n’osait plus, reculait devant la brutalité de l’aveu.

Elle haussa les épaules.

— Je ne vous aimais pas.

— C’est possible, mais vous n’aimiez personne… Alors, autant moi qu’un autre.

Elle frémit sous l’insulte.

— Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi.

— Croyez-vous ? Vous ignorez que je tiens votre destinée dans ma main, que je pourrais vous perdre, si j’en avais envie.

— Me perdre ?…

— Oui, dit-il, en appuyant son cruel regard sur le sien… je sais tout.

Très pâle, elle balbutia :

— Que savez-vous ?… C’est impossible !…

— Oh ! à Paris, il n’est pas difficile de se renseigner… Il y a des agences qui se chargent du soin de fouiller les existences les plus mystérieuses… Question de prix, tout simplement.

Elle le contemplait avec égarement.

— Vous n’avez pas fait cela ?… Ce serait indigne !

— Pourquoi donc ?… N’avais-je pas le droit de savoir ?… Tout ce qui vous concerne a pour moi le plus vif intérêt… Si j’avais pu employer un moyen plus noble, je l’aurais fait ; mais je n’avais pas le choix.

— Quelle infamie !…

— Vous ne pouvez me juger, car… de nous deux…

Elle fermait les yeux avec rage pour ne plus voir celui qui venait de lui parler ainsi. Elle le haïssait, elle se débattait contre sa force, impuissante pourtant à prononcer un mot. Elle était comme une bête dans un filet, liée, jetée aux pieds de cet homme qui osait la braver.

Et maintenant, dans ce salon, auprès de cette agonisante, elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue encore qu’elle ne l’avait jamais été. Elle luttait cependant en désespérée ; elle se défendait, appelait du secours de toute la force de son âme, désirant mourir, plutôt que de tomber ainsi, elle qui n’avait jamais reculé devant rien.

Enfin, elle balbutia :

— Vous vous tairez, monsieur ?…

— Cela dépendra de vous.

— De moi ?

— Oui. Vous m’avez refusé comme mari, prenez-moi comme amant.

— Oh… mais, non, vous ne savez rien !… Je suis bien bonne de supporter vos injures et vos menaces… Sortez !

Il eut un rire méprisant.

— Allons donc !… Tout à l’heure vous me supplierez de rester… Écoutez. Je connais vos relations avec madame Saurel… vos relations coupables… vos excursions dans tous les endroits de Paris où l’on s’amuse… et les deux rez-de chaussée bien discrets où les jeunes filles amènent leurs gouvernantes… Je connais aussi vos visites au docteur Richard et le prétendu voyage à Nice qui en a été la conséquence.

— Taisez-vous !

— Voulez-vous encore que je m’en aille ?…

— Non ! non…

Elle comprenait que c’était fini, que la lutte était inutile ! Elle ne voulait pas céder, pourtant, et elle fut prise par une de ces crises d’énervement qui jettent les femmes palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol.

Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se rouler sur le tapis en poussant des cris aigus.

— Enfin, poursuivit-il, implacable, je sais que vous êtes la maîtresse du jeune Julien Rival.

— Oh ! gémit-elle, ne rien pouvoir, ne rien pouvoir contre cet homme !

— Vous me détestez bien ?…

— De tout mon être !…

— Mais, vous ne me chassez plus ?…

— Allez donc raconter ce que vous savez !… On ne vous croira pas !

— Si, on me croira ; parce qu’on croit toujours le mal.

— Eh bien, que voulez-vous que je fasse ?… Je suis en votre pouvoir, je n’ai plus de volonté.

Il se rapprocha, les mains tremblantes.

— Camille… Camille !…

Elle eut un sursaut de dégoût. Il reprit d’une voix basse :

— Je ne parlerai pas, je vous le jure… Laissez-moi simplement vous aimer et vous le dire. Ma passion s’est augmentée de tous les supplices que vous m’avez fait subir… Oui, je sais, les amants ont des angoisses desquelles il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une espèce d’inconscience cruelle… Optimistes par égoïsme, injustes par habitude, elles s’exemptent de réfléchir au nom de leurs jouissances et s’absolvent de leurs fautes par l’entraînement du plaisir. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir adroitement d’un voile, les ensevelir dans le silence… Vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir été bonne… Je serai votre esclave, vous verrez !

Il la serrait contre lui, cherchait ses lèvres.

Mais, elle lui montra son aïeule endormie.

— Oui, murmura-t-il… alors, chez vous, dans votre chambre…

Elle chancela, et, les jambes brisées, les mains fiévreuses, se laissa tomber sur une chaise.

— Par pitié ! murmura-t-elle.

Il lui prit le poignet, rudement.

— Venez… venez.

Il ouvrit une porte, et ils se trouvèrent dans le petit salon presque obscur. Alors il s’abîma aux pieds de la jeune fille, roula son front dans sa robe.

— Vous voyez, je n’exige rien… j’implore seulement.

Elle le repoussait de ses bras tendus, et devinant qu’il se perdait en suppliant, il se releva, encercla sa taille, et, maintenant ce corps révolté agité de secousses, il dit si près de son visage qu’elle sentit l’effleurement de ses lèvres :

— Il faut que tu sois à moi. Tu as cru vraiment que je me résignerais ainsi ?…

Il la serra davantage ; elle se sentit portée vers le canapé, et l’idée qu’elle allait être prise malgré soi, possédée par la force lui donna une énergie nouvelle. De ses mains, de ses jambes violemment croisées, elle résistait et se défendait. Mais il semblait insensible aux morsures et aux coups d’ongles… Épuisée, elle se résigna en pleurant de rage impuissante.

Quand ils rentrèrent dans le salon, madame de Luzac dormait toujours.

— Aie confiance en moi, Camille, murmura-t-il, je ne dirai rien… jamais, jamais… Il me suffira de te voir chaque jour pour être heureux, bien heureux.

Et, comme elle le regardait sans comprendre :

— Oui, chaque jour, je veux te voir chaque jour… Ici, chez moi… qu’importe… tu choisiras.

— Mais, c’est impossible ! s’écria-t-elle. Je ne veux pas ! Je vous hais !

Il eut un rire silencieux.

— Soit, reprit-elle, je cède… Vous me verrez quand vous voudrez… Maintenant, sortez !

Et, tandis qu’il s’éloignait, elle mit ses mains sur son visage pour cacher ses larmes.

V

— Bah ! fit madame Saurel, lorsque Camille lui eut raconté, le lendemain matin, les événements de la soirée, te voilà bien tourmentée pour peu de chose… Tu ne pouvais acheter autrement le silence de ce Talberg.

— Là, chez moi, à côté de ma grand’mère malade !

— Elle n’en a rien su, elle n’en saura jamais rien.

— Certes.

— Alors, que crains-tu ?…

— Ma vie me fait horreur !

— Déjà ?…

— Je prévois une longue suite de mensonges, de trahisons, de lâchetés… Il me faudra marcher sur cette terrible route, sans retourner la tête, jusqu’au châtiment… Car, sans doute, il y aura un châtiment !

— Allons, ne fais pas de mélodrame, ma petite Camille… Le mal n’existe pas plus que le bien… Il n’y a que la nature, et nous ne sommes pas coupables de suivre les penchants qui sont en nous.

— Tu me fais peur, Nina !

— Aimons-nous, Camille ; il n’y a de bon que l’amour, vois-tu, et notre vie d’amour est si courte à nous autres femmes !… Profite de ta jeunesse, de ta beauté !…

Elle l’attira auprès d’elle sur la chaise longue et fit glisser son peignoir de soie blanche.

Mais, Camille doucement se dégagea.

— Non, laisse-moi… Je suis triste, aujourd’hui, affreusement triste !

— Tu t’ennuies… Si tu veux, nous sortirons ce soir… Je connais des endroits amusants que tu n’as pas encore vus.

— Non, pas ce soir.

— Demain, alors ?…

— Ni demain, ni après… Tes plaisirs ne me tentent plus !… Quelle femme es-tu donc pour te donner ainsi au premier venu ?… Comment peux-tu te jeter dans tous les bras qui se ferment sur toi ?… Même l’emportement de tes sens exceptionnels ou malades ne suffirait pas à expliquer une telle démence !… Pourtant, tu n’es pas au début de ton horrible vie d’erreur pour la faire avec une semblable furie !…

Nina haussa les épaules.

— Je ne sais pas ; je suis ainsi folle de mon corps à rendre la folie contagieuse. Et puis, vois-tu, il y a, dans ce qu’on appelle le plaisir, des abîmes tout aussi profonds que dans l’amour… Le vulgaire seul les craint ! Tu n’es pas la première que je forme à mon image… Beaucoup de femmes, de jeunes filles, même, ont suivi ton exemple… Mais, je t’ai aimée davantage, parce que tu étais plus difficile à conquérir.

— Pour moi, l’humiliation n’en est que plus grande !

— Fi !

— Pardonne-moi, Nina !… pardonne-moi !… Je n’ai pas ta sérénité, vois-tu, je suis faible… Va-t’en… laisse-moi.

— Tu verras donc aujourd’hui Julien et Philippe ?…

— Je ne veux voir ni l’un ni l’autre.

— Allons, tu t’y feras… N’oublie pas notre souper, tu sais ?… Notre souper des « demi-sexes ?… »

— Je n’oublierai pas… Est-ce que je ne viens pas exactement chaque mois, depuis… que je suis des vôtres ?…

Camille resta seule avec ses remords. « Non, je n’irai pas, se dit-elle, je n’irai plus… Est-ce que mon existence est donc perdue ?… Est-ce que je ne trouverai pas le remède à côté du mal ?… »

Elle se calfeutra contre les choses et les distractions du dehors, en tête-à-tête avec des impressions et des souvenirs désenchantés. Elle passa deux heures, accoudée aux bras de son fauteuil, à feuilleter rêveusement en elle les pages toujours ouvertes de ce poème d’une hideuse énergie. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par intuition, tout ce qu’elle aurait à souffrir par la suite si sa vie venait à être connue.

Et, pourtant, le monde tolère et pardonne mieux le vice que les douleurs ou les misères qu’il redoute à l’égal des contagions. Le vice est un luxe qui flatte l’amour-propre. Quelque majestueux que soit un malheur, il finit toujours par être ridiculisé. La société, semblable aux jeunes Romains du cirque, ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe !… Mais, Camille était trop jeune pour avoir perdu toute candeur. Elle s’imaginait de bonne foi que son crime serait sans pardon, parce qu’il était sans excuse.

Les réflexions affluaient à son esprit avec la promptitude des vagues sur la grève. Elle regardait autour d’elle et sentait ce froid sinistre que le mal distille et qui saisit l’âme encore plus vivement que la bise de décembre ne glace le corps. Elle se croisa les bras sur la poitrine, pencha la tête et tomba dans une mélancolie profonde. Elle songeait au peu de bonheur qu’on trouve ici-bas… Qu’est-ce donc ?… des amusements sans plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté ; enfin, un foyer sans flamme et sans étincelles. Elle n’avait pas une de ces consciences qui se dérobent à la souffrance par l’habitude et par cette sorte d’insouciance dans laquelle une femme végète, naïvement fautive… Chez elle, une sensitivité morbide, une disposition de cerveau à toujours s’agiter dans l’amertume, un sens moral qui s’était comme redressé après chacune de ses déchéances, tous les dons de délicatesse et d’élection s’unissaient pour la torturer et retourner plus cruellement dans son désespoir le tourment de ce qui était si peu pour Nina.

Camille cédait à l’entraînement du plaisir ; mais, aussitôt qu’elle y avait cédé, elle se prenait en mépris. Dans l’enivrement des sens, même, elle ne pouvait s’oublier entièrement et se perdre. À mesure qu’elle s’abandonnait et descendait de son orgueil, elle ne sentait pas l’impudeur lui venir. Les dégradations où elle s’abîmait ne la fortifiaient point contre le dégoût et l’horreur d’elle-même ; l’habitude ne lui apportait pas l’endurcissement. Sa conscience souillée rejetait ses souillures, se débattait dans ses hontes, et ne lui laissait pas même une seconde la pleine jouissance du vice, l’entier étourdissement de la chute.

Vers deux heures de l’après-midi, elle reçut une lettre qu’elle ouvrit en tremblant. Elle était de Philippe, et ne contenait que ces mots : « À cinq heures, chez moi. N’oubliez pas que vous m’appartenez comme je vous appartiens. »

Elle y alla avec colère et dégoût.

VI

Julien, ce jour-là, attendit vainement dans sa chambre toute pleine des fleurs qu’elle aimait. Vainement il appuya son front aux vitres et interrogea la cour noire qu’elle devait traverser. Camille ne vint pas. À huit heures, n’y tenant plus, il se rendit faubourg Saint-Honoré et demanda des nouvelles. On lui dit que la baronne de Luzac allait un peu mieux et que mademoiselle était ressortie immédiatement après le dîner. Désorienté, ne sachant que penser, il rentra chez lui dans l’espoir de trouver une lettre ; mais Camille n’avait pas écrit. Ce silence était inexplicable, et le jeune homme se tortura l’imagination de mille manières. Sans elle, désormais, la vie était impossible, jamais il ne l’avait tant éprouvé ! Et, pourtant, si leurs lèvres étaient unies, rien n’unissait leurs pensées. Quand il cherchait à s’associer à l’action de son esprit, il rencontrait une barrière infranchissable. Ils n’étaient rapprochés ni par une même volonté, ni par un même but ; mais, dans les violents paroxysmes de sa passion, il n’avait pas disséqué ses sensations, analysé ses plaisirs, ni supputé les battements de son cœur comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. L’expérience du mal n’avait pas encore jeté sa lugubre clarté sur les événements défunts. Il était si jeune que le souvenir n’existait guère pour lui. Plus instruit, il aurait compris que Camille était passionnée et non pas affectueuse. Elle jouait son rôle, d’abord, en actrice consommée ; puis, tout à coup, son accent, un regard, un mot trahissaient son ennui.

L’amour de Julien se peignait tout entier dans ses yeux, mais elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des félins, être doublés par une feuille de métal. Depuis qu’il la possédait chez lui, cœur à cœur, chaque jour, il se croyait heureux. Le monde et sa froide politesse ne les séparaient plus ; il lui disait toutes les folies de son imagination. Parfois, même, il se croyait son mari, et l’admirait occupée de minimes détails. Il aimait à lui voir retirer sa toque de plumes et son long manteau doublé d’hermine. Il lui offrait des friandises et du vin d Espagne. Il se plaçait à côté d’elle devant le feu vif de la cheminée, buvait dans son verre, choisissant la place où elle avait posé ses lèvres. Et, quand il sentait si près de lui cette adorable jeune fille dont la beauté devenait célèbre, cette Camille si fière qui le rendait l’objet de toutes ses attentions, de toutes ses coquetteries, sa voluptueuse félicité devenait presque de la souffrance, tant il craignait de la voir finir.

Ils se faisaient mille caresses, se donnaient mille baisers, et, pour prolonger son extase, il eût volontiers troqué deux années de sa vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien lui accorder.

Il avait rompu avec ses habitudes studieuses d’autrefois. Il allait fréquemment dans le monde pour y rencontrer sa maîtresse, et il tâchait, pour l’éblouir, de surpasser en apparence les fats et les héros de coterie qui paradaient devant elle. Le bonheur lui avait donné de l’assurance ; il écrasait ses rivaux, passait pour un jeune homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Les psychologues disaient en le voyant : « Un garçon aussi habile fera son chemin par les femmes ; c’est le plus sûr moyen aujourd’hui. » Ils vantaient charitablement sa rouerie aux dépens de son honnêteté. Il était, pourtant, bien amoureusement stupide en présence de Camille ! Seul avec elle, il ne savait plus que balbutier sa tendresse. Il était, parfois, tristement gai comme un courtisan qui craint de déplaire. Il essayait de se rendre indispensable à sa vie, à sa joie, à sa vanité. Il semblait un jouet, un esclave, sans cesse à ses ordres, et elle était vraiment le mâle de cet accouplement. Il employait tout son temps, ses efforts, sa science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de sa maîtresse. Jusque-là l’espérance et l’orgueil du succès avaient influencé son opinion ; il voyait en elle, tour à tour, la femme la plus sentimentale ou la plus rieuse de son entourage.

Ce soir là, après l’avoir attendue toute la journée, il connut le vrai désespoir. Les projets les plus insensés traversèrent son cerveau. Il ne dormit pas et passa la nuit à se tourner, et à se retourner dans ses draps.

Vers neuf heures du matin, miss Ketty, qui était maintenant la confidente de leurs entrevues, vint lui dire « qu’il ne fallait plus compter sur les visites régulières de Camille, la baronne de Luzac étant fort souffrante depuis la veille ».

Julien ne répliqua pas, mais il se souvint que la jeune fille avait précisément, la veille, passé la soirée hors du logis : son aïeule n’était donc pas aussi malade qu’on voulait le lui faire croire ?… Beaucoup de petits détails lui revinrent à la mémoire, et, pour la première fois, un horrible sentiment de jalousie pénétra en son être. De sinistres lueurs illuminèrent des événements demeurés obscurs jusque-là : Camille justifiait toutes ses craintes ; elle était insensible et cruelle !… Il n’avait pas encore surpris de larmes dans ses yeux… Au théâtre, une scène attendrissante la trouvait froide et ironique… Elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui !… Un soir, elle l’avait humilié devant Nina par un de ces gestes, par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre… Mille petits faits oubliés se représentaient à sa mémoire, s’illuminaient d’une clarté singulière. Souvent il accompagnait Camille à l’Opéra avec des indifférents. Là, près d’elle, tout entier à son amour, il la contemplait éperdument, épuisant son âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvements de sa passion bien rendus par l’inspiration du musicien. Son ardeur était dans l’air, sur la scène ; elle triomphait partout, excepté chez sa maîtresse.

Comme le premier soir où il avait été si heureux, il attendait que la main de Camille vînt s’abattre sur la sienne… Mais, elle demeurait immobile, et c’était lui qui prenait, en tremblant, la petite main indifférente, étudiant les traits et les yeux de la jeune fille, sollicitant une fusion de leurs sentiments, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les êtres à l’unisson… Hélas ! la main restait muette et les yeux clairs ne disaient rien.

Quand le feu de cet amour proclamé par tous les traits de Julien la frappait trop fortement, elle lui jetait un sourire contraint et fatigué. Les divines pages des Maîtres ne semblaient pas l’émouvoir, aucun sentiment ne lui traduisait la poésie de sa vie. Elle se produisait là comme un spectacle dans le spectacle, et ses yeux vagues erraient de loge en loge avec lassitude. Il se disait, injustement, d’ailleurs, qu’elle était victime de la mode, que sa robe, ses fleurs, sa voiture étaient tout pour elle et, qu’en dehors de sa royauté, rien n’existait plus.

Il se plaisait, maintenant, à attaquer son idole, à la renier, à l’insulter. La réflexion, tout à coup, déchirait les voiles de sa tendresse : Camille n’était que fausseté ; jamais rien de bon n’avait germé en son cœur ; ses paroles douces n’étaient pas l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération pour certaines choses incompréhensibles n’était que du snobisme. Il y voyait clair à présent ; il avait dépouillé sa personnalité cachée de la mince écorce qui suffit au monde, et il n’était plus dupe de ses grimaces !… Quand un niais la complimentait, la vantait, elle souriait, et il avait honte pour elle… Ah ! grand fou qui avait espéré fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète !… Il l’avait aimée en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu, sans doute, la dédaigner pour lui plaire !… Un fat prétentieux, un égoïste ou un vil calculateur en auraient triomphé plus aisément… Vaine, artificieuse, hypocrite, elle eût certainement entendu le langage de la vanité, de l’intrigue, de la flatterie, se serait laissé entortiller dans les filets dorés du mensonge… Non, c’était autre chose encore : incompréhensible, Camille vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou paradis !

Enfin, ce mystère femelle, vêtu de soies molles et de fourrures, mettait en jeu dans son cœur tous les sentiments humains : orgueil, tendresse, indignation, angoisse et désespoir.

Après la visite de miss Ketty, il faillit devenir fou de l’intensité de sa détresse. Toute pensée étrangère à mademoiselle de Luzac lui devint odieuse et chimérique. Cinq fois, pendant les jours qui suivirent, il se présenta à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré ; toujours, on lui dit que Camille était sortie et que la baronne ne recevait plus.

Rien ne saurait rendre l’état de Julien. Il maudissait Camille de toutes les forces de son être, et jamais il ne l’avait tant chérie !…

VII

Après une semaine de luttes et de larmes, au moment où le jeune homme pensait sérieusement au suicide, sa porte s’ouvrit tout à coup et Camille entra avec la jolie démarche onduleuse qu’il lui connaissait bien.

Il voulut être digne, mais elle se jeta à son cou avec ces tendres paroles de contrition qui ne laissent point de place au reproche, à la réflexion, au second mouvement.

Elle lui dit : qu’elle était folle, qu’elle avait voulu l’oublier, parce que cet amour était coupable, qu’elle n’avait pu y réussir et qu’elle revenait plus aimante que jamais ! Pleurs, promesses et confessions étaient coupés de baisers et de ces sourires pareils à des rayons dans une averse.

Elle joua, pendant une heure, cette adorable comédie du repentir amoureux. Une heure elle fut grande actrice, elle fut chatte, elle fut femme… Puis, quand elle vit se fondre, sous ses caresses, sous ses regrets, les dernières rancunes de son amant, aux prières qui désarment succéda le rire qui fait oublier.

— Pourquoi as-tu menti ?… demanda-t-il avec un reste de méfiance.

— Je n’ai pas menti.

— Oh ! comment peux-tu dire !… Miss Ketty prétendait que tu soignais ta grand’mère, et tu n’étais jamais chez toi.

— Si, seulement, je ne recevais pas.

— Tu n’es pas sortie pendant cette semaine ?

— Puisque je te l’affirme…

— Tu aurais bien pu me voir, ne fût-ce qu’une minute ?…

— Voyons, Julien, il ne faut pas être trop exigeant. Tu vois tout ce que je t’ai déjà sacrifié !… Quelle est la jeune fille qui en ferait autant ?…

Calmé, il revenait à son idée, insistait tendrement.

— Pourquoi ne veux-tu pas être ma femme, ma chérie ?… Nous serions si heureux !

— Je t’ai déjà répondu que je ne voulais pas me marier.

— Pourtant… un accident pourrait arriver… si… cependant…

— Quoi donc ?…

— Si tu t’apercevais que…

— Ah ! oui, je comprends.

— Eh bien ?…

Mais, elle avait son mystérieux sourire qui le troublait si fort.

— Sois tranquille, mon Julien, cela n’arrivera pas. Ne pense pas à ces choses…

Elle se moquait d’elle-même et d’eux, de leur sottise, de la sienne, surtout, quand ils avaient tout pour être contents, jeunes, libres, avec l’avenir devant eux !… Quelle folie d’avoir été se créer des tourments, des chagrins, d’avoir fait pleurer leur amour !… Comment cela était-il venu ? Qui l’avait poussé ?… Car, c’était sa faute à elle !… Elle était une méchante, une taquine, une mauvaise tête de n’avoir pas écrit de gentilles petites lettres qui auraient bercé son ennui, adouci son attente… Lui, il était trop bon, trop faible ; il aurait dû se fâcher, ne pas la revoir…

Et le flux ne tarissait pas de ces paroles charmantes d’une femme qui se fait petite fille et demande qu’on la gronde quand elle n’est pas sage.

Leur beau roman recommença.

Toute l’occupation de Camille fut de consoler Julien pendant les jours qui suivirent.

Elle l’affectionnait en réalité davantage, depuis qu’elle faisait deux parts de sa personne et se prostituait chaque jour à un autre. Pendant quelque temps, elle eut même l’illusion de l’amour véritable. Elle n’avait plus de regards, elle ne semblait plus avoir de pensées que pour lui. Ils s’enfermaient dans leur chambre, faisaient mille projets, ne se lassaient pas de se répéter leur mutuelle tendresse.

Julien s’était créé un intérieur charmant. Il avait acheté chez un brocanteur une délicate soie de Chine un peu passée, ramagée de papillons d’or et de fleurs mauves, pour en couvrir les murs de sa garçonnière. Des tables fanfreluchées de dentelles portaient tout un jeu de brosses et de boîtes d’écaille blonde pour la toilette de Camille, et les fleurs qu’elle aimait s’épanouissaient autour d’elle.

Lui ne vivait que dans son souvenir et son attente, la comblait, lorsqu’elle était là, de caresses, de baisers, de voluptés… Chaque jour toute leur félicité leur revenait ainsi en un instant et les possédait, tandis que, côte à côte, baignés de moites chaleurs, ils se souriaient avant de se regarder, renaissaient lentement à eux-mêmes en prenant garde de perdre le dernier battement de l’extase en volée.

C’était une étreinte si douce !… Mi-vêtue, frissonnante encore, les cheveux défaits, elle grignotait les gâteaux qu’il avait préparés. Leurs chaises, bientôt, se rejoignaient ; ils se prenaient à la taille et elle lui tendait entre ses lèvres quelque fruit parfumé. Sa bouche humide fuyait Julien, l’attaquait et le fuyait encore. Enfin, près d’être prise, elle appuyait sa joue à la sienne, et, lentement, dans un baiser partageait son butin.

Ces insatiables délices emplissaient tout le petit appartement. À peine si leur paradis était assez vaste pour leur amour et le monde assez loin pour leur bonheur ! Rien, autour d’eux, qui ne fût eux-mêmes, nul regard entre leur regard, nulle voix entre leur voix.

Au dehors, le mauvais temps, les jours sans lumière où le soleil semble noyé dans un étang bourbeux, les pluies glaciales et le vent qui fouette aux vitres les laissaient indifférents.

Il ne sortait plus, passant son temps à l’attendre ; car chez lui, encore, les choses lui parlaient de bonheur. Pas une qui ne fût la confidente ou la relique d’une heure d’enivrement. Le soir, lorsqu’elle était partie, son foyer le berçait comme une voix mélodieuse. Le feu avait rempli la pièce d’une molle chaleur ; la lampe versait une lumière blanche, éclairant un coin de table, un fauteuil, un bout de tapis… Le reste était dans une ombre chaude, égayée, çà et là, d’un accroc d’or sur un cadre, d’une lueur de soie, d’un reflet de cuivre. Lui, dans la demi-nuit, les pieds allongés sur les chenêts, repassait délicieusement ses souvenirs de l’après-midi.

Elle lui avait défendu de l’accompagner au théâtre, comme il le faisait jadis, et il avait cédé, sans chercher ce que cachait son caprice, tant il avait de nouveau confiance en elle. Qu’aurait-il souhaité de plus ?… Chaque jour il la déshabillait, épingle à épingle, s’attardait aux blancheurs douces de ses dentelles, à ses bas de soie qui tenaient dans le creux de sa main, et quand, de toute sa toilette, il ne restait plus guère que la femme, Camille lui tendait les bras, s’abandonnait, et il la prenait, l’emportait dans le lit comme une enfant.

Lorsqu’elle était lasse de ses caresses, il la regardait, restait en contemplation : ses cheveux fins, nuageux, avaient dans la lumière des lampes le rayonnement d’une poussière dans un clair de lune ; son visage s’alanguissait dans la blancheur de l’oreiller, et l’on n’y voyait plus que les longues paupières sombres abaissées sur l’extase du rêve.

Et, dans ces douceurs et ces chatouillements, dans ce bien-être, il laissait le temps aller comme une onde entre des mains ouvertes, ne souhaitant rien de plus. Les heures poussaient les heures, le souvenir succédait à l’espoir, et dans l’instant de la chère présence tout le reste s’abolissait. Nulle amertume, nulle crainte, nul souci, nul doute, nulle menace !… il croyait en sa maîtresse comme il croyait en Dieu !

Et, au sortir de ces étreintes, Camille allait retrouver Philippe.

VIII

— Allons, Camille, arrive donc ! On n’attend plus que toi !…

— Philippe ne voulait pas me laisser venir.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?…

— Depuis quelque temps il est insupportable… J’ai dû lui promettre de le faire inviter à notre souper.

— Mais, nous ne voulons pas d’hommes !… Nous n’admettons que Richard… dans les grandes occasions.

— Pour une fois ?…

— Non, non, pas d’hommes ! s’écrièrent une vingtaine de femmes groupées autour d’une table déjà servie. Nous n’en voulons plus !… Il y en a trop !… Grâce au moins pour ce soir !…

— Soit, dit Camille avec calme, vous mettrez le comte à la porte… Si vous saviez comme cela m’est égal !…

— Prendre la place de Richard, de notre cher Richard, du libérateur de notre sexe souffrant !…

Adorables étaient les parures, mais plus adorables encore étaient celles qui les portaient. Leurs yeux passionnés avaient d’inquiétantes lueurs, leurs mains chargées de bagues s’agitaient dans une fiévreuse impatience. Marguerite d’Ambre présentait orgueilleusement l’éventaire des magnificences de sa jeune poitrine. Delphine de Belvau avait combiné la transparence insidieuse de la mousseline de soie avec les tons pâles de sa chair, et elle paraissait nue sous le léger corsage qu’un simple fil de pierreries retenait aux épaules. Rose Mignot, blanche et chaste figure descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à une madone de cire. Elle tenait enlacée Claire Dolys dont la beauté garçonnière formait avec la sienne un contraste frappant.

Il y avait là des printemps fleuris, des étés splendides et savoureux, de plantureux automnes ; des seins éblouissants battant leur plein au bord soyeux des corsages, et, sous les joyaux, des épaules de neige, des bras puissants et doux faits pour l’étreinte et la caresse. Il y avait là de frêles poupées, inventées et créées par le diable lui-même pour la damnation des grands enfants à barbe. L’une avait des regards de songe l’un bleu céleste, voilés de lourdes paupières pudiques ; l’autre avait des yeux longs, minces, retroussés un peu vers les tempes comme ceux de la race chinoise. Leur regard d’émail vert glissait entre les cils noirs qui voilaient le mystère de la pensée. Les cheveux clairs à reflets argentés de soie frôlaient les cheveux sombres à reflets bleus de charbon de terre. Les voix avaient des vibrations de cristal, et les idées imprévues, mordantes, d’un tour particulier, méchant et drôle, gardaient un charme destructeur. La séduction corruptrice et froide, la complication morbide de toutes ces névrosées les troublaient réciproquement de passions et d’agitations violentes.

Il y avait là des mondaines extravagantes du vrai monde, dont les maris allaient partout et qui, affables et grands seigneurs, ne semblaient rien voir. Étaient-ils aveugles, indifférents ou complaisants ?… Toutes les opinions se donnaient cours sur eux. On allait jusqu’à insinuer qu’ils profitaient des vices secrets de leurs femmes et n’en souffraient pas, ayant eux-mêmes des goûts fort étranges.

Immobile, pâle sous ses pesants cheveux noirs, Nina, le regard fixé devant elle, attendait… Il y avait dans son visage immobile, dans tout son être inquiétant, quelque chose de nouveau, une de ces menaces d’orage qu’on devine dans les ciels brûlants.

Elles étaient presque toutes Parisiennes, ces femmes vaines de leur toilette et de leur corps, souples et dures sirènes, sans cœur et sans faiblesses, qui savaient créer les trésors de la volupté et contrefaire les accents de la passion.

Rieuses, elles s’empressaient autour de la table, comme des abeilles autour de la ruche. Bientôt, quelques cris éclatèrent ; le bruit augmenta, les voix se firent aiguës…

Une des plus charmantes idées de ce souper avait été de le faire servir par des femmes, pour qu’il ne fût pas dit que rien eût dérangé l’harmonie d’une fête dont les femmes étaient les seules reines. Le couvert était un chef d’œuvre de goût, de délicatesse et de recherches heureuses. C’est ordinairement le désir, l’espoir de s’amuser qui donne à souper ; ici, c’étaient la reconnaissance, le dédain, l’ironie, la cruauté, mais en parure, cachés sous des sourires et des mots drôles. Elles avaient entassé là toutes les opulences de leur vie, elles apportaient, pour elles seules, tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressource, de puissance. Partout flottaient de chaudes senteurs d’étoffes, de fourrures quittées et de chairs ; les lueurs des candélabres étreignaient, à leurs pieds, les seaux argentés où se gelait le pâle vin d’Aï ; les orchidées, les lilas et les anémones recouvraient entièrement la nappe de dentelle et retombaient sur les genoux des convives en grappes parfumées.

Hardies comme des pages, elles se montraient d’une verve et d’un brio incomparables, car elles se sentaient supérieures, au-dessus du monde et des préjugés. Le bonheur de cette découverte, les influences morales, si décisives sur les êtres nerveux, l’éclat des lumières, l’odeur énervante des fleurs qui se pâmaient dans l’atmosphère surchauffée, l’aiguillon des vins véhéments, la pensée de la complicité dans le petit crime d’une telle réunion — toutes ces choses, enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe frêle de ces délicates organisations, la firent vibrer outre mesure.

Les fusées des éclats de rire se mêlaient aux boutades harmonieuses frappées au hasard sur le piano par des doigts légers. Ce furent bientôt des aveux et des baisers vagues… On avait mangé le potage tortue, les perdreaux, les écrevisses… Camille s’était levée, les yeux demi-fermés, un verre de champagne dans sa main fluette. Elle portait, ce soir-là, une jupe de velours argenté très pâle, et ses cheveux tombaient, bien au-dessous de sa taille, en deux superbes nattes calamistrées.

— Ô chères amies, dit-elle d’une voix vibrante, ô chers modèles de toutes les vertus répréhensibles, soyez toujours à la hauteur de vous-mêmes : soyez charmantes, irrésistibles et sans cœur ! Distillez le désir et la désespérance, enfiévrez les simples mortels jusqu’à la frénésie, et, ne craignant rien, restez sans pitié !…

On avait saccagé les corbeilles de fruits. Le café, maintenant, fumait dans les tasses transparentes. Nina s’enveloppait de flocons de fumée blanche, comme une déesse dans un nuage. Les voix grossirent, le tumulte grandit. Il n’y eut plus, alors, de paroles distinctes. Les plus rouées disaient leurs secrets à des curieuses qui n’écoutaient pas, les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui viennent saluer le public ; des amies intimes s’injuriaient ; des ennemies se serraient convulsivement.

Nina et Camille venaient de placer entre elles une grande fille bien proportionnée qui saisissait l’attention par de vigoureux contrastes. Ses cheveux noirs, largement bouclés, retombaient sur ses épaules. Elle avait de longs cils recourbés et une bouche rouge sensuelle. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles filles du Carrache ; néanmoins, elle paraissait d’une extrême souplesse et sa vigueur supposait une agilité presque féline. Elle ne riait pas, s’amusait à peine aux avances de Nina, et, semblable à ces prophétesses agitées par l’esprit malin, éveillait une perverse curiosité. Toutes les expressions passaient comme des lueurs sur son visage mobile ; elle devait ravir les gens blasés, exciter les désirs des intellectuels et des sceptiques, réveiller les indifférents, les incapables et les dédaigneux.

— Tu me trouves jolie ? demanda Camille.

— Non, c’est moi qu’elle préfère ! s’écria Nina.

— Voyons, mignonne, réponds.

— Réponds, reprit Nina, en poussant le bras de la fille.

Et, celle-ci, jouant avec le collier de Camille :

— Oh ! comme j’en voudrais un pareil !

Il était tard, c’est-à-dire tôt. Contre le plafond, et à une certaine place des rideaux hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une goutte d’opale, comme un œil grandissant : l’œil du jour qui avait l’indiscrétion de regarder ce qu’on faisait dans ce salon diabolique.

Une certaine langueur commençait à courber, comme fleurs penchées sur leurs tiges, les chevalières de cette Table-Ronde. Elles avaient vidé un grand nombre de coupes de champagne à la gloire de leur affranchissement, et elles se roulaient au sein de ces limbes délicieux où les lumières de l’esprit s’éteignent peu à peu. Les unes, arrivées au début de l’ivresse, restaient occupées à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence ; les autres, plus expansives, se répandaient en propos railleurs sur le sexe absent. D’intrépides oratrices parlaient des droits de la femme et des défections de l’homme. Quelques roulades emperlées finissaient dans un éclat de rire frénétique. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. L’ivresse, l’amour et l’oubli du monde étaient dans les cœurs et sur les visages. Çà et là des groupes de figures enlacées semblaient poser pour quelque chef-d’œuvre de bronze ou de marbre. Camille étreignait la grande fille brune qu’elle avait conquise, roulait sa tête dans les boucles défaites de sa chevelure. Quoique les deux amantes conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et les sensations, un dernier simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies étranges, de possible dans les voluptés surnaturelles qui s’accomplissaient devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de leurs rêves, l’ardente fantasmagorie de leurs visions et de leurs désirs toujours inassouvis, les assaillaient alors si vivement qu’elles prirent les jeux de ces étreintes pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.

Rose Mignot, auprès de Claire Delys, dont elle déchirait la robe, lui déclamait des vers. Delphine de Belvau, ivre de morphine, dormait sur les genoux de Marguerite d’Ambre qui la berçait comme un enfant, en la rafraîchissant doucement du battement de son éventail de plumes.

Les bougies commençaient à s’éteindre, en faisant éclater leurs bobèches de cristal ; les fleurs s’écrasaient sur la nappe… Nina, tout à coup, écarta Claire, et, se jetant sur Rose Mignot, lui arracha le léger corsage de dentelles qui ne tenait plus à l’épaule que par un fil de perles.

— Que fais-tu donc ? demanda Claire étonnée.

— Laisse, c’est un jeu

Les jupes, le corset, tous les dessous floconneux de Rose tombèrent sous la table. Quand elle fut nue, Nina, de ses bras puissants, l’enleva et la fit glisser sur la nappe, renversant les flacons et les verres.

Rose, secouée par un rire nerveux ne se défendait pas. On l’entoura de fleurs, on l’exhaussa sur des coussins.

— Maintenant, dit Nina, buvons à la femme, buvons à nous-mêmes, buvons à l’abolition de l’esclavage qui nous a si longtemps courbées dans une honteuse soumission !… Buvons à la gloire de notre règne qui commence !…

Et toutes communièrent en une même coupe…

IX

— Ne vous dérangez pas, dit une voix grave, c’est moi.

— Comment, c’est vous !

— Nous avions défendu la porte !

— C’est une indignité !

— Vos soubrettes gisent sur le carreau… Comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, j’ai employé la violence.

— Il fait jour, nous allons nous coucher.

Rose, d’un bond, s’était mise debout, et Claire Delys l’avait enveloppée dans son manteau de fourrures.

Philippe de Talberg les examinait d’un air ironique. Camille, malgré son sang-froid, n’avait pu s’empêcher de rougir de colère.

— Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle. Je croyais que c’était une plaisanterie !… Votre place, mon cher, n’est pas ici.

— Ma place est partout où vous êtes.

— Allons donc ! Je suis libre ; je ne dois compte de mes actions à personne.

— Croyez-vous ?

— Je le crois tellement que je vous ordonne de vous retirer !

— Oh ! dit Nina, il ne nous gêne plus guère… Que verra-t-il de plus que ce qu’il a vu ?…

— C’est vrai, que pourrais-je voir de plus ?…

Et, calme toujours, Philippe se versa un verre d’eau-de-vie russe et se fit une tartine de caviar, en regardant le fil d’or de son couteau de dessert.

— Et puis, continua-t-il, je suis un ennemi à ménager, car je connais votre secret à toutes.

— Notre secret ? demandèrent-elles avec épouvante.

— Parbleu ! les visites au Dr Richard, la petite opération mystérieuse suivie d’une convalescence assez longue, les escapades, timides, d’abord, jusqu’à l’accoutumance, les rendez-vous dans le rez-de-chaussée de madame Saurel, le défilé habituel des… connaissances, enfin, la fête permanente, quoique voilée sous les dehors de la correction la plus parfaite.

Et, comme elles se regardaient avec consternation :

— Ne craignez rien, poursuivit-il, je suis trop gentilhomme pour vous trahir jamais ; cependant, je serais excusable, puisque nulle de vous ne m’a pris pour confident… Songez au succès qu’obtiendraient de semblables révélations ! Les journaux sont pleins de scandales qui ne valent pas celui-ci !… Oh ! ne protestez pas ! il y a, parmi vous, des jeunes filles et des mineures, ce qui est grave… Que font-elles ici, ces chères enfants ?… Elles devraient être dans leur dodo, bien bordées par les mains maternelles, avec un verre de fleur d’oranger sur leur table !… Vous allez, maintenant, rentrer chez vous, mes toutes belles, avec le prétexte d’un bal blanc !… Il y a là, dans l’antichambre, trois gouvernantes complices qui dorment sur des banquettes. Vraiment, leurs remords leur tiennent chaud !… Regardez-vous donc ! Vous êtes livides, méconnaissables !… Et quel retour lugubre !… La pluie tombe semée de neige ; une pluie glaciale comme votre cœur, une pluie de carême et d’enterrement !… Tous les jolis visages avaient encore pâli, les yeux s’embuaient d’une vague expression de détresse… Non, ce n’était pas un homme folâtre, ce convive de hasard !… Ses traits et son maintien ne manquaient certes pas de cette distinction convenue qui fait tolérer les gens, sa parole n’était pas fastidieuse ; mais aucune sympathie n’émanait de sa personne qui demeurait inquiétante, même dans le contentement.

Camille le haïssait de plus en plus, et, cependant, il pesait sur elle par une sorte de magnétisme occulte qu’elle ne pouvait éviter. Il captivait son attention par une bizarrerie spéciale. Sa causerie, sans être hors ligne par la valeur intrinsèque des idées, tenait en éveil par un sous-entendu très vague que ses préoccupations secrètes semblaient y glisser involontairement. Au fond, elle ne savait s’il lui souhaitait du bien ou du mal, tant son affection ressemblait, parfois, à l’inimitié. Sans doute, il la méprisait, et ce mépris, en même temps, devait être un stimulant pour son imagination blasée.

— Oui, reprit-il, après un moment de silence, je ne dirai rien… Vous n’avez rien à craindre de moi.

— Pour le moment ?… interrogea Camille avec anxiété.

— Il est certain que je vous aime trop pour me résoudre à vous perdre, et que si jamais vous tentiez de m’échapper…

Elle essaya de rire.

— Vous voulez m’effrayer, je suppose ?… Un galant homme ne trahit jamais une femme, surtout quand cette femme s’est confiée à lui… D’ailleurs, je n’aurai pas à vous quitter, mon ami ; vous vous lasserez de moi comme les hommes se lassent, après la possession… Je n’aurai qu’à laisser faire le temps…

— Vous êtes de celles dont on ne se lasse pas.

— Merci pour cette galanterie. Elle est un peu banale ; mais, quand on a passé la nuit à faire de l’esprit, il ne faut pas se montrer trop difficile quand le jour est venu.

— Est-ce que nous parlons ?…

— Oui.

— Vous me permettez de vous reconduire chez vous ?…

— Il le faut bien.

Nina lui mit sur les épaules son long manteau de velours gris doublé d’hermine, et, après l’avoir embrassée, lui glissa à l’oreille :

— Ton Philippe te jouera quelque mauvais tour… Méfiance !

La jeune fille haussa les épaules avec ennui.

— Bah !… Quand la vie ne sera plus possible, je trouverai bien le moyen d’en sortir… Rien ne vaut la peine d’un effort, même dans le plaisir.

Et, montrant ses compagnes dont les faces blêmes se contractaient de fatigue et d’énervement :

— Est-ce que, vraiment, tu trouves nos petites fêtes bien drôles ?…

X

Quand ils furent dans la voiture, Philippe voulut prendre ses lèvres. Mais, elle le repoussa presque durement.

— Oh ! non, je suis lasse de baisers et de caresses… J’ai sommeil… horriblement sommeil !… Je voudrais dormir pendant une éternité !

Et, comme il la contemplait avec le regard dur qu’elle lui connaissait bien :

— Oui, dit-elle, je suis indisciplinable, vous ne me changerez pas. J’ai mes instincts, mes vanités, mes révoltes… Je suis sans respect et sans pitié ; je fais jeu de tout et je ne crois à rien.

— En effet, reprit-il, vous êtes le dernier produit de notre civilisation morbide. Vous ressemblez au peuple qui regimbe sous les dominations, et ne veut plus être sauvé, même par un Dieu !

— Vous croyez donc encore à quelque chose ?…

— Si toutes les religions me manquent, j’ai conservé une religion de tête pour laquelle je lutte et je souffre : la volonté. Je vais, je marche, vieux déjà, les tempes grises, bilieux et pâli par les veilles, mais je tiens bon et je persévère.

— Pourquoi ce bel effort de volonté ?… Vous êtes riche et vous n’avez qu’à vous laisser vivre… La volonté n’est utile qu’aux déshérités… et encore ! La plupart du temps, elle ne sert qu’à prolonger leur misère… Un couteau, un réchaud, une corde feraient bien mieux l’affaire !

— Vous vous trompez. C’est précisément ma fortune qui m’a perdu. Le travail, le travail seul existe et soutient. Par le travail, l’homme échappe à la chair et s’en dégage ; il ne sent plus la faim, ni le froid ; sa vue ne voit plus qu’en lui-même ; son oreille, emplie de la musique de ses idées, n’entend plus les vains bruits de l’existence ; le temps se tait, et, n’ayant plus d’aiguille, ne se mesure qu’aux aurores et aux crépuscules. Tous les petits tracas du dehors, les déceptions et les craintes cessent de l’affecter ; il savoure cette sublime léthargie de la machine humaine anéantie dans l’effort du cerveau, ce débarras et cette évasion du corps qui donnent à l’esprit la libre envolée de la pensée dans le monde immatériel des abstractions… Ah ! si je pouvais posséder cette fièvre bienheureuse, je serais sauvé !… Pour moi, les semaines passeraient comme des jours ; j’aurais des mois entiers sans ennui, sans ce spleen qui prend, après un long repos, l’esprit habitué à l’exercice et à la lutte avec lui-même ; des mois où l’égoïsme de l’intelligence me délivrerait de tout caprice et de tout sentiment !

— Le sentiment ? demanda Camille ; que vient faire le sentiment, ici ?… Est-ce donc par amour que vous m’avez prise ?…

— Certes.

— Et vous me méprisez, cependant ?…

— Mon amour, malheureusement, supporte fort bien ce voisinage humiliant. Je ne cherche pas à le grandir, je le donne pour ce qu’il est. Maintenant, ma chère Camille, permettez-moi de vous dire que vous vous calomniez vous même. Vous êtes pervertie, mais non perverse… Sous toutes vos poses, sous les fanfaronnades de votre masque, sous vos forfanteries de cynisme, vous avez encore des rougeurs, des naïvetés et des timidités de petite fille… Derrière la fausse honte des illusions, du dévouement, de toutes les piétés sociales, derrière vos affiches de scepticisme et vos paradoxes féroces, il y a le dégoût de votre existence manquée, la crainte de l’avenir, le regret de mille petites choses puériles qui vous gonfle le cœur. Prenez garde ! ce sont encore les illusions qui vous perdront… et, qui sait, peut-être aussi l’amour…

— L’amour ? dit-elle, d’une voix moqueuse, je vois, mon ami, que vous ne me connaissez guère, malgré votre science de l’âme féminine. Je n’ai jamais aimé et je n’aimerai jamais !

Un éclair passa dans les yeux de Philippe, une contraction nerveuse tordit ses lèvres, mais il ne répliqua rien.

La voiture s’arrêtait devant l’hôtel de mademoiselle de Luzac.

— Adieu, dit-elle.

Il la retint par son manteau.

— Non, pas encore… Venez chez moi.

— Vous n’y songez pas ?… Je suis morte de fatigue !

— Qu’importe !

— Je serai d’une humeur exécrable.

— Tant pis !

— Après ce qui s’est passé cette nuit ?…

— Tant mieux !

— Vous me faites horreur !…

— C’est déjà quelque chose.

— Je vous déteste !

— Cela n’en sera que plus piquant.

Déjà, il l’avait ressaisie, maintenue sur les coussins, et, passant la tête par la portière :

— Chez moi, cria-t-il au cocher.

XI

La baronne de Luzac allait mieux ; mais Camille, en rentrant avec Nina d’une de ses folles équipées nocturnes, attrapa une pleurésie qui faillit l’emporter.

Le printemps avait été incertain, pluvieux, tourmenté de soudaines variations et de souffles brusques. La jeune fille, qui ne daigna pas se soigner, garda une mauvaise toux qui continua à l’épuiser : c’étaient des quintes pressées et convulsives qui s’arrêtaient un moment, puis, reprenaient plus acharnées, des quintes dont les silences laissaient à l’oreille une attente anxieuse de ce qui allait revenir et de ce qui revenait toujours à intervalles réguliers.

Le médecin, cependant, ne trouvait attaqué aucun des organes essentiels à la vie. Les poumons étaient bien un peu ulcérés dans le bout, mais la jeunesse accomplit des miracles sans le secours de la science. Le miracle de cette vie de désordre et de surprise fut qu’elle n’éclatât pas. Camille n’en laissa rien jaillir au dehors, elle n’en laissa rien monter à ses lèvres, ni rien voir dans sa physionomie.

La baronne de Luzac, toujours clouée sur son lit, maintenant, ne s’occupait guère que de ses propres tourments ; mais, les amis, les connaissances qui se succédaient dans la chambre de la malade, auraient pu avoir plus de clairvoyance.

Après ses plaisirs, après ses ivresses les plus folles, la jeune fille gardait, même dans le sommeil, l’incroyable force de tout retenir et de tout renfoncer. De sa nature réelle, jamais ne s’échappait une phrase, un mot qui fût un éclair, une lueur. Déboires, dédains, mépris, rancunes, tout demeura en elle, silencieux, étouffé. Les rares défaillances qui lui prônaient et où elle semblait se débattre, finissaient toujours sans paroles par une mélancolie plus grande. La maladie, même, avec ses affaiblissements et ses énervements, ne tira rien d’elle, Les crises de nerfs lui arrachaient des cris et rien que des cris. Elle menait ainsi comme deux existences ; elle était comme deux femmes, et, à force d’adresse, d’énergie, de diplomatie, avec un sang-froid toujours présent, elle parvint à séparer ces deux existences et à les vivre toutes les deux sans les mêler. Auprès de son aïeule, elle était la hautaine et fière héritière que nul ne soupçonnait ; elle sortait de ses orgies, sans en emporter le goût, et montrait, quand elle venait de quitter ses amants, une réserve presque puritaine. Elle n’avait ni un propos, ni un regard qui éveillât le soupçon de sa vie clandestine. Rien en elle ne trahissait ses nuits. En mettant le pied dans l’hôtel du faubourg Saint-Honoré, en approchant de la baronne de Luzac, elle prenait la parole, l’attitude, la chaste modestie qui écartent d’une femme jusqu’à la pensée des approches de l’homme. Elle était sévère pour les fautes et les hontes d’autrui, ainsi qu’une personne sans reproches.

Pourtant, tout ce mensonge d’apparences n’était pas de l’hypocrisie chez la jeune fille, mais le désir de ne point entacher son nom, de ne pas déchoir aux yeux du monde. Elle avait voulu être libre, et sa liberté était moins grande que précédemment, puisqu’il lui fallait mentir sans cesse… Mentir ! elle ne pouvait plus que cela ! Elle éprouvait comme une impossibilité de se soustraire à l’horrible devoir. Quelquefois, en réfléchissant sur elle-même, elle était effrayée de ce qu’elle avait fait. Sans amour, elle s’était donnée aux moins dignes pour le plaisir d’une sensation nouvelle, d’une découverte, d’une surprise. Puis, toute chaude encore de ces tristes baisers, elle avait tendu ses lèvres aux lèvres de Julien.

Lui, l’aimait avec joie, avec ardeur, avec confiance. Rien qu’à la voir, il avait cette émotion de tout l’être qui précipite les battements du cœur. Son corps, sa bouche, l’affection et la caresse de ses gestes allaient involontairement vers elle. Aucun froissement ne le décourageait : ni ses moqueries, ni ses injures, ni la corruption des plaisirs qu’elle avait souhaités. Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, le calomnier et l’insulter, il resterait à elle, sous le talon de ses bottines.

Cette femme à aimer lui était nécessaire ; il se réchauffait à elle, il vivait d’elle, il la respirait. Il était du tempérament des bêtes que les mauvais traitements attachent.

Et quand elle tomba malade, il passa ses journées à sa porte à mendier de ses nouvelles. Il faillit mourir d’inquiétude et de désespoir.

Ce fut Philippe qui le rassura avec une pitié méprisante. Que lui importait cette pure tendresse si incomprise et si peu payée de retour ?… Au besoin, même, il l’eût encouragée pour se préserver de trahisons moins dignes.

Julien, lui, ne soupçonnait ni le comte, ni les autres ; son idole était toujours droite et imposante sur le piédestal de sa foi.

Philippe, dans son dégoût de la vie, prit plaisir à voir cet enfant, à le confesser, à lui arracher l’aveu de sa tendresse. Julien parlait de Camille comme d’une belle inconnue dont il n’avait eu que des sourires ; et, sous la réserve de ses paroles, transparaissait un amour infini. Il était bien trop malheureux et, surtout, trop agité pour deviner les sentiments de son interlocuteur ; une passion aussi compliquée que celle du comte aurait été incompréhensible pour lui, même s’il en avait reçu l’aveu. Ses paroles étaient tellement peu sous la direction de son esprit qu’il se livrait tout entier, en pensant garder la discrétion la plus absolue. Le danger que courait Camille et l’idée qu’il pouvait la perdre lui enlevaient toute faculté de raisonnement.

Un jour, comme Philippe sortait de l’hôtel, Julien qui le guettait se précipita vers lui.

— Elle va mieux, n’est-ce pas ?…

— Oui, ce n’est plus qu’une affaire de temps.

— Que dit le médecin ?

— Oh ! peu de chose. Il faudra des soins assidus, et, sans doute, aussi, un changement d’air… Mais, pourquoi ne montez-vous pas voir ces dames ?…

— Je ne suis pas assez dans leur intimité, et je sens que ma présence est déplacée.

— Bah ! vous aurait-on mal reçu ?…

— Non, mais froidement. MM. Chazel, Perdonnet et Gréville semblent même ne pas s’apercevoir de ma présence…

— Pure jalousie !… Ils sont vieux et laids, vous êtes jeune et beau, ne cherchez pas ailleurs la raison de leur hostilité.

— Que m’importe ! Je voudrais, certes, au prix de ma jeunesse et de tous les avantages que vous m’attribuez, être à leur place.

— Ah ! vous êtes amoureux !

Julien rougit jusqu’aux oreilles.

— Amoureux ?… Non, vous vous trompez… Seulement, je ne comprends pas le caractère de mademoiselle de Luzac, et je voudrais m’instruire… Pourquoi reste-t-elle si longtemps sans me donner de ses nouvelles ?… Ne sait-elle pas que je suis trop de ses amis pour ne pas m’intéresser aux choses de sa vie ?

Philippe eut un rire silencieux qui déconcerta le jeune homme.

— Montez, ne craignez rien, dit-il ; elle vous renseignera.

XII

Julien était déjà auprès de Camille, dans le petit salon clair où elle recevait depuis sa maladie.

Il allait tomber à ses pieds, mais elle le regarda d’une façon si glaciale qu’il demeura immobile et silencieux.

— Pourquoi êtes-vous ici ?… demanda-t-elle durement.

— Pour vous voir… pour te voir, Camille… Je ne savais que penser… Tu ne m’écrivais plus.

— Chut ! on pourrait vous entendre… Pourquoi vous aurais-je écrit ? reprit-elle, d’une voix indifférente ; je n’avais aucune raison de vous écrire.

— Mais…

— Aucune raison… je ne vous aime plus.

À ce coup terrible, éperdu d’amour et de désolation, Julien essaya d’attendrir son amie. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire ?…

Il restait là à supplier, à gémir, et Camille ne l’écoutait plus, tout entière à une pensée nouvelle qui embrumait son regard, contractait ses lèvres.

Elle était, ce jour-là, presque anéantie par l’affreuse idée d’avoir donné des droits sur elle à des hommes qu’elle méprisait si profondément.

Dans les caractères hardis et orgueilleux, il n’y a qu’un pas de la colère contre soi-même à l’emportement contre les autres. Énervée par la maladie, exaspérée par une scène qu’elle venait d’avoir avec Philippe, elle accabla Julien des marques du plus grand dédain. Elle avait infiniment d’esprit, et cet esprit triomphait dans l’art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.

Loin de songer à se défendre, en cet instant, le jeune homme en vint à se mépriser soi-même. En s’entendant traiter avec tant d’ironie, il lui sembla que Camille avait raison, qu’il n’avait jamais été digne de l’affection qu’il avait cru lui inspirer.

— Accablez-moi, dit-il enfin ; je ne méritais pas, en effet, le bonheur que vous m’avez donné. Je ne vous demande qu’une grâce : c’est de ne pas me priver de votre présence.

— Je vais partir, pourtant.

— Partir ?…

— Oui…Ma guérison est loin d’être complète ; les médecins m’ordonnent l’air du Midi, le repos le plus absolu…

— Je vous suivrai partout où vous irez ; il me suffira de vous voir.

Elle eut un mouvement d’impatience.

— Je vous défends de me suivre… À quoi bon ?… puisque je ne vous aime plus… D’ailleurs, vous ai-je jamais aimé ?… J’ai voulu tout connaître de la vie. Aujourd’hui, je suis lasse, désillusionnée, découragée, infiniment triste… Je n’ai pas rencontré ce que je cherchais… Il ne me reste que la honte de mes curiosités et de mes faiblesses !

Il ne trouvait plus la force de répondre, tant sa détresse était grande.

La jeune fille parla longtemps sur le même ton de sarcasme et d’amertume. Après une scène aussi humiliante, chez un être moins sincèrement épris que Julien, l’amour fût devenu impossible.

Sans s’écarter un seul instant de ce qu’elle se devait à elle-même, mademoiselle de Luzac lui avait adressé de ces choses blessantes, tellement bien calculées qu’elles peuvent paraître une vérité, même quand on s’en souvient de sang-froid.

Il avait, cependant, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s’était passé entre eux, il n’y avait pas encore bien longtemps. « Aucun homme, se disait-il naïvement, ne peut se vanter d’un semblable bonheur ! » Et cette idée lui donnait le courage de supporter tous les affronts. Sa sagesse n’allait pas plus loin ; il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière qui disposait de sa destinée et en faisait si peu de cas.

Il tenta encore de se rapprocher de Camille et de prendre sa main.

— Non, dit-elle, c’est inutile… Éloignez-vous, laissez-moi… Votre présence m’est pénible… C’est fini !

Il chancela et s’éloigna comme un homme ivre. Il lui semblait que le sol se dérobait sous ses pieds, que les objets tourbillonnaient autour de lui.

Quand elle ne l’entendit plus, elle se souleva, prit un miroir sur la table et se regarda. Après quelques minutes de contemplation, elle ferma les yeux avec lassitude. « Être belle ? Vivre ?… Être aimée ?…Pourquoi ? pensa-t-elle, je ne désire plus rien ; il me semble que je suis si vieille, maintenant ! »

Un dégoût lui montait aux lèvres ; elle s’humiliait à plaisir, se comparait à certaines femmes qu’elle avait vues tomber au-dessous de la honte, au-dessous de la nature même ; elle évoquait tout un avenir d’ignominie. Ne serait-elle pas semblable à ces misérables créatures qui ramassent au hasard l’amour qu’on use en une nuit et qui n’ont plus besoin de se donner le temps du désir dans leur furieux et soudain caprice ?… Affamées du premier venu, elles le regardent à peine et ne sauraient le reconnaître. Pour elles, la beauté, la jeunesse n’existent plus ; leurs yeux dans tous les hommes ne voient plus que l’homme, le mâle ardent et brutal.

Avec Nina, souvent, elle avait suivi, la nuit, ces formes errantes qui battent les rues, avec la démarche suspecte et furtive des bêtes, qui fouillent l’ombre dans l’exaspération d’une faim aiguë. Elle les avait vues flairant autour d’elles, allant à ce qu’il y a d’embusqué, d’impur dans les terrains vagues, aux occasions du soir et de la solitude, aux mains qui se tendent fébriles et menaçantes… Elle avait ri, alors, de toutes ces malheureuses ; maintenant, il lui semblait qu’elle était l’une d’elles, que sa déchéance n’avait rien à envier à la leur. Son passé lui faisait horreur ; cependant elle ne pouvait le fuir, car Nina et Philippe ne la quittaient guère, avivant la blessure de son âme. À tout instant du jour elle avait à subir leur présence, et elle se résignait, dans la crainte d’une délation possible. Nina, peut-être, eût gardé le silence, pour se préserver des représailles, mais Philippe, qu’elle savait vindicatif et peu scrupuleux, n’aurait point laissé échapper une si belle occasion de vengeance !

Et c’est ainsi, qu’au milieu des attentions et des hommages de ses fidèles, elle traînait l’agonie d’une bête blessée. La sensation d’avoir à plaisir gâché sa vie et perdu même le droit de se plaindre, l’obséda et l’anéantit : elle n’avait rien fait, rien réussi, rien obtenu… Son âme était vile ! Aucune noble action ne l’avait réjouie, aucun dévouement ne l’avait anoblie et grandie… Son seul effort héroïque pour conquérir une vaine liberté l’emplissait à présent de regret et de honte !

Après un accès de toux plus violent que les autres, elle se mit à pleurer. Les larmes glissaient sur ses joues et tombaient sur ses mains… jamais elle n’avait tant senti sa misère et son impuissance.

XIII

Camille se croyait perdue et la baronne de Luzac se croyait guérie. Pour fêter ces deux bonheurs, il y avait, comme aux beaux jours de l’année précédente, quelques intimes dans le petit hôtel.

Philippe, Duclerc, Perdonnet et Michel Gréville arrivèrent les premiers. On parla de Tissier qui devait amener un de ses parents, Georges Darvy, le sculpteur bien connu, dont tous les journaux avaient fêté les récents succès. « Il possédait, disait-on, les traditions de la Renaissance, avec toute la fougue et la sincérité modernes ; c’était d’après Perdonnet — qui, pourtant, ne s’enthousiasmait pas facilement — l’exquis révélateur de la force et de la souplesse humaines ».

Ces appréciations, depuis quelques mois, s’échangeaient dans tous les salons. Georges était le triomphateur du moment.

La jeune fille écoutait d’une oreille distraite, indifférente aux éloges et aux blâmes. Que lui importaient le renom et le talent de cet artiste inconnu pour elle et que, sans doute, elle n’inviterait plus !…

Quand il parut, elle fut surprise. De taille plutôt grande, portant la barbe blonde, fine, coupée sans prétention, il regardait bien en face avec des yeux bruns, larges, profonds et un peu durs. Il était mince avec des épaules puissantes et des mains de race. Tout en lui respirait la force et la volonté. Sa réserve hautaine imposait ; il vivait dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où d’autres auraient brillé. Il ne voulait aller que dans les intérieurs où on appréciait sûrement ses qualités sérieuses et voilées ; et, s’il avait consenti à se laisser conduire chez madame de Luzac, c’est que Tissier, son seul parent à Paris, était le familier de la maison.

Il s’assit, après avoir présenté ses hommages à la baronne, immobile en son fauteuil, et répondu quelques mots aux phrases banales que lui adressa Camille. C’est à peine s’il avait paru remarquer sa beauté, et, cependant, elle était bien étrangement séduisante avec son teint décoloré, ses yeux clairs et la meurtrissure sombre de ses paupières. Par un étrange caprice, elle avait voulu s’habiller de fleurs, et son corsage n’était qu’une gaine de violettes de Parme que quelques roses-thé arrêtaient aux épaules, laissant les bras entièrement nus. Le parfum de toutes ces corolles lui montait au cerveau en une douloureuse ivresse, elle se sentait pâlir davantage, s’abandonnait à l’inquiétante extase.

Philippe, tour à tour, examinait sa maîtresse et le nouveau venu. À qui donc était destinée cette toilette singulière ?… À lui, l’amant, au visiteur inconnu ou à Nina Saurel ?…

La porte s’ouvrit et on annonça la jeune femme.

Mademoiselle de Luzac eut un élan vers elle ; et, tout en veillant à ses fleurs fragiles, elle l’embrassa, les lèvres entr’ouvertes, avec une petite moue de volupté. Ce fut un exquis, un désirable baiser, donné et rendu ardemment par les deux bouches.

Philippe, pour la première fois, tressaillit de jalousie.

Jamais elle ne l’avait embrassé ainsi. « Ah ! se dit-il avec amertume, ces femmes-là ne sont plus faites pour nous ! »

Georges Darvy examinait les tentures, les bibelots, les meubles rares.

Pour se créer cet intérieur dont elle était fière à juste titre, Camille avait mis à contribution le savoir et la complaisance de tous les artistes qu’elle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle mille choses charmantes et originales qu’elle avait groupées avec un art inné.

— Mon cher, dit Tissier à Georges, pour dissiper l’espèce de gêne que causait l’évidente distraction de la jeune fille, je vais vous montrer les trésors de ce salon. Voici, d’abord, un buste authentique de Houdon, un groupe de Clodion, des statuettes de Tanagra… Voyez, la finesse des détails !…

Georges prit les figurines et les examina de près avec un sourire heureux. Il dit son opinion en termes sûrs et sobres. La voix était douce, un peu voilée ; on le regardait avec sympathie.

Un domestique annonça :

— Madame la baronne est servie.

Et, tandis qu’on roulait le fauteuil de ma dame de Luzac, Camille prit le bras de Perdonnet pour passer dans la salle à manger.

À table, le sculpteur ne parut pas davantage faire attention à elle. Poussé par Tissier qui désirait le faire briller, il parla des maîtres anciens, critiqua finement les tendances nouvelles, raconta ses impressions sur toutes les merveilles d’art connues par lui, rendit visible l’étonnante griserie que la grâce des formes faisait entrer par ses yeux dans son âme.

« Cependant, je suis belle aussi, pensait Camille, et il ne m’a même pas honorée d’un regard ! »

— Oui, poursuivait-il, pendant cinq ans j’ai parcouru le monde, en contemplant du marbre, de la pierre et du bronze métamorphosés en chefs-d’œuvre sous l’inspiration des maîtres.

— Il ne faudra pas inviter souvent ce monsieur-là, murmura Nina à l’oreille de la jeune fille ; il est sévère comme un jour de pluie !

Mais Camille écoutait Georges avec intérêt.

— Il ne me déplaît pas, répondit-elle.

Et elle lui dit en souriant :

— Vous aimez donc votre art au-dessus de tout ?…

— Oui, mademoiselle, au-dessus de tout, parce que j’y trouve un profond et durable bonheur. Je tâche de manier le beau dans sa forme la plus pure et la plus haute. Je ne me lasse pas de mes recherches qui suffisent à remplir mon existence.

Il cessa de parler et la conversation languit pendant le reste du dîner. Philippe était nerveux, hostile à tout le monde ; les autres mangeaient distraitement regardant en dessous, par moments, la jeune fille qui, concentrée et préoccupée, paraissait être en un tout autre endroit que chez elle. Inattentive, aimable pour répondre, puis, figée tout de suite, elle devait songer à quelque chose qui l’intéressait plus que ses convives et que leurs lieux communs. Au dessert, cependant, on se querella sur des questions politiques et tous les mécontentements se fondirent en un concert discordant. Puis, on se leva de table au milieu d’une grande agitation qui tomba, soudain, dans la fraîcheur des salons. La conversation redevint générale et languissante, étouffée par les idées qui avaient voltigé sans oser se fixer.

Tissier emmena Georges Darvy de bonne heure, et Nina eut un soupir de soulagement dès qu’ils furent partis.

— Qu’en dis-tu, Camille ?…

— Rien, répondit la jeune fille d’un air las.

— Pour un raseur, c’est un joli raseur !

— Allons donc, dit Philippe amèrement, en se rapprochant ; jamais Camille n’a regardé un homme comme elle vient de regarder ce sculpteur !… Pourtant, il n’a guère admiré sa robe et elle est le seul de ses bibelots qu’il ait dédaigné… N’est-ce pas humiliant de la part d’un monsieur qui paraît si sensible à toutes les manifestations de la beauté ?…

— Oh ! murmura la jeune fille, peut-être M. Darvy m’a-t-il trouvée laide… Que voulez-vous que cela me fasse ?…

— Cela vous fait assurément beaucoup, car vous tenez à l’opinion de cet artiste.

— Vous êtes fou !… Je ne tiens pas plus à la sienne qu’à la vôtre… Tout m’est indifférent ! Vous le savez mieux que personne.

— Vous viendrez demain chez moi, n’est-ce pas, Camille ?

Elle eut une contraction des lèvres, blêmit encore.

— Je suis souffrante, vous voyez…

— J’ai à vous parler… Je désire vous voir…

On s’approchait d’eux, et elle promit, pour ne pas attirer l’attention, pour se délivrer des sollicitations de cet homme, qu’elle ne pouvait fuir.

XIV

Camille s’attardait chaque matin dans la salle de bains. C’était une grande pièce bien éclairée par le haut et tendue d’une fine toile de Perse à dessins verts sur fond rose, très doux. Contre le mur, des meubles de marbre rose portaient tout ce qui sert à la toilette d’une femme : les grandes cuvettes, les boîtes, les coupes en cristal avec leur chiffre d’argent couronné, les flacons de toutes tailles, les outils et instruments mystérieux inventés par la coquetterie moderne et servant à mille usages compliqués et délicats. Dans un angle, un immense divan bas, couvert et entouré de fourrures ; puis, lui faisant face, une vasque profonde en marbre rose où l’on descendait par deux marches. Une femme de bronze, agenouillée sur le bord, y versait l’eau chaude et l’eau froide par des urnes d’argent.

La jeune fille, dans l’eau tiède et parfumée, demeurait immobile. Elle était là depuis vingt minutes, les bras flottants, les seins frôlant la surface de leurs fleurs délicates, lorsque la femme de chambre frappa, puis entra.

— Mademoiselle, c’est madame Saurel.

Nina était déjà à genoux, auprès de la baigneuse.

Camille la repoussa avec ennui.

— Laisse-moi, tu me fatigues.

— Encore ?… Toujours, maintenant !… Vrai, je ne te comprends plus !

— Tant mieux !

— Pourquoi cette mine de carême ?… Au moins, viendras-tu, demain, à notre souper ?… J’ai fait deux nouvelles recrues… deux blondes adorables…

— Que m’importe !

— Tu ne sais pas ce que tu refuses !…

— Je le sais trop.

— Voyons, tu es folle !… Aurais-tu l’intention de t’enfermer dans quelque cloître et de faire pénitence ?…

— Peut-être… Tout me semblerait préférable à la vie que je mène… Vois-tu, je n’avais pas l’étoffe d’une femme libre ; je n’étais pas digne d’entrer dans la corporation.

— Puisque tu y es entrée tout de même !…

— Je puis en sortir.

— Dame, après la petite opération de Richard, il te manquera toujours quelque chose !…

— On l’ignore et je veux l’ignorer désormais.

— Ce sera difficile.

Camille eut un mouvement de colère.

— Si je te disais que j’ai voulu mourir, tu ne le croirais pas ; et, cependant, c’est la vérité : la mort me paraîtrait douce à côté de l’existence que je mène !

— Tu es jeune, tu es riche ; les hommes te supplient et t’adorent !… N’est-ce donc pas un grand bonheur ?… Ils ont beau être méfiants, prévenus contre l’appât de ta coquetterie, I heure de la capitulation arrive toujours… Tu n’es plus celle qui se laisse séduire niaisement mais celle qui choisit et qui prend. Tu vois chez tous la supplication mendiante de la tendresse qui défaille ; tu sais faire naître, avec une adresse féline et une curiosité inépuisable, le mal secret et torturant dans les yeux de tous ceux que tu veux séduire ; tu ne crains rien et tu méprises les plus redoutables !… Si tu savais comme cela m’amuse de sentir tous ces beaux messieurs envahis, conquis, dominés par ma puissance invincible ; de devenir pour eux l’unique idole capricieuse et souveraine !… Vraiment, c’est un jeu facile dans notre situation… Et puis, est-ce que nous n’avons pas toutes cet instinct secret qui pousse en nous doucement et se développe : l’instinct de la guerre et de la conquête ?… Seulement, nous sommes désarmées par la nature et le mâle brutal a sur nous le droit du plus fort… N’est-ce donc rien, ma chérie, de pouvoir traiter, enfin, d’égal à égal et d’en avoir fini avec toutes les misères de notre sexe ?…

— Je ne sais plus.

— Ah ! le plaisir de ployer les volontés, de tenailler les résistances et de faire souffrir aussi !… Je suis née méchante ; j’aime à poursuivre et à dompter des êtres humains, comme le chasseur poursuit des bêtes, rien que pour les voir tomber ! Mon âme est violente et point avide d’émotions comme celle des femmes tendres et sentimentales. Je dédaigne l’amour unique d’un homme et la satisfaction dans une passion. Je veux l’admiration de tous, les hommages, les agenouillements, les soumissions et les prières devant l’autel de ma beauté. Une fois enrégimenté dans mon troupeau d’adorateurs, on m’appartient de par droit de conquête. Je gouverne avec une adresse savante, suivant les défauts, les qualités, la nature des jalousies, et je reste, au moral, indifférente et glacée. Jamais, vois-tu, jamais je n’ai subi aucun entraînement d’imagination… Je méprise trop pour cela !…

— Oui, murmura Camille, j’ai suivi les conseils… Julien Rival en mourra peut-être.

— Laisse-le faire. C’est la consécration définitive de ta puissance, ma mignonne ! Tant qu’un homme ne s’est pas tué pour nous, il manque quelque chose à notre gloire.

— Julien fera cette dernière sottise, s’il en a envie… Je ne réponds plus à ses lettres… il m’obsède !

— Bien.

— Mais il en reste un dont je ne puis me débarrasser ! Et, si tu savais combien je le hais, celui-là ! Combien tout mon être se révolte à la seule pensée de ses caresses !…

— Philippe ?… En effet, il faut le subir pour acheter son silence…

— Je suis donc quand même obligée de m’incliner devant un homme !… À quoi m’a servi cette fameuse liberté dont tu es si fière ?…

— Il faut toujours s’incliner devant quelqu’un ou quelque chose ; la liberté n’est jamais que relative : au-dessus de toutes les créatures, il y a la puissance, l’argent, l’inconnu… On peut, seulement, ne pas s’humilier par plaisir… Malheureusement, tu as une âme de poète, et je prévois quelque mystère sous cette grande désillusion dont tu m’entretiens depuis quelque temps.

Camille rougit.

— Tu reçois trop d’artistes, poursuivit Nina ; ton esprit travaille et tu pressens chez eux des raffinements, des nuances, des délicatesses plus aiguës ; ils éveillent en toi le rêve intermittent et démodé des grandes amours et des longues liaisons.

— Que veux-tu, je ne possède pas encore tes yeux de sceptique moderne qui déshabillent en quelques heures les plus grands hommes de leur prestige !

— Ah ! ils sont, pourtant, aussi ridicules que les autres, nos grands hommes, quand ils abandonnent, dans le désarroi de leurs instincts, leurs poses de représentation et leurs habitudes de parade. Ils sont tous pareils, te dis-je, ces mannequins suffisants et vides qui ne désirent de nous que notre corps pour la satisfaction de leurs vices !… Moi, je ne veux d’eux que la satisfaction des miens, et je leur rends dédain pour dédain, injure pour injure, satiété pour satiété, quand j’ai pris d’eux tout ce qu’ils pouvaient offrir !

Camille secoua la tête.

— Ce que tu dis est vrai, sans doute… mais je m’ennuie ! car, la débauche n’emplit ni le cœur, ni l’esprit… Et que puis-je faire, à présent, fille sans espérance, femme sans mari, amante sans amour ?… À quoi servira ma vie ?… Je sens que j’aurais aimé un enfant.

— Un enfant !… Un enfant qui t’aurait déformée, vieillie avant l’âge !… un enfant sournois, cruel, égoïste comme un vrai petit homme !… Un enfant qui aurait pris ton temps, ta santé, ta jeunesse pour t’abandonner plus tard, malade et désillusionnée, et qui jamais n’aurait eu un sentiment de reconnaissance sincère ni de pitié !… Vois-tu, je ne me révolte pas seulement contre l’humanité, mais contre la nature qui nous a donné toutes les souffrances, toutes les peines, tous les châtiments, sans nulle compensation, sans nulle joie réelle… Ah ! le monde peut bien finir, ce n’est pas moi qui encouragerai la conservation de l’espèce !

— Alors, j’ai raison ; ce qu’il y a de meilleur ici-bas, c’est la mort.

— Non, pas pour nous qui ne craignons plus rien… Il y a encore le plaisir…

— Ah ! Nina, qu’est-ce que tu appelles le plaisir ?…

« Je subis toutes nos fêtes avec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières. Je n’ai plus de curiosité pour les étreintes de nos rendez-vous qui me laissent aussi indifférente que les marivaudages de nos salons. Je suis rassasiée de voluptés, écœurée de vices ; si mes nerfs me tourmentent encore, mes désirs sont éteints !… Privée de toutes les préoccupations des âmes simples ou ardentes, je vis dans une lassitude morne, sans la foi commune au bonheur, on quête, seulement, de secousses physiques et de vertiges charnels…

— Allons, tais-toi !

Nina avait fait glisser le peignoir de soie de Chine dont s’était enveloppée Camille et la conduisait vers le divan. Elle s’attachait à elle par la caresse, lien redoutable, le plus fort de tous, le seul dont on ne se délivre jamais quand il a bien enlacé et quand il serre jusqu’au sang la chair d’une femme.

Camille allait chez Nina régulièrement, sans résistance, attirée, semblait-il, autant par l’amusement de ces rendez-vous, par le charme du petit rez-de-chaussée discret de venu une serre de fleurs rares que par l’habitude de cette vie coupable, à peine dangereuse, puisque chacun avait intérêt à se taire. C’était encore auprès de madame Saurel qu’elle avait goûté les joies les plus vives, et, de toutes ses folies, aucune ne lui avait laissé une impression aussi durable.

Au bout d’un moment, Nina s’éloigna un peu pour contempler son amie.

— Tu devrais, dit-elle, me laisser un souvenir de toi dans ce petit peignoir que j’aime tant… Voyons, quel est le peintre que nous choisirons ?…

— Une peinture ?… c’est bien banal.

— Un buste, alors ?…

— Oui, un buste, murmura la jeune fille en rougissant. Je te donnerai un joli marbre de moi.

— Et, sans doute, tu as déjà trouvé ton sculpteur ?… Je gagerais que c’est Georges Darvy ?…

— Peut-être.

— Prends garde !… Tu l’as trop regardé, l’autre soir, au dîner…

— Je t’assure…

— Il t’intéresse infiniment.

— Pourquoi m’intéresserait-il ?…

— Parce que, de tous les hommes que tu connais, il est le seul qui ait résisté à la suggestion de ta beauté… Pour le moment, il n’y a en toi qu’une petite irritation d’amour-propre, mais, si tu n’y portes remède, le mal s’aggravera vite.

— Allons donc ! un artiste comme les autres… un peu plus absorbé, voilà tout… Et puis, je n’y tiens pas, à ce buste ; c’était pour te faire plaisir.

— Parfait. J’y renonce, alors ; n’en parlons plus.

XV

Quand Nina fut partie, Camille se fit habiller. Elle mit une petite robe grise, d’un gris léger, mélancolique comme un crépuscule et tout unie, avec un peu de vieille guipure au col et aux poignets. Le corsage serrait la gorge et la taille ; la jupe serrait les hanches, laissait tout deviner sans rien trahir.

La femme de chambre, comme chaque jour, lui avait remis une lettre de Julien. Sans se donner la peine de l’ouvrir, elle la glissa dans sa poche.

— Allez me chercher miss Ketty, dit-elle, en ajustant sur ses cheveux blonds un grand chapeau de paille noire d’une forme exquise.

L’Anglaise entra, calme et résignée, la conscience silencieuse devant les munificences de sa maîtresse.

— Miss Ketty, nous allons chez un sculpteur que je connais à peine. Vous entrerez avec moi et vous vous tiendrez un peu à l’écart.

L’Anglaise inclina la tête.

— Tout ceci, bien entendu, doit rester entre nous.

— Oui, mademoiselle.

Le coupé de Camille roulait au grand trot des deux chevaux sur le pavé de la rue du Bac. La pluie battait la vitre de la voiture et faisait des flaques sur la chaussée inégale. Les passants, sous leurs parapluies, se hâtaient, la nuque cachée dans le col relevé des pardessus.

La jeune fille, les yeux demi-clos, le dos aux coussins capitonnés, songeait péniblement, qu’après sa visite à l’atelier de Georges Darvy, il lui faudrait prendre un fiacre pour rejoindre Philippe. Un vif désir d’envoyer un télégramme l’obsédait ; mais elle s’était promis de ne plus commettre d’imprudences.

En réalité elle n’avait jamais ressenti, auprès de ses amants, ces élans de l’être vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des sens se sont unis. Ces élans jamais n’étaient venus. Une fatigue l’envahissait et une impuissance à se tromper et à tromper plus longtemps les autres.

Elle constatait avec étonnement que tous les baisers l’importunaient, bien qu’elle n’y fût point tout à fait insensible. Elle n’avait jamais senti, comme tant d’autres femmes, sa chair émue par l’attente troublante et désirée des étreintes. Elle les subissait, les acceptait, conquise et vibrante malgré elle, mais jamais entraînée.

Est-ce que son corps, si fin, si délicat, si raffiné gardait des pudeurs inconnues, des pudeurs d’animal supérieur et aristocratique ignorées de son esprit sceptique ?…

La voiture s’arrêta rue du Regard, devant une ancienne et haute maison. Camille descendit avec miss Ketty. C’était là, au fond de la cour, dans un jardinet broussailleux planté de quelques beaux arbres. L’atelier, très spacieux, formait un pavillon carré avec deux perrons élevés de plusieurs marches. Camille frappa à la porte, et le sculpteur vint ouvrir, sans reconnaître, d’abord, la visiteuse.

Elle se nomma, et comme il demeurait sur pris et déconcerté :

— C’est l’artiste seul que je viens voir, dit-elle en souriant ; ma démarche est intéressée…

— Entrez et soyez indulgente, mademoiselle. Je ne suis qu’un pauvre travailleur que les belles dames dédaignent généralement. Le logis est modeste, comme vous voyez, et peu digne de l’honneur que vous lui faites.

Assez froidement, il lui indiquait un divan dans un coin de l’atelier.

Il y avait là des groupes de plâtre, des bustes commencés recouverts de linges humides ; par terre, des seaux d’eau, de la terre gâchée. Les murs ne montraient que quelques esquisses d’amis, des pochades de plein air, des armes anciennes accrochées au hasard. Un grand jour cru tombait sur tout cela. Après un moment de silence, elle exposa le but de sa démarche.

— C’est pour un buste, dit-elle.

— Un buste ?… Je n’ai guère le temps en ce moment.

— Oh ! ce ne sera pas long… Je voudrais… faire une surprise à ma grand’mère.

— C’est de vous qu’il s’agit ?…

— Oui, monsieur.

Pour la première fois il parut l’examiner avec quelque intérêt.

Un peu sèchement, elle reprit :

— Me refuseriez-vous ?…

Il hésita, puis, sembla prendre une décision.

— Non, je consens. Voulez-vous que nous commencions tout de suite ?…

Elle rougit.

— C’est que… je ne puis disposer que d’une heure.

— Fort bien… Vous ne poserez pas en robe montante, je suppose ?…

Il lui indiquait une petite pièce sobrement meublée. Deux chaises longues et quelques sièges bas faits pour le repos des membres las et du corps dévêtu l’occupaient, ainsi qu’une grande glace formée de trois panneaux dont les deux côtés latéraux, articulés sur des charnières, permettaient aux modèles de se voir en même temps de face, de profil et de dos.

Camille enleva son corsage, fît glisser un peu les dentelles de sa chemise. Elle paraissait plus mince ainsi, avec son torse élancé à la gorge ronde, aux bras souples ; et sa nuque, ses épaules adorables étaient un lait pur, une soie blanche, jolie, d’une infinie douceur.

Elle rentra, et Georges la plaça aussitôt, la drapa dans une étoffe molle, arrangea ses cheveux d’une main légère et adroite. Puis, vivement, il se mit à l’œuvre, dégrossissant la masse informe qu’il avait préparée, lui donnant les contours du visage qu’il avait devant les yeux. Il travaillait avec une sérénité parfaite, sans se demander ce que cette visite de la jeune fille pouvait avoir de flatteur pour son amour-propre.

Georges Darvy se montrait satisfait des cent et quelques mille francs qu’il avait gagnés et placés sagement. Rassuré pour l’avenir, il ne s’était plus guère consacré qu’à son art, gardant simplement une clientèle d’amis qui le payaient peu. Quand l’un d’eux se montrait moins oublieux, il était presque tenté de re fuser une telle munificence. Mais, ses groupes exquis, reproduits de mille manières, se vendaient bien. Sans intrigues, sans humiliations, presque sans luttes, il était arrivé à la célébrité, ce qui peut être considéré, de nos jours, comme un cas exceptionnel.

Et rien n’existait pour lui, en dehors de son labeur et du culte attendri qu’il avait pour la Beauté. C’était une nature délicate et sensitive, mais emprisonnée dans son rêve. Il passait au travers de la vie, de l’amour, de la société des hommes et des femmes, sans rien voir que ce qu’on lui montrait, et il pensait que tout était sage, ici-bas, créé pour le bonheur de tous. Les aurores étaient faites pour bercer les réveils de douces clartés, les jours pour mûrir les moissons, les pluies pour féconder la terre et les brises pour emporter l’âme des parfums errants.

Georges voyait un accord parfait entre les créatures et les choses, parce qu’il n’existait guère qu’en lui-même, et l’habitude de la méditation l’avait rendu silencieux. Tout entier, de corps et d’esprit, il s’était voué à la réalisation de ses belles visions d’art ; il y avait jeté ses passions, le feu de la fièvre d’une nature ardente, sous un air de froideur trompeuse.

Au bout d’une heure, Camille se leva.

— Je reviendrai bientôt, dit-elle. Fixez vous-même le jour.

— Après-demain, si vous voulez ?…

— Soit, après-demain.

Elle se rhabilla hâtivement, puis, sur le seuil de l’atelier, tendit sa petite main au sculpteur. Il la serra distraitement et la laissa retomber, sans remarquer la moue désappointée de la jeune fille.

Dans la rue, elle congédia miss Ketty et prit un fiacre.

XVI

Philippe l’attendait, l’œil mauvais, les lèvres blêmes.

— Vous venez de chez Georges Darvy ? dit-il.

— Comment savez-vous ?…

— Je sais tout. À Paris on est toujours renseigné…

Et, lui montrant, par la fenêtre, un homme qui traversait la rue :

— Tenez, voici celui qui vous a suivie. Demain, ce ne sera plus le même… et, vous aurez beau faire, vous serez dépistée malgré vous.

Elle voulut rire.

— C’est vraiment effrayant, ce que vous me dites là !

Déjà, il lui enlevait son chapeau.

— Avouez que je ne suis pas un amant jaloux ?… Je vous ai passé Nina, Julien Rival, et bien d’autres caprices sans conséquence, parce que je savais que votre cœur était libre. Je ne veux pas d’attachement sérieux.

— J’ai chargé ce sculpteur de faire mon buste, il faut bien que je me rende à son atelier… Il ne peut pas venir à domicile comme un tailleur ou une modiste !…

Et elle ajouta avec un peu d’amertume :

— Quel homme heureux que ce Georges Darvy !… Il n’aime qu’une chose, son art, ne pense qu’à cela, ne vit que pour cela, et cela emplit, console, égaye, fait bonne son existence !… C’est vraiment un grand artiste de vieille race !… Ah ! il ne s’inquiète guère des femmes, celui-là, de nos femmes à rubans, à plumes et à travestissements… Il lui faut de la pure plastique, à lui, et non de l’artificiel.

— Il est certain que, pour vous, un buste de Houdon ou des statuettes de Tanagra ne sont que les petites parures nécessaires à l’encadrement de ce chef-d’œuvre de la nature qui est vous : vous et votre robe, car votre robe joue un rôle important dans vos préoccupations ; c’est la note nouvelle que vous donnez chaque jour à votre charme tout-puissant.

— Il y a mieux pour moi.

— Allons donc ! Futile et personnelle comme toutes vos semblables !… Vous connaissez et comprenez ce qui peut vous faire valoir, la parure et le bijou, mais vous ignorez ce qui est d’une sélection rare et constante, ce qui exige une grande et délicate pénétration artiste… Vous avez des sens incomplets, inaccessibles à ce qui ne touche pas directement l’égotisme féminin qui absorbe tout en vous… Vous n’avez que l’instinct du sauvage, l’instinct de ruse, de mensonge et de cruauté !… Et cette absence de compréhension, qui obscurcit votre vue intellectuelle, quand il s’agit de choses élevées, vous aveugle souvent bien davantage encore quand il s’agit de nous… Il est inutile, pour vous séduire, d’avoir de l’âme, du cœur, des qualités et des mérites exceptionnels ; vous allez, de préférence, aux plus indignes, aux plus méprisables…

Et, comme il reprenait haleine :

— Continuez, mon ami, dit-elle, sans s’émouvoir… Vous m’intéressez infiniment !… Si vous saviez comme vous êtes amusant dans ce rôle de moraliste !

— Je vous mets en garde contre vous-même, voilà tout.

— Je n’ai pas changé depuis que je vous connais…

— En effet, vous êtes cabotine comme au premier jour.

— Puisque vous le saviez, pourquoi me donniez-vous la réplique ?…

— Pour me mettre au niveau des pitres que vous fréquentez… Je désirais vous voir, et rien de plus…

— Alors, quittons-nous, maintenant que votre caprice est satisfait.

— Non, vous en éprouveriez trop de joie…

— Vous savez bien que je ne vous ai jamais aimé ; que j’ai cédé, parce que j’avais peur ?…

— Je le sais ; vous êtes pareille à celles qui vous ont formée… Oh ! l’élève fait honneur aux professeurs !

— Depuis que les hommes ont réglementé le plaisir comme le travail, il ne peut plus y avoir de place pour le sentiment. L’attrait qui poussait, jadis, les sexes l’un vers l’autre, a disparu. On s’aborde en ennemis, on se possède en ennemis et on se quitte avec l’intention de ne jamais se revoir… Vous avez donné l’exemple, messieurs ; de quoi vous plaignez vous ?…

— Il y a des hommes qui s’attachent sérieusement.

— Ah ! oui, Julien Rival !… Mais, c’est un enfant, qui, plus tard, se formera et deviendra semblable aux autres… À ce propos, voici sa dernière lettre… lisez-la-moi.

Elle sortit de sa poche le papier tout chiffonné et le lui jeta.

Philippe s’approcha de la fenêtre.

— Il y a des larmes sur cette feuille.

— C’est du dernier ridicule !… Allons, lisez… Qu’attendez-vous ?…

— Rien.

Et il lut d une voix grave :

« Camille, vous rappelez-vous ma première lettre ?… Je vous disais mon bonheur, ma reconnaissance, mon ivresse !… Aujourd’hui, je pleure et je vous dis adieu. J’aurai quitté Paris quand vous recevrez ma lettre, car je ne peux plus vivre si près de vous et si loin de votre cœur !… Les hommes comme moi ne devraient jamais connaître les femmes comme vous… Si j’étais un poète ou un artiste, ma douleur, peut-être, enfanterait un chef-d’œuvre, et l’art me ferait supporter l’existence ; mais, je ne suis rien qu’un pauvre garçon en qui est entrée, avec son amour pour vous, une atroce et intolérable détresse. Quand je vous ai rencontrée, je ne pensais pas sentir et souffrir de cette façon, car vous n’avez su que me torturer !… Je ne vous en veux pas, je ne vous reproche rien et je ne me reconnais même pas le droit de vous écrire ces lignes… seulement, malgré moi, j’espère encore que vous me rappellerez par un mot affectueux… J’attends… Non, je sens que vous ne répondrez pas… Je n’ai plus rien au monde qu’une pensée cruelle attachée à moi et qu’il faut tuer !… Adieu, Camille, merci et pardon… Ce soir, encore, je vous aime de toute mon âme ! »

Philippe replia la lettre et la rendit à mademoiselle de Luzac.

— Vous le laisserez partir ?…

— Certes.

— Sans le revoir ?…

— À quoi bon ?… N’ai-je pas été assez généreuse ?…

— Il ne m’appartient pas de plaider la cause de Julien Rival ; ce rôle ne m’irait guère… Cependant, je trouve que vous jouez un jeu imprudent avec lui comme avec moi.

Camille le toisa avec mépris.

— Dans tous les cas, c’est un jeu dont je suis lasse !… Julien a eu l’esprit de l’éloigner… Faites-en autant et restons bons amis… Cela vaudra mieux, je vous assure.

— M’éloigner ?… Y songez-vous ?… Vous êtes trop charmante pour que je me résigne à un tel sacrifice !… Je vous garde… À demain, n’est-ce pas ?…

XVII

Dans sa folle vie de plaisirs, dans les endroits les plus étranges du monde où l’on s’amuse, Camille, malgré son scepticisme, avait découvert, parfois avec une surprise envieuse, jalouse et presque méchante, des êtres, des femmes, des hommes en qui quelque chose d’imprévu s’était produit. Avec son flair inquiet, elle le sentait et le devinait dans les visages, dans les yeux et dans les sourires. C’était une lueur d’extase et de ravissement, une joie de l’âme répandue dans le corps lui-même, illuminant la chair et le regard. Un frisson de colère la parcourait, alors, car les amoureux sincères l’avaient toujours fâchée et elle qualifiait de dédain cette haine sourde que lui inspiraient les gens dont le cœur battait de passion. Quand elle songeait à cette ivresse, à cette exaltation tendre où pouvait jeter l’existence idolâtrée d’un autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, elle se jugeait incapable de rien éprouver de semblable. Et, cependant, que de fois, lasse de baisers indifférents, tourmentée par cette harcelante envie de changement qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’une indéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité de rencontrer un homme qui la jetterait aussi dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de toute la raison !… Mais, cet homme n’était point venu ; Julien l’aimait trop et Philippe pas assez. Julien était trop crédule et Philippe trop méfiant. Avec tous elle avait constaté que les défauts étaient plus saillants que les qualités, que le talent, même, est un don spécial comme une bonne vue et un bon estomac, un don isolé sans rapports avec l’ensemble des individus.

Cependant, depuis sa rencontre avec Georges Darvy, ses opinions avaient un peu dévié. Il l’avait intéressée par sa froideur, même, son indifférence, le pur idéal qui était en lui et qui lui faisait mépriser les satisfactions habituelles de la chair. Il l’avait intéressée, car elle pensait à lui sans cesse, cherchait à deviner l’énigme de cette existence si différente des autres. Il ne sortait presque pas, n’avait pas de relations, pas d’amis intimes, semblait presque repousser la faveur qui allait à lui ; pourquoi ?… Elle se sentait, pour la première fois, l’envie sincère d’être pour cet homme autre chose qu’une maîtresse séduisante. L’aimait-elle ?… Pour aimer faut-il qu’un être apparaisse doué de rares attirances, différent des autres, dans l’auréole que le cœur allume autour de ses préférés, ou, suffit-il qu’il vous plaise à ne plus pouvoir se passer de lui ?…

Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chose d’inexprimable qui nous porte vers quelqu’un presque malgré nous. Elle avait eu un grand plaisir à le regarder dans son atelier, à suivre tous ses mouvements, à entendre le son de sa voix. Elle avait éprouvé une envie bizarre de se rapprocher, d’appuyer la tête à son épaule, de lui donner la secrète intimité de son âme !…

Le surlendemain, elle s’habilla avec mille recherches de simplicité et se rendit rue du Regard accompagnée par miss Ketty.

Georges travaillait à un groupe et ne semblait pas l’attendre. Cependant, il congédia aussitôt ses modèles et enleva le linge humide qui recouvrait l’ébauche.

— Pour quand désirez-vous ce buste ? demanda-t-il.

— Oh ! ne vous pressez-pas… Je veux une œuvre achevée, parfaitement ressemblante… Ce sera difficile, n’est-ce pas ?… J’ai les traits si mobiles !

— Mais non ; je crois pouvoir saisir votre expression, et c’est surtout l’expression qui fait la ressemblance.

— Nous avons le temps.

— C’est qu’il m’arrive d’autres commandes que je ne puis négliger…

Elle le regarda d’un air suppliant ; mais il ne parut pas s’en apercevoir, et se mit rapidement au travail.

Georges imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre comme Canova, et le buste d’une jeune fille ne l’intéressait guère. S’il n’avait osé refuser, il comptait bien terminer le plus vite possible cet ouvrage sans importance, pour se remettre aux œuvres sérieuses, aux œuvres réellement grandes et nobles que caressait son rêve. Elles seules occupaient sa pensée et tenaient une place dans sa vie ; elles seules avaient le pouvoir de l’animer, de l’attendrir… Et Camille s’attachait d’autant plus qu’on semblait la dédaigner davantage. Elle avait pour Georges ses plus gracieux sourires, sa voix la plus caressante…

Lui, devait toujours ignorer les façons de l’amour moderne, ses audaces et ses dédains à peine dissimulés. Le nouvel art d’aimer consomme énormément de paradoxes, de moqueries, de mensonges et de poses. La passion est un martyre, on n’en veut plus ! On ne fait même plus semblant d’aspirer à l’idéal, à l’infini, à la perfection ; on s’amuse en s’égratignant gentiment comme des félins sur une gouttière. Les belles phrases, jadis, étaient un prétexte à mettre encore plus d’ardeur dans la pratique, plus de rage dans les chutes… Maintenant, on tombe mollement, sans conviction et sans désirs réels ; on tombe souvent et les blessures n’ont pas de gravité.

Camille avait dressé ses batteries en croyant deviner le caractère de Georges. La comédie du sentiment pouvant avoir pour ce sauvage le charme de la nouveauté, elle se fit rêveuse, douce, innocente, avec des confidences de petite fille.

Miss Ketty, droite et muette dans un coin de l’atelier, n’en revenait pas. Elle avait assisté à tant de folles escapades qu’elle ne pouvait imaginer une telle transformation chez mademoiselle de Luzac.

Camille, maintenant, interrogeait le sculpteur sur ses préférences. Elle fut ravie lorsqu’elle l’entendit parler avec un profond mépris de quelques-uns de nos maîtres les plus vantés, mais elle fut surprise lorsqu’elle l’entendit exprimer son enthousiasme et son respect pour quelques autres.

C’était chez Georges une affaire de goût, une passion d’artiste. Il admirait franchement le talent, lorsqu’il le rencontrait, et se montrait sévère pour les charlatans de l’art qui battent la grosse caisse dans les journaux, et n’arrivent à la notoriété que par la réclame et l’intrigue.

Dans ces questions, il sortait de son indifférence et mettait, beaucoup de passion à défendre ses opinions.

Il semblait, pourtant, à Camille, que quelque chose manquait à cette puissante organisation : le cœur n’y battait pas… Peut-être dormait-il seulement, et, peut-être, allait-il s’éveiller au jour lumineux que verse dans la vie le regard d’une femme.

Elle examinait, attendait, recueillait toutes les paroles, toutes les pensées de l’artiste pour les emporter dans son silence ; et, là, de cette jeunesse laborieuse, de cet amour du beau, de cette admiration pour les vrais artistes, elle commençait à se créer une de ces idoles auxquelles les femmes se vouent et qui les écrasent sous leurs débris quand la réalité les fait crouler avec un souffle !

Elle eût ri d’un mot tendre, eût répondu à un regard audacieux, eût haussé les épaules devant une attaque ; mais, ici, tout lui semblait étrange : elle seule faisait le chemin qui l’éloignait de son repos sans la rapprocher de Georges.

La mère la plus attentive n’eût pu s’émouvoir de sa contenance ; cet homme était parfait, éclatant et dur comme un diamant.

La jeune fille souhaitait ardemment que son buste fût manqué. Elle essayait de chercher querelle à l’artiste sur les moindres détails, afin de poser plus longtemps. Mais, comment accuser en présence d’une œuvre pareille ?… C’était mademoiselle de Luzac idéalisée, transfigurée, avec une expression de douceur et de joie qu’elle ne se connaissait pas !

Elle ne cherchait plus à intriguer Georges ; elle l’écoutait avec patience, lorsqu’il lui racontait ses espérances d’avenir, et l’approuvait de n’avoir pour but que la puissance de la gloire, sans remarquer que jamais la pensée d’une généreuse affection, d’un culte du cœur ne se mêlait à ses idées grandioses. C’est à peine s’il donnait, dans la vie qu’il ambitionnait, une place au luxe extérieur, et ce qu’on appelle le monde ne soulevait que son dédain.

Elle ne s’apercevait pas que les opinions, ainsi que les actions des hommes, ont un aspect tout différent selon le point de vue d’où on les regarde. Elle croyait s’être placée, pour voir et juger le sculpteur, sur le terrain du scepticisme, lorsqu’elle était au point opposé : celui de l’intérêt et de la croyance.

Elle congédia miss Ketty, sous un prétexte quelconque, et s’approcha de Georges en laissant glisser l’étoffe qu’il avait drapée sur ses épaules.

Mais il ne songeait qu’à son travail, continuait à pétrir la terre. Elle restait derrière lui, le sein presque appuyé à son dos, et son dépit devint tel qu’il lui arracha une larme et une exclamation sourde.

Georges se retournant et la regardant, enfin, demeura immobile, comme frappé d’une soudaine inspiration.

— Oh ! dit-il, restez ainsi, que je vous voie… Si vous saviez !…

— Quoi donc ?…

— Eh bien, vous êtes divinement belle… Je voudrais prêter au visage de la Vierge l’expression que vous avez maintenant.

— Vous dites ?… demanda-t-elle, croyant avoir mal entendu.

— Voulez-vous poser un moment pour mon groupe des saintes femmes ?… Je ferai la physionomie de Marie d’après la vôtre… Cela ne peut vous déplaire ?…

Elle fut prise d’un rire nerveux qui la secoua des pieds à la tête ; puis, se laissant tomber sur le divan, elle éclata en sanglots.

Il restait auprès d’elle, décontenancé, ne comprenant rien à cette crise imprévue.

— Est-ce que vous souffrez ? demanda-t-il.

Quand elle put parler, elle murmura avec effort, heureuse de trouver ce prétexte :

— Oui, je souffre… J’ai été fort malade dans ces derniers temps… Les médecins ne pensaient pas me sauver… Alors, la moindre fatigue…

— Rentrez, bien vite… je vais vous aider

Il l’aida, en effet, maladroitement, mais sans trouble. Puis, dès qu’elle fut prête, comme elle avait renvoyé sa voiture, il courut, pour lui en trouver une.

Camille, la face blême, les yeux gonflés, s’en alla sans un mot d’adieu ; puis, rageusement, sans s’inquiéter de l’artiste qui demeurait sur le trottoir, elle donna l’adresse de Philippe.

XVIII

Cependant, deux jours après, elle frappait à la porte de l’atelier. Georges ôta tranquillement les linges qui couvraient le buste ; mais, au bout de quelques moments, il se retourna vers elle en souriant.

— Oh ! dit-il, j’ai travaillé, et j’espère avoir réussi cette fois.

Elle ne répondit pas.

— Vous seriez bien bonne, reprit-il, de me permettre de vous voir comme je vous ai vue l’autre jour.

— À quoi cela vous servirait-il ?…

— À faire un chef-d’œuvre.

Elle pâlit affreusement.

— Non, non, je vous en supplie ! ne me reparlez jamais de ce moment de faiblesse que je veux oublier… Si vous saviez…

— C’est bien, dit-il, je n’insiste pas, mais c’est dommage… Je ne croyais pas vous avoir offensée…

Ils demeurèrent silencieux, déconcertés, mécontents.

Enfin, elle se leva, et vint appuyer sa main sur la sienne.

— Je consens, dit-elle.

— Vrai ?…

— Oui, ce sera infiniment original !…

Et son rire douloureux la reprit. Comme il semblait inquiet, elle fit un effort.

— Pardonnez-moi ; mes nerfs me jouent de ces tours ridicules depuis quelques jours… Je ris, et j’ai envie de pleurer !

Pendant trois semaines Camille retourna poser à l’atelier de Georges, malgré les railleries de Nina et les menaces de Philippe. Déjà elle n’était plus maîtresse de ses impressions ; la curiosité parlait plus haut que son orgueil dans celle langue souveraine des arts qui exalte si ardemment l’imagination. Son âme commençait à s’ouvrir aux sensations douces et rares, au sentiment et à la jouissance du Beau. Elle comprenait que le plaisir de l’amour est d’abord d’aimer, et que l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on inspire.

Elle avait, enfin, un but dans la vie, un but auquel tout se rapportait et qui changeait la face de tout. Ses pensées jetaient à ses yeux la nature entière avec ses aspects charmants, comme une nouveauté inventée d’hier. Elle s’étonnait de n’avoir jamais vu ce spectacle adorable. Les êtres et les choses lui semblaient différents et meilleurs.

Le malheur de l’inconstance, c’est l’ennui. La femme coquette a le cœur vide et ne sait à quoi passer son temps ; la femme qui aime tremble de déplaire, et cette crainte occupe toutes les minutes de sa vie avec le souvenir. L’ennui ôte tout, jusqu’au courage de se tuer ; l’amour donne tout, jusqu’au bonheur de la mort !

Précédemment elle avait, tout en les méprisant, épié ces grands élans de l’être entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des âmes se sont unis. Ces élans n’étaient point venus. Elle avait voulu, pourtant, s’entraîner à la passion de Julien, multiplier les rendez-vous et se prouver qu’elle l’aimait sincèrement ; mais la fatigue était vite venue, amenant l’impuissance du mensonge. Elle renonçait à se tromper et à le tromper davantage, constatant avec surprise que les baisers reçus l’importunaient.

Elle subissait les étreintes, s’imaginait chaque fois trouver la sensation cherchée et s’en revenait toujours désillusionnée.

Maintenant, Julien n’existait plus pour elle ; elle ne savait ce qu’il était devenu et ne s’en inquiétait guère. Comme il l’avait adorée, pourtant ! Comme ce serait dur et long pour lui de se guérir d’elle !… Ah ! comme elle avait bien meurtri ce cœur et promené ses mains cruelles dans la blessure pour l’élargir ! Puis, elle l’avait rendue inguérissable en y plongeant, comme un couteau, sa mortelle indifférence !… Tant pis, celui-ci souffrirait pour les autres !

Nina, pendant une absence de Georges, était venue à l’atelier avec Rose Mignot et Claire Delys.

En voyant le groupe des saintes femmes, et en reconnaissant dans la Vierge le visage de Camille, elles avaient poussé des exclamations et des éclats de rire.

Rose s’était laissée tomber sur le divan dans une crise de gaîté, et Nina, avec une ironie jalouse, avait murmuré :

— Il en a un tempérament, ton sculpteur !

— N’ayant pas trouvé de modèle assez chaste, il t’a choisie !… Vrai, il ne s’ennuie pas !…

— Pourquoi ne m’aurait-il pas choisie ? repris tristement mademoiselle de Luzac. Est-ce que nous ne mourons pas un peu chaque jour ?… La Camille d’hier n’existe plus.

— Rien ne s’efface dans la vie.

— Rien ne s’efface dans la mémoire, c’est vrai, mais tout se métamorphose dans les sentiments… Mon ancienne existence m’est devenue incompréhensible.

Nina prit une cigarette dans une coupe et l’alluma.

— Notre pauvre amie est perdue ! dit-elle gravement ; ce que je craignais est arrivé.

— Quoi donc ? demanda Rose.

— C’est bien simple : elle aime !

— Mais c’est insensé ! s’écria Claire. De l’amour !… et pour un homme encore !…

— Un homme qui n’en veut pas !

— Un homme qui la méprise !…

Les yeux de Camille lancèrent des éclairs.

— Dans un mois je serai la femme de Georges, dit-elle fièrement.

Elle venait d’entrevoir l’avenir. Cet homme seul pouvait la sauver des autres et d’elle-même. Par Georges seul elle pourrait tenter l’œuvre de rénovation. Sa décision était prise.

Nina haussa les épaules.

— Il ne t’épousera pas.

— Il ne sait rien.

— Et Philippe ?…

— Philippe gardera le silence.

— Ce n’est pas certain ; à moins que tu ne restes sa maîtresse.

Camille porta ses poings à ses tempes avec désespoir.

— Oh ! si vous saviez combien je le hais !

— Dame, il a été plus malin que toi.

— J’emmènerai Georges, nous voyagerons.

— Philippe saura bien vous rejoindre…

— Alors… alors… je me tuerai !

— À ton aise. Dans tous les cas, nous ne parlerons pas, bien que ce ne soit pas très gentil de nous abandonner !…

— Chut ! fit Rose qui avait entrouvert la porte, voici l’artiste… Soyons femmes du monde !

Georges revenait, en effet, avec une gerbe d’œillets qu’il avait achetée dans la rue. À la vue des visiteuses, il demeura interdit.

— Ce sont mes amies, expliqua mademoiselle de Luzac. Elles ont voulu vous témoigner toute leur admiration pour le buste que vous avez fait de moi.

— Et aussi pour la statue de la Vierge qui est vraiment merveilleuse ! ajouta Nina.

Leurs visages étaient devenus impassibles, leur tenue d’une correction parfaite. Georges les accompagna jusqu’à la porte de son petit jardin. Quand il rentra dans l’atelier, il trouva Camille tout en larmes.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il.

— Vous ne me verrez plus, vous finirez ce groupe sans moi.

— Mais, c’est impossible ! s’écria-t-il, désolé.

— Il le faut. On commence à jaser… Mes longues stations chez vous semblent singulières… On dit…

— Que dit-on ?

— À quoi bon vous répéter ces choses ?… Que vous importe ?…

D’une voix changée, il balbutia :

— Vous êtes dure pour moi, mademoiselle !… Je ne croyais pas avoir mérité tant de sévérité.

Amèrement, elle continua :

— Je ne suis pour vous qu’une jeune fille comme les autres… l’art seul occupe votre pensée.

Il la regarda, et se sentit, tout à coup, attiré vers elle. Son cœur qu’il croyait insensible se mit à battre précipitamment. Il comprit qu’il l’aimait, et, peut-être, depuis longtemps.

— Vous êtes riche, dit-il, et je n’ai rien.

— Vous êtes plus riche que moi, puisque vous avez le génie. Si vous étiez moins indifférent, vous pourriez gagner beaucoup.

— C’est vrai ;… à l’avenir, je travaillerai pour vous, et ma fortune un jour égalera la vôtre. Voulez-vous devenir ma femme ?…

Elle eut un cri de joie et s’agenouilla presque devant lui.

— Si je le veux !… Voilà des jours que j’épie sur vos lèvres un mot tendre, une parole vraiment sortie du cœur… Si je le veux !… Prenez-moi… gardez-moi ! Faites de moi ce que vous voudrez !… Je suis à vous, Georges, à vous tout entière et pour toujours…!

TROISIEME PARTIE
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I

Comme si la baronne de Luzac n’eût attendu que le mariage de sa petite-fille pour quitter ce monde, on la trouva morte dans son fauteuil, au lendemain de la cérémonie.

Camille, en grand deuil, quitta Paris avec Georges sans prévenir personne. Ils s’embarquèrent à Cannes, dans la matinée, sur un yacht frété tout exprès pour ce voyage. C’était un bateau de vingt tonneaux avec des voiles en toiles fines. Les faibles brises que les golfes exhalent vers la mer les poussaient mollement, les conduisaient vers la côte italienne. Par cet après-midi d’été sur la Méditerranée, le soleil cruel emplissait le ciel, faisait de l’onde un miroir bleuâtre, sans nuages, et presque sans frissons.

Dans l’intérieur, il faisait frais. Le bateau était profond, construit pour naviguer sur les mors du Nord et supporter les gros temps. Un peu à l’étroit, on pouvait vivre six ou sept personnes — équipage et passagers — dans cette petite demeure flottante.

Camille était assise à côté de Georges, la tête appuyée à son épaule ; et tous deux, pleins de leur bonheur, restaient silencieux. Ils savouraient la volupté paresseuse qui envahit un couple heureux dans un espace étroit, l’émotion tendre et insinuante allant de l’un à l’autre, l’espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela dans un recueillement alangui et charmant. Ils goûtaient une intimité physique et spirituelle dans cette sorte de clair-obscur discret où les rayons voilés du soleil, passant par les hublots, jouent dans l’ombre avec les cheveux de la femme, ses yeux aux longs cils, les plis soyeux de sa robe. Ils aimaient le bercement de la vague qui balance les êtres et les esprits, les jette l’un contre l’autre… Et, sans un seul mot d’amour, les deux époux se laissaient aller à leur rêverie, Georges tenant entre ses mains la main de Camille, dont il faisait jouer machinalement les doigts fins et tièdes, caressant sa peau douce dont il lui semblait qu’un peu de la vie se transfusait en lui.

Ils dînèrent dans le fumoir, sur une toute petite table et sans le service de domestiques. Camille trouvait son premier amant dans son mari !… Pour la première fois, elle aimait, elle se donnait, enfin, de corps et d’âme… Ils avaient des bêtises de sentiment en toute liberté, à propos de tout et de rien ; l’émotion de ce tête à tête passionné, dans cette boîte de sapin vernis, le faisait ressembler à un souper d’étudiants dans une mansarde. Tous deux mangeaient en se regardant et en se souriant. De temps en temps Camille laissait tomber sa fourchette, et, après une minute de contemplation religieuse, murmurait d’une voix grave :

— Tu es beau, mon Georges !

Et elle le voyait vraiment beau, grand et transfiguré par son amour. Il n’était plus un homme, mais l’homme qu’elle avait choisi entre tous et qui portait l’auréole superbe de cette distinction. Et, c’était curieux et amusant le spectacle de la gêne, de la confusion émue de Georges devant la cour que lui faisait cette femme si dédaigneuse peu de mois avant !… Il ne trouvait pas de mots pour répondre aux gentillesses, aux grâces enveloppantes de cette passion inespérée.

Le diner était fini. Camille s’agenouilla devant son mari, ramena sa bouche à ses lèvres et lui dit dans un baiser, dans un de ces baisers qu’elle n’avait eus ni pour Julien, ni pour Nina, ni pour personne : « Viens. »

Dans l’étroite cabine, en une seconde déshabillée, elle l’appelait de nouveau, fière de cette tendresse qu’elle pouvait avouer à la face de tous, fière de ces sensations exquises qu’elle éprouvait, enfin, banalement, comme la première amoureuse venue.

À quoi bon, alors, tant de dépravation et tant de honte pour en aboutir là ?…

La passion qu’elle avait en vain cherchée précédemment se dégageait de son corps vibrant, comme une électricité, une plénitude de plaisir allant jusqu’aux extrémités de l’organisme de l’homme serré en ses bras. Et, parmi les emportements sensuels de son ivresse, il y avait, tout à la fois, des câlineries ingénues de jeune fille et du libertinage de courtisane : des retenues et des impudeurs. Parfois, en le bégaiement d’un spasme, son enfance remontait en elle et lui mettait, entre ses dents qui s’entre-choquaient, des paroles puériles ; puis, par la peur de quelque chose qu’elle enfermait au fond de son âme, elle enveloppait Georges de tout son corps, comme d’une protection affolée et délirante.

Au dehors, ils n’entendaient rien que le bruit de la petite pendule suspendue contre la cloison de bois. Et, ce minuscule battement troublait seul leurs indicibles étreintes, et l’immense repos des éléments leur donnait, par moments, lorsqu’ils se réveillaient de leur extase, poitrine contre poitrine, la surprenante sensation des solitudes illimitées où les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leur surface, demeurent imperceptibles dans le silence universel. Il leur semblait que quelque chose de ce calme éternel de l’espace descendait et se répandait sur la mer immobile par cette tiède nuit d’été.

Et toujours des baisers, des baisers et encore des baisers !… Et jusqu’au jour durait la mêlée de ces deux corps fondus dans une longue caresse.

Georges apportait à sa femme une âme toute neuve qui s’abandonnait ainsi pour la première fois. Il était surpris et charmé de cette plénitude de bonheur qu’il n’avait jamais osé concevoir en dehors de son art divin.

II

Tout le ciel était voilé de nuages Mais, peu à peu, les vapeurs pâlirent, s’amincirent, semblèrent se fondre. On sentait que le soleil les brûlait, les buvait de toute son ardeur et qu’elles allaient s’anéantir sous l’énorme force de lumière. L’air était rafraîchi par la nuit ; un frisson de brise caressait la mer, faisait frémir, en les chatouillant, ses flots bleus striés de clartés.

Le yacht entra dans le port de Savone. Un groupe de cheminées d’usine et de fonderies qu’alimentent, chaque jour, quatre ou cinq grands vapeurs chargés de charbon, projetaient dans le ciel, par leurs bouches géantes, des vomissements tortueux de fumée noire. Georges et Camille regardaient, ravis, la petite ville italienne pleine de marchands agités, de fruits répandus par terre : de tomates écarlates, de raisins d’or ou d’améthystes, de pastèques pourpres éventrées.

Toute la journée, comme la veille, ils restèrent l’un près de l’autre, recueillis dans leur bonheur. Puis, le soir vint. Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large fût tout à fait tombé, traînaient autour d’eux leur bruit monotone et régulier ; et le firmament violet, d’un violet luisant argenté par une infinie poussière d’astres, laissait tomber dans leurs regards une nuit douce et légère.

La jeune femme rêvait comme au couvent, avec les rêves charmants qu’elle avait dans le dortoir blanc, avant de s’endormir. Au fond de son cœur meurtri, empoisonné d’incrédulité, se réveillaient les premières croyances avec leurs chansons naïves et leurs battements d’ailes.

Ils visitèrent Gênes qui les retint deux jours. Depuis le port jusqu’à la pointe de Porto-Fino, c’est un chapelet de villes, un égrènement de maisons sur les plages, entre le bleu de la mer et le vert de la montagne. Le yacht louvoyait sous la brise, s’inclinait ou se lançait en avant, comme un cheval qui s’emporte. Suivant les bordées, il s’éloignait ou se rapprochait du rivage. Le patron qui consultait l’horizon pour connaître, à la voilure portée et aux amures prises par les bâtiments en vue, la force et la direction des courants d’air, décida brusquement d’amener la flèche pour prévenir tout danger. La longue toile gonflée descendit du sommet du mât, glissa palpitante, comme un oiseau blessé, le long de la misaine qui commençait à pressentir la rafale prochaine. Cependant, tout était calme encore ; un peu d’écume, seulement, moutonnait devant eux. Mais, tout à coup, l’eau devint toute blanche au loin, et, lorsque cette ligne pâle ne fut plus qu’à quelques centaines de mètres, toute la voilure reçut brusquement une grande secousse, et l’eau floconneuse s’agita, se souleva sous l’attaque invisible et sifflante de la bourrasque.

Couché sur le côté, le bordage noyé, les haubans tendus, la mâture craquant, le yacht partit d’une course affolée, gagné par un vertige, par une furie de vitesse.

Camille, pressée sur la poitrine de Georges, s’abandonnait à cette ivresse, avec le souffle rauque de la volupté.

— Encore ! encore ! murmurait-elle… Oh ! mourir ainsi !…

Mais il fermait ses lèvres d’un baiser.

— Mourir ?… Non, non, nous sommes trop heureux !

Cette tempête ne dura guère qu’une heure, et, subitement, lorsque la Méditerranée eut repris sa belle transparence de pierre précieuse, le ciel n’eut plus que des sourires et la gaieté du soleil se répandit largement dans l’espace.

Ils passèrent devant Porto-Venere, à l’entrée du golfe de La Spezzia, Santa-Margherita, Rapallo, Chiavari. Ils s’arrêtèrent dans un petit village plein de fleurs et de fruits. L’endroit leur parut si délicieux qu’ils voulurent y passer quelques jours.

Jamais ils n’avaient senti une impression de béatitude comparable à celle du repos qu’ils goûtèrent dans cette crique verte solitaire et silencieuse.

Le yacht demeurait immobile au milieu de la rade minuscule, et ils rôdaient le long des côtes dans un canot, allaient à la découverte de ce pays de rêve.

Ils trouvèrent des grottes mystérieuses et fraîches, des écueils à fleur d’eau qui portaient des crinières d’herbes marines. Ils voyaient flotter, sous eux, dans les ondulations de la vague, des plantes roses et bleuâtres où glissaient d’immenses familles à peine écloses de jeunes poissons. Des gamins, au corps de bronze, plongeaient pour attraper des sous ou gambadaient follement de rocher en rocher. Quand ils avaient assez ramé, ils remontaient, s’égaraient dans les terres.

D’innombrables petits chemins séparaient des jardins d’oliviers et de figuiers enguirlandés de pampres brunis. À travers les feuillages, ils apercevaient à perte de vue la mer changeante, des caps, des villages blancs, des bois sombres de sapins sur les pentes et les sommets de granit gris. Des femmes grandes, aux yeux noirs et profonds les regardaient passer.

Huit jours après, ils étaient à Florence. Georges avait pour cette cité superbe, où les grands hommes de la Renaissance ont jeté les trésors à pleines mains, un culte tout particulier. Le même reflet d’impérissable beauté apparu sous le pinceau des peintres, sous le ciseau des sculpteurs, s’agrandit en lignes de pierre sur la façade des monuments, et les églises sont pleines des œuvres de Lucca della Robbia, de Donatello, de Michel-Ange, de Jean de Bologne, de Benvenulo Cellini. L’artiste était conquis, grisé par la séduction de ce voyage dans une forêt de merveilles humaines, et rien n’égalait son admiration.

De bonne heure il emmenait Camille pour l’associer à sa joie. Il lui montrait les vierges des primitifs aux traits innocents, aux cheveux clairs, idéales et mystiques, et il les comparait à celle qu’il avait composée d’après elle et qui lui paraissait égale en beauté. Chaque jour, il avait des surprises : il voyait des choses qui ne sont point indiquées au commun des visiteurs ; il découvrait, sur les murs, au fond des chœurs, des peintures inestimables des maîtres d’autrefois qui vivaient pauvres et sans espoir de fortune, avec la divine consolation de leur génie.

Un soir, comme ils rentraient à l’hôtel, on remit à Camille une lettre qu’elle froissa avec colère.

Étonné, il demanda :

— Vous ne lisez pas ?…

— Je ne connais pas l’écriture… Ce papier n’a pas d’importance.

Pourtant, elle déchira l’enveloppe. Dès les premières lignes, un tremblement la saisit.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Oui.

— Peut-on savoir ?

— Sans doute… Une amie malade.

Il prit la clef de la chambre et monta, sans insister davantage, tandis qu’elle se retenait à la rampe pour ne pas tomber. La lettre était de Philippe et contenait ces mots :

« J’ai pu enfin retrouver vos traces. Quoi que vous fassiez, vous ne m’échapperez pas ! Je suis à Florence et me présenterai à votre hôtel demain à trois heures. Éloignez votre mari. »

— Est-ce que vous souffrez ? demanda Georges, quand il eut refermé la porte sur eux.

— Non, dit-elle, en faisant un effort ; je suis simplement attristée par ce que je viens d’apprendre… Allons plus loin, mon aimé… partons demain, veux-tu ?…

— Partir ?… Nous avons encore tant de choses à voir !…

— Nous les verrons en revenant ; j’ai besoin de m’étourdir, d’oublier ; tu comprends ?…

— Accorde-moi encore un jour ou deux ?…

— Non, je t’en prie, fais cela pour moi !…

Elle l’enlaçait, câline, suppliante.

— Soit, dit-il, nous partirons.

— Demain matin ?…

— Demain matin.

III

Camille était devenue une autre femme, toute de tendresse et de grâce. Elle plaisait, elle ravissait par l’imprévu de sa féminité ; elle recevait du contact des êtres et des choses des impressions particulières dont l’expression se traduisait d’une façon originale. Elle sentait, elle voyait, elle jugeait mieux que par le passé et avec une bienveillance plus grande.

Parmi les mondaines et les bourgeoises, l’être féminin est toujours, pour ainsi dire, le même être et la sensitivité des unes et des autres semble établie sur un patron identique. Sous l’action de causes extérieures elles ont des répulsions, des tendresses, des commisérations et des révoltes qui échappent aux hommes. Chez toutes, les premiers mouvements de l’âme sont atténués par une sorte de réserve craintive qui les corrige, les amende, les rend bienséantes, et, chez toutes, sauf de légères nuances, apportées par un tempérament d’une nervosité exceptionnelle, tout se dissimule de même par fierté ou par prudence. Les impressions de Camille avaient, au contraire, la saveur âpre d’une âme de révolte et de lutte. Elle dédaignait de feindre, et se montrait, dans le primesaut de ses opinions. Il avait fallu cette passion soudaine pour lui inspirer l’idée de la dissimulation, et elle ne s’y résignait, qu’à contre-cœur. Toujours, d’ailleurs, elle demeurait la créature d’élection, douée aristocratiquement pour les élégances supérieures, apprises plutôt par une faculté d’intuition que par l’éducation reçue.

Georges ne s’inquiéta pas longtemps du caprice inexplicable de sa femme ; elle était redevenue charmante et ne parlait pas de la lettre qui lui avait causé tant d’émoi. À différentes reprises, il tenta de l’interroger sur cette amie dont elle ne lui avait jamais rien dit ; mais, après quelques phrases banales, elle détournait la conversation, lui parlait à son tour de sa vie passée, de ses commencements, de ses premières luttes. Et sa confiance en elle se fortifiait, grandissait, malgré l’avertissement.

Camille, au contraire, commençait à se réveiller du beau songe qu’elle avait fait. Malgré sa tranquillité apparente, une secrète angoisse étreignait son cœur. Elle aurait voulu fuir au bout du monde, mettre entre son passé et son présent le silence de la tombe. Elle avait la résolution de se guérir, même du souvenir, et tout son être frissonnait de rage à la pensée que l’ennemi était sur ses traces et la poursuivait toujours avec le même acharnement. Elle fût devenue criminelle pour lui échapper ; mais comment châtier un tel adversaire ?… Elle se désolait de cette situation sans fin et s’exaltait à parler de ses projets d’avenir et de sa joie, avec des larmes plein les yeux.

Georges lui demandait, parfois.

— Pourquoi donc m’avez-vous aimé, Camille ?… Il me semble que je n’ai rien de ce qu’il faut pour séduire une femme !…

Elle l’interrompait, animée de raisons et de raisonnements.

Et, comme il souriait, incrédule.

— Je vous aime, parce que vous ne ressemblez pas aux autres, que vous avez des pensées plus hautes que vos désirs, que vous ne cherchez pas l’unique assouvissement des sens et les satisfactions de la vanité…

Puis, elle ajoutait avec inquiétude :

— Serez-vous toujours le même ?…

— Oui, Camille, dans bien des années, je serai le même… Mais, vous ?… N’êtes-vous pas semblable à la plupart des femmes à passions, à caprices violents qui mettent tout simplement leur vie en romans ?… Jusqu’à présent, j’avais préféré l’art à l’amour, parce que l’art ne trompe pas… Vous m’avez appris que la tendresse valait mieux encore. Le cœur a besoin d’un compagnon caché. Le goût ambitieux du succès n’empêche pas un homme d’être dévoué et fidèle, de donner toute sa pensée, sinon tout son rêve, son affection, son attachement sincère, la confiance absolue de son âme, pour recevoir, en échange, la si rare et si douce impression de n’être pas seul dans la vie. Je vous en prie, soyez toujours la même, et laissez-moi m’appuyer sur vous avec sécurité, comme sur la plus loyale et la plus digne.

Elle devenait d’une pâleur mortelle, frémissait de la tête aux pieds, tant ces paroles lui faisaient de mal.

Ils étaient partis le lendemain matin, comme elle l’avait désiré, et il avait profité de ce caprice pour aller visiter un pays éloigné où d’autres artistes ont laissé des souvenirs plus effacés, mais éternels, aussi.

On est convaincu, en France, que la Sicile est d’un accès difficile, et si quelques voyageurs courageux s’aventurent parfois jusqu’à Palerme, ils s’en reviennent satisfaits, sans pousser plus loin leur visite. Cette île, perle de la Méditerranée, n’est point au nombre des contrées qu’il est d’usage de parcourir, et les snobs n’en demandent pas davantage pour s’abstenir, tout en France étant une question de mode.

Pourtant, les beautés naturelles et artistiques de la Sicile sont particulièrement remarquables et méritent bien de retenir l’attention. Tous les peuples désirèrent et possédèrent cette contrée charmante, ardemment convoitée comme une jeune et belle maîtresse… Autant que l’Espagne, elle est le paradis des fruits d’or, le sol fleuri dont l’air, au printemps, n’est qu’un parfum, et elle allume, chaque nuit, au-dessus de la mer, le fanal mystérieux de l’Etna, le plus grand volcan d’Europe !

Chez elle, est né un art spécial, original, où domine l’influence arabe, au milieu des souvenirs grecs et parfois égyptiens. Les sévérités du style gothique, apporté par les Normands, sont tempérées par l’ornementation charmante de la décoration byzantine. Et c’est un plaisir incomparable de rechercher, dans ces exquis monuments, la marque spéciale de chaque art, de discerner le détail venu d’Égypte, l’ogive lancéolée qu’apportèrent les Arabes, les voûtes en relief qui ressemblent aux stalactites des grottes marines, le pur ornement byzantin ou les frises gothiques qui éveillent le souvenir des hautes cathédrales du Nord.

Georges fit voir à Camille toutes ces œuvres qui, appartenant à des époques et à des germes différents, forment cependant un tout harmonieux et puissamment original. Il lui montra des échantillons de l’architecture grecque antique, au milieu de paysages adorablement ensoleillés. Partout, ils étaient conquis, émus, par ce quelque chose de presque sensuel que la couleur ajoute à la beauté des formes. L’effet admirable des églises vient à Palerme du mélange et de l’opposition des marbres et des mosaïques. Alors que le bas des murs est orné de fines arabesques de pierre, le dessus est d’une richesse inouïe avec ses sujets gigantesques aux couleurs éblouissantes. On dirait du Puvis de Chavannes plus coloré, plus puissant, plus naïf, fait dans des temps de foi violente par un artiste inspiré.

Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu’un Sicilien. Celui-ci a la gravité d’allure de l’Arabe jointe à la vivacité d’esprit de l’Italien. Son orgueil natal, son amour des titres et la fierté de sa physionomie le rapprochent aussi de l’Espagnol. Les rues de Palerme sont larges et belles dans les quartiers riches et ressemblent, dans les quartiers pauvres, à toutes les ruelles étroites, tortueuses et colorées des villes d’Orient. Les femmes, enveloppées de chiffons de nuances vives, causent devant leurs maisons et regardent passer les étrangers de leurs yeux sombres qui étincellent sous la forêt de leurs cheveux noirs ou roux. Quoiqu’on dise des brigands siciliens, on peut en ce pays, courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et sans armes, on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour les visiteurs.

Georges et Camille s’installèrent à une petite distance de la ville, à un endroit d’où l’on domine toute la vallée pleine d’orangers en fleurs.

Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l’esprit et trouble les sens. Cette senteur les enveloppait, mêlait la délicate sensation des parfums à la joie de leur amour, les jetait dans un bien-être de pensées et de corps qui était encore du bonheur.

Ils apercevaient, autour d’eux, de hautes montagnes aux lignes douces, aux lignes classiques, et, sur les sommets, ces temples, sévères, un peu lourds, sans doute, mais admirablement imposants qu’on rencontre partout dans le pays. Le chemin de fer suit le rivage, un rivage de terres rousses et de rochers orangés. Puis, la voie s’incline vers l’intérieur de l’île dans des champs soulevés, comme une mer de vagues monstrueuses et immobiles. La route monte entre deux lignes d’aloès fleuris, et on longe, à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes guerrières, aiguës, armées et cuirassées jusqu’au bout des feuilles, en contemplant, dans le lointain, le profil d’un temple grec, d’un de ces puissants monuments que le peuple divin élevait à ses dieux humains.

IV

Camille, depuis quinze jours, se croyait en sûreté et se laissait aller à la douceur de cette existence nouvelle, lorsqu’un second avertissement vint la rejeter dans ses épouvantes.

Elle avait voulu visiter, après quelques autres, ce temple de Ségeste qui se détache, avec ses trente-six colonnes doriques, entre deux monts reliés l’un à l’autre par une pente arrondie en croissant. Il est seul dans cette campagne illimitée et on sent, quand on voit le paysage grandiose et simple qui l’entoure, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec.

Les maîtres de génie qui ont appris l’art à l’humanité montrent en Sicile, plus qu’ailleurs, la science profonde qu’ils avaient de la mise en scène.

Georges et Camille virent le sommet du mont où se trouvent le temple et le théâtre. Chaque jour ils faisaient de ces excursions, seuls, la plupart du temps, sans crainte des brigands, heureux des surprises qu’ils rencontraient à chaque pas. Ils étaient là depuis le matin, au centre d’un amphithéâtre de rocs, et ils ne se lassaient pas de contempler leur masse imposante, ceinturée de forêts vertes, et le tapis de mer bleue étendu à leur pied.

Tout à coup, en se retournant, Camille poussa un cri. Philippe était derrière elle, Philippe dont le sourire ironique la glaça de terreur

— Vous vous connaissez ? interrogea Georges.

Elle balbutia :

— Non, c’est-à-dire, oui… C’est le comte de Talberg qui venait jouer au whist chez nous… Voulez-vous que je vous présente ?…

— Certes ; on est toujours heureux de rencontrer un compatriote… D’ailleurs, je crois bien avoir déjà vu M. de Talberg.

— Oui, la première fois que vous êtes venu dîner chez ma grand’mère… Vous en souvenez-vous ?…

Philippe s’était approché. Très naturellement il répondit aux paroles aimables de Georges et s’extasia sur les beautés du pays. « Il avait déserté Paris, disait-il, pour se consoler d’un amour malheureux, et il n’avait emmené personne, afin de s’isoler davantage, de ne plus entendre une voix déjà entendue, de ne plus voir un visage déjà vu.

— Alors, monsieur, vous devez nous maudire ! s’écria Georges gaiement.

— Non, je vous assure… Mes pensées, depuis mon départ, ont pris un autre cours. Je suis guéri, complètement guéri.

— Votre passion n’avait pas de bien profondes racines, avouez-le ?…

— Oh ! mon Dieu non !… J’aimais une créature indigne, et le mépris, enfin, a pris le dessus.

Camille, tremblante, cherchait à lire dans le regard de son ancien amant ; mais les yeux de Philippe restaient impénétrables et froids. Il ne semblait pas s’apercevoir de sa présence, causait tranquillement avec Georges de ses dernières œuvres et de ses projets.

Le sculpteur ravi se livrait sans arrière-pensée, disait sa joie d’avoir trouvé une compagne telle que Camille et ce qu’il comptait faire avec son appui intelligent.

La jeune femme, auprès d’eux, se demandait anxieusement : « Que veut-il ? Pourquoi me poursuit-il avec un tel acharnement ?… » Son âme tressaillait de colère impuissante, ses jambes ne la soutenaient plus, son cœur battait follement, tout son corps semblait meurtri par une inconcevable courbature. Cet accablement venait de la haine qu’elle sentait peser sur elle et qu’elle ne pouvait ni apaiser ni braver. Elle se disait : « Pourquoi ce passé revient-il sans cesse ?… Avant de connaître Georges, je n’avais subi aucun entraînement ; je n’avais que des instincts, des curiosités et des appétits ; je voulais tout connaître sans rien risquer, et je n’ai, en somme, fait de mal qu’à moi-même. Mes sens savouraient sans se griser jamais ; je comprenais trop pour perdre la tête, je raisonnais et j’analysais trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. Et voilà que cet homme qui me menace aujourd’hui s’est imposé à moi ; malgré moi, malgré ma répulsion et ma résistance, il m’a dicté sa volonté et me soumet encore par sa seule présence !… De quel droit, après tout ?… » Résolument elle s’approcha de Philippe :

— Je vous ordonne de partir ! dit-elle à voix basse.

Il répondit de même, sans la regarder :

— Je ne partirai pas.

Et, comme Georges s’éloignait un peu pour contempler des colonnes éboulées, tombées côte à côte dans le sable, ainsi que des soldats morts, elle reprit rapidement :

— Qu’espérez-vous donc ?… Plus jamais je ne vous appartiendrai !… Pourquoi m’avez-vous suivie jusqu’ici ?… Tout est fini ; éloignez-vous… Nous ne devons plus être que des étrangers l’un pour l’autre…

— Et pourquoi ?… Il n’y a que votre mari entre nous.

— Oh ! taisez-vous !

— Ma conduite serait-elle plus coupable que la vôtre ?…

— J’ai pour excuse mon amour.

— Mon excuse est peut-être la même.

— Allons donc ! Vous êtes incapable d’aimer ; et, d’ailleurs, vous me connaissez trop pour cela.

— Prenez garde, votre mari pourrait nous entendre.

Georges, en effet, les considérait avec quelque étonnement, ne s’expliquant pas l’altération de leur visage.

— Je crois, cher monsieur, reprit Philippe à haute voix et avec le plus grand calme, que madame Darvy souffre de l’excessive chaleur qu’il fait ici. Ce soleil de plomb, ces couleurs vives ne sont pas faites pour une Parisienne qui n’a guère connu que les brouillards printaniers du Bois de Boulogne et les tiédeurs capricieuses de Trouville ou d’Ostende.

— C’est vrai, dit Camille, je voudrais rentrer…

Le retour fut long et pénible. Aussitôt chez elle, elle s’étendit sur le lit et ferma les yeux, répondant à peine aux questions inquiètes de son mari.

— Veux-tu voir un médecin ?…

— Non, je t’en prie… le calme seul m’est nécessaire… Tu as eu tort d’inviter monsieur de Talberg.

— Pourquoi ?… Je le croyais de tes amis.

— Je ne veux voir personne… Je n’ai qu’un ami, c’est toi !

Il y avait un accent si vrai, une douleur si âpre, quelque chose de si étouffé et de si navré dans cette voix qu’il fut apitoyé.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ?… Tu sembles non seulement souffrante, mais attristée…

— Tu te trompes.

— Alors, pourquoi dis-tu que tu n’as pas d’amis ?… À ton âge tu ne dois rien savoir de l’existence… Tu as vécu comme toutes les jeunes filles…

Elle eut un pâle sourire et ne répondit pas. Il reprit :

— Une jeune fille ne connaît rien des chagrins réels ; elle n’a eu ni amertumes, ni désillusions, ni luttes… Une fois mariée, son mari, s’il l’aime réellement, doit continuer le rêve ébauché… N’est-ce donc pas le cas ?…

Elle lui prit la main et la posa sur ses yeux humides.

— Oh ! oui… je t’assure que je ne désire rien de plus que le bonheur présent… Pourquoi l’alarmer de ce malaise qui passera comme il est venu ?…

— Depuis quelque temps déjà tu te sentais fiévreuse et lasse ?…

— Oui.

Il s’agenouilla devant elle.

— Camille, dit-il, est-ce bien vrai ?… Je n’ose croire à tant de joie !…

Elle se dressa avec étonnement.

— Quoi donc ?…

— Dis-moi que je ne me trompe pas ?… Cet état de fatigue, de vague malaise, dont tu parles, serait-il…

— Je t’affirme, mon ami, que je ne te comprends pas.

— Voyons, tu sais bien ?… Oh ! si cela pouvait être, comme je te remercierais ! comme je te bénirais !…

Elle fut prise d’un tremblement nerveux ; et il murmura dans son oreille avec un balbutiement ravi :

— Si je pouvais être père…

Elle le regarda de ses grands yeux dilatés, devint d’une pâleur mortelle et perdit connaissance.

V

Georges, extrêmement inquiet, passa la nuit dans un fauteuil auprès du lit de sa femme.

Elle avait le délire, s’agitait fébrilement, portait ses deux mains à sa gorge, semblait vouloir s’arracher la sensation d’une douleur aiguë au dedans d’elle. Vainement il lui fit respirer de l’éther ; les ondes de souffrance qui passaient dans son corps continuèrent à la parcourir, à la secouer pendant des heures. Puis, tout à coup, des pleurs, un déluge de pleurs s’échappant de ses yeux emporta la terrible crise. Ce ne fut plus qu’un tressaillement de loin en loin dans cet être accablé, bientôt apaisé par une lassitude, par un brisement général.

À la suite de cette épreuve, Camille tomba dans une grande mélancolie. « Un enfant ! Comme il aurait été doux d’avoir un enfant de cet homme qu’elle adorait de toutes les forces de son être !… Froidement, inexorablement, elle s’était condamnée à la stérilité éternelle !… Par quel vertige de folie avait-elle donc commis ce crime ?… » Une voix lui murmurait qu’un enfant à aimer aurait été sa Providence ; que tout ce qu’elle redoutait encore d’elle-même serait allé sur cette tête pour s’y sanctifier. Il lui semblait sentir son cœur de mère apaiser et purifier son horrible passé. Elle voyait dans un enfant ce je ne sais quoi de céleste qui console et qui guérit ; un petit ange de délivrance sorti des fautes humaines pour les racheter et les effacer.

Quand elle commença à vaincre le premier anéantissement de son désespoir, quand, la perception de la vie lui revenant, elle regarda autour d’elle avec des yeux troubles encore, elle chercha Georges pour se jeter dans ses bras ; mais, fatigué de cette nuit d’insomnie, il se promenait dans le jardin.

Elle l’appela d’une voix câline.

— Pardon, mon aimé.

— Comment te trouves-tu, maintenant ?

— Bien mieux… Mais toi ?… Tu n’as pas dormi un instant…

— Oh ! moi, je suis fort.

— Tu devrais te reposer.

— Non ; je désire ne pas te quitter. Tu m’assures que tu ne souffres plus ?…

— Plus du tout. Mais… ne me parle jamais de… ce que tu m’as dit cette nuit…

Il la considéra avec un étonnement douloureux.

— Pourquoi donc ?…

— Je t’expliquerai plus tard… Oui, plus tard…

— Oh ! Camille ! me serais-je trompé ?… N’es-tu pas la femme, la vraie femme avec toutes ses tendresses, tous ses dévouements ?…

— Oui, je suis cette femme… maintenant ; tu le verras bien.

— Et tu aimeras ton enfant… tes enfants ?…

Elle l’interrompit, frissonnante.

— Si tu savais le mal que tu me fais !… Je ne te suffis donc plus ?… Il te faut autre chose pour intéresser ta pensée ?…

— Tu es la seule adorée, aujourd’hui comme hier ; mais je songe à l’avenir, à ce qui doit arriver nécessairement.

Elle hocha la tête avec mélancolie.

— Ne songe à rien qu’à notre amour… Il est assez grand, crois-moi, pour emplir notre vie !

Tout à fait rassuré sur l’état de santé de Camille, il sortit un moment, après le déjeuner, désirant faire choix de quelque curiosité, de quelque bibelot original à rapporter à Paris.

La jeune femme, dans le jardin de la villa, respirait la brise parfumée. Les rives de Sicile exhalent une si puissante odeur d’orangers fleuris que le détroit, tout entier, en est imprégné comme une chambre d’amoureux.

Elle recevait ces sensations par toute la surface de sa chair, autant que par ses yeux, sa bouche, son odorat et ses oreilles. C’était chez elle une faculté rare et redoutable que cette excitabilité nerveuse de l’épiderme et de tous les organes qui lui faisait une émotion des impressions physiques, et qui, suivant les températures, les senteurs du sol et la couleur du jour, lui imposait des tristesses ou des joies.

À demi couchée sur une marche de marbre, elle écoutait une musique lointaine. Les sons affaiblis, mais clairs, d’une sonorité charmante, jetaient par la campagne endormie un murmure d’opéra.

Une voix parla près d’elle, et elle jeta un cri :

— Vous ! encore vous !…

— Il faut que vous m’écoutiez ; ce que j’ai à vous dire est grave, murmura Philippe.

— Je vous écoute… hâtez-vous.

— Je vous aime toujours, Camille, et je ne peux me résoudre à vous perdre. Il faut que vous m’apparteniez, comme par le passé.

Elle se redressa, farouche :

— Jamais !

— Il le faut… Songez que vous n’êtes pas libre… que votre passé…

— Ah ! toujours mon passé !… Je traînerai donc jusqu’à la mort cette honte après moi ?

— Oui, jusqu’à la mort… Rappelez-vous… Moi aussi, je vous ai offert mon nom ; moi aussi, je vous ai aimée craintivement et purement… Pourquoi m’avez-vous repoussé ?…

— Eh ! le sais-je ?… Je n’étais pas alors la femme que je suis aujourd’hui… On avait perverti ma pensée et souillé mon âme. N’ayant fait, par une sorte de fatalité que des connaissances dangereuses dans ce monde féminin et parisien où la plus incroyable dépravation se cache sous la correction des manières et de la vie apparente, je devais succomber. Ne sachant rien encore, j’ai appris le mal aussi facilement que j’aurais appris le bien. Est-ce ma faute si je suis restée orpheline à un âge où la surveillance d’une mère et la protection d’un père sont indispensables ?…

— Les causes ne me regardent pas ; je ne veux voir que les résultats.

— Vous êtes injuste.

— Tout est injuste dans l’existence… Vous aviez assez de discernement pour comprendre et choisir… Les bons exemples ne manquent pas plus que les mauvais.

— Ce ne sont pas les bons exemples qui manquent, ce sont les bons conseils.

— Pourquoi récriminer, puisque rien de ce qui est arrivé ne peut s’anéantir ?…

— Et, si je veux refaire mon existence, de venir une honnête femme ?…

— Ce n’est plus possible.

— Vraiment ?…

— Non ; je ne me résignerai pas à vous perdre.

— Vous n’avez aucun droit sur moi ; je puis vous chasser à l’instant même…

— Essayez.

— Vous diriez tout à Georges ?… Vous auriez cet infâme courage ?…

— Peut-être.

— Quel homme êtes-vous donc ?…

— Un homme qui vous désire jusqu’au crime…

— Julien m’aimait plus que vous, et il s’est résigné.

— Julien s’est résigné parce qu’il vous croit une femme comme les autres : tendre et faible… Mais moi, je me révolte, parce que je connais votre hypocrisie et votre indignité.

— Oh !

— Oui, oui, je me révolte, car votre repentir momentané ne m’inspire aucune pitié !… Vos fautes sont de celles qui ne s’expient ni ne se pardonnent !… Vous êtes un monstre dans la nature, et si vous n’aviez pour vous la jeunesse et la beauté, il faudrait vous supprimer comme une bête nuisible !… Mais, je vous aime à cause de cette jeunesse et de cette beauté… peut-être, aussi, à cause de cette perversité qui flatte mes mauvais instincts. Nous nous valons, Camille, et rien ne pourra nous séparer que mon bon plaisir.

Il lui prit les poignets et la poussa vers la porte demeurée ouverte. Elle luttait et se débattait avec une force inouïe, n’osant crier cependant.

Malgré les insultes dont elle le souffletait, d’une voix étranglée par la haine, il ne cédait pas, encerclait sa taille et maintenait son corps révolté. Elle se sentait portée, dominée, conquise, et l’idée qu’elle allait être possédée encore une fois par cet homme qu’elle haïssait de toutes ses forces lui donnait la tentation d’un crime ; des lueurs rouges passaient devant ses yeux, ses mains se crispaient au cou de son bourreau.

Tout à coup, la porte du jardin s’ouvrit, et Philippe, soudain dégrisé, se releva, s’éloigna de la jeune femme. Quand Georges entra, il avait repris tout son sang-froid, tandis que Camille, livide, s’appuyait à un meuble pour ne pas défaillir.

Le sculpteur s’avançait, la main tendue.

Mais, elle dit ironiquement, défiant son ancien amant d’un regard cruel :

— Cet homme n’est pas votre ami, chassez-le !

Philippe tressaillit sous l’injure.

— Je crois que madame Darvy est folle !… Qu’ai-je donc fait ?…

Elle répéta d’une voix vibrante :

— Georges, je vous dis de chasser cet homme !…

Le comte fit un geste de menace.

— On ne me chasse pas !… Si vous n’étiez une femme, vous expieriez durement ces paroles !…

Mais elle, les lèvres frémissantes, les yeux étincelants, dit encore :

— Sortez !… sortez !…

— Non, pas avant d’avoir raconté ce que vous êtes… ce que…

— Racontez-le donc !

Elle s’était croisé les bras et le défiait d’un air de suprême dédain.

— Parlez donc ! répéta-t-elle… Vous hésitez ?… Auriez-vous peur ?… Peur d’une femme !… Ce n’est guère dans vos habitudes !…

Mais, Philippe, la bouche serrée, le visage contracté par la fureur, se dirigea vers la porte.

— Non, dit-il, je garderai le silence, cette fois encore. Monsieur, ajouta-t-il, en se tournant vers Georges, pardonnez-moi d’avoir prolongé cette scène pénible… Je ne sais ce que madame Darvy peut avoir contre moi, et je ne veux pas le savoir… Je ne vous fais pas responsable des insultes qu’elle vient de m’adresser dans un moment de démence.

Georges avait pris la main de sa femme.

— Explique-toi !… Pourquoi cette scène ?… Est-ce que tu aurais eu à te plaindre ?… Parle, voyons ?… Je suis là pour te venger…

Mais, elle partit d’un rire nerveux, saccadé.

— Non, non, un simple caprice… j’ai tort certainement…

— Et vous, monsieur ?… Vous en avez trop dit ou pas assez… je veux savoir !…

— Pardonnez un moment d’indignation bien involontaire… Je ne sais absolument rien.

— Cependant, tout à l’heure, vous accusiez…

— J’accusais pour me défendre… Croyez, monsieur, que je déplore cette scène fâcheuse autant que madame Darvy qui n’a pas été maîtresse de ses nerfs… Je regrette tout ce que j’ai pu dire… inconsciemment.

Philippe avait refermé la porte, et quand elle entendit son pas s’éloigner, sur le sable du jardin, elle prit son mari dans ses bras, le serra contre sa poitrine, écrasa sur ses lèvres les questions inquiètes qu’il allait poser.

— Ne m’interroge pas… je l’en supplie !… Je n’ai rien à me reprocher !… rien !… Tu ne doutes pas de moi, n’est-ce pas ?… Je n’aime que toi, je te le jure !… Quand on cherchera à te détourner de mon affection, résiste, proteste, toutes les accusations seront des calomnies !… Je suis sincère… avec toi, je l’ai toujours été… Est-ce que l’on peut ne pas être sincère quand on s’adore ?… Seulement, vois-tu, le monde est méchant et jaloux ; la pureté des sentiments l’indigne et le blesse… Quoi qu’on te dise de moi, n’est-ce pas, tu ne le croiras pas ?… Répète que tu ne le croiras pas ?…

Étourdi par ce flux de paroles, il ne répondit que par des baisers aux baisers de Camille ; mais le doute était entré en lui, et s’il n’en souffrait pas encore, il le sentait déjà vaguement et sournoisement s’installer en son âme.

VI

Philippe retournait dans sa tête mille projets de vengeance. Pourtant, la vengeance était si aisée qu’il la repoussa. Son amour se décomposait, se tournait en haine sans affaiblir son désir. Il se mettait à détester sa maîtresse, à chercher tout ce qui pouvait la lui faire détester davantage, afin de s’en guérir. Et sa pensée revenant aux fautes de la jeune femme, à son affreuse existence d’autrefois, il se persuadait qu’elle jouait une fois de plus une comédie indigne, et il la prenait en horreur, se sauvait d’elle comme d’une malédiction.

Cependant, il ne parvenait pas à l’oublier, et, de retour à Paris, une de ses premières visites fut pour Julien Rival qu’il savait inconsolable comme lui. Malgré sa rancune, il éprouvait le besoin de parler d’elle et de calmer ses souffrances par les souffrances d’un autre.

Ainsi que Philippe l’avait prévu, Julien était de retour dans l’appartement qu’il avait meublé et paré pour son amour. Il passait des heures devant le petit lit de bois noir où il l’avait tenue dans ses bras ; il contemplait un mouchoir de dentelles qu’elle avait oublié, une voilette, un gant — précieuses reliques dont la vue caressait et meurtrissait son cœur. — Il vivait de plus en plus retiré chez lui, ne recevant que quelques amis de loin en loin. Le combat durait toujours, la dispute intérieure était épouvantable. Depuis des semaines, des mois, il se sentait oublié de tout ce qu’il avait chéri ; il souffrait de la privation de ces mots d’affection, de ces silences de caresses avec lesquels, autrefois, la chère absente le berçait tout le long du jour par l’espoir et le souvenir. Il n’avait plus rien de cette tiédeur de tendresse qui était l’air vital de son âme. À la longue, un sentiment de peur de lui-même lui venait devant les hantises de son cerveau, comme devant un danger. Il se reculait de ses évocations, se défendait des images qu’elles créaient comme devant des tentations. Une immense tristesse noyait ses jours et ses interminables nuits.

Quand Philippe vint le voir, il fut satisfait de pouvoir s’entretenir avec quelqu’un qui avait connu Camille et qui, peut-être, le renseignerait sur son existence nouvelle. Le comte de Talberg avait souri en voyant l’abattement et la mélancolie du jeune homme.

— Vous ne pouvez donc pas l’oublier ? demanda-t-il.

Julien rougit devant le regard pénétrant qui fouillait sa conscience et remuait sa douleur.

— Ah ! dit Philippe, il y a des femmes que l’on devrait tuer !… Si ma peine peut soulager la vôtre, je vous la confie… Malgré tout mon scepticisme, je ne suis pas plus vaillant que vous.

Vivement le jeune homme lui prit la main.

— Oh ! comme je vous plains !

— C’est singulier, je n’avais jamais rien ressenti de semblable ; et mon état d’âme actuel me comble d’étonnement. J’ai plus de jugement que d’instinct, et, au fond, je ne suis qu’un jouisseur exigeant et capricieux. J’ai aimé les choses de la vie avec des sens d’expert qui savoure sans se griser, et qui, raisonnant ses goûts, ne saurait les subir aveuglément. Et voilà que sans préparation, sans motifs, une femme s’est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance de ses pareilles. Cette femme est une coquette, une vicieuse, une dangereuse créature que je ne saurais ni estimer, ni chérir ; et, pourtant, elle me tient par mille liens puissants que je ne peux dénouer. Je la hais, je la méprise et je la désire follement !…

— Moi, dit Julien, j’aime une adorable créature qui ne m’aime plus… Mais, j’ai, au moins, la consolation de la gratitude et du respect.

Philippe eut un sourire mauvais.

— Oui, vous m’avez déjà dit cela, et je n’ai pas voulu vous enlever vos illusions… Votre maîtresse ne vaut pas mieux que la mienne.

— Je n’ai rien à lui reprocher que son indifférence, je vous le jure !… N’a-t-elle pas agi loyalement en me prévenant qu’elle ne m’aimait plus ?… Et puis, il y avait une autre raison…

— Je sais… le mariage.

— Le mariage… oui. Vous voyez que je ne saurais lui en vouloir… Je suis malheureux, voilà tout.

— J’admire votre confiance, reprit Philippe amèrement. Moi, j’ai perdu la foi depuis longtemps. Celle que j’ai possédée, après beaucoup d’autres, ne compte plus ses chutes. Que craint-elle, d’ailleurs ? n’a-t-elle pas visité la clinique du docteur Richard qui l’a préservée, à tout jamais, des risques de la maternité ?… Elle n’a plus de la femme que ce qui grise et affole, le charme pervers qui prend le mâle et le soumet en dépit de l’expérience et du mépris. Elle est tombée au-dessous de la honte, au dessous de la nature même. De chute en chute, elle a ramassé les amours qui se dissipent en une nuit, ce qui passe, ce qu’on rencontre, ce que le hasard d’une soirée ou d’un dîner fait trouver à la créature qui cherche… Elle a perverti des jeunes filles et a passé avec elles des moments indescriptibles. Elle n’a plus besoin de se donner le temps du désir ; son caprice est furieux, soudain, allumé sur l’instant. Affamée de la femme ou de l’homme, elle regarde à peine ses conquêtes et ne saurait les reconnaître. Ses yeux, dans tous les êtres, ne voient plus que la proie sensuelle ; l’individu lui est égal !… La dernière pudeur et le dernier sens humain de la débauche : la préférence, le choix, et, jusqu’à ce qui reste aux prostituées pour conscience, le dégoût, le dégoût même, elle l’a perdu !… L’amour n’a été pour elle que la satisfaction d’une malsaine curiosité, et elle n’a jamais apporté dans ses caprices que les froids instincts du mal qu’éveillent les mauvais livres, les confidences dangereuses, les premiers souffles d’impureté qui déflorent !… Ce que la femme met autour de l’homme qu’elle aime, ce dont elle le voile, le caresse : les mots aimants, les imaginations de tendresses, rien de tout cela n’existe pour elle… Encore une fois, l’amour n’est à ses yeux qu’une image obscène et défendue !… Elles sont ainsi toute une bande à Paris. On les rencontre voilées dans les mauvais lieux ; elles semblent jetées hors de leur sexe, ne craignent pas d’attaquer, de solliciter, d’abuser de l’ivresse, et c’est à elles que l’on cède !… Elles marchent, humant l’air, flairant autour d’elles, allant à ce qu’il y a d’embusqué et d’impur, sinistres, frémissantes ou affreusement gaies… Elles se glissent, rampent, rasant les ténèbres avec des physionomies de folles et de malades qui font travailler sur des abîmes de tristesse le cœur du penseur et la pensée du médecin.

— Oh ! fit Julien, ce n’est pas possible, on ne rencontre pas de ces malheureuses dans notre monde !…

— On en trouve dans tous les mondes.

— Comme je vous plains d’avoir aimé une de ces pauvres créatures !

— Votre maîtresse, dites-vous, est digne de tous les respects ?… la mienne a tous les vices… La vôtre est bonne, douce et sincère ; la mienne est cruelle, insolente et menteuse. La vôtre n’a eu qu’un seul amant ?… la mienne s’est donnée au premier venu ; et, cependant, votre maîtresse et la mienne ne sont qu’une seule et même femme !

Julien bondit, et, se dressant devant le comte :

— Vous mentez !… Vous mentez !…

Philippe répéta froidement :

— Votre maîtresse et la mienne ne sont qu’une seule et même femme qui se nomme …

Mais, il n’eut pas le temps d’achever : la main de Julien s’était abattue sur son visage.

VII

Une rencontre fut décidée. Cependant, Philippe ne voulait pas tuer Julien qui ne lui inspirait qu’une immense pitié. Déjà, il regrettait d’avoir parlé, d’avoir cédé à la folie criminelle de cet aveu… Malgré lui, il avait éprouvé le besoin de laver ses plaies avec le sang d’un autre, et, cruellement, il avait fait de nouvelles blessures pour soulager les siennes.

Il était huit heures quand les témoins des deux adversaires vinrent les chercher pour les conduire sur le terrain du combat.

Philippe s’était exercé, la veille, dans une salle d’armes, non pas pour mieux atteindre Julien qu’il savait inexpérimenté, mais pour ne lui faire qu’une blessure insignifiante. « Comme c’était inutile de se battre dans ces conditions !… Que gagnaient deux hommes à risquer leur vie pour une drôlesse ?… » Et, son esprit, vagabondant dans le noir, raisonnait sur la pauvreté d’esprit des gens, la médiocrité de leurs idées et de leurs préoccupations, la niaiserie de leur morale.

Rentré chez lui, après avoir dîné sommairement dans un restaurant du boulevard, il s’était senti inquiet, mal à l’aise, une seule idée emplissant son esprit : « Un duel demain avec Julien, Julien qui ne m’a rien fait et qui aurait pu devenir mon ami ! »

Il s’était mis à réfléchir sur cet étrange événement qu’il n’avait pas cherché, qu’il n’avait pas prévu… Ses mains tremblaient un peu d’un frémissement nerveux quand elles touchaient les objets ; sa tête s’égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées, devenaient fuyantes, douloureuses. Et, sans cesse, il se répétait : « Je ne veux pas tuer cet enfant ! »

Puis, distinctement, il avait vu Julien étendu sur le tapis de sa chambre ; il avait vu ce visage creux qu’ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus.

D’un bond, Philippe s’était dressé et avait ouvert la fenêtre pour chasser l’affreuse vision. Il se figurait, maintenant, son attitude à lui et la tenue de son adversaire ; il imaginait les moindres détails du combat, et se promettait de rester calme, de parer les attaques sans riposter, de faire à Julien une égratignure seulement ; mais l’horrible crainte revenait avec le remords de son inutile délation.

Il avait ouvert une armoire, saisi une bouteille d’eau-de-vie et s’était mis à boire à longues gorgées, avec avidité. Une chaleur pareille à une flamme lui avait bientôt brûlé l’estomac, s’était répandue dans ses membres, avait raffermi son âme douloureuse, et il était demeuré ainsi, jusqu’au matin, dans une vague somnolence. Puis, quand il avait entendu, dans le lointain, les locomotives jeter des appels aigus et répétés il avait commencé sa toilette lentement.

Deux heures après on frappait à sa porte, et ses témoins faisaient leur entrée. Dans la voiture, ils avaient trouvé le médecin qui dormait sur les coussins.

Un brouillard humide enveloppait les choses, donnait à tout une teinte uniforme et mélancolique. Les feuilles pourries adhéraient aux roues du landau, des éclaboussures de boue jaillissaient sur les vitres. Les allées du Bois étaient désertes à cette heure matinale. Ils avaient tourné à droite dans une avenue, puis encore à droite, s’étaient engagés dans un petit chemin que terminait une clairière.

L’autre voiture y stationnait déjà, et Julien, très calme, regardait venir son adversaire. Il le salua avec une courtoisie grave qui plut à Philippe. Après les préparatifs, le témoin prononça la phrase sacramentelle : « Allez, messieurs ! » Le premier engagement fut des plus vifs, et, cependant, ne donna pas de résultat, grâce au sang froid du comte ; mais les combattants se remirent en garde et Julien, bien tôt, roula sur l’herbe en poussant un faible cri. Le fer de Philippe avait pénétré dans le sein gauche et s’était frayé un chemin, tout droit, en plein poumon.

Comme on voulait relever le jeune homme.

— Ne me touchez pas, dit-il, je sens que le moindre mouvement hâterait ma mort… Éloignez-vous, je voudrais parler à M. de Talberg.

Ce dernier déjà s’était agenouillé dans l’herbe auprès du blessé, tandis que les témoins s’écartaient respectueusement.

— Je suis heureux de mourir, poursuivit Julien. Je me suis jeté sur votre épée, et vous avez fait, certes, tous vos efforts pour m’épargner… Je suis heureux de mourir, car je sais, maintenant que vous avez dit vrai. L’indignité de cette femme est certaine, et je ne comprends plus mon aveuglement… C’est pour elle que je meurs… C’est elle qui me tue !

— Oh ! je regrette bien d’avoir parlé…

— Non, non, ne regrettez rien. Tôt ou tard, j’aurais appris la vérité, et vous n’avez fait qu’abréger mes souffrances… Donnez-moi la main.

Le comte prit la main que Julien n’avait plus la force de lui tendre. Le blessé essaya encore de parler, mais une convulsion lui coupa la voix. Il râlait maintenant et crachait du sang qui coulait du coin de ses lèvres à chacun de ses hoquets. Son cou, sa poitrine, ses vêtements semblaient avoir été baignés dans une cuve rouge. Il ferma les yeux, à bout de forces, haletant affreusement, et on entendit dans sa gorge, jusqu’au fond de ses poumons, un gargouillement sinistre.

Philippe se releva, et, jetant un dernier regard sur le corps maintenant immobile.

— Oh ! Camille, murmura-t-il, le crime que tu m’as fait commettre ne restera pas impuni !

VIII

Peu de temps après, le Dr Richard fut dénoncé, ainsi que Nina Saurel qui avait recruté pour lui et amené, dans sa clinique, des jeunes femmes et même des fillettes parfaitement bien portantes. Toutes avaient subi la désovarisation, et s’étaient retrouvées, guéries et expertes, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Blanche. L’enquête judiciaire fit le grand jour sur cette affaire de haut goût. Il y eut des débats chirurgicaux instructifs et la révélation, faite au public, de l’existence dans Paris d’officines suspectes, où, sans aucun contrôle, certains médecins pratiquent journellement des opérations bizarres, destinées uniquement à leur rapporter la forte somme. Les détails furent crus, répugnants, effroyables ; on promena, de main en main, les bocaux pleins de pièces à conviction, des pinces, des sondes, de longues aiguilles flexibles… On lut des lettres de remerciements, des demandes de rendez-vous, de promesses d’argent.

Une multitude de pécheresses défilaient chez Richard du matin au soir ; il les recevait sans distinction, donnait de longues consultations qui, toutes, concluaient à la nécessité d’une opération. Les détraquées qui venaient le voir, mêlaient la débauche à l’amour, le vice aux questions d’intérêt. Pourtant, l’importance de la somme à débourser ne les effrayait pas, tant elles avaient hâte de se délivrer de toute inquiétude, de toute gêne. Nina racolait les clientes, les amenait à son associé, avait sa part des bénéfices. De là l’origine de son luxe demeuré pour beaucoup inexplicable. Le médecin trouvait un immense avantage à employer une femme qui lui était entièrement dévouée et qui se montrait, en même temps, plus adroite et moins exigeante qu’un confrère. La science se mêlait à la dépravation, et toutes ces malheureuses étaient là le masque d’hypocrisie qu’elles mettaient dans le monde pour cacher leurs passions perverses. Pour les jeunes filles l’initiation était plus délicate ; mais Nina fascinait les consciences trop craintives, les éclairait, les brutalisait presque et finissait généralement par avoir raison des dernières pudeurs. Sans la curée des ovaires, il lui eût été difficile de satisfaire ses goûts dispendieux ; il lui fallait donc, chaque jour, amener de nouvelles victimes à Richard. Parfois, c’étaient des cris, des larmes, des protestations qu’elle calmait d’une caresse, d’un baiser, et les plus timorées se livraient, lui abandonnaient leur âme et leur corps.

Les opérées reconnaissantes décidaient leurs amies à suivre leur exemple ; parfois, des femmes de chambre et des gouvernantes, grassement payées, attendaient à la porte. Enfin, il y eut le souper des « demi-sexes » que le docteur daigna présider. À lui allaient tous les sourires, toutes les actions de grâces ; il n’avait qu’à choisir ses maîtresses dans le gracieux troupeau qu’il avait formé.

Richard fut arrêté tout de suite, mais Nina, prévenue à temps, put échapper aux recherches.

Les débats de cette affaire eurent un retentissement énorme. Les juges multiplièrent les interrogatoires, les experts reconstituèrent les coups de scalpel si productifs qui, malheureusement, ne furent pas toujours sans danger pour les assoiffées de plaisirs et de liberté. Des témoins dirent ce qu’ils avaient vu, des parents indignés défilèrent à la barre ; la terreur du chloroforme et du bistouri régna momentanément sur les âmes ; car sous les buissons fleuris on retrouva quelques affreux cadavres. D’austères moralistes attaquèrent la puissance du médecin qui, de notre temps, est devenue illimitée comme celle du bourreau, et on s’aperçut — sans chercher, d’ailleurs, à porter remède à cet état de choses — que le médecin seul a le droit d’être fou, sadique, criminel ; de vivisecter, de torturer, de tenailler, d’écarteler, d’épuiser, enfin, les conceptions sataniques de l’imagination la plus déréglée. Quoi qu’il fasse, sa folie sera considérée comme un système et ses hécatombes comme des accidents nécessaires aux progrès de la science. On lui a constitué un pouvoir sans pareil, fait de l’égoïsme, de l’avidité et de la sottise humaines.

Ainsi avait pu prospérer la bande médicale que brusquement la dénonciation de Philippe vint frapper. On étala au grand jour les mutilations innombrables, les assassinats qui impunément s’étaient commis dans la clinique coquette du beau Richard. Les femmes s’étaient ruées par centaines vers cette officine, où, suivant les réclames de Nina et de ses pareilles, un petit coup de canif pouvait les débarrasser, sans danger et sans douleur, des responsabilités, et les exonérer des souffrances fatales originelles.

IX

Malgré son état de faiblesse, Camille avait voulu revenir en France. Georges n’était plus le même pour elle ; sous sa réserve attristée, elle le sentait se détacher, se désaffectionner de sa personne. Cet amour violent n’avait été qu’une surprise, qu’un entraînement presque maladif de l’imagination et des sens. Petit à petit, son culte de l’art, sa conception géniale des choses devaient reprendre le dessus et vaincre tout le reste. D’ailleurs, maintenant que sa défiance était éveillée, il devenait injuste, ne connaissant pas assez les femmes pour démêler en elles le vrai du faux.

Dans la tendresse si sincère de Camille, il lui semblait découvrir ces phrases de fabrique qui traînent dans les feuilletons, les livres et les pièces. Il pensait qu’il n’y avait, dans tout cela, rien d’elle, rien de l’individualité de son cœur et de son intelligence… Et puis, il aurait voulu un enfant. Pourquoi lui imposait-elle silence avec horreur, chaque fois qu’il abordait ce sujet ?… Un enfant aurait été pour lui une adoration rivale de son art ; il aurait vu, dans ce chef-d’œuvre de la nature et de l’homme, un but meilleur à son existence, une raison de devenir le grand artiste qu’il pouvait être. Pourquoi Camille ne parlait-elle jamais de cet espoir que toutes les femmes doivent caresser, de cet espoir de maternité qui occupe le cœur des plus humbles et leur donne la force des sacrifices sublimes ?… Pourquoi sa femme n’était-elle pas semblable aux autres ?… Elle se détournait même des enfants qu’elle rencontrait sur son passage et Georges sentait que ces petits êtres étaient exclus de ses pensées, de ses désirs ; il souffrait de la privation de ces doux mots inutiles que les étrangères adressent aux bébés dans les allées fleuries des promenades publiques. Il aurait, tout au moins, voulu de ces silences de caresse, de ces sourires, de cette tiédeur de pitié qui annoncent la petite mère et raniment l’ardeur des enfantines gaîtés… Et, par une sorte d’indignation ou d’hostilité inconsciente, il revenait dix fois par jour à sa préoccupation, s’offrait l’amer plaisir de l’aveu.

— Tu ne sais pas à quoi je songe ?…

Et, comme elle ne répondait pas :

— Je songe à notre avenir, aux longues soirées d’hiver dans l’atelier bien chaud, avec, à nos pieds, un petit enfant qui, tout rose, se roulerait sur le tapis comme une fleur de chair.

— Oui, répétait-elle, un petit enfant…

Et des larmes roulaient dans ses yeux.

— Cela te fait donc de la peine de parler de ces choses ?…

Elle inclinait tristement la tête et gardait le silence. Il n’insistait pas, mais une rancune restait en lui. Il se disait que sa femme était trop égoïste pour le dévouement maternel et elle lui semblait incapable, désormais, d’une affection sérieuse. Lui parlait-elle, l’encourageait-elle, le caressait-elle, il lui trouvait la voix fausse comme le cœur et il se persuadait que rien ne la remuait, ne l’attendrissait, en dehors de la folie des sens.

Elle se promenait avec lui, préoccupée et lasse, admirant à peine les chefs-d’œuvre qu’il lui indiquait. Elle était là, à côté de lui, avec cet air résigné qui ne la quittait plus, et il se disait qu’avec une semblable compagne, il ne pourrait concevoir ni exécuter une œuvre vraiment belle et forte. L’illusion avait fui ; il trouvait en lui et autour de lui, dans sa chair, dans son âme, dans l’air et dans le monde entier, une espèce de disparition de ce bonheur de vivre qui le soutenait et l’illuminait depuis quelque temps… Que s’était-il passé ?… Rien, presque rien. Elle ne lui avait pas reparlé de Philippe de Talberg et il ne l’avait pas interrogée à son sujet ; pourtant, il sentait qu’elle venait de lui faire des révélations qu’il aurait voulu toujours ignorer.

Certes, elle était belle, bien née, faite pour plaire, pour recevoir les hommages et entendre des fadeurs ; parmi tous elle l’avait choisi, s’était unie à sa vie hardiment, royalement… Il demeurerait quand même le serviteur reconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de son existence frivole. Mais, beaucoup de choses souffraient en lui dans cette espèce de caverne mystérieuse du fond de l’âme où sont blotties les sensibilités singulières.

Sans doute, il avait tort, et il avait toujours eu tort de ne rien connaître des coutumes mondaines et de vivre en sauvage pour la seule gloire de faire de belles statues ! Il arrivait, maintenant, qu’il ne comprenait plus ce qui suffit aux autres hommes… Il n’était fait ni pour l’amour, ni pour le mariage ; sa susceptibilité était trop vive auprès de son inexpérience. L’espèce d’isolement dans lequel il s’était blotti, par crainte des contacts pénibles, lui convenait bien ; pourquoi donc en était-il sorti ?… Les froissements viennent presque toujours de ce qu’on n’admet pas, de ce qu’on ne tolère point, chez les autres, une nature opposée à celle qu’on a. Il le savait, l’ayant quelquefois observé, mais il ne pouvait modifier à sa guise la vibration spéciale de son être.

En somme, il n’avait rien à reprocher à Camille, qui se montrait toujours aussi tendre qu’au premier jour… Pourquoi donc cette peine entrée en son cœur ?… Ah ! c’est qu’il l’avait crue à lui tout entière, et qu’il venait de reconnaître, de deviner qu’il y avait quelque chose qu’on ne lui disait pas. Durant le retour, cette impression pénible s’accrut au lieu de diminuer, et vainement il chercha les origines des malaises nouveaux de sa pensée. Ils passaient, s’en allaient, revenaient comme de petits souffles d’air glacé, éveillant en lui une angoisse encore légère, lointaine, mais singulièrement tenace. Il n’était pas jaloux, il ne pouvait pas l’être, son affection étant de celles qui n’existent pas sans l’estime ; il ignorait cette disposition, tout en la constatant chez les autres et en la méprisant comme une folie indigne de lui. Pourtant, il doutait par instinct, par une poussée subite de méfiance, glissée en ses veines plutôt qu’en son esprit, par le mécontentement presque physique de l’homme qui n’est pas sûr de sa compagne, et il s’exaspérait de cette faiblesse… « Comme elle avait frappé avec une autorité discrète à la petite porte de son atelier ! Comme elle était entrée sans émotion et sans hésitation !… Comme elle s’était sentie chez elle, tout de suite, en ce logis suspect où tant d’autres femmes auraient pu venir !… Une jeune fille, même hardie, supérieure aux coutumes niaises de fausse pruderie, dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé cette tranquillité en pénétrant, novice, dans tout l’inconnu d’un atelier de peintre ou de sculpteur ?… Les hésitations physiques, le trouble mental n’auraient-ils pas persisté après les premières paroles échangées et n’auraient-ils pas hâté le départ ?… »

Enfiévré de cette fièvre irritante que les inquiétudes de l’âme éveillent dans tout le corps, Georges s’agitait, se montrait nerveux, impressionnable, d’humeur inégale. Parfois, il essayait d’arrêter la marche de ses suppositions, il cherchait, il trouvait, il savourait des réflexions justes et rassurantes ; mais, un germe de peur était en lui qu’il ne pouvait ni détruire, ni entraver dans sa croissance.

Camille, de son côté, soutirait davantage encore, parce que son amour était plus grand. Ce qui l’avait précisément charmée dans cette nature exceptionnellement enthousiaste et droite devait la perdre. Elle comprenait que Georges se détachait, et qu’une fois l’œuvre de séparation accomplie, rien au monde ne saurait lui rendre le cœur de son mari. Elle était l’idole qu’il ne faut pas toucher, celle qu’on ne peut accepter que pure de tout soupçon, impeccable et immaculée comme la beauté suprême. La chute serait d’autant plus rapide qu’elle tomberait de plus haut et rien ne resterait de sa puissance passée.

Elle luttait pour conserver sa gaieté, sa confiance apparente ; mais le fond de son cœur était plein de tristesse et d’épouvante, Certes, un jour viendrait où la dissimulation ne serait plus possible, où la vérité éclaterait, où toute l’infamie de son ancienne existence remonterait à la surface de son existence nouvelle, comme la vase d’un étang remonte et trouble l’eau lorsqu’on y jette une pierre. Elle frissonnait à cette pensée, et des idées de suicide hantaient son cerveau.

Elle apportait à présent dans sa tendresse je ne sais quoi de fou, de délirant, de désespéré ; son amour appelait la douleur, la poussait jusqu’au déchirement. Dans le paroxysme d’excitation où elle se trouvait, sa tête, ses nerfs, son imagination ne cherchaient plus même l’oubli dans la possession, mais quelque chose de plus âpre, de plus poignant, et, tout bas, elle invoquait la mort, brûlait de l’étreindre dans l’agonie de ses transports.

Georges s’effrayait de cette exaltation, et, parfois, la repoussait.

— Où donc as-tu appris ces choses ?… demandait il.

— Tu ne m’aimes plus, répondait-elle tristement ; moi je t’aime toujours… Jadis, tu trouvais tout naturel ce qui te surprend aujourd’hui…

— Peut-être… je suis injuste, pardonne-moi.

Il tâchait de la consoler, mais elle voyait bien que les paroles douces qu’il murmurait n’étaient guère sincères, que le sentiment qui les lui dictait était plus voisin de la pitié que de l’affection.

X

De retour à Paris, Camille apprit, en même temps, la mort de Julien Rival et l’arrestation du docteur Richard. Elle vécut, alors, dans des transes affreuses, s’attendant à tout moment à une dénonciation. Les témoins cités étaient au nombre de près de trois cents, en dehors des docteurs et des experts ; la liste des opérées était plus longue encore. Quelques expériences funestes avaient déjà attiré l’attention sur l’opérateur, Nina n’ayant pas mis dans ses dernières négociations la discrétion habituelle, et Philippe, en somme, n’avait fait qu’avancer l’heure des représailles. Des jeunes filles avaient tout raconté à leurs parents, et si ces derniers gardaient le silence, par crainte du scandale, ils n’en agissaient pas moins secrètement.

Il y eut de curieuses révélations sur certains côtés de la vie parisienne que l’on ignore généralement ou que l’on feint d’ignorer. L’opinion s’indigna enfin contre les charlatans à diplômes, les tenancières d’appartements borgnes où se pratiquent journellement le crime et la débauche. Le ministère public étala avec complaisance, sous les yeux du jury, la vie professionnelle de ces dépeceurs de chair et de consciences dont les sinistres forfaits restent si souvent impunis !

Camille, pour tâcher de s’étourdir, employait son activité nerveuse à l’installation de son nouveau logis. Elle avait acheté un charmant hôtel près du parc Monceau, et elle le meublait avec une hâte fiévreuse. On frappait, on clouait, on lavait partout. Au fond d’un jardin, assez vaste et coquet, se trouvait l’atelier de Georges, fort spacieux et bien éclairé. Elle allait par les magasins, achetait des bibelots pour fleurir le dedans de sa demeure, comme le jardinier avait fleuri le dehors avec ses pâles fleurs d’automne.

Dès le matin, elle arrivait, présidait au placement des meubles, montait sur des échelles, accrochait elle-même de légers tableaux ou changeait la draperie d’un rideau. Dans son besoin d’oublier, elle avait l’impression de faire la chose la plus importante qu’elle eût jamais faite.

À chaque minute, elle regardait l’heure, calculait combien de temps la séparait encore du moment où il entrerait et la remercierait par une caresse d’avoir si bien deviné ses goûts.

En attendant l’installation complète, ils vivaient, faubourg Saint-Honoré, dans l’ancien petit hôtel de la baronne de Luzac. La chambre de Camille avec ses étoffes douces mollement drapées, son mobilier laqué vert pâle, était devenue la chambre conjugale, et, chaque soir, après le travail et les courses de la journée, Georges venait rejoindre sa femme.

Il la traitait avec bonté, semblait avoir compassion des tourments qu’il devinait en elle sans en connaître la cause, et elle souffrait davantage de cette vague pitié qui l’humiliait. La haine est un tonique qui fait vivre par l’espoir de la vengeance ; mais la pitié tue, car elle affaiblit encore la faiblesse. Une imagination ardente fait de tout un poème terrible ou joyeux, suivant les événements qui la frappent ; son exaltation ne cherche que les nuances vives et tranchées, l’exagération en toutes choses.

Cette pitié était pour Camille une menace, un glas sinistre de mort.

Jusque-là, elle avait vécu dans un rêve charmant et goûté, auprès de son mari, les plaisirs d’une seconde enfance ; elle avait oublié les fautes passées et dans son heureuse insouciance s’était cru sauvée. Il lui était venu une profonde pensée d’égoïsme où s’était englouti l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers ; l’univers, c’était son amour !

Tristement elle songeait à cette si courte ivresse qui, un moment, avait fleuri sa vie dans la banalité du mariage.

Georges allait rentrer. Elle l’attendait dans sa chambre, au coin de son feu, car la soirée était froide et humide. Dans le petit hôtel désert, aucun bruit ne s’entendait. Elle demeurait immobile, enfoncée dans les brumes de sa mélancolie. Pourtant, le vol des minutes était lourd et douloureux. Elle prit un livre, au hasard, et tâcha de lire pour tromper ses appréhensions ; car ses nerfs vibraient terriblement et la solitude lui devenait intolérable.

Mais, elle ne put fixer son attention sur le volume qu’elle tenait, ses yeux seuls suivant, sur la page blanche, les caractères alignés.

Elle écoutait sonner à la pendule les mornes heures du soir, et, à ce bruit, si naturel pourtant, elle se renversait sur le dossier de soc fauteuil avec une inexprimable angoisse.

Pourquoi Georges n’était-il pas auprès d’elle, à la consoler, à la défendre ?…

Tout à coup, la porte roula lentement sur ses gonds et Nina parut sur le seuil.

— Toi ! s’écria Camille en se dressant d’un bond.

— Moi… Cela t’étonne ?… J’ai pu échapper aux recherches, comme tu vois… et, me voici.

— Va-t’en !

— Tu m’écouteras, d’abord.

— Que veux-tu donc ?…

— Te demander compte de ta dénonciation.

— Je n’ai dénoncé personne.

— Tu mens !

— Pourquoi mentirais-je ?…

— Enfin, quelqu’un a parlé…

— Je ne sais… que m’importe !…

Elles se regardaient, très pâles, avec un tremblement de colère au coin des lèvres. Nina, la gorge contractée, murmura d’une voix rauque :

— C’est mal, ce que tu as fait là !

— Encore une fois, je n’ai rien fait, dit Camille avec mépris ; mais je suis heureuse de ce qui arrive !… Je te hais ! car tu as gâché ma vie, sali toutes mes croyances, détruit tout ce qu’il y avait de bon et de pur en moi !… Le châtiment que tu as mérité est au-dessus de la justice humaine, et je souhaite ardemment qu’il t’atteigne un jour, dans ce monde ou dans l’autre…

Nina se mit à rire.

— Des mots ! des mots !…

— Des mots qui tuent !…

— Allons donc !… Nous avons toutes deux de belles années de plaisir devant nous… Ton mari ignore le passé ?…

— Oui… comment saurait-il ?… Je ne suis pas compromise ?… Tu ne réponds pas ?… Oh ! Nina, je t’en supplie ! rassure-moi… dis-moi que Georges ne sait rien ?…

Nina riait toujours.

— Il ne sait rien aujourd’hui, demain il saura tout.

— Demain ?…

— Oui, j’ai cru que tu m’avais dénoncée et je t’ai dénoncée à mon tour…

— Tu as fait cela ?…

— Actuellement la justice connaît ta vie aussi bien que la mienne.

— Et tu es venue ?…

— Pour t’annoncer la bonne nouvelle.

— Ah !

Camille eut la force de sourire, mais ses ongles entrèrent dans ses mains crispées. Nina ne devina pas son horrible angoisse.

— Écoute, dit-elle, en se rapprochant, tu ne peux rester ici ; partons, unissons nos fortunes et recommençons ailleurs notre ancienne existence…

— Vraiment ?…

— Tu n’étais pas faite pour le mariage, vois-tu !… La petite expérience a suffisamment duré, et je suppose que tu es lasse de jouer ce rôle d’honnête femme ?…

— Oui, très lasse…

— Tu vois bien !… Lorsqu’on a goûté à certaines joies, on y retourne sans cesse, tant elles ont d’attrait !… J’ai tout prévu… Ma voiture nous attend pour nous conduire à la gare… Dans quelques heures nous serons hors de danger… Viens !…

— Et Georges ?…

— Georges n’existe plus pour toi… Demain, sans doute, il saura tout, et tu lui feras horreur ! Comprends-tu ?… Il vaut mieux partir avant. Et puis tu crois l’aimer… au fond, tu es incapable d’aimer… Est-ce que des femmes comme nous ont un cœur ?… Tu as joué au mariage, voilà tout… Tu voulais un mari, un vrai, parce que tu ne connaissais pas encore cette sensation-là… Maintenant, la comédie a assez duré… tu deviendrais ridicule !

— Oui.

— Tu pleures ?… Allons, pleure un peu, cela te fera du bien… Et puis, tu es si jolie quand tu pleures… Tes lèvres !…

Elle lui prit les mains, essaya de l’entraîner. Camille avait un léger peignoir de mousseline de soie et de dentelle ; elle serra son amie, agrafa sa bouche dans un baiser violent comme une morsure, et, reculant insensiblement, fit sauter le bas de sa robe dans le foyer. En une minute elles furent environnées de flammes. Nina voulut crier ; mais, emprisonnée dans les bras de Camille, avec, sur ses lèvres, le bâillon vivant de sa bouche, elle ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque aspiration, creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles.

Quand les secours arrivèrent, il était trop tard. On retrouva les corps des deux femmes enlacés, sans vêtements, les chairs entièrement calcinées. Sous l’action du feu, leurs cadavres s’étaient si étrangement amoindris et tordus qu’il fut impossible de les distinguer l’un de l’autre. Lorsqu’on voulut les séparer, ils tombèrent en morceaux.

Le monde crut à un accident et Georges ignora toujours le passé de Camille. Il la pleura sincèrement, et tira de la mélancolie grave qui enveloppa sa vie le courage de la lutte et l’inspiration attendrie qui font les chefs-d’œuvre.



FIN