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Les Demi-Sexes/Troisième partie/IV

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 250-257).
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IV

Camille, depuis quinze jours, se croyait en sûreté et se laissait aller à la douceur de cette existence nouvelle, lorsqu’un second avertissement vint la rejeter dans ses épouvantes.

Elle avait voulu visiter, après quelques autres, ce temple de Ségeste qui se détache, avec ses trente-six colonnes doriques, entre deux monts reliés l’un à l’autre par une pente arrondie en croissant. Il est seul dans cette campagne illimitée et on sent, quand on voit le paysage grandiose et simple qui l’entoure, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec.

Les maîtres de génie qui ont appris l’art à l’humanité montrent en Sicile, plus qu’ailleurs, la science profonde qu’ils avaient de la mise en scène.

Georges et Camille virent le sommet du mont où se trouvent le temple et le théâtre. Chaque jour ils faisaient de ces excursions, seuls, la plupart du temps, sans crainte des brigands, heureux des surprises qu’ils rencontraient à chaque pas. Ils étaient là depuis le matin, au centre d’un amphithéâtre de rocs, et ils ne se lassaient pas de contempler leur masse imposante, ceinturée de forêts vertes, et le tapis de mer bleue étendu à leur pied.

Tout à coup, en se retournant, Camille poussa un cri. Philippe était derrière elle, Philippe dont le sourire ironique la glaça de terreur

— Vous vous connaissez ? interrogea Georges.

Elle balbutia :

— Non, c’est-à-dire, oui… C’est le comte de Talberg qui venait jouer au whist chez nous… Voulez-vous que je vous présente ?…

— Certes ; on est toujours heureux de rencontrer un compatriote… D’ailleurs, je crois bien avoir déjà vu M. de Talberg.

— Oui, la première fois que vous êtes venu dîner chez ma grand’mère… Vous en souvenez-vous ?…

Philippe s’était approché. Très naturellement il répondit aux paroles aimables de Georges et s’extasia sur les beautés du pays. « Il avait déserté Paris, disait-il, pour se consoler d’un amour malheureux, et il n’avait emmené personne, afin de s’isoler davantage, de ne plus entendre une voix déjà entendue, de ne plus voir un visage déjà vu.

— Alors, monsieur, vous devez nous maudire ! s’écria Georges gaiement.

— Non, je vous assure… Mes pensées, depuis mon départ, ont pris un autre cours. Je suis guéri, complètement guéri.

— Votre passion n’avait pas de bien profondes racines, avouez-le ?…

— Oh ! mon Dieu non !… J’aimais une créature indigne, et le mépris, enfin, a pris le dessus.

Camille, tremblante, cherchait à lire dans le regard de son ancien amant ; mais les yeux de Philippe restaient impénétrables et froids. Il ne semblait pas s’apercevoir de sa présence, causait tranquillement avec Georges de ses dernières œuvres et de ses projets.

Le sculpteur ravi se livrait sans arrière-pensée, disait sa joie d’avoir trouvé une compagne telle que Camille et ce qu’il comptait faire avec son appui intelligent.

La jeune femme, auprès d’eux, se demandait anxieusement : « Que veut-il ? Pourquoi me poursuit-il avec un tel acharnement ?… » Son âme tressaillait de colère impuissante, ses jambes ne la soutenaient plus, son cœur battait follement, tout son corps semblait meurtri par une inconcevable courbature. Cet accablement venait de la haine qu’elle sentait peser sur elle et qu’elle ne pouvait ni apaiser ni braver. Elle se disait : « Pourquoi ce passé revient-il sans cesse ?… Avant de connaître Georges, je n’avais subi aucun entraînement ; je n’avais que des instincts, des curiosités et des appétits ; je voulais tout connaître sans rien risquer, et je n’ai, en somme, fait de mal qu’à moi-même. Mes sens savouraient sans se griser jamais ; je comprenais trop pour perdre la tête, je raisonnais et j’analysais trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. Et voilà que cet homme qui me menace aujourd’hui s’est imposé à moi ; malgré moi, malgré ma répulsion et ma résistance, il m’a dicté sa volonté et me soumet encore par sa seule présence !… De quel droit, après tout ?… » Résolument elle s’approcha de Philippe :

— Je vous ordonne de partir ! dit-elle à voix basse.

Il répondit de même, sans la regarder :

— Je ne partirai pas.

Et, comme Georges s’éloignait un peu pour contempler des colonnes éboulées, tombées côte à côte dans le sable, ainsi que des soldats morts, elle reprit rapidement :

— Qu’espérez-vous donc ?… Plus jamais je ne vous appartiendrai !… Pourquoi m’avez-vous suivie jusqu’ici ?… Tout est fini ; éloignez-vous… Nous ne devons plus être que des étrangers l’un pour l’autre…

— Et pourquoi ?… Il n’y a que votre mari entre nous.

— Oh ! taisez-vous !

— Ma conduite serait-elle plus coupable que la vôtre ?…

— J’ai pour excuse mon amour.

— Mon excuse est peut-être la même.

— Allons donc ! Vous êtes incapable d’aimer ; et, d’ailleurs, vous me connaissez trop pour cela.

— Prenez garde, votre mari pourrait nous entendre.

Georges, en effet, les considérait avec quelque étonnement, ne s’expliquant pas l’altération de leur visage.

— Je crois, cher monsieur, reprit Philippe à haute voix et avec le plus grand calme, que madame Darvy souffre de l’excessive chaleur qu’il fait ici. Ce soleil de plomb, ces couleurs vives ne sont pas faites pour une Parisienne qui n’a guère connu que les brouillards printaniers du Bois de Boulogne et les tiédeurs capricieuses de Trouville ou d’Ostende.

— C’est vrai, dit Camille, je voudrais rentrer…

Le retour fut long et pénible. Aussitôt chez elle, elle s’étendit sur le lit et ferma les yeux, répondant à peine aux questions inquiètes de son mari.

— Veux-tu voir un médecin ?…

— Non, je t’en prie… le calme seul m’est nécessaire… Tu as eu tort d’inviter monsieur de Talberg.

— Pourquoi ?… Je le croyais de tes amis.

— Je ne veux voir personne… Je n’ai qu’un ami, c’est toi !

Il y avait un accent si vrai, une douleur si âpre, quelque chose de si étouffé et de si navré dans cette voix qu’il fut apitoyé.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ?… Tu sembles non seulement souffrante, mais attristée…

— Tu te trompes.

— Alors, pourquoi dis-tu que tu n’as pas d’amis ?… À ton âge tu ne dois rien savoir de l’existence… Tu as vécu comme toutes les jeunes filles…

Elle eut un pâle sourire et ne répondit pas. Il reprit :

— Une jeune fille ne connaît rien des chagrins réels ; elle n’a eu ni amertumes, ni désillusions, ni luttes… Une fois mariée, son mari, s’il l’aime réellement, doit continuer le rêve ébauché… N’est-ce donc pas le cas ?…

Elle lui prit la main et la posa sur ses yeux humides.

— Oh ! oui… je t’assure que je ne désire rien de plus que le bonheur présent… Pourquoi l’alarmer de ce malaise qui passera comme il est venu ?…

— Depuis quelque temps déjà tu te sentais fiévreuse et lasse ?…

— Oui.

Il s’agenouilla devant elle.

— Camille, dit-il, est-ce bien vrai ?… Je n’ose croire à tant de joie !…

Elle se dressa avec étonnement.

— Quoi donc ?…

— Dis-moi que je ne me trompe pas ?… Cet état de fatigue, de vague malaise, dont tu parles, serait-il…

— Je t’affirme, mon ami, que je ne te comprends pas.

— Voyons, tu sais bien ?… Oh ! si cela pouvait être, comme je te remercierais ! comme je te bénirais !…

Elle fut prise d’un tremblement nerveux ; et il murmura dans son oreille avec un balbutiement ravi :

— Si je pouvais être père…

Elle le regarda de ses grands yeux dilatés, devint d’une pâleur mortelle et perdit connaissance.