Les Dents du tigre/I, 9

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IX. — Sauverand s’explique.

Gaston Sauverand !

Instinctivement, don Luis recula et sortit son revolver, qu’il braqua sur le bandit.

— Haut les mains, ordonna-t-il… haut les mains, ou je fais feu !

Sauverand ne parut pas se troubler. D’un signe de tête, il montra deux revolvers qu’il avait déposés sur une table, hors de sa portée, et il dit :

— Voici mes armes. Je ne viens pas ici pour combattre, mais pour causer.

— Comment êtes-vous entré ? proféra don Luis, que ce calme exaspérait. Une fausse clef, n’est-ce pas ? Mais, cette fausse clef, comment avez-vous pu… et par quel moyen ?

L’autre ne répondait pas. Don Luis frappa du pied.

— Parlez donc ! Parlez ! Sinon…

Mais Florence accourait. Elle passa près de lui sans qu’il essayât de la retenir et se jeta sur Gaston Sauverand, à qui elle dit, indifférente à la présence de Perenna :

— Pourquoi êtes-vous venu ? Vous m’aviez promis de ne pas venir… Vous me l’aviez juré… Allez-vous-en.

Sauverand se dégagea et la contraignit à s’asseoir.

— Laisse-moi faire, Florence. Ma promesse n’avait d’autre but que de te rassurer. Laisse-moi faire.

— Mais non, mais non, protesta la jeune fille avec ardeur. Mais non ! c’est de la folie. Je vous défends de dire un seul mot… Oh ! je vous en supplie, ne tentez pas cela !

Lentement, il lui caressa le front, écartant les cheveux d’or, un peu incliné vers elle.

— Laisse-moi faire, Florence, répéta-t-il tout bas.

Elle se tut, comme désarmée par la douceur de cette voix, et il prononça d’autres paroles que don Luis ne put entendre et qui semblèrent la convaincre. En face d’eux, Perenna n’avait pas bougé. Le bras tendu, le doigt sur la détente, il visait l’ennemi. Lorsque Sauverand tutoya Florence, des pieds à la tête, il tressaillit, et son doigt se crispa. Par quel prodige ne tira-t-il pas ? Par quel effort suprême de volonté put-il étouffer la haine jalouse qui le brûla comme une flamme ? Et voilà que Sauverand avait l’audace de caresser les cheveux de Florence !

Il baissa le bras. Plus tard, il les tuerait, plus tard, il ferait d’eux ce que bon lui semblerait, puisqu’ils étaient en son pouvoir, et que rien, désormais, ne pouvait les soustraire à sa vengeance.

Il saisit les deux revolvers de Sauverand et les plaça dans un tiroir. Puis il revint vers la porte, avec l’intention de la fermer. Mais, entendant du bruit au palier du premier étage, il approcha de la rampe. C’était le maître d’hôtel qui montait, un plateau à la main.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Une lettre urgente, monsieur, qu’on vient d’apporter pour M. Mazeroux.

M. Mazeroux est avec moi. Donnez. Et qu’on ne me dérange plus.

Il déchira l’enveloppe. La lettre, écrite au crayon, hâtivement, et signée par un des inspecteurs qui cernaient l’hôtel, contenait ces mots :

« Attention, brigadier, Gaston Sauverand est dans la maison. D’après deux personnes qui demeurent en face, la jeune fille, que l’on connaît dans le quartier comme l’intendante de l’hôtel, est entrée, il y a une heure et demie, avant que nous ne prenions notre faction. On l’a vue, ensuite, à la fenêtre du pavillon qu’elle occupe. Et puis, quelques instants plus tard, une petite porte basse, qui doit être employée pour le service de la cave, et qui est située sous ce pavillon, a été entrouverte, par elle, évidemment. Presque aussitôt, un homme a débouché sur la place, a longé les murs, et s’est glissé dans la cave. Pas d’erreur. D’après le signalement, c’est Gaston Sauverand. Donc, attention, brigadier. À la moindre alerte, au premier signal de vous, nous entrons. »

Don Luis réfléchit. Il comprenait, maintenant, comment le bandit avait accès chez lui et comment il pouvait impunément, caché dans la retraite la plus sûre, échapper à toutes les recherches. Lui, Perenna, il habitait chez celui-là même qui s’était déclaré son plus terrible adversaire.

« Allons, se dit-il, le bonhomme est réglé… et sa demoiselle aussi. Les balles de mon revolver ou les menottes de la police, c’est à leur choix. »

Il ne songeait même plus à son auto, toute prête en bas. Il ne songeait plus à la fuite de Florence. S’il ne les tuait pas l’un et l’autre, la justice mettrait sur eux sa main qui ne relâche pas. Aussi bien, il valait mieux qu’il en fût ainsi, et que la société punît elle-même les deux coupables qu’il allait lui offrir.

Il referma la porte, poussa le verrou, se remit en face de ses deux captifs, et prenant une chaise, dit à Sauverand :

— Causons.

La pièce où ils se trouvaient, étant de dimensions restreintes, les rapprochait les uns des autres, de telle sorte que don Luis avait la sensation de toucher presque à cet homme qu’il exécrait jusqu’au plus profond de son âme. Un mètre à peine séparait leurs deux chaises. Une table longue, couverte de livres, se dressait entre eux et la fenêtre, dont l’embrasure, percée à travers le mur très épais, formait un recoin comme dans les vieilles demeures.

Florence avait un peu tourné son fauteuil, et don Luis discernait mal son visage, que la lumière n’éclairait pas. Mais il voyait en plein celui de Gaston Sauverand, et il l’observait avec une curiosité ardente et une colère qui s’avivait au spectacle des traits, jeunes encore, de la bouche expressive, des yeux intelligents et beaux malgré la dureté du regard.

— Eh bien, quoi, parlez ! fit don Luis d’un ton impérieux. J’ai accepté une trêve entre nous, mais une trêve momentanée, le temps de dire les paroles nécessaires. Avez-vous peur, maintenant ? Regrettez-vous votre démarche ?

L’homme eut un calme sourire et prononça :

— Je n’ai peur de rien, et je ne regrette pas d’être venu, car j’ai le pressentiment très net que nous pouvons, que nous devons nous entendre.

— Nous entendre ! protesta don Luis avec un haut-le-corps.

— Pourquoi pas ?

— Un pacte ! un pacte d’alliance entre vous et moi !

— Pourquoi pas, c’est une idée que j’ai eue déjà plusieurs fois, qui s’est précisée tout à l’heure dans le couloir de l’instruction, et qui m’a conquis définitivement lorsque j’ai lu la reproduction de votre note dans l’édition spéciale de ce journal : Déclaration sensationnelle de don Luis Perenna. Mme Fauville serait innocente

Gaston Sauverand se leva de sa chaise à moitié, et, martelant ses paroles, les scandant de gestes secs, il murmura :

— Tout est là, monsieur, dans ces quatre mots : Mme Fauville est innocente. Ces quatre mots, que vous avez écrits, que vous avez prononcés publiquement et solennellement, sont-ils l’expression même de votre pensée ? Croyez-vous, maintenant, et de toute votre foi, à l’innocence de Marie-Anne Fauville ?

Don Luis haussa les épaules.

— Eh ! mon Dieu, l’innocence de Mme Fauville n’a rien à faire ici. Il ne s’agit pas d’elle, mais de vous, de vous deux et de moi. Donc droit au but, et le plus vite possible. C’est votre intérêt, plus encore que le mien.

— Notre intérêt ?

Don Luis s’écria :

— Vous oubliez le troisième sous-titre de l’article… Je n’ai pas proclamé seulement l’innocence de Marie-Anne Fauville. J’ai aussi annoncé… lisez donc : Arrestation imminente des coupables. »

Sauverand et Florence se levèrent ensemble, d’un même mouvement irréfléchi.

— Et pour vous… les coupables ? demanda Sauverand.

— Dame ! vous les connaissez comme moi. C’est l’homme à la canne d’ébène, qui, tout au moins, ne peut nier le meurtre de l’inspecteur principal Ancenis. Et c’est la complice de tous ses crimes. L’un et l’autre doivent se rappeler leurs tentatives d’assassinat contre moi, le coup de revolver sur le boulevard Suchet, le sabotage de mon automobile suivi de la mort de mon chauffeur… et, hier encore, dans la grange, là-bas, vous savez, la grange où il y a deux squelettes pendus… hier encore, rappelez-vous, la faux, la faux implacable qui fut sur le point de me décapiter.

— Et alors ?

— Alors, dame ! la partie est perdue. Il faut payer sa dette, et il le faut d’autant plus que vous vous êtes jetés stupidement dans la gueule du loup.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Cela veut dire simplement que l’on connaît Florence Levasseur, que l’on connaît votre présence ici, que l’hôtel est cerné, et que le sous-chef Weber va venir.

Sauverand sembla déconcerté par cette menace imprévue. Près de lui, Florence était livide. Une angoisse folle la défigurait. Elle balbutia :

— Oh ! c’est terrible !… non, non, je ne veux pas !

Et, se précipitant sur don Luis :

— Lâche ! Lâche ! c’est vous qui nous livrez ! Lâche ! Ah ! je savais bien que vous étiez capable de toutes les trahisons ! Vous êtes là, comme un bourreau… Ah ! quelle infamie ! Quelle lâcheté !

Épuisée, elle tomba assise. Elle sanglotait, une de ses mains contre son visage.

Don Luis se détourna. Chose bizarre, il n’éprouvait aucune pitié, et les larmes de la jeune fille, de même que ses injures, ne le remuaient pas plus que s’il n’eût jamais aimé Florence. Il fut heureux de cette libération. L’horreur qu’elle lui inspirait avait tué tout amour.

Mais, étant revenu devant eux après avoir fait quelques pas à travers la pièce, il s’aperçut qu’ils se tenaient par la main, comme deux amis en détresse qui se soutiennent, et, repris d’un brusque mouvement de haine, subitement hors de lui, il empoigna le bras de l’homme.

— Je vous défends… De quel droit ?… Est-ce votre femme ? votre maîtresse ? Alors, n’est-ce pas ?…

Haut les mains ! ordonna-t-il…

Sa voix s’embarrassait. Lui-même sentait l’étrangeté de cet accès furieux, où se révélait soudain, dans toute sa force et dans tout son aveuglement, une passion qu’il croyait à jamais éteinte. Et il rougit, car Gaston Sauverand le regardait avec stupeur, et il ne douta pas que l’ennemi n’eût percé son secret.

Un long silence suivit, durant lequel il rencontra les yeux de Florence, des yeux hostiles, pleins de révolte et de dédain. Avait-elle deviné, elle aussi ?

Il n’osa plus dire un seul mot. Il attendit l’explication de Sauverand.

Et, dans cette attente, ne songeant ni aux révélations qui allaient se produire, ni aux problèmes redoutables dont il allait enfin connaître la solution, ni aux événements tragiques qui se préparaient, il pensait uniquement, et avec quelle fièvre ! avec quelle palpitation de tout son être ! à ce qu’il était sur le point de savoir sur Florence, sur les sentiments de la jeune fille, sur son passé, sur son amour pour Sauverand. Cela seul l’intéressait.

— Soit, dit Sauverand. Je suis pris. Que le destin s’accomplisse ! Cependant, puis-je vous parler ? Je n’ai plus maintenant d’autre désir que celui-là.

— Parlez, répondit-il. Cette porte est close. Je ne l’ouvrirai que quand il me plaira. Parlez.

— Je le ferai brièvement, dit Gaston Sauverand. D’ailleurs, ce que je sais est peu de chose. Je ne vous demande pas de le croire, mais d’écouter comme s’il était possible que je pusse dire la vérité, l’entière vérité.

Et il s’exprima en ces termes :

— Je n’avais jamais rencontré Hippolyte Fauville et Marie-Anne, avec qui, cependant, j’étais en correspondance — vous vous rappelez que nous sommes cousins — lorsque le hasard nous mit en présence, il y a quelques années, à Palerme, où ils passaient l’hiver pendant que l’on construisait leur nouvel hôtel du boulevard Suchet. Nous vécûmes cinq mois ensemble, nous voyant chaque jour. Hippolyte et Marie-Anne ne s’entendaient pas très bien. Un soir, à la suite de querelles plus violentes, je la surpris qui pleurait. Bouleversé par ses larmes, je ne pus retenir mon secret. Depuis le premier instant de notre rencontre, j’aimais Marie-Anne… Je devais l’aimer toujours, et de plus en plus.

— Vous mentez ! s’écria don Luis, incapable de se contenir. Hier, dans le train qui vous ramenait d’Alençon, je vous ai vus tous les deux…

Gaston Sauverand observa Florence. Elle se taisait, les poings à la figure, ses coudes sur les genoux. Sans répondre à l’exclamation de don Luis, il continua :

— Marie-Anne, elle aussi, m’aimait. Elle me l’avoua, mais en me faisant jurer que je n’essaierais jamais d’obtenir d’elle plus que ne doit accorder l’amitié la plus pure. Je tins mon serment. Nous eûmes alors quelques semaines de bonheur incomparable. Hippolyte Fauville, qui s’était amouraché d’une chanteuse de concert public, faisait de longues absences. Je m’occupais beaucoup de l’éducation physique du petit Edmond, dont la santé laissait à désirer. Et nous avions, en outre, auprès de nous, entre nous, la meilleure amie, la conseillère dévouée, affectueuse, qui pansait nos blessures, soutenait notre courage, ranimait notre joie, et qui prêtait à notre amour quelque chose de sa force et de sa noblesse : Florence était là.

Don Luis sentit battre son cœur plus hâtivement. Non pas qu’il attachât le moindre crédit aux paroles que débitait Gaston Sauverand. Mais, à travers ces paroles, il espérait bien pénétrer au cœur même de la réalité. Peut-être aussi subissait-il, sans le savoir, l’influence de Sauverand, dont l’apparente franchise et l’intonation sincère lui causaient un certain étonnement.

Sauverand reprit :

— Quinze années plus tôt, mon frère aîné, Raoul Sauverand, recueillait, à Buenos-Ayres, où il s’était établi, une orpheline, la petite fille d’un ménage de ses amis. À sa mort, il confia l’enfant — elle avait alors quatorze ans –, à une vieille bonne qui m’avait élevé, et qui avait suivi mon frère dans l’Amérique du Sud. La vieille bonne m’amena l’enfant et mourut elle-même d’un accident, quelques jours après son arrivée en France.

» Je conduisis la petite en Italie, chez des amis, où elle travailla et devint… ce qu’elle est. Voulant vivre par ses propres moyens, elle accepta une place d’institutrice dans une famille. Plus tard, je la recommandai à mes cousins Fauville, auprès de qui je la retrouvai à Palerme, gouvernante du petit Edmond, qui l’adorait, et surtout amie, amie dévouée et chérie de Marie-Anne Fauville.

» Elle fut la mienne aussi, à cette heureuse époque, si rayonnante et si courte, hélas ! Notre bonheur, en effet, notre bonheur à tous trois allait sombrer de la façon la plus brusque et la plus stupide. Chaque soir, j’écrivais sur un journal intime la vie quotidienne de mon amour, vie sans événements, sans espérance et sans avenir, mais combien ardente, et combien resplendissante ! Marie-Anne y était exaltée comme une déesse. Agenouillé pour écrire, je traçais les litanies de sa beauté, et j’inventais aussi, pauvre revanche de mon imagination, des scènes illusoires où elle me disait les mots qu’elle aurait pu me dire, et me promettait toutes les joies auxquelles nous avions volontairement renoncé. Ce journal, Hippolyte Fauville le trouva. Par quel hasard prodigieux, par quelle méchanceté sournoise du destin, je ne sais, mais il le trouva.

» Sa colère fut terrible. Il voulait d’abord chasser Marie-Anne. Mais, devant l’attitude de sa femme, devant les preuves qu’elle lui donna de son innocence, devant la volonté inflexible qu’elle manifesta de ne pas divorcer et la promesse qu’elle lui fit de ne jamais me revoir, il se calma.

» Moi, je partis, la mort dans l’âme. Florence, renvoyée, partit également. Jamais plus, vous entendez, jamais plus depuis cette heure fatale, je n’échangeai une seule parole avec Marie-Anne. Mais un amour indestructible nous unissait. Ni la séparation, ni le temps n’en devait atténuer la puissance.

Il s’arrêta un moment, comme pour lire sur le visage de don Luis l’effet que provoquait son récit. Don Luis ne cachait pas son attention anxieuse. Ce qui l’étonnait le plus, c’était le calme inouï de Gaston Sauverand, l’expression tranquille de ses yeux, l’aisance avec laquelle il exposait, sans hâte, presque lentement, et d’une manière si simple, l’histoire de ce drame intime.

« Quel comédien ! » pensa-t-il.

Et, en même temps qu’il pensait cela, il se rappelait que Marie-Anne Fauville lui avait donné la même impression. Devait-il donc revenir à sa conviction première et croire Marie-Anne coupable, comédienne comme son complice, et comédienne comme Florence ? ou bien devait-il attribuer à cet homme une certaine loyauté ?

Il demanda :

— Et ensuite ?

— Ensuite, la guerre arriva, et je fus mobilisé dans une ville du centre.

— Et Mme Fauville ?

— Elle habitait à Paris, dans sa nouvelle maison, il n’était plus question du passé entre elle et son mari.

— Comment le savez-vous ? Elle vous écrivait ?

— Non. Marie-Anne est une femme qui ne transige pas avec le devoir, et sa conception du devoir est rigide à l’excès. Jamais elle ne m’écrivit. Mais Florence, qui avait accepté ici, chez le baron Malonesco, votre prédécesseur, une place de secrétaire et de lectrice, Florence recevait souvent dans son pavillon la visite de Marie-Anne. Pas une fois elles ne parlèrent de moi, n’est-ce pas, Florence ? Marie-Anne ne l’eût pas permis. Mais toute sa vie et toute son âme, n’est-ce pas, Florence ? n’étaient qu’amour et que souvenir passionné. À la fin, las d’être si loin d’elle, et démobilisé d’ailleurs, je revins à Paris. Ce fut notre perte.

» Il y a de cela un an environ. Je louai un appartement avenue du Roule, et j’y vécus de la façon la plus secrète afin que mon retour ne pût être connu d’Hippolyte Fauville, tellement je craignais que la paix de Marie-Anne ne fût troublée. Seule, Florence était au courant et venait me voir de temps à autre. Je sortais peu, uniquement à la fin du jour, et dans les allées les plus désertes du Bois.

» Mais il arriva ceci, — les résolutions les plus héroïques ont leurs défaillances, — il arriva qu’un soir, un mercredi soir, vers onze heures, ma promenade me rapprocha du boulevard Suchet, sans que je m’en rendisse compte, et je passai devant la demeure de Marie-Anne. Et le hasard fit qu’à cette même heure, comme la nuit était belle et chaude, Marie-Anne se trouvait à sa fenêtre. Elle me vit, j’en eus la certitude, et elle me reconnut, et mon bonheur fut tel que mes jambes tremblaient sous moi, tandis que je m’éloignais. Depuis, chaque soirée de mercredi, j’ai passé devant son hôtel, et presque chaque fois Marie-Anne, que sa vie mondaine, la recherche toute naturelle de distractions, et la position de son mari obligeaient pourtant à de fréquentes sorties, presque chaque fois Marie-Anne était là, m’accordant cette joie inespérée et toujours nouvelle. »

— Plus vite ! hâtez-vous donc ! articula don Luis que soulevait le désir d’en savoir davantage. Hâtez-vous. Les faits, tout de suite… Parlez !

Voilà que, soudain, il avait peur de ne pas entendre la suite de l’explication, et voilà soudain qu’il s’apercevait que les paroles de Gaston Sauverand s’infiltraient en lui comme des paroles qui n’étaient peut-être pas mensongères. Bien qu’il s’efforçât de les combattre, elles étaient plus fortes que ses préventions et victorieuses de ses arguments. La vérité, c’est que, au fond de son âme tourmentée d’amour et de jalousie, quelque chose l’inclinait à croire cet homme dans lequel il n’avait vu jusqu’ici qu’un rival détesté et qui proclamait si hautement, devant Florence elle-même, son amour pour Marie-Anne.

— Hâtez-vous, répéta-t-il, les minutes sont précieuses.

Sauverand hocha la tête.

— Je ne me hâterai pas. Toutes mes paroles, avant que je me sois résolu à les prononcer, ont été pesées, une à une. Toutes sont indispensables. Aucune d’elles ne peut être omise. Car ce n’est pas dans des faits quelconques, détachés les uns des autres, que vous trouverez la solution du problème, mais dans l’enchaînement de tous ces faits et dans un récit aussi fidèle que possible.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas…

— Parce que la vérité se trouve cachée dans ce récit.

— Mais cette vérité, c’est votre innocence, n’est-ce pas ?

— C’est l’innocence de Marie-Anne.

— Mais puisque je ne la discute pas !

— À quoi cela sert-il si vous ne pouvez pas la prouver ?

— Eh ! justement, c’est à vous de me donner des preuves ?

— Je n’en ai pas.

— Hein ?

— Je dis que je n’ai aucune preuve de ce que je vous demande de croire.

— Alors, je ne le croirai pas, s’écria don Luis d’un ton irrité. Non, non, mille fois non ! Si vous ne me fournissez pas les preuves les plus convaincantes, je ne croirai pas un seul mot de ce que vous allez dire.

— Vous avez bien cru tout ce que j’ai dit jusqu’ici, répliqua Sauverand avec beaucoup de simplicité.

Don Luis ne protesta pas. Ayant tourné les yeux vers Florence Levasseur, il lui sembla qu’elle le regardait avec moins d’aversion, et comme si elle eût souhaité de toutes ses forces qu’il ne résistât point aux impressions qui l’envahissaient.

Il murmura :

— Continuez.

Et ce fut vraiment une chose étrange que l’attitude de ces deux hommes, l’un s’expliquant en termes précis et de façon à donner à chaque mot toute sa valeur, l’autre écoutant et pesant chacun de ces mots ; tous deux maîtrisant les soubresauts de leur émotion ; tous deux aussi calmes en apparence que s’ils eussent cherché la solution philosophique d’un cas de conscience. Ce qui se passait en dehors ne signifiait rien. Ce qui allait survenir ne comptait pas. Avant tout, et quelles que fussent les conséquences de leur inaction, au moment où le cercle des forces policières se refermait autour d’eux, avant tout, il fallait que l’un parlât et que l’autre écoutât.

— Nous arrivons, d’ailleurs, dit Sauverand de sa voix grave aux événements les plus importants, à ceux dont l’interprétation, nouvelle pour vous, mais strictement conforme à la vérité, vous démontrera notre bonne foi. La malchance m’ayant mis sur le chemin d’Hippolyte Fauville, au cours d’une de mes promenades au Bois, par prudence je changeai de domicile et m’installai dans la petite maison du boulevard Richard-Wallace, où Florence vint me voir plusieurs fois. J’eus même la précaution de supprimer ces visites, et, en outre, de ne plus correspondre avec elle que par l’intermédiaire de la poste restante. J’étais donc tout à fait tranquille. Je travaillais dans la solitude la plus complète et en pleine sécurité. Je ne m’attendais à rien. Aucun péril, aucune possibilité de péril ne nous menaçait. Et je puis dire, selon l’expression la plus banale et la plus juste, que c’est dans un ciel absolument pur que le coup de tonnerre éclata. J’appris à la fois, lorsque le préfet de police et ses agents firent irruption chez moi et procédèrent à mon arrestation, j’appris à la fois l’assassinat d’Hippolyte Fauville, l’assassinat d’Edmond et l’arrestation de Marie-Anne.

Ayant tourné les yeux vers Florence Levasseur…

— Impossible, s’écria don Luis, de nouveau agressif et courroucé. Impossible ! ces faits étaient déjà vieux de quinze jours. Je ne puis admettre que vous ne les ayez pas connus.

— Par qui ?

— Par les journaux, et plus certainement encore, par mademoiselle, s’exclama don Luis en désignant la jeune fille.

Sauverand affirma :

— Par les journaux ? Je ne les lisais jamais. Quoi ! Est-ce donc inadmissible ? Est-ce une obligation, une nécessité inéluctable que de perdre chaque jour une demi-heure à parcourir les inepties de la politique et les ignominies des faits divers ? Et ne pouvons-nous imaginer un homme qui ne lise que des revues ou des brochures scientifiques ? Le fait est rare, soit, mais la rareté d’un fait ne prouve rien contre ce fait. D’un autre côté, le matin même du crime, j’avais averti Florence que je partais en voyage pour trois semaines, et je lui dis adieu. Au dernier moment, je changeai d’avis. Mais elle l’ignora, et me croyant parti, ne sachant où j’étais, elle ne put me prévenir ni du crime, ni de l’arrestation de Marie-Anne, ni plus tard, lorsque l’on accusa l’homme à la canne d’ébène, des recherches dirigées contre moi.

— Eh ! justement, déclara don Luis, vous ne pouvez pas prétendre que l’homme à la canne d’ébène, que l’individu qui suivit l’inspecteur Vérot jusqu’au café du Pont-Neuf et qui lui déroba la lettre…

— Je ne suis pas cet homme-là, interrompit Sauverand.

Et, comme don Luis haussait les épaules, il insista, sur un ton plus énergique :

— Je ne suis pas cet homme-là. Il y a dans tout ceci une erreur inexplicable, mais je n’ai jamais mis les pieds au café du Pont-Neuf. Je vous le jure. Il faut que vous acceptiez cette déclaration comme rigoureusement vraie. Elle est, d’ailleurs, en concordance absolue avec la vie de retraite que je menais par nécessité et par goût. Et, je le répète, je ne savais rien. Le coup de tonnerre fut inattendu. Et c’est précisément pour cela, comprenez-le, que le choc produisit en moi une réaction inattendue, un état d’âme en opposition absolue avec ma nature véritable, un déchaînement de mes instincts les plus sauvages et les plus primitifs. Pensez donc, monsieur, on avait touché à ce que j’ai de plus sacré au monde. Marie-Anne était en prison ! Marie-Anne était accusée d’un double assassinat ! Je devins fou. Me dominant d’abord, jouant la comédie avec le préfet de police, puis renversant tous les obstacles, abattant l’inspecteur principal Ancenis, me débarrassant du brigadier Mazeroux, sautant par la fenêtre, je n’avais qu’une idée, m’enfuir. Une fois libre, je sauverais Marie-Anne. Des gens me barraient le chemin ? Tant pis pour eux. De quel droit ces gens avaient-ils osé s’attaquer à la plus pure des femmes ? Je n’ai tué qu’un homme, ce jour-là… j’en aurais tué dix ! j’en aurais tué vingt ! Que m’importait la vie de l’inspecteur principal Ancenis ? Que m’eût importé la vie de tous ces misérables ? Ils se dressaient entre Marie-Anne et moi. Et Marie-Anne était en prison !

Gaston Sauverand fit un effort qui contracta tous les muscles de son visage, pour recouvrer un sang-froid qui l’abandonnait peu à peu. Il y réussit, mais sa voix, malgré tout, resta plus frémissante, et la fièvre dont il était dévoré le secouait de tremblements qu’il ne parvenait pas à dissimuler.

Il continua :

— Au coin de la rue par où je venais de tourner après avoir distancé, sur le boulevard Richard-Wallace, les agents du préfet, et alors que je pouvais me croire perdu, Florence me sauva. Florence savait tout, elle, depuis quinze jours. Le lendemain même du double assassinat, elle l’apprenait par les journaux, par ces journaux qu’elle lisait à vos côtés, et que vous commentiez, que vous discutiez devant elle. Et c’est auprès de vous, c’est en vous écoutant, qu’elle acquit cette opinion, que les événements, d’ailleurs, contribuaient tous à lui donner : l’ennemi, le seul ennemi de Marie-Anne, c’était vous.

— Mais pourquoi ? pourquoi ?

— Parce qu’elle vous voyait agir, s’exclama Sauverand avec force, parce que vous aviez intérêt plus que toute autre personne à ce que Marie-Anne d’abord, puis moi dans la suite, ne fussions pas entre vous et l’héritage Mornington, et enfin…

— Et enfin…

Gaston Sauverand hésita, puis nettement :

— Et enfin, parce qu’elle connaissait, à n’en pas douter, votre vrai nom, et que, suivant elle, Arsène Lupin est capable de tout.

Il y eut un silence, et combien poignant, le silence, en une pareille minute ! Florence demeurait impassible sous le regard de don Luis Perenna, et, sur ce visage hermétiquement clos, il ne pouvait discerner aucune des émotions qui la devaient agiter.

Gaston Sauverand reprit :

— C’est donc contre Arsène Lupin que Florence, l’amie épouvantée de Marie-Anne, engagea la lutte. C’est pour démasquer Lupin qu’elle écrivit, ou plutôt fit écrire cet article dont vous avez trouvé l’original sous une pelote de ficelle. C’est Lupin qu’elle entendit un matin téléphoner avec le brigadier Mazeroux et se réjouir de mon arrestation imminente. C’est pour me sauver de Lupin qu’elle abattit devant lui, au risque d’un accident, le rideau de fer, et qu’elle se fit conduire en auto à l’angle du boulevard Richard-Wallace, où elle devait arriver trop tard pour me prévenir, puisque les policiers avaient déjà envahi ma maison, mais à temps pour me soustraire à leur poursuite.

» Cette idée de défiance à votre égard, cette haine terrifiée, elle me la communiqua instantanément. Durant les vingt minutes que nous employâmes à dépister mes agresseurs, hâtivement, elle me traça les grandes lignes de l’affaire, me dit en quelques mots la part prédominante que vous y preniez, et, sur l’heure, nous préparâmes contre vous une contre-attaque, afin que l’on vous suspectât de complicité. Tandis que j’envoyais un message au préfet de police, Florence rentrait et cachait, sous les coussins de votre divan, le tronçon de canne que j’avais conservé à la main par mégarde. Riposte insuffisante et qui manqua son but. Mais le duel était commencé. Je m’y lançai à corps perdu.

» Monsieur, pour bien comprendre mes actes, il faut vous rappeler qui j’étais… un homme d’étude, un solitaire, mais aussi un amant passionné. J’aurais vécu toute ma vie dans le travail, ne demandant rien au destin que d’apercevoir Marie-Anne à sa fenêtre, la nuit, de temps à autre. Mais, dès le moment où on la persécutait, un autre homme surgit en moi, un homme d’action, maladroit certes, inexpérimenté, mais décidé à tout, et qui, ne sachant comment sauver Marie-Anne, n’eut pas d’autre but que de supprimer cet ennemi de Marie-Anne, auquel il avait le droit d’attribuer tous les malheurs de celle qu’il aimait.

» Et ce fut la série de mes tentatives contre vous. Introduit dans votre hôtel, caché dans l’appartement même de Florence, j’essayai — à son insu, cela je vous le jure, — j’essayai de vous empoisonner. Les reproches, la révolte de Florence devant un pareil acte m’eussent peut-être fléchi, mais, je vous le répète, j’étais fou, oui, absolument fou, et votre mort me paraissait le salut même de Marie-Anne. Et, un matin, sur le boulevard Suchet, où je vous avais suivi, je vous envoyai un coup de revolver. Et le même soir, votre automobile vous emmenait à la mort, ainsi que le brigadier Mazeroux, votre complice.

» Cette fois encore, vous alliez échapper à ma vengeance. Mais un innocent, le chauffeur qui conduisait, payait pour vous, et le désespoir de Florence fut tel que je dus céder à ses prières et désarmer. Moi-même, d’ailleurs, terrifié de ce que j’avais fait, obsédé par le souvenir de mes deux victimes, je changeai de plan et ne pensai qu’à sauver Marie-Anne, en préparant son évasion.

» Je suis riche. Je versai de l’argent aux gardiens de sa prison, sans toutefois découvrir mes projets. Je nouai des intelligences avec les fournisseurs et avec le personnel de l’infirmerie. Et, chaque jour, m’étant procuré une carte de rédacteur judiciaire, j’allais au Palais de justice et dans le couloir des juges d’instruction où j’espérais rencontrer Marie-Anne et l’encourager d’un regard, d’un geste, peut-être lui glisser quelques mots de réconfort.

» Son martyre continuait, en effet. Par cette mystérieuse affaire des lettres d’Hippolyte Fauville, vous lui portiez le coup le plus terrible. Que signifiaient ces lettres ? D’où provenaient-elles ? N’avait-on pas le droit de vous attribuer toute cette machination, à vous qui les versiez dans l’effroyable débat ? Florence vous surveillait, nuit et jour, pouvait-on dire. Nous cherchions un indice, une lueur qui nous permît de voir un peu plus clair.

» Or, hier matin, Florence aperçut le brigadier Mazeroux. Elle ne put entendre ce qu’il vous confiait. Mais elle surprit le nom du sieur Langernault, et le nom de Formigny, le village où il habitait. Langernault. Elle se souvint de cet ancien ami d’Hippolyte Fauville. N’était-ce pas à lui que les lettres avaient été écrites, et n’était-ce pas à sa recherche que vous partiez en auto avec le brigadier Mazeroux ?

» Une demi-heure plus tard, désireux nous aussi de faire notre enquête, nous prenions le train d’Alençon. De la gare, une voiture nous conduisit aux alentours de Formigny, où nous fîmes notre enquête avec le plus de circonspection possible. Après avoir appris ce que vous devez savoir également, la mort du sieur Langernault, nous résolûmes de visiter sa demeure, et nous avions réussi à y pénétrer, lorsque soudain Florence vous avisa dans le parc. Voulant à tout prix éviter une rencontre entre vous et moi, elle m’entraîna à travers la pelouse et derrière les massifs. Vous nous suiviez cependant, et comme une grange s’offrait, elle poussa une des portes, qui s’entrebâilla et nous livra passage. Rapidement, dans l’ombre, nous parvînmes à passer au milieu de fouillis et à monter, par une échelle que nous heurtâmes, à une soupente qui nous servit de refuge. Au même moment, vous entriez.

» Vous savez la suite, votre découverte des deux pendus, votre attention attirée vers nous par un geste imprudent de Florence, votre attaque, à laquelle je ripostai en brandissant la première arme que le hasard me fournît, et finalement, sous le feu de votre revolver, notre fuite par la lucarne. Nous étions libres. Mais le soir, dans le train, Florence eut un évanouissement. En la soignant, je constatai qu’une de vos balles l’avait blessée à l’épaule, blessure légère et dont elle ne souffrait pas, mais qui aggravait l’extrême tension de ses nerfs. Quand vous nous avez vus — à la station du Mans, n’est-ce pas ? — elle dormait, la tête appuyée sur mon épaule. »

Pas une fois don Luis n’avait interrompu ce récit, fait d’une voix de plus en plus frémissante, et qu’animait un souffle de vérité profonde. Par un effort d’attention prodigieux, il enregistrait dans son esprit les moindres mots et les moindres gestes de Sauverand. Et, au fur et à mesure que ces mots étaient prononcés et ces gestes accomplis, il avait l’impression que, à côté de la vraie Florence, se levait parfois en lui une autre femme, délivrée de toute la fange et de toute l’ignominie dont il l’avait salie sur la foi des événements.

Et cependant, il ne s’abandonnait pas encore. Florence innocente, était-ce possible ? Non, non, le témoignage de ses yeux qui avaient vu, le témoignage de sa raison qui avait jugé, s’accordaient contre une pareille assertion. Il n’admettait pas que Florence différât soudain de ce qu’elle était réellement pour lui : fourbe, sournoise, cruelle, sanguinaire, monstrueuse. Non, non, cet homme mentait avec une infernale habileté. Il présentait les choses avec un tel génie qu’on ne pouvait plus distinguer le faux du vrai, ni séparer la lumière des ténèbres.

Il mentait ! Il mentait ! Mais néanmoins, quelle douceur dans ce mensonge ! Comme elle était belle cette Florence imaginaire, cette Florence entraînée par le destin vers des actes qu’elle exécrait, mais pure de tout crime, sans remords, humaine, pitoyable, les yeux clairs et les mains toutes blanches. Et comme c’était bon de se laisser aller à ce rêve chimérique !

Gaston Sauverand épiait le visage de son ancien ennemi. Tout proche de don Luis, sa physionomie illuminée par l’expression de sentiments et de passions qu’il n’essayait plus de contenir, il murmura :

— Vous me croyez, n’est-ce pas ?

— Non… non… fit Perenna qui se raidissait contre l’influence de cet homme…

— Il le faut, s’écria Sauverand avec une énergie farouche. Il faut que vous croyiez à la force de mon amour. Il est la cause de tout. Marie-Anne est ma vie. Elle morte, je n’ai plus qu’à mourir. Ah ! ce matin, quand j’ai lu dans les journaux que la malheureuse s’était ouvert les veines ! Et par votre faute, à la suite de ces lettres accusatrices d’Hippolyte ! Ah ! ce n’est plus vous égorger que j’aurais voulu, mais vous infliger le plus barbare des supplices. Ma pauvre Marie-Anne, quelle torture elle devait endurer ! Comme vous n’étiez pas de retour, toute la matinée, Florence et moi nous avons erré pour avoir de ses nouvelles, autour de la prison d’abord, puis du côté de la Préfecture et du Palais de justice. Et c’est là, dans le couloir de l’instruction, que je vous rencontrai. À ce moment, vous prononciez le nom de Marie-Anne Fauville devant un groupe de journalistes. Et vous leur disiez que Marie-Anne Fauville était innocente ! Et vous leur donniez communication de votre témoignage en faveur de Marie-Anne !

» Ah ! monsieur, du coup, ma haine tomba. En une seconde l’ennemi devint l’allié, le maître que l’on implore à genoux. Ainsi vous aviez l’audace admirable de répudier toute votre œuvre et de vous consacrer au salut de Marie-Anne ! Je m’enfuis, tout palpitant de joie et d’espoir, et je m’écriai, en rejoignant Florence :

» — Marie-Anne est sauvée. Il la proclame innocente. Je veux le voir. Je veux lui parler.

» Nous revînmes ici. Florence, qui ne désarmait pas, me supplia de ne pas mettre mon projet à exécution avant que votre nouvelle attitude dans l’affaire se fût affirmée par des actes décisifs. Je promis tout ce qu’elle exigea de moi. Mais j’étais résolu. Ma volonté se fortifia encore après la lecture du journal qui publia votre déposition. À tout prix ; et sans perdre une heure, je mettrais entre vos mains le sort de Marie-Anne. J’attendis votre retour, et je suis venu. »

Ce n’était pas le même homme qui, au début de l’entretien, faisait montre d’un tel sang-froid. Épuisé par son effort et par une lutte qui durait depuis des semaines, et où il avait dépensé vainement tant d’énergie, il tremblait à présent, et, s’accrochant à don Luis, un de ses genoux sur le fauteuil auprès duquel don Luis se tenait debout, il balbutiait :

Le sous-chef est accompagné de six hommes…

— Sauvez-la, je vous en supplie… vous en avez le pouvoir… Oui, vous avez tous les pouvoirs… J’ai appris à vous connaître en vous combattant… C’est plus que votre génie qui vous défendait contre moi, c’est une chance heureuse qui vous protège. Vous êtes différent des autres hommes. Mais tenez, tenez, le fait seul de ne pas m’avoir tué, dès le début, moi qui vous avais poursuivi si férocement, le fait de m’écouter et d’accueillir comme admissible cette vérité inconcevable de notre innocence à tous les trois, mais c’est un miracle inouï ! Et pendant que je vous attendais et que je m’apprêtais à vous parler, j’ai eu l’intuition de tout cela ! J’ai vu clairement que l’homme qui, sans autre guide que sa raison, criait l’innocence de Marie-Anne, que cet homme-là pouvait seul la sauver, et qu’il la sauverait. Ah ! sauvez-la, je vous en conjure… Et sauvez-la dès maintenant. Sinon, dans quelques jours, Marie-Anne aura vécu. Il est impossible qu’elle vive en prison. Vous voyez, elle veut mourir… Aucun obstacle ne l’en empêchera. Est-ce qu’on peut empêcher quelqu’un de se tuer ?… Et quelle horreur, s’il elle mourait !… Ah ! s’il faut un coupable à la justice, j’avouerai tout ce qu’on voudra. J’accepterai toutes les charges et je me réjouirai de tous les châtiments, mais que Marie-Anne soit libre ! Sauvez-la… Moi, je n’ai pas su… je ne sais pas ce qu’il faut faire… Sauvez-la de la prison et de la mort… Sauvez-la…, je vous en prie… sauvez-la !

Des larmes coulaient sur son visage que tordait l’angoisse. Florence pleurait aussi, courbée en deux. Et Perenna sentit brusquement sourdre en lui l’angoisse la plus terrible.

Bien que, depuis le début de l’entretien, une conviction nouvelle l’envahît peu à peu, ce fut pour ainsi dire subitement qu’il en prit conscience. Subitement il s’avisa que sa foi dans les paroles de Sauverand ne comportait aucune restriction, et que Florence n’était peut-être pas la créature abominable qu’il avait eu le droit d’imaginer, mais une femme dont les yeux ne mentaient pas et dont l’âme et la figure avaient une égale beauté. Subitement il apprit que ces deux êtres là, ainsi que cette Marie-Anne pour l’amour de qui ils avaient lutté si maladroitement, étaient emprisonnés dans un cercle de fer que leurs efforts ne parviendraient pas à rompre. Et ce cercle tracé par une main inconnue, c’était lui, Perenna, qui l’avait resserré autour d’eux avec l’acharnement le plus implacable.

— Oh ! dit-il, pourvu qu’il ne soit pas trop tard !

Il chancelait sous le choc des sensations et des idées qui l’assaillaient. Tout se heurtait dans son cerveau avec une violence tragique : certitude, joie, épouvante, désespoir, fureur. Il se débattait sous les griffes du cauchemar le plus affreux, et il lui semblait déjà que la main lourde d’un policier se posait sur l’épaule de Florence.

— Allons-nous-en ! allons-nous-en ! s’écria-t-il en un sursaut d’effroi. C’est de la folie de rester !

— Mais puisque l’hôtel est cerné… objecta Sauverand.

— Et après ? Alors vous supposez que je puisse admettre une seconde… Mais non, mais non, voyons. Il faut que nous combattions ensemble. Il y aura certes encore des doutes en moi… Vous les détruirez, et nous sauverons Mme Fauville.

— Mais les agents qui nous entourent ?

— On leur passera dessus.

— Le sous-chef Weber ?

— Il n’est pas là. Et tant qu’il n’est pas là, je me charge de tout. Allons, suivez-moi, mais d’assez loin. Quand je vous ferai signe, et seulement alors…

Il tira le verrou et saisit la poignée de la porte. À ce moment quelqu’un frappa.

C’était le maître d’hôtel.

— Eh bien, dit-il, pourquoi me dérange-t-on ?

— Le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, vient d’arriver, monsieur.