Les Dents du tigre/II, 2
XII. — L’explosion du boulevard Suchet.
La quatrième lettre mystérieuse ! La quatrième de ces lettres que « le diable mettait à la poste et que le diable distribuait », selon l’expression d’un journal ! Qu’on se rappelle la surexcitation vraiment extraordinaire du public à l’approche de la nuit du 25 au 26 mai…
Et quelque chose de nouveau portait au plus haut point ce bouillonnement de curiosité. Coup sur coup, on avait appris l’arrestation de Sauverand, la fuite de sa complice Florence Levasseur, secrétaire de don Luis Perenna, et la disparition inexplicable de ce Perenna que l’on s’obstinait, et pour de bonnes raisons, à confondre avec Arsène Lupin.
Sûre de la victoire désormais, tenant sous ses griffes presque tous les auteurs du drame, la police avait glissé peu à peu aux indiscrétions, et par les détails révélés à tel ou à tel journaliste, on connaissait les revirements de don Luis, on soupçonnait son amour pour Florence Levasseur et la cause réelle de sa rébellion, et l’on frémissait d’émotion au spectacle de cette lutte nouvelle engagée par ce stupéfiant personnage.
Qu’allait-il faire ? S’il voulait soustraire aux poursuites celle qu’il aimait, et libérer Marie-Anne et Sauverand, il fallait qu’il intervînt au cours de cette nuit même, qu’il participât, d’une manière ou d’une autre, à l’événement qui se préparait et que, en arrêtant le messager invisible de la quatrième lettre, ou en apportant des explications irrécusables, il démontrât l’innocence des trois complices. Bref, il fallait qu’il fût là. Quel élément d’intérêt !
Et puis les nouvelles n’étaient pas bonnes, concernant Marie-Anne. Avec un acharnement inlassable, elle s’obstinait dans ses projets de suicide. On devait l’alimenter par des moyens artificiels, et, à l’infirmerie de Saint-Lazare, les docteurs ne dissimulaient pas leur inquiétude. Don Luis Perenna arriverait-il à temps ?
Et enfin il y avait cette autre chose, la menace d’une explosion qui devait faire sauter l’hôtel de l’ingénieur Fauville dix jours après la quatrième lettre, menace vraiment impressionnante quand on songeait que l’ennemi n’avait jamais rien annoncé qui ne se produisît à l’heure dite. Et bien que l’on fût encore, du moins le croyait-on, à dix jours de la catastrophe, cela donnait à toute l’affaire une allure de plus en plus sinistre.
Aussi, ce soir-là, c’est une véritable multitude qui se porta, par la Muette et par Auteuil, vers le boulevard Suchet, et qui accourait non seulement de Paris, mais de la banlieue et de la province. Le spectacle passionnait. On voulait voir.
On ne vit que de loin, car la police avait organisé des barrages à cent mètres à droite et à gauche de l’hôtel, et refoulait dans les fossés des fortifications ceux qui avaient réussi à monter sur le talus opposé.
Le ciel était orageux, couvert de nuages lourds que l’on apercevait par intervalle à la lueur d’une lune toute blanche. Il y avait des éclairs et des roulements lointains de tonnerre. On chantait. Des gamins poussaient des cris d’animaux. Sur les bancs et sur les trottoirs on s’était installé par groupes, et l’on mangeait et l’on buvait, tout en discutant.
Une partie de la nuit s’écoula ainsi, sans que rien semblât répondre à l’attente de la foule, et l’on se demandait avec une certaine lassitude si l’on ne ferait pas mieux de s’en aller, puisque, aussi bien, Sauverand étant emprisonné, il y avait beaucoup de chances pour que la quatrième lettre ne surgît pas comme les autres des ténèbres mystérieuses.
Et pourtant on ne s’en allait pas : don Luis Perenna allait venir !
Depuis dix heures du soir le préfet de police et le secrétaire général de la préfecture, le chef de la Sûreté, le sous-chef Weber, le brigadier Mazeroux et deux agents se trouvaient réunis dans la grande salle où l’ingénieur Fauville avait été assassiné. Quinze autres agents occupaient les autres pièces, tandis qu’une vingtaine gardaient les toits, la façade et le jardin.
Vers minuit, M. Desmalions fit servir du café à ses agents. Lui-même en prit deux tasses, et il ne cessait de marcher d’un bout à l’autre de la pièce, de monter l’escalier qui conduisait à la mansarde ou de parcourir l’antichambre et le vestibule. Préférant que la surveillance s’exerçât dans les conditions les plus favorables, il laissait toutes les portes ouvertes et toutes les lumières électriques allumées.
Et, comme Mazeroux objectait :
— Il faut de l’ombre pour que la lettre vienne. Rappelez-vous, monsieur le préfet, l’épreuve contraire a été déjà tentée, et la lettre n’est pas venue.
— Recommençons l’épreuve, répondit M. Desmalions qui, en réalité, et malgré tout, craignait l’intervention de don Luis.
Cependant, à mesure que la nuit avançait, l’impatience gagnait les esprits. Tous préparés à la lutte, les hommes souhaitaient l’occasion d’utiliser leur énergie exaspérée. Ils écoutaient et ils regardaient éperdument. Vers une heure, il y eut une alerte, qui montra à quel point de tension nerveuse ils étaient arrivés. Un coup de feu partit du premier étage, puis des clameurs. Renseignements pris, c’étaient deux agents, qui, se rencontrant au cours d’une ronde, ne se reconnurent pas et dont l’un tira en l’air pour avertir ses camarades.
Dehors, cependant, il y avait moins de monde, ainsi que put le constater M. Desmalions lorsqu’il entrouvrit la porte du jardin. La consigne, moins sévère, laissait approcher les curieux, tout en défendant les abords du trottoir.
Mazeroux lui dit :
— Heureusement que l’explosion n’est pas pour cette nuit, monsieur le préfet, sans quoi tous ces braves gens y passeraient tout comme nous.
— Il n’y aura pas d’explosion dans dix jours, pas plus qu’il n’y a de lettre cette nuit, dit M. Desmalions en haussant les épaules.
Et il ajouta :
— Du reste, ce jour-là, les ordres seront inflexibles.
Il était alors deux heures dix.
À deux heures, vingt-cinq, comme le préfet de police allumait un cigare, le chef de la Sûreté risqua, en riant :
— Voilà une chose dont il faudra vous priver, la prochaine fois, monsieur le préfet, ce serait trop dangereux.
— La prochaine fois, fit M. Desmalions, je ne perdrai pas mon temps à monter la garde. Car vraiment je commence à croire que toute cette histoire de lettres est finie.
Mazeroux insinua :
— Est-ce qu’on sait ?…
Quelques minutes encore… M. Desmalions s’était assis. Les autres avaient pris place également. Personne ne parlait plus.
Et soudain, ils bondirent tous, d’un même mouvement, et avec une même expression de surprise. Une sonnerie avait retenti.
Une sonnerie… Était-ce possible ?
Tout de suite ils virent d’où cela provenait.
— Le téléphone, murmura M. Desmalions.
Et c’était là un phénomène qui l’étonnait infiniment, et qui étonna tous les assistants, car on n’avait jamais songé que le téléphone fonctionnât encore à l’hôtel de l’ingénieur Fauville.
Comme le préfet de police approchait de l’appareil, le timbre retentit de nouveau. Il prononça :
— C’est peut-être de la Préfecture, un avis urgent.
Troisième sonnerie…
Il décrocha le récepteur :
— Allô… qu’est-ce que vous demandez ?
Une voix lui répondit, si lointaine et si faible qu’il ne perçut que des sons incohérents, et qu’il s’écria :
— Parlez donc plus haut !… Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qui est à l’appareil ?
La voix bredouilla quelques syllabes, qui parurent le stupéfier…
— Allô ! dit-il… je ne comprends pas… veuillez répéter… Allô… Qui est à l’appareil ?
— Don Luis Perenna, répliqua-t-on de manière plus distincte.
— Hein ? Quoi ? Don Luis… Perenna.
Il fut sur le point de raccrocher le récepteur, et il maugréa :
— Une fumisterie… Quelque farceur qui se divertit.
Pourtant, malgré lui, reprenant la communication, il dit d’un ton bourru :
— Enfin, qu’est-ce que c’est ? Vous êtes don Luis Perenna ?
— Oui.
— Que demandez-vous ?
— Quelle heure est-il ?
Le préfet eut un geste de colère, non pas tant à cause de cette question absurde, que parce qu’il avait reconnu, réellement, sans erreur possible, la voix même de don Luis Perenna.
— Et après ? fit-il en se dominant. Quelle est cette nouvelle histoire ? Où êtes-vous ?
— Dans mon hôtel, au-dessus du rideau de fer, dans le plafond de mon cabinet de travail.
Le préfet répéta, confondu :
— Dans le plafond ?
— Oui, et quelque peu esquinté, je l’avoue.
— On va vous secourir, dit M. Desmalions qui commençait à s’amuser.
— Plus tard, monsieur le préfet. Répondez-moi d’abord. Vite… Sinon, je ne sais si j’aurai la force… Quelle heure est-il ?
— Ah ! çà mais…
— Je vous en prie…
— Trois heures moins vingt.
— Trois heures moins vingt !
On eût dit que don Luis trouvait une force imprévue dans un accès brusque de frayeur. Sa voix défaillante prit de l’accent, et, tour à tour, impérieux désespéré, suppliant, plein d’une conviction qu’il cherchait à imposer, il ordonna :
— Allez-vous-en, monsieur le préfet… Partez tous… Quittez l’hôtel… À trois heures l’hôtel sautera… Mais oui, je vous le jure… Dix jours après la quatrième lettre, c’est maintenant, puisque la remise des lettres a subi un retard de dix jours… C’est maintenant à trois heures du matin. Rappelez-vous ce qu’il y avait d’inscrit sur la feuille que le sous-chef Weber a trouvée ce matin. « L’explosion est indépendante des lettres. Elle aura lieu à trois heures du matin. » À trois heures du matin, aujourd’hui, monsieur le préfet ! Ah ! partez, je vous en conjure… Que personne ne reste dans l’hôtel… Il faut me croire… Je connais toute la vérité sur l’affaire… Et rien n’empêchera que la menace ne s’exécute… Allez-vous-en… allez-vous-en… Ah ! c’est horrible… je sens que vous ne croyez pas… et je n’ai plus de force… Allez-vous-en tous…
Il dit encore plusieurs mots que M. Desmalions ne discerna point. Puis la communication s’interrompit, et bien que le préfet entendît des cris, il lui sembla que ces cris étaient lointains, comme si l’appareil n’eût plus été à la portée de la bouche qui les articulait.
Il raccrocha le récepteur.
— Messieurs, dit-il en souriant, il est trois heures moins dix-sept. Dans dix-sept minutes, nous allons sauter. Ainsi du moins l’affirme notre bon ami don Luis Perenna.
Malgré les plaisanteries qui accueillirent cette menace, il y eut comme un sentiment de gêne. Le sous-chef Weber demanda :
— C’est bien don Luis, monsieur le préfet ?
— En personne. Il s’est terré dans quelque trou de son hôtel, au-dessus de son cabinet de travail, et les privations, la fatigue, semblent l’avoir un peu détraqué. Mazeroux, allez donc le prendre au gîte… si toutefois il n’y a pas là quelque nouveau tour de sa part. Vous avez le mandat ?
Le brigadier Mazeroux s’approcha de M. Desmalions. Il était blême.
— Monsieur le préfet, il vous a dit que nous allions sauter ?
— Ma foi, oui. Il se base sur cette note que Weber a trouvée dans un volume de Shakespeare. L’explosion doit avoir lieu cette nuit.
— À trois heures du matin ?
— À trois heures du matin, c’est-à-dire dans un petit quart d’heure.
— Et vous restez, monsieur le préfet ?
— Vous en avez de bonnes, brigadier. Croyez-vous que nous allons obéir aux lubies de ce monsieur ?
Mazeroux chancela, hésita, mais, malgré toute sa déférence, incapable de se contenir, il s’écria :
— Monsieur le préfet, ce n’est pas une lubie. J’ai travaillé avec don Luis. Je connais l’homme. S’il annonce une chose, c’est qu’il a ses raisons.
— De mauvaises raisons.
— Mais non, monsieur le préfet, implora Mazeroux, qui s’animait de plus en plus… je vous jure qu’il faut l’écouter… À trois heures du matin, il l’a dit… l’hôtel sautera… Nous avons quelques minutes… Partons, je vous en prie.
— C’est-à-dire fuyons.
— Mais ce n’est pas fuir, monsieur le préfet. C’est une simple précaution… On ne peut pourtant pas risquer. Vous-même, monsieur le préfet…
— Assez…
— Mais, monsieur le préfet, puisque don Luis a dit…
— Assez ! répéta M. Desmalions d’un ton sec. Si vous avez peur, profitez de l’ordre que je vous ai donné, et filez chez don Luis.
Mazeroux réunit les talons, et, d’un geste d’ancien soldat, fit le salut militaire.
— Je reste ici, monsieur le préfet.
Et, pivotant sur lui-même, il alla reprendre sa place à l’écart.
Il y eut un silence, M. Desmalions se mit à marcher dans la pièce, les mains au dos, puis, s’adressant au chef de la Sûreté et au secrétaire général :
— Enfin, vous êtes de mon avis, j’espère ?
— Mais oui, monsieur le préfet.
— N’est-ce pas ? D’abord cette hypothèse ne repose sur rien de sérieux. Et ensuite, quoi, nous sommes gardés ! Les bombes ne vous dégringolent pas comme ça sur la tête. Il faut quelqu’un qui les jette. Comment ? Par où ?
— Par le même chemin que les lettres, risqua le secrétaire général.
— Hein ? Alors vous admettez ?…
Le secrétaire général ne répondit pas et M. Desmalions n’acheva pas sa phrase. Lui-même il éprouvait, comme les autres, cette impression de malaise qui, peu à peu, à mesure que les secondes s’écoulaient, devenait douloureuse, presque intolérable.
« Trois heures du matin !… » Ces quelques mots revenaient sans cesse à son esprit. Deux fois, il consulta sa montre. Il y avait encore douze minutes. Il y en avait dix. Est-ce que vraiment, par le simple effet d’une volonté infernale et toute-puissante, est-ce que l’hôtel allait sauter ?
— C’est idiot ! c’est idiot ! s’écria-t-il en frappant du pied.
Mais, ayant regardé ses compagnons, il fut stupéfait de voir la contraction de leurs visages, et il sentit dans sa poitrine son cœur qui se serrait étrangement.
Il n’avait pas peur, certes non, et les autres pas plus que lui. Mais tous, depuis les chefs jusqu’aux simples agents, ils subissaient l’ascendant de ce don Luis Perenna qu’ils avaient vu accomplir des choses si extraordinaires et se diriger dans cette ténébreuse aventure avec une habileté si prodigieuse. Consciemment ou à leur insu, qu’ils le voulussent ou non, ils songeaient à lui comme à un être exceptionnel, doué de facultés spéciales, un être auquel il leur était impossible de songer sans évoquer par là même le stupéfiant Arsène Lupin, avec sa légende d’audace, de génie et de clairvoyance surhumaine.
Et c’était Lupin qui leur disait de fuir. Poursuivi, traqué, il se livrait lui-même pour les avertir du danger. Et ce danger était immédiat. Encore sept minutes, encore six, et l’hôtel sauterait.
Très simplement, Mazeroux se mit à genoux, fit le signe de la croix et récita des prières à voix basse. Le geste était si impressionnant que le secrétaire général et le chef de la Sûreté esquissèrent un mouvement vers le préfet de police.
Il détourna la tête et continua sa promenade de long en large. Mais l’angoisse montait en lui, et les paroles entendues au téléphone retentissaient à son oreille, et toute l’autorité de Perenna, sa prière ardente, sa conviction éperdue, tout cela le bouleversait. Il avait vu Perenna à l’œuvre. On n’avait pas le droit, dans une pareille circonstance, de négliger l’avertissement d’un tel individu.
— Allons-nous-en, dit-il.
Ces mots furent prononcés de la façon la plus calme, et l’on eût cru vraiment que ceux qui les entendirent ne les considéraient que comme la conclusion judicieuse d’un état de choses très ordinaire. Ils s’en allèrent sans hâte et sans désordre, non pas en fugitifs, mais en hommes qui obéissent volontairement à un devoir de prudence.
Au seuil de la porte, ils s’effacèrent devant le préfet de police.
— Non, dit-il, passez, je vous suis.
Il quitta la pièce le dernier, laissant l’électricité allumée.
Dans le vestibule, il pria le chef de la Sûreté de donner un coup de sifflet. Lorsque tous les agents furent là, il les fit sortir de l’hôtel ainsi que le concierge et referma la porte sur lui.
Appelant alors les agents qui surveillaient le boulevard, il leur enjoignit :
— Que tout le monde s’éloigne, et repoussez la foule le plus loin possible… et rapidement, n’est-ce pas ? D’ici un quart d’heure, nous rentrerons dans l’hôtel.
— Et vous, monsieur le préfet, murmura Mazeroux, j’espère que vous ne restez pas.
— Ma foi non, dit-il en riant. Si tant est que j’écoute le conseil de notre ami Perenna, je dois marcher jusqu’au bout.
— C’est qu’il n’y a plus que deux minutes.
— Notre ami Perenna a parlé de trois heures et non de trois heures moins deux. Donc…
Il traversa le boulevard, accompagné du chef de la Sûreté, de son secrétaire général et de Mazeroux, et il escalada le talus opposé.
— Il faudrait peut-être se baisser, insista Mazeroux.
— Baissons-nous, dit le préfet, toujours de bonne humeur. Mais, en vérité, s’il n’y a pas d’explosion, je me flanque une balle dans la tête. Je ne pourrais pas vivre après m’être ainsi couvert de ridicule.
— Il y aura une explosion, monsieur le préfet, affirma Mazeroux.
— Faut-il que vous ayez confiance dans notre ami don Luis.
— Vous avez la même confiance, monsieur le préfet.
Ils se turent, crispés par l’attente et luttant contre l’anxiété qui les étreignait. Une à une, ils comptaient les secondes aux battements de leurs cœurs. C’était interminable.
Trois heures sonnèrent quelque part.
— Vous voyez, ricana M. Desmalions, dont la voix s’altérait, vous voyez, il n’y aura rien… Dieu merci !
Et il bougonna :
— C’est idiot ! c’est idiot ! Comme si pareille chose pouvait se concevoir !…
Une autre horloge sonna, plus lointaine, puis, au sommet d’un hôtel voisin, l’heure tinta également.
Avant que le troisième coup eût retenti, ils entendirent comme un craquement, et aussitôt, ce fut l’explosion, formidable, totale, et si brève, qu’ils n’eurent pour ainsi dire que la vision d’une gerbe immense de flammes et de fumée, d’où jaillissaient d’énormes pierres et des débris de murs, quelque chose comme le bouquet gigantesque d’un feu d’artifice. Et c’était fini. Le volcan avait éclaté.
— En avant ! cria le préfet de police qui s’élança. Qu’on téléphone ! Vite, les pompes en cas d’incendie…
Il empoigna Mazeroux par le bras.
— Courez jusqu’à mon auto, à cent mètres de là. Faites-vous conduire chez don Luis, et si vous le trouvez, délivrez-le et amenez-le ici.
— Je le mets sous mandat ? monsieur le préfet.
— Sous mandat ? Vous êtes fou !
— Mais si le sous-chef Weber…
— Weber nous fichera la paix. Je me charge de lui. Filez.
Cette mission, Mazeroux l’accomplit, non pas avec plus de hâte que s’il se fût agi d’arrêter don Luis, car c’était un homme de devoir, mais avec une joie singulière. Le combat qu’il avait été obligé de poursuivre contre celui qu’il appelait toujours le patron l’avait bien souvent désolé, jusqu’à lui tirer les larmes des yeux. Cette fois, il arrivait en auxiliaire, peut-être en sauveur.
L’après-midi, renonçant, sur les ordres de M. Desmalions, à fouiller davantage l’hôtel, puisque l’évasion de don Luis semblait certaine, le sous-chef n’avait laissé que trois hommes de faction. Mazeroux les trouva dans une pièce du rez-de-chaussée, où ils veillaient tour à tour. Interrogés, ils affirmèrent qu’ils n’avaient pas entendu le moindre bruit.
Il monta seul, pour que son entrevue avec le patron n’eût pas de témoins, traversa le salon, et pénétra dans le cabinet de travail. Là, une inquiétude l’assaillit, car, au premier coup d’œil, après avoir allumé une lampe électrique, il ne vit rien.
— Patron appela-t-il à diverses reprises, patron, où donc êtes-vous ?
Aucune réponse.
« Pourtant, se dit Mazeroux, s’il a téléphoné, ce ne peut être que d’ici. »
En effet, il constata, de loin, que le récepteur était décroché, et, s’étant avancé vers la cabine, il heurta des morceaux de briques et de plâtre qui jonchaient le tapis. Alors, il fit aussi la lumière dans cette cabine, et il aperçut au-dessus de lui un bras qui pendait du plafond. Tout autour de ce bras, le plafond était éventré. Cependant, l’épaule n’avait pu passer et on ne discernait pas la tête du captif.
Mazeroux sauta sur une chaise et atteignit la main qu’il palpa, et dont le tiède contact le rassura.
— C’est toi, Mazeroux ? articula une voix, qui parut très lointaine au brigadier.
— Oui, c’est moi-même. Vous n’êtes pas blessé, hein ? Rien de grave ?
— Non, étourdi seulement… et assez faiblard… La faim… Écoute-moi…
— J’écoute…
— Ouvre le second tiroir de gauche de mon bureau. Tu trouveras…
— Quoi, patron ?
— Un vieux bout de chocolat.
— Mais…
— Va toujours, Alexandre, j’ai une sacrée faim.
De fait, après un instant, don Luis reprit, d’un ton plus gaillard :
— Ça va mieux. Je puis attendre. Cours à la cuisine et rapporte-moi du pain et de l’eau.
— Je reviens, patron.
— Pas directement. Reviens par la chambre de Florence Levasseur et par le passage secret jusqu’à l’échelle qui mène à la trappe supérieure.
Et il lui indiqua le moyen de faire basculer la pierre et de s’introduire dans la sorte de canal où il avait cru trouver une fin si tragique.
En dix minutes, ce fut chose exécutée. Mazeroux déblayait l’orifice, parvenait à saisir don Luis par les jambes et le tirait hors de sa tanière.
— Eh bien, vrai, patron, gémissait-il tout apitoyé, en voilà une position ! Comment avez-vous fait votre compte ? Oui, je vois ça d’ici, vous avez creusé devant vous, à plat ventre, et creusé encore… plus d’un mètre ! Il vous en a fallu du courage, avec un estomac vide !
Lorsque don Luis fut installé dans sa chambre et qu’il eut avalé deux ou trois morceaux de pain et bu en conséquence il raconta :
— Un rude courage, mon vieux. Bigre ! quand les idées tournent et qu’on n’a pas son cerveau à soi, parole d’honneur, on ne demande qu’à se laisser aller. Je creusais pourtant, ainsi que tu l’as vu, je creusais, à moitié endormi, comme dans un cauchemar. Tiens, regarde, j’ai les doigts en marmelade. Seulement, voilà, je pensais à cette sacrée histoire de l’explosion, et coûte que coûte, je voulais vous avertir, et je creusais mon tunnel ! Quel métier ! et puis, v’lan, j’ai senti le vide, ma main passait, et puis le bras. Où étais-je ? Parbleu, au-dessus du téléphone. Je m’en rendis compte aussitôt, en tâtant le mur et en rencontrant les fils. Alors ce fut tout un manège, qui dura bien une demi-heure, pour atteindre l’appareil. Je n’avais pas le bras assez long. C’est avec une ficelle et un nœud coulant que je réussis à pêcher le récepteur et à le tenir près de ma bouche, ou du moins à trente centimètres de ma bouche. Et je criais pour qu’on entendît ! Et je gueulais ! Et je souffrais ! Et puis, à la fin, ma ficelle a craqué… Et puis… et puis, j’étais à bout de forces… D’ailleurs, quoi, vous étiez prévenus, c’est à vous de vous débrouiller.
Il leva la tête vers Mazeroux, et lui demanda, comme s’il n’eût pas douté de la réponse :
— L’explosion a eu lieu, n’est-ce pas ?
— Oui, patron.
— À trois heures précises ?
— Oui.
— Et, bien entendu, M. Desmalions avait fait évacuer l’hôtel ?
— Oui.
— À la dernière minute ?
— À la dernière minute.
Don Luis dit en riant :
— Je pensais bien qu’il se débattrait, et qu’il ne céderait qu’au moment suprême. Tu as dû passer là un mauvais quart d’heure, mon pauvre Mazeroux, car, évidemment, tu m’as donné raison du premier coup, toi.
Il ne cessait pas de manger, tout en parlant, et chaque bouchée semblait lui rendre un peu de son animation ordinaire.
— Drôle de chose que la faim, dit-il. Ce que ça vous fait déménager ! Mais bah ! le coffre est bon et il y a des réserves. Dans une demi-heure, il n’y paraîtra plus. Le temps de prendre un bain et de me raser.
Sa toilette achevée, il s’attabla devant des œufs et de la viande froide que lui avait préparés Mazeroux, puis, se levant :
— Et maintenant, en route !
— Mais rien ne nous presse, patron. Couchez-vous donc quelques heures. Le préfet attendra.
— Tu es fou ! Et Marie-Anne Fauville, crois-tu que je vais la laisser en prison, ainsi que Sauverand ? Pas une seconde à perdre, mon vieux.
Tout en se disant que le patron n’avait pas encore bien sa tête à lui, — délivrer Marie-Anne et Sauverand, comme ça, d’un coup de baguette ! non, tout de même, il allait un peu loin ! — Mazeroux conduisait, jusqu’à l’automobile du préfet, un Perenna de nouveau joyeux, fringant, aussi reposé que s’il fût sorti de son lit.
— Très flatteur pour mon amour-propre, dit-il à Mazeroux, très flatteur, cette hésitation du préfet après mon avertissement téléphonique, et son obéissance à l’instant décisif. Faut-il que je les tienne en mains, tous ces messieurs-là, pour qu’ils se tirent des pattes sur un signe de bibi ! « Attention, messieurs, qu’on leur téléphone du fond de l’enfer, attention ! À trois heures, bombe. — Mais non ! — Mais si ! — Comment le savez-vous ? — Parce que je le sais. — Mais la preuve ? — La preuve, c’est que je le dis. — Oh ! alors, du moment que vous le dites… » Et à trois heures moins cinq, on s’éloigne. Ah ! si je n’étais pas pétri de modestie !…
Ils arrivèrent au boulevard Suchet, où la foule était si pressée qu’ils durent descendre. Mazeroux franchit le cordon d’agents qui défendaient les abords de l’hôtel, et il conduisit don Luis sur le talus opposé.
— Attendez-moi là, patron, je vais avertir le préfet de police.
En face, sous le ciel pâle du matin, où traînaient encore des nuages noirs, don Luis vit les dégâts causés par l’explosion. Ils étaient, en apparence, bien moins considérables qu’il ne le croyait. Malgré l’écroulement de quelques plafonds, dont on apercevait les décombres à travers le trou béant des fenêtres, l’hôtel restait debout. Même, le pavillon de l’ingénieur Fauville semblait avoir un peu souffert, et chose bizarre, l’électricité, que le préfet de police avait laissée allumée avant son départ, ne s’était pas éteinte. Dans le jardin ou sur la chaussée gisait un amoncellement de meubles, autour duquel veillaient des soldats et des agents.
— Suivez-moi, patron, dit Mazeroux, qui revint chercher don Luis et le dirigea vers le bureau de l’ingénieur.
Une partie du plancher avait été démolie. Les murs extérieurs de gauche, du côté de l’antichambre, étaient crevés, et, pour soutenir le plafond, deux ouvriers dressaient des poutres apportées d’un chantier voisin. Mais, somme toute, l’explosion n’avait pas eu les résultats qu’avait dû escompter celui qui l’avait préparée.
M. Desmalions se trouvait là, ainsi que tous ceux qui avaient passé la nuit dans cette pièce et plusieurs personnages importants du parquet de la police. Seul, le sous-chef Weber venait de partir. Il n’avait pas voulu se rencontrer avec son ennemi.
La présence de don Luis suscita une vive émotion. Le préfet s’avança aussitôt à sa rencontre, et lui dit :
— Tous nos remerciements, monsieur. Votre clairvoyance est au-dessus de tout éloge. Vous nous avez sauvé la vie, ces messieurs et moi nous tenons à le déclarer de la façon la plus formelle. Pour ma part, c’est la seconde fois.
— Il est un moyen très simple de me remercier, monsieur le préfet, reprenait don Luis, c’est de me permettre d’aller jusqu’au bout de ma tâche.
— De votre tâche ?
— Oui, monsieur le préfet. Mon acte de cette nuit n’en est que le début. L’achèvement, c’est la libération de Marie-Anne Fauville et de Gaston Sauverand.
M. Desmalions sourit :
— Oh ! Oh !
— Est-ce trop demander, monsieur le préfet ?
— On peut toujours demander, mais encore faut-il que la demande soit raisonnable. Or, il ne dépend pas de moi que ces personnes soient innocentes.
— Non, mais il dépend de vous, monsieur le préfet, que vous les préveniez, si je vous démontre leur innocence.
— Ma foi, oui, si vous me le démontrez d’une façon irréfutable.
— Irréfutable…
Malgré tout, et plus encore que les autres fois, l’assurance de don Luis impressionnait M. Desmalions, qui insinua :
— Les résultats de l’enquête sommaire que nous avons faite vous aideront peut-être. Ainsi, nous avons acquis la certitude que la bombe a été placée à l’entrée de cette antichambre et tout probablement sous les lames mêmes du parquet.
— Inutile, monsieur le préfet. Ce ne sont là que des détails secondaires. L’essentiel, maintenant, c’est que vous connaissiez la vérité totale, et non point seulement par des mots.
Le préfet s’était rapproché de lui. Les magistrats et les agents l’entouraient. On épiait ses paroles et ses gestes avec une impatience fiévreuse. Était-ce possible que cette vérité, si lointaine encore et si confuse malgré toute l’importance que l’on attachait aux arrestations déjà opérées, pût enfin être connue ?
L’heure était grave, les cœurs se serraient. L’annonce de l’explosion, faite par don Luis, donnait à ses prédictions une valeur de chose accomplie, et ceux qu’il avait sauvés de la terrible catastrophe n’étaient pas loin d’admettre comme des réalités les affirmations les plus invraisemblables qu’un pareil homme pouvait énoncer.
Il dit :
— Monsieur le préfet, vous avez attendu vainement cette nuit que la quatrième des lettres mystérieuses fût introduite ici. C’est la venue de cette quatrième lettre à laquelle, par un miracle imprévu du hasard, il va nous être permis d’assister. Vous saurez alors que c’est la même main qui a commis tous les crimes… et vous saurez qui les a commis.
Et, s’adressant à Mazeroux :
— Brigadier, ayez l’obligeance de faire, autant que possible, l’obscurité dans cette pièce. À défaut des volets, tirez les rideaux sur les fenêtres et ramenez les battants de la porte. Monsieur le préfet, est-ce fortuitement que l’électricité est allumée ici ?
— Fortuitement. On va l’éteindre.
— Un instant…
Dans un candélabre, il y avait une bougie. Il la prit et l’alluma. Puis il tourna l’interrupteur.
Ce fut alors une demi-obscurité, où la flamme de la bougie, secouée par les courants d’air, vacillait. Don Luis la garantit avec la paume de la main et s’avança vers la table.
— Je ne pense pas qu’il nous faille attendre, dit-il. Selon mes prévisions, il ne se passera que quelques secondes avant que les faits parlent d’eux-mêmes, et mieux que je ne pourrais le faire.
Ces quelques secondes, pendant lesquelles personne ne rompit le silence, furent de celles que l’on n’oublie pas. M. Desmalions a raconté depuis, dans une interview où il se moque de lui-même avec beaucoup de finesse, que son cerveau surexcité par les fatigues de la nuit et par cette mise en scène, imaginait les événements les plus insolites, comme une invasion de l’hôtel et une attaque à main armée, ou comme l’apparition d’esprits et de fantômes.
Il eut cependant la curiosité, a-t-il dit, d’observer don Luis. Assis sur le rebord de la table, la tête un peu renversée, les yeux distraits, don Luis mangeait un morceau de pain, et croquait une tablette de chocolat. Il semblait affamé, mais fort tranquille.
Les autres gardaient cette attitude crispée que l’on a dans les moments de grand effort physique. Une sorte de grimace contractait leur visage. Autant que par l’approche de ce qui allait se produire, ils étaient obsédés par le souvenir de l’explosion. Sur les murs, la flamme dessinait des ombres.
Il s’écoula plus de secondes que ne l’avait dit don Luis Perenna, trente ou quarante peut-être, qui leur parurent interminables. Puis Perenna leva un peu la bougie qu’il tenait, et il murmura :
— Voici.
Presque en même temps que lui, d’ailleurs, tous ils avaient vu… ils voyaient… Une lettre descendait du plafond. Elle tournoyait lentement comme la feuille qui tombe d’un arbre et que le vent ne secoue pas. Elle frôla don Luis et vint se poser sur le parquet, entre deux pieds de la table.
Don Luis répéta, en ramassant le papier et en le tendant à M. Desmalions :
— Voici, monsieur le préfet, voici la quatrième lettre qui avait été annoncée pour cette nuit.