Les Dernières années de l’Emigration/02

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Les Dernières années de l’Emigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 631-666).
LES
DERNIÈRES ANNÉES DE L’ÉMIGRATION

II[1]
LA VEILLE DE 1814


I

Ce qui caractérise les temps à travers lesquels se déroulèrent les aventures des émigrés, et la période impériale plus peut-être que la période révolutionnaire, c’est la difficulté des communications, non seulement entre la France et les pays étrangers, mais encore entre les pays étrangers eux-mêmes. Cette difficulté grandit au fur et à mesure que s’étend en Europe l’action des armées françaises. Là où elles passent, le service des diligences, celui des postes sont supprimés ou suspendus. Dans les pays qu’elles ont conquis et que Napoléon gouverne directement par ses préfets ou indirectement par les rois qu’il a créés, et qui ne sont à ses yeux que des fonctionnaires, une police à l’image de la sienne exerce une surveillance soupçonneuse sur les lettres et les voyageurs. Pour s’y dérober, les courriers sont contraints à de longs détours. S’ils sont obligés de recourir à la navigation, c’est pire encore. Les glaces dans les mers du Nord, les vents contraires, les calmes plats, les tempêtes, autant d’obstacles qui retardent la mise à la voile des navires ou entravent leur marche. Tel voyageur qui comptait rester quinze jours en route n’est pas encore, au bout de trois mois, arrivé au terme de son voyage. Toutes les correspondances subissent des retards ; souvent, elles n’arrivent pas, soit qu’elles aient été saisies, soit qu’elles s’égarent.

A Vienne, en octobre 1807, le représentant de Louis XVIII, La Fare, évêque de Nancy, est averti que le Roi et le Duc d’Angoulême se « ont embarqués à Gothembourg en Suède pour passer en Angleterre. Le 11 décembre, il est sans nouvelles de leur traversée et ne sait ce qu’ils sont devenus, bien qu’en débarquant à Yarmouth, le Roi lui ait fait écrire. Il confie ses inquiétudes au comte de Blacas, qui est alors en Russie.

« Je ne sais si à Pétersbourg vous êtes mieux instruit que je ne le suis ici sur ce qui concerne le voyage de notre maître et des princes. Mes dernières nouvelles sont du 14 octobre de Gothembourg, lorsqu’on se préparait à mettre à la voile. Depuis, et voilà bientôt deux mois, aucune nouvelle d’aucun côté sur le voyage ni le débarquement de ces augustes voyageurs. Les papiers publics donnent des nouvelles de Londres et d’Angleterre jusqu’au 12 novembre, et il n’y est fait aucune mention d’un objet aussi intéressant pour l’Europe entière qu’il l’est pour nous. Buonaparte aurait-il fait défendre à tous les journalistes de rien articuler sur ce fait capable de réveiller l’attention et l’intérêt des Français et de ranimer la foi endormie ?

« Quelquefois, je me demande : nos princes auraient-ils pris une autre direction que celle d’Angleterre ? Ballottés depuis si longtemps par la politique versatile des puissances, auraient-ils pris le parti d’enfoncer leur chapeau, et d’aller se jeter dans quelqu’une de leurs provinces pour y tenter la fortune ? La fin du mois de novembre eût été une époque bien favorable, Buonaparte étant en Italie, la majeure partie des troupes de ligne et les chefs les plus expérimentés étant encore éloignés et dispersés dans les différentes parties du continent. Dans pareilles circonstances, un débarquement de nos princes, appuyé de forces suffisantes, devrait produire le meilleur effet. Audaces fortuna juvat. »

Les lettres qu’attendait la Fare n’étaient qu’égarées ; il les reçut un peu plus tard. Mais il n’en allait pas toujours de même. Il arrivait que les porteurs de dépêches étant affiliés à la police impériale, lui livraient les correspondances dont le transport leur était confié. En 1813, à Dresde, un paquet de lettres expédiées de Londres par le Comte d’Artois à La Fare, afin d’être distribuées par ses soins, est remis par le courrier au maréchal Davout qui l’envoie au cabinet de l’Empereur : « Celui dont je tiens mes renseignemens, écrit La : Fare, a vu lui-même ce paquet à Dresde sur la table du duc de Bassano. La pièce la plus essentielle était une lettre de Monsieur au prince royal de Suède (Bernadotte). »

On pourrait citer vingt exemples analogues, attestant un état de choses que nous ne comprenons plus guère aujourd’hui, mais qui donnait alors à. la privation de nouvelles comme aux séparations un caractère douloureux. Pendant la durée de son exil, Louis XVIII n’a pas cessé d’en souffrir. A Mitau, il s’en plaignait et se désolait « d’être au bout du monde. » Il ne fut pas plus heureux en Angleterre, quoique plus rapproché de la France.

En 1811, alors qu’on s’attendait à voir se rompre l’alliance conclue à Tilsitt entre Napoléon et Alexandre et la guerre recommencer, la rareté d’informations sûres pesa lourdement sur lui. Le gouvernement anglais aurait pu lui communiquer celles qu’il recevait du dehors par ses agens diplomatiques. Mais c’était un système de ne plus entretenir de relations politiques avec le roi de France. On ne lui communiquait donc rien[2] ; il ne savait rien que par les papiers publics dont les dires étaient ordinairement erronés ou dénaturés. Les lettres que ses représentans lui adressaient ne présentaient le plus souvent, quand il les recevait, qu’un intérêt rétrospectif.

Du reste, ses moyens d’informations s’étaient singulièrement raréfiés par suite de la dispersion des émigrés et du retour du plus grand nombre en France. S’il n’avait eu à Vienne La Fare et le marquis de Bonnay, et si Blacas n’avait entretenu une active correspondance avec le comte de Maistre qui résidait toujours à Saint-Pétersbourg, à Hartwell on n’aurait su que par les gazettes et très incomplètement ce qui se passait dans le Nord de l’Europe où se jouait alors la fortune de la France. C’est seulement de Saint-Pétersbourg et de Vienne qu’arrivaient au Roi les nouvelles qu’il avait intérêt à connaître.

Pendant la campagne de Russie, Joseph de Maistre, mieux placé que La Fare pour bien voir, se prodigue pour tenir Blacas au courant des événemens. Il lui transmet les nouvelles qui arrivent du théâtre de la guerre dans la capitale lasse, telles qu’il les apprend, les tenant pour véridiques quand elles flattent ses espérances, négligeant de signaler les exagérations, qui en altèrent la vérité. Il les accompagne de commentaires véhémens, qui s’inspirent de sa haine contre Bonaparte et qui ne permettraient pas aux Français de nos jours de les lire sans que leur patriotisme protestât s’ils ne faisaient la part des malheurs qui avaient exalté au delà de la raison les âmes des victimes et les avaient fermées à la pitié. Ces lettres ne sauraient être séparées de l’histoire des émigrés[3]. On y retrouve l’écho de leurs passions et de leurs inimitiés ; à ce titre, il y a lieu d’en citer ici quelques extraits. Les propos y sont à la fois d’un satiriste dont le spectacle de tant de calamités n’a pas refroidi la verve et d’un prophète qui se réjouit en constatant que ses prophéties se sont réalisées et au delà. On peut regretter cet accent dans une telle bouche. Mais, s’il était différent, ce ne serait plus l’accent de Joseph de Maistre

Au lendemain de l’incendie de Moscou, il écrit à Blacas : « Mon cher comte, mon très cher comte, je vous écris dans un véritable transport de joie : ou je me trompe infiniment ou Buonaparte est perdu. La raison ne sert plus à rien. Sa Majesté la Providence impose silence à la logique humaine et rien n’arrive que ce qui ne devait pas arriver. Si nous avions fait notre devoir sur le Niémen, que serait-il arrivé ? On aurait fait la paix, car c’est ce que chacun voulait sans oser l’avouer, et chaque chose serait demeurée à sa place. Au lieu de cela, nous avons fait toutes les fautes qu’on peut commettre à la guerre. Les Français ont pénétré dans la Russie. Napoléon n’a pas douté de dicter la paix, appuyé de l’influence du chancelier dont il était sûr. Il s’est jeté dans Moscou, bien certain dans ses idées d’en sortir triomphant, un traité de paix à la main. Qu’est-il arrivé, monsieur le comte ? L’armée russe a fait une retraite de quinze cents verstes, sans peur et sans reproche, battant l’ennemi toutes les fois qu’elle se trouvait en contact avec lui et reculant durant trois mois entiers sans éprouver un instant de découragement et sans qu’il ait été possible aux Français de pénétrer, de dissiper ou d’envelopper un seul de ces corps disséminés, suivant l’aveu exprès du ministère russe, sur un espace de huit cents verstes. Napoléon a parlé de liberté, on s’est moqué de lui et chaque paysan a mis de ses propres mains le feu à sa maison en la quittant avant l’arrivée des Français. Après la sanglante bataille de Borodino, il a volé sur la capitale, dans l’espoir que les Russes bien inférieurs en nombre accepteraient une bataille pour sauver la capitale. Point du tout ; les Russes ont dit : — Entrez, mais point de paix. Il est entré et il a incendié de sang-froid cette immense capitale. On lui a dit : — Brûlez, mais point de paix. »

Le 13 novembre de cette fatale année 1812, c’est un chant de victoire qu’entonne Joseph de Maistre :

« Vive le Roi ! Buonaparte n’a plus d’armée. Le maréchal prince Koutousoff, tout en le faisant harceler par un fort détachement de son armée et par les Cosaques, l’a coupé sur la route d’Orcha et l’a forcé d’accepter, le 5 et le 6 de ce mois, deux combats après lesquels tout est dit : vingt mille prisonniers et deux cents canons sont le fruit de ces deux fameuses journées. On s’est battu entre Orcha et Krasnoy, gouvernement de Smolensk, mais cependant beaucoup plus près de ce dernier endroit, je veux dire de Krasnoy. Les Russes ont fait un immense butin, ils ont pris surtout l’équipage de messeigneurs les maréchaux Davout et Ney et jusqu’à leurs bâtons de commandement, fort belle relique. Napoléon commandait avec eux le 5 et n’a rien oublié pour animer ses troupes, Il a passé, dit-on, la nuit du 5 au 6 au milieu d’un bataillon carré ; mais, depuis ce moment, il a disparu. Des 20 000 prisonniers, 8 500 ont mis bas les armes, le 6. On fait monter le nombre des morts à 40 000. Ney est tué. Il y a douze généraux prisonniers. Le reste de l’armée s’est éparpillé dans les bois, et ce qui échappera à la pique des Cosaques périra de faim et de froid. Napoléon s’est réservé sans doute les meilleurs chevaux et les hommes les plus affidés, pour échapper à son sort ; mais le 6, Platoff avec ses cosaques était à Dombrowno... Les Russes occupent Rabinovitch. Wittgenstein arrive par Penno, Tchitchagoff par Minsk. Tous les paysans sont en armes. Il n’a plus de provisions, plus d’artillerie ; les vainqueurs le talonnent, et il y a douze degrés de froid. Où ira-t-il ? où se cachera-t-il ? Une secousse à Paris est inévitable, et tout le continent de l’Europe va subir une révolution subite, etc.

« Je mets mes humbles félicitations et mes vives espérances aux pieds de votre Auguste Maître. S’il daigne les relever, je serai très satisfait. Combien il y a de choses à dire ! mais je n’ai pas le temps. Je vous serre dans mes bras. C’est tout ce que je puis vous griffonner à la hâte en courant à la cathédrale pour un Te Deum un peu mieux motivé que beaucoup d’autres.

« Les Français dans les derniers temps ont mangé de la chair humaine. On en a trouvé dans la poche de plusieurs prisonniers. Le général Korff en a vu trois qui en faisaient rôtir un autre. Il l’a attesté dans une lettre qui est ici et l’Empereur le confirme. »

Le 24 décembre, veille de Noël, afin de prouver à Blacas qu’il n’a pas assombri ses tableaux, De Maistre lui envoie la copie d’une lettre qu’il a reçue de son fils. Ce jeune officier vient de parcourir le théâtre des dernières batailles et, sous l’impression de ces spectacles tragiques, il les décrit d’une plume que font trembler l’émotion et l’effroi : des cadavres en pourriture entassés dans des maisons qu’a détruites l’incendie et dont les décombres sont retombés sur eux ; parmi ces centaines de morts, quelques vivans « dépouillés jusqu’à la chemise par quinze degrés de froid. » L’un d’eux lui a dit :

— Monsieur, tirez-moi de cet enfer ou tuez-moi. Je m’appelle Normand de Flageac ; je suis officier comme vous.

« Je n’avais aucun moyen de le sauver. Tout ce qu’on put faire, ce fut de lui donner des habits, mais sans pouvoir le tirer de cet horrible lieu. De quelque côté qu’on aille, on trouve les chemins couverts de ces malheureux qui se traînent encore mourant de froid et de faim. Leur grand nombre fait qu’il est souvent impossible de les recueillir à temps et ils meurent presque tous avant d’arriver au dépôt. Je n’en vois jamais un sans maudire l’homme infernal qui les a conduits à cet excès de malheur[4]. »

De Maistre complète ces détails affreux :

« Imaginez, mon cher comte, un désert de mille verstes, couvert de neige sans aucune trace d’habitation humaine ; voilà la scène. Là l’humanité et la charité même sont impuissantes. Les Français ont cessé même d’être sauvables, car, si on les réchauffe, ils meurent ; et, si on leur donne à manger, ils meurent encore. Un médecin français, fait lui-même prisonnier, a dit que ce qu’on pourrait faire de mieux serait de les fusiller. Nourris depuis si longtemps d’exécrables alimens, ils exhalent une telle odeur qu’on ne peut les approcher de dix pas et que deux ou trois de ces malheureux suffisent pour rendre une maison inhabitable.

« La multitude infinie des cadavres a donné de justes soucis au gouvernement qui a pris le parti de les faire brûler. Mais il faut des forêts pour cette opération qui avance cependant. Je crains encore plus le contact des vivans. Déjà, de plusieurs côtés se sont déclarées des maladies d’un genre très mauvais. Dieu veuille qu’au printemps nous échappions à quelque funeste épidémie.

« Voilà donc la fin de cette misérable expédition qui devait river les fers de tous les esclaves, et leur donner pour collègues le reste des hommes libres du continent. En moins de trois mois, nous avons vu se compléter la perte d’un demi-million d’hommes, de quinze cents pièces d’artillerie, de sept à huit mille officiers et de trésors incalculables. Les Français ont perdu tout ce qu’ils avaient apporté et tout ce qu’ils voulaient emporter. On m’a nommé un régiment de Cosaques dont chaque soldat avait pour sa part quatre-vingt-quatre ducats.

« Buonaparte, au passage de la Bérézina, n’eut pas plutôt mis le pied sur la rive droite qu’il ordonna de brûler le pont. On lui fit remarquer tout ce qu’il laissait de l’autre côté, vingt mille hommes environ et tous les bagages. Il répondit :

« — Que m’importent ces crapauds ? Qu’ils se tirent d’affaire comme ils voudront.

« Votre maître, mon cher comte, n’aurait pas trouvé cette phrase, mais c’est qu’il n’entend pas le style souverain comme cet envoyé du ciel. Vous me dites sans doute depuis plus d’une demi-heure : — Pourquoi ne l’a-t-on pas pris ? A cela je ne sais que répondre. Il y a eu à cet égard des plaintes particulières et quelques observateurs ont prétendu de plus que les Russes en général non mai abastanza esaltati per il valore sont cependant, du côté de la tactique, inférieurs à leurs rivaux non gelés. Quoi qu’il en soit, mon cher comte, jouissons avec des transports de reconnaissance d’une campagne miraculeuse sans nous permettre de penser à ce qu’on aurait pu faire de plus. Napoléon emmène tous ses maréchaux. Je vous avais trompé sur la mort de Poniatowski et sur celle de Ney. Mais vous savez que ces sortes d’inconvéniens sont inévitables lorsqu’on écrit au moment même de l’arrivée des nouvelles. La loi invariable de la révolution française s’accomplit toujours : Les Français sont écrasés, mais la France est exaltée ; du reste, ils font leurs affaires chez eux sans que les étrangers puissent s’en mêler. Si le Napoléon doit être égorgé, il le sera par eux. »

A un avenir prochain que la suite des temps n’a pas désavoué, était réservé de démentir la sinistre prédiction de Joseph de Maistre. Dans Napoléon malheureux, il ne voyait à cette heure qu’un souverain détesté de ses sujets, destiné à périr sous leurs coups, si la mort ne le surprenait pas avant qu’il ne se retrouvât au milieu d’eux. Il ne comprenait pas que la gloire de l’Empereur, forte de ses revers comme de ses triomphes, était devenue un patrimoine national et que pour la presque-totalité des Français, pour ceux même qui maudissaient ses ambitions, il ne faisait plus qu’un avec la patrie dont son nom était le symbole. La campagne de France, les Cent-Jours, le retour des Cendres, et, trente ans après sa mort, l’avènement de son neveu allaient prouver la fidélité de la France au César dont les fautes ne pouvaient lui faire oublier les bienfaits, ni ce qu’il avait ajouté au trésor de nos gloires.

Au fur et à mesure que les désastres de l’armée française en Russie étaient mieux connus et apparaissaient dans toute leur tragique horreur, les cervelles, en Angleterre, se surexcitaient. Dans les défaites de Napoléon, les Anglais saluaient le prélude de sa fin. Ils la prédisaient avec enthousiasme pour une date prochaine, et quoique le Cabinet affectât au moins dans sa conduite officielle de n’être pas convaincu que les événemens qui se succédaient dussent avoir pour conséquence la restauration des Bourbons, officieusement, il n’en niait pas la possibilité. Dans des conversations confidentielles, il donnait à leur entourage, à eux-mêmes des conseils en vue de leur rentrée en France. C’est ainsi que lord Castlereagh se rendait un jour chez le comte d’Artois afin de prêcher la modération, la sagesse, et de dicter une déclaration propre à rassurer les Français sur les intentions du Roi. Celui-ci, averti de cette visite, écrivait : « Il n’y a que trois partis à prendre : rétablir les choses telles qu’elles étaient en 1787 ; accorder une liberté illimitée ou l’accorder avec des restrictions. Le premier est impossible ; le second n’est pas permis ; le troisième est dangereux parce qu’il l’est toujours de poser, sans connaître le terrain, des limites qui peuvent se trouver trop près ou trop loin. Le silence est donc le seul parti raisonnable. »

Ce langage ne trahissait pas seulement des espérances. Il prouvait que le Roi commençait à les croire fondées et s’attendait à leur réalisation prochaine. C’était l’avis de ce qui restait encore d’émigrés à Londres. Ils voyaient déjà la France se rouvrir pour eux. Ils y rentreraient à la suite des armées étrangères, non assurés sans doute de trouver en elles des instrumens de restauration, mais avec la certitude qu’en dépit de leur mauvais vouloir pour les Bourbons, les puissances auraient la main forcée par le peuple. Celui-ci délivré du joug impérial, rendu à lui-même, réclamerait et obtiendrait le l’établissement de son souverain légitime.

Dans l’entourage immédiat du Roi, où les lettres de Joseph de Maistre étaient connues, cette surexcitation atteignait le comble. Louis XVIII et Blacas étaient peut-être les seuls à se rendre compte des difficultés susceptibles de retarder un dénouement heureux. Blacas croyait au succès sans toutefois en préciser l’époque. Le 24 novembre, il écrivait à Joseph de Maistre : « Les événemens se succèdent avec une telle promptitude que nous devons espérer de voir enfin arriver ceux que nous attendons, et il faut convenir que les succès des Russes, que la retraite forcée de Buonaparte, dont on peut calculer les suites, que les avantages de lord Wellington, et les mouvemens de Paris qui font si bien connaître les dispositions de la France doivent soutenir cet espoir. J’aime du moins à le conserver et à voir dans les opérations futures des armées russes, les événemens décisifs qui réduiront le Corse aux plus dangereuses extrémités. »

Mais le Comte d’Artois et ses fils, le Duc de Berry surtout, auraient voulu partir sur-le-champ pour se rendre au quartier général des alliés ; ils conseillaient au Roi de se mettre en route, lui aussi, pour le continent, eu emmenant les prisonniers français internés en Angleterre, à l’aide desquels, en dépit des sanglans souvenirs de Quiberon, ils prétendaient former le noyau d’une armée royaliste. Les nouvelles qui se succédaient, sans qu’on pût du reste en affirmer l’authenticité, — la capture du prince Eugène de Beauharnais, la mort de Napoléon, d’autres aussi peu exactes, — enfiévraient leur impatience dont le Roi s’appliquait à modérer les excès : « La nouvelle est certes fort probable, écrivait-il à Blacas, à propos du prétendu trépas de l’Empereur ; mais, comme ni vous, ni moi n’y croyons, gardons-nous de la répandre. »

Le 20 décembre, Blacas s’étant rendu à Londres pour quelques jours, il l’invitait à prêcher la sagesse.

« Toutes les têtes fermentent et je n’en suis pas surpris, car malgré ses cheveux gris, la mienne en a aussi sa part. L’un voudrait qu’avec les équipages des Russes, je passasse illico en France, l’autre que, me fiant aux seuls prisonniers, je débarquasse à leur tête. Au travers de tout cela, je regrette qu’au lieu d’équipages qui, dit-on, font au besoin le service de terre, mais qui ne sont pas pour cela de véritables troupes, il ne soit pas arrivé trente mille hommes qui le soient ; alors on aurait beau jeu et on ne l’a pas en ce moment, tout favorable qu’il est. Préparons donc, je l’ai déjà dit, cette expédition ; voilà à quoi nous devons travailler, tant ici qu’à Pétersbourg, parce qu’encore une fois, pour danser, il faut des violons. Vous verrez mardi mon frère, vous verrez le Duc de Berry, bien plus chaud que lui, vous verrez peut-être le Duc d’Angoulême qui ne l’est pas moins que son frère, restez dans cette ligne avec eux.

« Il est un point cependant sur lequel je crois devoir céder au cri général. Mon frère vous communiquera une note que j’ai rédigée et qui n’est, sauf ce que les circonstances ont amené, qu’un extrait de la déclaration de 1804. Je pense qu’on pourrait essayer de les répandre toutes deux, l’une pour ceux qui n’aiment pas les longues lectures, l’autre pour ceux qui n’en sont pas effrayés.

« Je ne demande pas mieux que de croire à la capture de M. de Beauharnais ; mais je suis tout à fait incrédule sur la mort du Corse : un tel événement serait, ne sais comme, répandu sur-le-champ partout. Je lisais l’autre jour dans Tite-Live que trois jours après la défaite de Persée, on en parlait à Rome, tandis que les envoyés de Paul-Emile n’y arrivèrent que le treizième jour ; la nouvelle était sans doute importante, mais celle-ci le serait bien autrement. Adieu. »

Blacas on l’a vu, ne se hâtait pas de chanter victoire, et lorsqu’il s’efforçait de contenir l’ardeur irréfléchie et les enthousiasmes prématurés, il obéissait tout autant à sa propre impulsion qu’aux désirs du Roi. Il restait encore convaincu que la victoire n’était ni aussi prochaine, ni aussi facile à remporter qu’on le croyait autour de lui. Il y voyait des obstacles et il en faisait l’aveu à son infatigable correspondant, Joseph de Maistre :

« Par quel admirable coup d’autorité Sa Majesté la Providence vient de briser, avec les décombres de Moscou, ces fameuses murailles de granit que le choc des armées les plus formidables avait trouvées inébranlables ! La rapidité de vos récits m’a rendu encore plus frappant le tableau de cette heureuse révolution. Espérons, mon cher comte, que ce ne sera pour le fléau du monde que le commencement des douleurs. Mais ce réveil a été si subit qu’il laisse encore subsister, je le crains, quelques-unes des illusions du sommeil funeste où l’Europe était depuis si longtemps plongée. Il serait sans doute bien important, il serait plus nécessaire que jamais de chercher à tarir dans sa source un mal dont la Russie vient d’arrêter les épouvantables progrès. Mais, on est encore loin de connaître cette révolution une et indivisible, dont Buonaparte n’est qu’une phase. On s’applaudit d’avoir blessé une des têtes de l’hydre quand il s’agit de les détruire toutes.

« Il faut d’ailleurs en convenir, les circonstances ne sont pas favorables pour obtenir ici les moyens d’action qui nous seraient indispensables. Les vicissitudes de la guerre d’Espagne, toujours honorables à lord Wellington, n’en exigent pas moins, pour conserver le fruit de ses victoires, les efforts continuels de l’Angleterre. C’est donc vers la Russie que se dirigent des espérances qu’autorise la nature décisive des succès obtenus dans cette miraculeuse campagne. La Russie peut seule réduire Buonaparte à une infériorité qui permette à cette puissance d’entreprendre la plus utile des diversions. L’hiver, il est vrai, n’a contracté avec vous qu’une alliance défensive, et doit retarder une opération que l’on pourrait cependant ne plus regarder comme le rêve d’un homme de bien. En attendant, mon cher comte, nous ignorons ce que peut produire le désenchantement de la France sur l’invincible destinée que lui promettait la victoire, dès qu’elle n’enveloppera plus Buonaparte. Le verra-t-elle dans toute sa difformité ? Cette question, dont la solution peut encore être plus décisive que les triomphes de Koutousoff, nous occupe sans cesse. Elle ne vous intéresse pas moins sans doute, mon cher comte, et je voudrais qu’avec cette grande pensée devant les yeux, vous rendissiez à la cause du Roi mon maître un service que vous demande aussi mon amitié : c’est de m’envoyer un projet de déclaration fondée sur celles que le Roi a précédemment faites et que vous connaissez si bien ; ce travail, dont personne n’est plus capable que vous, paraît commandé par les circonstances.

« Combien je sens plus que jamais, mon cher comte, le besoin que j’aurais de me retrouver auprès de vous ! Vos lumières, vos sages avis suppléeraient à tout ce qui me manque. Il faudrait un homme d’un génie supérieur à la place que j’occupe et je le cherche inutilement. Oui, très cher comte, je le cherche, je voudrais lui céder un poste qui devient tous les jours plus difficile à remplir. J’y ai fait peut-être le bien, mais je suis maintenant persuadé qu’il est au-dessus de mes forces, et la responsabilité m’effraye. Joignez à cela le triste état de santé dans lequel je me trouve et voyez si ce n’est pas le comble de la misère humaine ? Aidez-moi de vos idées, de votre esprit, de vos conseils et croyez au tendre attachement d’un ami qui vous aime et vous embrasse de tout son cœur. »

De cette lettre révélatrice de la confiance de Blacas dans les lumières de son illustre ami et de ce qu’il pensait à cette heure où, autour de lui, personne si ce n’est le Roi ne doutait de l’imminence d’une restauration, il n’est à retenir que le refus par lequel De Maistre répondit à la demande d’un projet de déclaration, qui lui était adressée : « Malgré mon dévouement à la cause et aux personnes, répondait-il. Je demeure immobile et ma plume glacée. » Et pour motiver son refus, il rappelait ce qui s’était passé quelques années avant.

D’Avaray lui avait alors envoyé de Mitau un essai de manifeste, en l’autorisant « à couper, à tailler, à changer, à ajouter. » Il s’était mis à l’œuvre aussitôt. Mais, pas une seule de ses corrections n’avait été maintenue « et nous différâmes si capitalement que tout aurait fort bien pu finir par une brouillerie si nous n’avions été invinciblement retenus par le même zèle et les mêmes intentions. » À ce malheureux essai avait survécu en lui une répugnance à peu près invincible à se mêler de ces sortes d’affaires, « d’autant que celles qui concernent la souveraineté ne ressemblent point aux autres. L’expérience m’a appris que les souverains ont une manière d’apercevoir les choses toute différente de la nôtre et quoique, en leur qualité d’hommes, ils puissent se tromper tout comme nous, je crois cependant que le cas est infiniment plus rare que ne le pense assez souvent notre impertinence. Je crois beaucoup à l’instinct royal (je dis ainsi, dites autrement si vous voulez). Aussi l’une des idées auxquelles je tiens le plus fortement, c’est qu’il faut bien, lorsqu’on y est appelé, avertir loyalement l’inclination des princes de prendre garde à elle, mais qu’il ne faut jamais lui faire la plus légère violence, quand même on le peut. »


II

Lorsque Blacas reçut cette réponse en date du 2 avril 1813, un souffle belliqueux passait sur la cour d’Hartwell. La modération relative qui semble avoir accompagné chez Louis XVIII le réveil de ses espérances, n’avait pu tenir longtemps contre la fièvre qui, peu à peu, contaminait tout le monde autour de lui. Il en subissait à son tour les effets. Dès le mois de février, nous le voyons ressaisi du besoin d’entrer sans délai en activité et du désir impérieux de tirer parti des dispositions des puissances dont les résultats de la campagne de 1812, si douloureux pour la nation française, avaient rendu inexorable l’inimitié contre Napoléon. N’attendant rien de l’Angleterre dont l’influence dans le concert européen semblait à cette heure s’effacer devant celle de l’empereur Alexandre ; se défiant toujours de « cette Autriche qui a épousé l’usurpateur pour restreindre l’usurpation, » c’est vers la Russie que, de nouveau, il tournait les yeux. Les armées moscovites avaient infligé à celles du « Corse, » si longtemps invaincu, de sanglantes et irréparables défaites. Alexandre, devenu l’arbitre de l’Europe, s’était déclaré l’irréconciliable ennemi de Napoléon et, s’il voulait rétablir les Bourbons, il le pouvait. Louis XVIII brûlait donc de nouveau de s’unir à lui et d’avoir une part du fruit de ses victoires.

Afin de l’intéresser à sa cause, il venait de lui dépêcher un émissaire, le comte Alexis de Noailles. Ce gentilhomme, jadis émigré puis rentré en France, où son frère cadet Alfred de Noailles, rallié à l’Empire, servait en qualité d’officier[5], était revenu en Angleterre pour se mettre aux ordres du Roi après avoir encouru la disgrâce de Napoléon en propageant la bulle d’excommunication lancée par Pie VII contre son persécuteur. Ayant, au cours de son émigration, résidé dans les pays du Nord, il avait dû à cette circonstance d’être désigné pour cette mission que Louis XVIII considérait comme urgente. Il partit, mais ne lit qu’apparaître à Saint-Pétersbourg. Une lettre de Joseph de Maistre nous signale sa présence dans cette capitale. Elle rend hommage à ses mérites, mais ne fait aucune allusion aux affaires dont il était chargé. Il résulte de sa correspondance qu’il échoua dans ses démarches ou que, tout au moins, en ayant reconnu l’inutilité, il renonça à les poursuivre. Mais, sans attendre son retour, le Roi s’était décidé à recommencer la tentative en la confiant à un autre mandataire.

Ce mandataire fut le comte Auguste de La Ferronnays. Il était attaché depuis longtemps à la maison du Duc de Berry. Pendant son séjour en Russie, il y avait noué, en 1808, des rapports d’intimité et de confiance avec le comte d’Armfelt, un des principaux conseillers d’Alexandre. Ils duraient depuis cette époque et lui avaient prouvé que cet homme d’État était passionnément dévoué à la cause royale. En conséquence, à la faveur de l’amitié qui les unissait, il trouverait en lui un appui pour accomplir l’importante mission que le Roi imposait à son dévouement. Elle avait pour objet de renouveler d’anciennes demandes présentées à plusieurs reprises à la Cour moscovite et qu’elle avait systématiquement écartées. Nous les trouvons résumées dans une note émanée du cabinet du Roi. La Ferronnays devait négocier en vue d’obtenir : 1o la reconnaissance des droits du Roi pour rassurer les Français sur les desseins des alliés ; 2o la formation de corps français avec les soldats prisonniers ; 3o une expédition dans l’ouest de la France avec ces corps et des troupes russes sous le commandement de Louis XVIII ; 4o enfin, le mariage du Duc de Berry avec la grande-duchesse Anne qui embrasserait la religion catholique. Constatons sans plus attendre, et pour n’y pas revenir, que ce dernier objet paraît avoir été abandonné par le négociateur. Il en parle à peine dans le rapport qu’à son retour à Londres, il rédigea pour rendre compte de sa mission[6]. Il nous apprend seulement que la grande-duchesse n’est pas belle et q(/elle lui a demandé des nouvelles du Duc de Berry.

Accessoirement à ces instructions écrites, accompagnées. d’une lettre du Roi pour le Tsar, il en reçut de verbales dont l’exécution était subordonnée aux circonstances et à ses propres appréciations. Dans le cas où il se trouverait à même d’approcher le prince royal de Suède, maréchal Bernadotte, il devait s’attacher à l’intéresser à la cause des Bourbons. Adopté par Charles XIII qui régnait à Stockholm, et désigné par lui comme l’héritier de la couronne aux applaudissemens du peuple suédois, le nouveau prince royal, oubliant sa naissance et sa nationalité, se disposait à entrer dans la coalition et à conduire contre la France ses troupes mêlées aux armées moscovites. En attendant, il faisait la guerre au Danemark.

Des informations envoyées de Suède à Louis XVIII par des émigrés de marque, notamment par le duc de Piennes et par le comte, plus tard duc de Narbonne, qui avaient passé à Stralsund où se trouvait Bernadotte, le présentaient, dès son changement de fortune, comme animé des meilleures intentions envers les princes français. Mais, depuis, elles semblaient s’être refroidies. Le prétexte de ce refroidissement était tiré de la dernière proclamation de Louis XVIII. Elle lui avait déplu, il ne le cachait pas. Il en désapprouvait le fond et la forme, déclarait que l’effet en France en serait déplorable et regrettait ouvertement qu’avant de l’écrire, le Roi ne l’eût pas consulté. Mais, au dire de Narbonne dont nous avons sous les yeux une note confidentielle, l’ambiguïté de sa conduite et de son langage était due à d’autres causes. Il trouvait mauvais que Louis XVIII n’eût pas fait auprès de lui une démarche directe, qui eût flatté son amour-propre en prouvant que le Roi recherchait son alliance et son appui.

« En outre, écrit Narbonne, il a reçu en dernier lieu des ouvertures de France, apportées par un de ses généraux qui y était prisonnier de guerre, et qui est censé s’être échappé. Il en a reçu d’abord de Bonaparte lui-même, qui cherche à l’amadouer, en lui disant qu’il ne peut trouver mauvais que, comme Suédois, il se soit armé pour la défense des États suédois en Allemagne, mais qu’il n’a nullement besoin pour cela de se joindre aux Russes, les ennemis naturels de la Suède ; lui faisant même entrevoir, dit-on, que si lui Bonaparte venait à manquer, il serait l’homme le plus naturellement appelé à la régence de l’Empire. À ces cajoleries quelques propositions plus précises étaient-elles jointes ? C’est ce que je n’étais point à portée de savoir. Mais Bonaparte et lui sont tellement ennemis personnels, qu’on ne peut guère craindre que l’un se laisse séduire ou tromper par l’autre.

« Des ouvertures d’une nature différente lui ont été faites en même temps de l’intérieur, et c’est, je crois, le fait le plus important qui soit venu à ma connaissance, d’autant qu’il est assez évident qu’elles ont fait quelque impression sur lui. Des membres du Sénat, et autres personnes actuellement en autorité en France, lui ont mandé qu’ils ne voulaient plus de Bonaparte ni de sa race, que tout ce qu’ils désiraient était de le déclarer, lui Bernadotte, régent du royaume, et de reconnaître pour leur souverain l’homme qu’il leur désignerait. Ces mêmes personnes lui ajoutaient de ne rien faire en faveur des Bourbons, parce qu’ils n’en voulaient pas non plus. Néanmoins, en montrant à M. de Montrichard[7] cette lettre, il lui dit avec emphase :

« — Si j’acceptais une pareille offre, ce serait le vœu national qui me guiderait ; s’il était en faveur des Bourbons, je serais le premier à les proclamer, Mais je ne contrarierais pas le vœu national.

« Ce vœu national, qui est à présent son cheval de bataille, voudrait dire en pareil cas le parti qui satisferait le plus son amour-propre, lequel est le grand mobile de sa conduite et le côté faible par où il faudra toujours l’attaquer. Je n’oserais dire que ces ouvertures ne lui aient point fait naître des idées d’ambition personnelle, quoiqu’il ait bien des fois protesté que si on lui offrait la couronne de France, il la refuserait. Mais il est Gascon ; il a l’accent de son pays, qui n’est pas en général l’accent de la sincérité.

« En tout, quand il parle de nos princes, son refrain est toujours de dire qu’il est extrêmement disposé à servir leur cause, mais que le moment n’est pas venu ; que pour le présent, il faut qu’ils se tiennent tranquilles ; qu’on doit d’abord chasser les Français de l’Allemagne ; que quand il serait sur les bords du Rhin avec une armée, il parlerait et qu’on pourrait s’en rapporter à lui sur la proclamation à faire en pareil cas. Il faut convenir que, jusqu’à présent, il ne prend pas la route du Rhin bien promptement. Mais je dois ajouter que toutes les personnes dont j’ai pu connaître l’opinion semblent s’accorder à dire que ce n’est pas le moment de le presser à cet égard. Même un homme qui m’a parlé du Roi et des princes d’une manière qui m’a réellement fait plaisir, et que je sais être le seul homme qui a osé soutenir et justifier la déclaration du Roi, M. Thornton, le ministre d’Angleterre, m’a dit qu’il leur conseillerait extrêmement de ne point tourmenter dans ce moment-ci le prince royal, d’attendre un moment plus favorable, et où il aurait moins d’affaires pressantes sur les bras. »

A l’appui du conseil indirect qu’il donnait dans les dernières lignes de la citation qu’on vient de lire, Narbonne invoquait l’opinion du général comte de Montrichard, attaché à l’état-major du prince royal et admis dans son intimité. Montrichard ne cessait de répéter à Narbonne que rien en ce moment ne déplairait plus à Bernadotte que l’envoi d’un agent royaliste.

« — Votre présence même n’est pas bien vue ici, ajoutait ce digne et loyal militaire. On raconte de tous côtés que vous êtes un agent du Roi. Le prince royal vous croit chargé d’une mission auprès de lui et c’en est assez pour le mécontenter. Il est obligé de garder des ménagemens avec la nation suédoise et ne peut permettre à un agent des Bourbons de résider à son quartier général. Je ne saurais trop vous engager à quitter Stralsund. Allez où vous voudrez, mais ne restez pas ici. »

Narbonne protestait, affirmait qu’il n’avait aucune mission, qu’il n’était à Stralsund que par hasard ; qu’en s’y arrêtant, il ignorait que le prince royal s’y trouvait. Mais Stralsund était alors le rendez-vous d’hommes d’Etat de toutes les parties de l’Europe, à la grande satisfaction de Bernadotte « qui jouissait de voir son quartier général devenir le centre où tout aboutissait. » Les bonnes relations de Narbonne avec la cour d’Hartwell étaient trop connues pour qu’il pût dissimuler son caractère d’agent du Roi et, au bout de quelques jours, redoutant d’être expulsé, il se décidait à retourner en Angleterre.

Lorsque, au commencement de juin, après s’être longtemps arrêté en route, il remit à Louis XVIII la note d’où sont tirés les détails qui précèdent, La Ferronnays, parti le 26 février, venait de débarquer à Harwick, de retour de son voyage en Suède et en Russie. Il avait fait cette longue course plus rapidement que Narbonne n’avait fait la sienne. Mais il n’en rapportait pas de meilleurs résultats. A Stockholm, sa première étape, il s’était heurté aux difficultés qui viennent d’être exposées. Plus persévérant que Narbonne, il s’était efforcé de les surmonter. Cet effort ne lui avait valu que d’en subir plus durement le contre-coup.

Le duc de Piennes rencontré en chemin eût voulu qu’il ne s’adressât qu’au comte de Montrichard pour obtenir une audience de Bernadotte. Il le lui conseilla fortement par des raisons que lui suggérait une connaissance approfondie de la cour suédoise, des intrigues dont elle était le théâtre et des personnages qui en étaient l’âme. La Ferronnays, eut le tort — et il l’avoue dans sa relation, — de ne pas tenir compte de cet avis. Indépendamment de Montrichard, il sollicita les bons offices de Thornton, le ministre d’Angleterre qu’il savait dévoué aux intérêts de Louis XVIII, de M. de Vitterstedt, membre du cabinet suédois, de M. de Camps, le familier de Bernadotte, de Mme de Staël, venue à Stockholm pour faire entrer son fils dans l’armée suédoise. Partout, il reçut des encouragemens et d’aimables paroles. Mais, partout aussi, on lui donna à entendre que Bernadotte ne le recevrait pas. Les motifs de ce refus étaient ceux qu’on avait invoqués pour contraindre Narbonne à quitter le quartier général.

Son insistance lui attira de la part de Camps la plus cruelle algarade. Dans leur dernière entrevue, ce personnage, après avoir exprimé les regrets du prince royal et critiqué très vivement la proclamation de Louis XVIII, s’emporta tout à coup, reprocha aux Bourbons « la dévotion excessive et intolérante des uns, le scandaleux libertinage des autres, » les fautes qui leur avaient fait perdre la couronne et les empêchaient de la reconquérir, l’aveuglement qui les retenait dans le même état d’esprit que lorsqu’ils avaient émigré. Ils ne pouvaient rien offrir ni promettre à la France. Ils n’avaient pas même de décorations à donner, si ce n’est la croix de Saint-Louis, « ordre banal et avili, ordre militaire donné à des valets de chambre[8], à des gens qui n’ont porté de leur vie ni uniforme ni épée. »

— Si jamais vous rentrez en France, monsieur, dit Camps en finissant, il faut vous défaire de vos ridicules et antiques préjugés ; il faut apprendre une autre langue, laisser tout tel que vous le trouverez et ne faire de réformes que sur vous-mêmes.

La Ferronnays n’était pas venu chercher cette humiliante leçon. Il en fut mortifié. Peut-être allait-il y répondre. Mais son interlocuteur ne lui en laissa pas le temps et, changeant de ton, en revint à un langage moins acerbe. Le prince royal n’oubliait pas qu’il était né sujet des anciens rois de France. En sa qualité de Béarnais, il serait heureux et fier de rendre la couronne aux descendans d’Henri IV. Il y travaillerait avec plaisir. Mais son premier devoir était de s’occuper avant tout des intérêts de la Suède. Quand il s’en serait acquitté, il verrait ce qu’il pourrait faire pour les Bourbons. Après cette douche, La Ferronnays n’avait plus qu’à quitter Stockholm pour continuer son voyage, « convaincu, dit-il, que l’unique intention de Bernadotte, dans cette guerre, est de la faire au Danemark et de conquérir, s’il le peut, la Norvège. »

Le 29 mars, il était à Saint-Pétersbourg. Il avait jugé bon de s’y montrer, bien que l’empereur Alexandre en fût parti pour se rendre à son armée en route vers le Rhin. Il espérait s’y procurer les moyens d’arriver au quartier général de ce prince. Les émigrés qui résidaient dans la capitale russe, et notamment le comte de Brion et le chevalier de Vernègues, unirent leurs efforts à ceux du comte d’Armfelt, du duc de Serra-Capriola, de la comtesse Tolstoï, pour le faire bien venir du chancelier Romanzoff. Celui-ci lui joua avec une incomparable maestria la comédie du plus entier dévouement aux Bourbons[9], le fit dîner avec les ministres et les membres du corps diplomatique, voulut le présenter aux deux impératrices, la veuve de Paul Ier et l’épouse d’Alexandre, et lui offrit un courrier pour faciliter son voyage au quartier général.

Jusque-là, le comte de La Ferronnays n’avait eu qu’à se louer de l’accueil qui lui était fait. Mais, lorsque, après une course de trois jours, il débarqua à Dresde, tout changea. La plus grande confusion régnait dans cette ville où se trouvait le roi de Prusse et où le Tsar était attendu. On venait d’y apprendre la mort du général Koutousoff, le retour subit de Napoléon à son armée ; on croyait à l’imminence d’une grande bataille autour de Leipzig.

Dans ce désarroi, le représentant d’un monarque sans couronne ne pouvait se flatter d’exciter l’intérêt ni d’obtenir des faveurs. Le comte Tolstoï, conseiller du Tsar et lord Catheart, ministre d’Angleterre auprès des souverains alliés, l’accueillirent plus que froidement. Ils lui déclarèrent ne pouvoir rien pour lui. Le comte de Nesselrode le reçut à sa porte et lui dit d’un ton presque insolent que les affaires dont l’Empereur était occupé ne lui laisseraient pas le temps de le recevoir ni de lire ses lettres. L’intervention d’un autre fonctionnaire russe, le comte d’Anstett et celle d’un émigré, le comte de Bruges, plus connu des Prussiens que La Ferronnays ne l’était des Russes, eurent raison, au moins dans l’apparence, de ces rigueurs humiliantes. L’envoyé du Roi revit Nesselrode, en fut mieux reçu cette fois que la première et, finalement, obtint de l’Empereur l’audience qu’il sollicitait. Il en eut même deux. Dans la première, il remit la lettre de Louis XVIII[10] et exposa l’objet de sa mission ; dans la seconde, il entendit la réponse à sa demande. Quoique enveloppée de bonne grâce et d’aimables paroles, elle était négative sur tous les points. Le Tsar avait le regret, quelque intérêt qu’il portât « au comte de l’Isle, » de ne pouvoir lui donner satisfaction. Le moment n’était pas encore venu de le mettre en activité ni lui ni les princes. Les alliés avaient d’ailleurs trop besoin de ménager la cour d’Autriche pour s’exposer à la blesser en prenant parti pour les Bourbons.

— Si nous parvenons, ajouta Alexandre, à jeter Bonaparte de l’autre côté du Rhin et qu’alors, comme je n’en doute pas, il se manifeste en France quelque mouvement en faveur du Roi, croyez que je saurai profiter du moment et faire entendre à l’Autriche que, mon seul but ayant été de rendre la liberté aux nations, le vœu du peuple français qui réclame ses anciens maîtres rend nul tout engagement qui irait contre un vœu aussi juste. Mais il faut de la patience, une grande circonspection et le plus profond secret.

Ainsi, c’était toujours même chanson. En 1813 comme en 1796, on opposait aux démarches des Bourbons des refus plus ou moins déguisés, qui les rendaient douloureusement humiliantes pour leurs envoyés et sous lesquels ils trouvaient toujours la main de l’Autriche. La Ferronnays dut feindre de croire à la sincérité du langage impérial. Peut-être même y ajouta-t-il foi, puisqu’il osa demander la faveur de rester au quartier général russe. Mais, là encore, il échoua. La présence d’un agent de Louis XVIII auprès des alliés était actuellement impossible. Cependant les dernières paroles de l’Empereur, sincères ou non, lui rendirent un peu d’espoir. Alexandre lui promit de le rappeler, dès que les circonstances le permettraient et de faire appuyer auprès du gouvernement britannique les demandes que le comte de l’Isle jugerait utile de lui adresser. A peine est-il besoin d’ajouler que cette double promesse fut oubliée ou que le Tsar ne l’ayant faite que du bout des lèvres négligea de la tenir.

En réalité, de ce pénible voyage La Ferronnays ne rapporta qu’une lettre autographe d’Alexandre au « comte de l’Isle » encore moins explicite que les réponses verbales qui lui avaient été faites.

« J’ai voulu voir le comte de La Ferronnays pour lui parler des sentimens invariables que je vous conserve. Il m’eût été agréable de le conserver auprès de moi, si les événemens avaient été plus avancés. Il vous parlera d’une victoire remportée sur Napoléon en personne ; mais il aura l’honneur de vous dire, en même temps, quels grands efforts exigent encore les circonstances, pour donner aux affaires de l’Allemagne les développemens nécessaires. Nous sommes toujours en présence. Il s’agit de manœuvrer, de choisir des positions, de saisir le moment de frapper un nouveau coup. Vous jugerez, d’après tous ces détails, que, quelque plaisir que j’aurais eu de voir sur le continent le Duc d’Angoulême, je crois que le moment n’est pas encore propice. Il en est de même de l’époque où de grands détachemens pourront être employés immédiatement contre les points que vous indiquez. J’ai besoin ici de toutes mes forces réunies à celles de la Prusse, Les diversions directes ne seront utiles que lorsque nous approcherons du Rhin. Les mouvemens populaires sont trop incertains quand l’esprit n’est pas soutenu par la proximité des armées. J’espère que la Providence continuera à nous accorder sa protection. Nos efforts seront suivis, et notre persévérance est à l’épreuve de tous les événemens. »

Tandis qu’après Noailles, La Ferronnays, comme on vient de le voir, se prodiguait en pure perte au quartier général russe, les divers émissaires chargés par Louis XVIII d’agir là ou ailleurs dans le même dessein n’étaient pas plus heureux. Le comte de Bruges, émigré français admis au camp des alliés comme colonel au service de l’Angleterre, Narbonne en Espagne où il s’était rendu en revenant de Suède, le comte de Trogoff, ancien officier de marine, émigré lui aussi, envoyé en Autriche où il avait servi avec un grade supérieur, se heurtaient au mot d’ordre que toutes les puissances coalisées semblaient s’être donné : Ne pas employer les Bourbons[11]. Blacas lui-même, qui s’était réservé la tâche de rallier aux vues de son maître le comte de Liéven récemment arrivé à Londres en qualité d’ambassadeur de Russie, entendait ce diplomate objecter à ses demandes qu’il le sollicitait d’appuyer auprès de sa cour, des argumens analogues à ceux qu’on opposait partout aux messagers royaux. Sous un langage presque obséquieux envers Louis XVIII, le comte de Liéven ne refusait pas l’appui qu’on lui demandait ; mais il prédisait que les requêtes qu’il s’agissait de faire aboutir étaient condamnées d’avance. Les puissances ne pouvaient rien pour les Bourbons tant qu’elles ne seraient pas en France. Moins sincère que ne l’avait été Alexandre en recevant La Ferronnays, ou ignorant les véritables desseins des alliés, il déclarait que ce n’était pas en France qu’ils voulaient porter la guerre, qu’ils ne souhaitaient même pas d’y aller et que, lorsqu’ils auraient obligé Napoléon à repasser le Rhin, ils seraient disposés à lui accorder la paix. C’est uniquement l’Allemagne qu’ils défendaient contre ses entreprises.

Cette argumentation désolait Louis XVIII et Blacas. Celui-ci considérait comme imprudente une telle politique et il le confiait à De Maistre. « Le Corse, qui ne pourrait défendre la France contre le Roi armé d’un sage manifeste, défendra encore l’Allemagne contre les canons du prince de Smolensk. Et quand ils seraient maîtres de l’Empire germanique, les Russes ne se trouveraient que sur le théâtre où Souwaroff a vu borner sa victorieuse carrière. En un mot, si je peux faire usage d’une figure que vous me passerez en faveur de l’application et d’un vieux goût que vous m’avez reproché bien des fois, Buonaparte qui a été décavé n Russie ne peut perdre son tout qu’en France et c’est là qu’un intérêt bien entendu le forcerait à jouir de son reste. »

Bientôt après, tout faisait prévoir que les vœux de Blacas ne tarderaient pas à être exaucés et que la partie suprême se jouerait sur le territoire français. Le 13 juillet, l’armée anglaise, qui sous les ordres de. Wellington opérait en Espagne, s’approchait de la frontière. Des détachemens isolés la franchissaient accidentellement sous prétexte de se procurer des vivres et du four- rage. Louis XVIII s’inquiétait des exactions qu’ils pourraient commettre. « J’aimerais presque autant qu’on allât planter les Léopards sur les remparts de Rayonne parce que ce serait une démarche politique, bien mauvaise sans doute, mais qu’une autre pourrait effacer, au lieu que l’effet de ce que je viens de détailler doit être d’inspirer haine et confiance contre ceux dont l’appui est indispensable. Je voudrais donc au moins que le gouvernement ordonnât en ce cas la discipline la plus exacte et punisse sévèrement quiconque y aurait manqué. »

Entre temps, on apprenait à Londres que le pape Pie VII venait de consentir à Napoléon un nouveau concordat qui faisait de l’Eglise la véritable vassale de l’Empire. On ignorait encore en quelles circonstances quasi tragiques la violence impériale avait arraché à la faiblesse d’un vieillard captif ces concessions incroyables ; on croyait qu’il ne les avait faites qu’afin de rentrer en possession de Rome. Cette nouvelle exaspérait Blacas, livrait son âme à l’indignation et à la douleur.

« Le roi de Rome avait besoin d’une légitimation et d’une association plus imposante que celle du serment offert par les sénateurs et les préfets. Le successeur de saint Pierre rendra ce service, mais il aura Rome ! Il ouvrira au tyran, qui vient de sacrifier à son ambition un demi-million d’hommes, ce sanctuaire que saint Ambroise ferma à Théodose pour le massacre des Thessaloniciens, mais il aura Rome !... Il sera, pour la famille d’un monstre, unique obstacle au bonheur du monde, le ministre d’une consécration nouvelle, mais il aura Rome !

« Ah ! mon cher comte, le cœur se serre tellement à cette pensée qu’il ne peut laisser échapper la conscience à des vérités que toutes les forces ultramontaines ne parviendront jamais à écarter. Mais espérons plutôt que tout ce que disent les gazettes françaises est faux, ou du moins attendons d’en être sûrs pour le croire. »

À ce cri de colère. De Maistre répond par « des duretés. » « Ah ! comme vous traiteriez et bien justement un homme qui en avouant qu’il ne croit pas à telle où telle pièce attribuée à votre maître en parlerait cependant pour regarder comme déjà faites je ne sais combien de bassesses purement idéales. C’est cependant ce que vous faites, mon cher comte, et c’est une assez curieuse chose d’entendre un gentilhomme français raisonner ainsi, tandis qu’un luthérien, M. de Rennenkampf, prouve ici par écrit que toute cette affaire n’est qu’une absurde et atroce comédie, ce qui saute aux yeux. » Et ces « duretés » que Blacas reproche affectueusement à son ami, et dont celui-ci s’excuse, sont le point de départ d’une longue discussion théologique qui détourne un moment les deux correspondans de l’objet accoutumé de leurs préoccupations.


III

Au cours de ces événemens, on apprenait tout à coup à Londres dans les premiers jours du mois de septembre, la présence en Europe d’un homme depuis longtemps oublié, le général Moreau. Après un séjour de plusieurs années en Amérique, il s’était mis en route pour le continent. Mais au lieu de venir en Angleterre où l’attendait sa jeune femme arrivée dix mois avant lui, il était allé débarquer le 1er août à Stralsund, en Suède, où le prince royal Bernadotte l’avait reçu comme un ancien ami, entouré de soins et d’hommages et traité en héros. De Stralsund, ce revenant s’était rendu à Prague. L’empereur d’Autriche rallié enfin à la coalition s’y trouvait avec le tsar Alexandre et le roi de Prusse. La guerre recommençait. La part que venait de se décider à y prendre le monarque autrichien et l’adhésion du Danemark qui avait dû, en faisant sa paix avec la Suède, promettre aux alliés un contingent de dix mille hommes dressaient en face de Napoléon un faisceau de forces belligérantes auquel il semblait difficile qu’il pût longtemps résister. Accueilli par les souverains avec un empressement presque respectueux, Moreau, qui s’était rendu auprès d’eux à la sollicitation de l’empereur de Russie, leur avait promis ses conseils pour la campagne qui se rouvrait.

Dans la situation faite à Louis XVIII par le dédaigneux oubli où le laissaient les alliés, l’arrivée de Moreau constituait un événement heureux. Par des lettres d’Amérique reçues l’année précédente à Hartwell[12] et signées du royaliste Hyde de Neuville qu’on a vu mêlé aux conspirations de 1800, il savait que Moreau était disposé à servir la cause des Bourbons. « Dites à Louis XVIII, lui avait fait mander le général, que vous connaissez un bon républicain qui, désormais, servira sa cause avec plus de fidélité que beaucoup de gens qui se disaient autrefois royalistes. Depuis que les républicains se font esclaves, c’est auprès des rois sages qu’il faut aller chercher la liberté. » Louis XVIII, dès ce moment, croyait donc pouvoir compter sur Moreau.

Il le croyait maintenant d’autant mieux qu’une lettre datée de Stralsund, le 10 août 1813, et adressée à Londres au comte de Bouillé allié du marquis de ce nom, l’un des organisateurs de la fuite de Varennes, montrait Moreau, à son arrivée en Europe, toujours animé des sentimens qu’il avait manifestés à Hyde de Neuville l’année précédente, « tout rempli des plus nobles pensées, tout à sa patrie pour la délivrer et lui donner une constitution honorable sous la domination de la famille royale. »

« Le prince de Suède lui a fait une réception royale, disait cette lettre, l’a logé chez lui, a tenu sa cour chez le général, et lui était au milieu de tous ces cordons, de ces titres et de ces Excellences, les deux bras pendans avec son petit frac et son air négligé, regardant, remerciant et rougissant au moindre mot d’éloge. Il a enivré ici jusqu’au peuple. Hier, au dîner du prince royal, nous avons manqué d’être écrasés tant on se pressait pour le voir. Il ne s’en apercevait pas. Il est parti pour le quartier général russe, ne veut revenir qu’aide de camp de l’Empereur.

« — Je ne dois rien commander, dit-il, mais dire ce que je sais et, s’ils veulent, il sera battu.

« Il me disait :

« — C’est nous qui devons réparer les maux que nous avons faits, afin qu’on ne se venge pas sur nous.

« Il a son plan pour entrer en France ; tout est fondé sur dix ans de méditation. Deux Français vont commander la croisade : l’un est Suédois ; l’autre est à nous et pour toujours, un des plus grands capitaines de son siècle et un des hommes les plus modérés et les plus modestes que je connaisse.

« — Je deviendrai, disait-il, postillon comme le prince Eugène ; je courrai sans cesse d’un roi à l’autre pour les accorder ; je voyagerai les nuits et me battrai le jour.

« Et tout cela dit avec un an de paix et de modestie qui enchante. Ce trésor nous est arrivé d’Amérique en trente jours. Le vent est bon, mon cher ami ! »

Communiquée par le comte de Bouillé à Louis XVIII, cette lettre enthousiaste lui suggéra l’idée d’envoyer auprès de Moreau une homme de confiance chargé de se concerter avec lui sur les moyens à prendre pour faire bénéficier la cause royale de ses heureuses dispositions. Il y avait alors à Londres un vieil émigré qui jadis l’avait connu. Il se nommait Bascher de Boisgely. C’est à lui que Blacas recourut pour interroger Moreau et recevoir ses conseils. Afin de faciliter l’accomplissement de sa mission, il lui remit un questionnaire auquel le général devait répondre. Ses réponses traceraient au Roi sa conduite.

« Quelles sont les idées du général Moreau sur l’opinion actuelle de la France et sur les moyens de mettre en action le mécontentement qui y règne ?

« Quel serait, à cet effet, le langage le plus propre à concilier tous les sentimens, à calmer toutes les craintes, à encourager toutes les espérances ?

« Quel moyen peut-on entrevoir de former, soit en France, soit hors de France un noyau d’armée française sous les ordres du général Moreau ? Serait-il capable d’armer, dès à présent, contre Bonaparte les prisonniers de guerre qui se trouvent en Allemagne, ou en Russie, ou en Angleterre ?

« Dans l’une ou l’autre de ces suppositions, la présence d’un prince de la Maison de France serait sans doute indispensablernent nécessaire à cette armée. Son arrivée préalable aux armées coalisées ne serait-elle pas regardée par le général Moreau comme d’une haute importance et d’un intérêt majeur ?

« Quel serait le plan que le général Moreau regarderait comme le plus avantageux, pour faire occuper par une armée royale une portion du territoire français, et quel point choisirait-il de préférence pour une semblable expédition, dans le cas où l’on pût rassembler les moyens de l’entreprendre ?

« Quelle idée se forme-t-il des résultats probables de la guerre présente, soit en Allemagne, soit dans la Péninsule, relativement à la situation intérieure et extérieure de la France ?

« En un mot, il ne sera rien négligé de tout ce qui peut faire connaître au Roi l’opinion d’un homme auquel Sa Majesté désire confier les pouvoirs les plus étendus et les plus nécessaires au succès d’une entreprise dans laquelle le général Moreau se promet sans doute de recueillir la plus grande gloire qui puisse être offerte à la plus noble ambition. »

Sous la signature de Blacas, dont ce questionnaire était revêtu, le Roi avait écrit de sa main : « En approuvant les présentes instructions, je saisis avec empressement l’occasion de donner moi-même au général Moreau un nouveau témoignage de l’estime et de la confiance qu’il me connaît pour lui depuis longtemps, — Louis. »

Lorsque Bascher de Boisgely quitta Londres, le 12 septembre, pour se rendre au quartier général des alliés où il devait trouver Moreau, il y avait déjà quinze jours que ce malheureux n’existait plus. Le 27 août, à la bataille de Dresde, un boulet lui avait brisé les jambes. Transporté aux ambulances de Lauen, il y expirait, le 2 septembre, sans avoir compris, semble-t-il, ce qu’offrait d’odieux sa présence parmi les armées qui.se préparaient à envahir sa patrie et pourquoi sa mort tragique apparaîtrait à jamais comme un châtiment providentiel. L’envoyé du Roi n’apprit ces nouvelles qui coupaient court à sa mission qu’après s’être mis en chemin.

Elles étaient déjà parvenues à Londres. Le colonel Rapatel, aide de camp du général, avait annoncé à Mme Moreau son malheur. Dans une première lettre, il lui disait : « Le général a perdu ses deux jambes, mais sa tête nous reste. » Dans la seconde, il lui apprenait qu’elle était veuve. Elle recevait en même temps, par l’entremise de Blacas, les condoléances du Roi à qui elle allait, dès ce moment, témoigner en toute occasion sa gratitude et son zèle pour sa cause,

Louis XVIII considérait la mort de Moreau comme un irréparable malheur. Mais, en constatant que Bernadotte avait encouragé les projets du général, il en revint, malgré l’échec de ses tentatives précédentes, à l’idée de recourir à lui. A cet effet, il lui envoya le comte de Bouillé. Plus heureux, que les précédens négociateurs, Bouillé put arriver jusqu’au prince royal de Suède qui assiégeait Davout dans Hambourg. Les circonstances étaient changées, la lutte finale contre Napoléon résolument engagée. Bernadotte ne se croyait plus obligé de refuser sa porte à un agent secret des Bourbons. Il reçut Bouillé avec une bienveillance marquée, eut avec lui plusieurs conversations, le décora de l’ordre de l’Étoile polaire. Mais il se borna à lui répéter ce qu’il avait dit aux autres envoyés du Roi, et Bouillé n’osa pousser ses demandes à fond :

« Je crois, mandait-il le 27 novembre à Blacas, que si le Roi jugeait à propos de faire auprès du prince une demande franche et ouverte, je pourrais risquer à m’en charger. Mais le moment n’est peut-être pas encore assez favorable pour cela. Il faut que le prince soit débarrassé de la besogne qui l’occupe dans ce moment-ci et que ses drapeaux flottent sur les murs de Hambourg avant qu’il puisse être libre d’agir sur d’autres points. »

Un mois plus tard, ayant revu Bernadotte à Kiel après une course au quartier général russe, il fut accueilli avec plus d’effusion encore que la première fois. « Il a poussé l’affabilité jusqu’au point de m’embrasser. » Rendant compte de ses entretiens, il envoyait à Hartwell de piquantes observations sur Bernadotte et son entourage.

« Nos conversations ont entièrement roulé sur sa haine contre Bonaparte, sa résolution de renverser l’usurpateur (il ne se sert plus que de ce terme en parlant de lui), son désir de servir les Bourbons, si la France les redemande, son opinion personnelle qu’il n’y a qu’eux qui doivent y régner. Mais cette dernière pensée est encore tellement délayée dans ses raisonnemens et des hypothèses à l’infini, qu’il faudrait vous écrire un volume pour vous en rendra compte, et qu’il me serait même alors bien difficile de le faire exactement. Ce n’est point une conversation que l’on a avec lui, c’est un discours que l’on écoute. Peu d’hommes parlent mieux. Son éloquence est forte et possède une grâce séduisante à laquelle il est difficile de résister. Il a aussi au suprême degré le talent de se faire aimer de tous ceux qui l’entourent. Un tel homme pourrait faire beaucoup pour le Roi et pour le bonheur de la France, si on parvenait à le mettre exactement dans la bonne route et à l’y maintenir.

« J’oserai dire qu’il veut marcher au vrai but, mais qu’il ne chemine encore que par des sentiers incertains. Ses idées de gloire sont sublimes ; il s’en fait une aussi juste que brillante de celle qui deviendrait son partage, s’il rétablissait la monarchie d’Henri IV. Son cœur est plein de sensibilité et d’honneur. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, mille pensées, mille projets divers lui passent par la tête. Il voudrait ci, il voudrait ça.

« II a auprès de lui, et la chose est assez singulière, quatre personnes confidentielles, qui sont absolument les antipodes les unes des autres. M. de Camps homme d’esprit, son premier aide de camp, son frère de lait, son camarade d’enfance, et M. de Shelegel son secrétaire politique, nous détestent. M. Gré, son compatriote, son vieil ami, celui qui le premier lui mit un uniforme sur le corps en lui disant qu’il le faisait maréchal de France et qui lui sert maintenant de secrétaire particulier, ainsi qu’un M. Plantier, également Béarnais, qui a été émigré, criblé de blessures au service de la bonne cause et qui porte continuellement sa croix de Saint-Louis, attachée sur son cœur, à sa bretelle ; ces deux derniers, dis-je, sont, au contraire, s’il était possible de se servir pour une pareille vertu d’un pareil terme, des Bourbonnistes exagérés. Aucun des quatre n’exerce sur le prince royal une influence assez décidée pour lui faire changer d’avis, lorsqu’une fois il a pris son parti ; mais, comme ils vivent dans son intérieur le plus intime, surtout M. de Camps, et qu’ils lui disent tout ce qu’ils veulent dans leur patois, ils ne laissent pas que d’avoir beaucoup d’empire sur ses incertitudes et de les fixer quelquefois. Le premier a plus d’esprit que l’autre, mais celui-ci a peut-être plus de finesse. Voici donc les deux hommes entre lesquels l’opinion et le vœu du prince royal, au sujet du l’établissement de la maison de Bourbon, sont continuellement ballottés. Mais un grand point de gagné déjà, c’est que tout est d’accord pour la chute du tyran, et pour l’expulsion hors de France de tout ce qui est Corse, ou tient à la famille du Corse. »

— Je vous déclare, avait dit Bernadotte en présence de plusieurs personnes, à en croire Bouillé, que Napoléon ne régnera plus, ni lui, ni le roi de Rome, m’entendez-vous ? Et vous croyez peut-être que j’ai l’ambition de me mettre à leur place ; non, messieurs, vous seriez dans une grande erreur : ce n’est pas moi, c’est un autre que j’y mettrai.

« Je tenais ceci du général Tattenborn, qui était présent et qui me le dit en sortant du conseil, écrivait Bouillé. Depuis, le prince me l’a confirmé lui-même. Il me semble qu’il ne pouvait guère s’exprimer plus clairement et plus correctement. »

Dans la même lettre, après avoir fulminé contre Mme de Staël, qu’il accusait d’envoyer de Londres au prince royal les plus détestables conseils et de tenir sur les Bourbons des propos odieux, Bouillé racontait qu’au quartier général russe où il s’était rendu pour remettre à l’Empereur une lettre du prince de Condé, il avait vu le comte de Nesselrode ; il répétait les paroles que le ministre d’Alexandre lui avait adressées :

— Dites à vos princes, quand vous les reverrez, que nous serions trop heureux de les rétablir en France, que nous ne désirons rien de plus, mais que nous ne pouvons rien faire pour cela dans ce moment-ci. Qu’ils laissent donc cette question entièrement entre nos mains ! Qu’ils restent tranquilles ! Qu’ils ne se tourmentent et ne s’agitent pas ; surtout, qu’ils n’envoient personne et n’écrivent rien.

Le général Pozzo di Borgo, à qui Bouillé devait d’avoir été reçu par Nesselrode, lui avait parlé le même langage et même confié que les souverains alliés proposeraient encore une fois la paix à Bonaparte aux conditions les plus favorables, quoique convaincus « que ce maître fou n’écouterait rien. »

Ces deux propos présentaient beaucoup d’analogie avec ceux que Bernadotte lui avait tenus. Ils révélaient trop clairement, de la part des cours coalisées, la volonté de ne pas utiliser le roi de France pour que Bouillé pût se flatter de l’espoir de la fléchir. Il ne lui restait donc qu’à rentrer à Londres, où il arriva au mois de février 1814.

À ce moment, Louis XVIII, par l’intermédiaire de Blacas, était en communication constante avec Mme Moreau. A la mort de son mari, elle avait assuré le Roi de son indestructible dévouement. Elle le lui prouvait maintenant en lui communiquant les nouvelles que lui envoyait du théâtre de la guerre le colonel Rapatel. l’ancien aide de camp du général, resté à l’état-major de l’empereur de Russie[13]. Parmi ces nouvelles, il avait lu une lettre d’Alexandre, adressée le 31 janvier à Rapatel et au comte de Rochechouart, émigré français attaché aux armées du Tsar en réponse à une démarche qu’ils venaient de faire auprès de lui, afin d’être autorisés à prendre le commandement des royalistes qui, à l’entrée des alliés en France, s’offriraient pour combattre contre Napoléon.

« Je ne puis qu’applaudir aux sentimens que vous témoignez ; mais il ne faut pas agir en enfans. J’ai déjà devant les yeux les affreux résultats qui ont suivi la trop prompte déclaration des peuples, et je ne me pardonnerais jamais de causer le malheur de ceux qui pensent comme vous, et que le sort des armes peut faire retomber dans les mains de Bonaparte. Je me suis cru obligé de dire, à tous ces Messieurs qui se sont présentés à moi à ce sujet, que j’approuverais et seconderais de tous mes efforts, tous les mouvemens qui se feraient devant notre ligne, mais que je ne me rendais responsable d’aucun de ceux qui s’exécuteraient sur nos derrières, parce qu’une affaire perdue pourrait influencer sur la paix, et peut-être l’amener. Si la Providence ne nous abandonne pas, j’espère que nous gagnerons la première bataille. Je sais que le vœu des Français est pour les Bourbons ; mais je veux que la nation en décide, afin de n’être jamais exposé à en recevoir un reproche. Quant à vous, restez auprès de moi. Je saurai vous employer si nous frappons le dernier coup ; c’est alors que je vous permettrai de vous répandre dans toute la France comme les apôtres de la belle cause que vous désirez servir, et que nous servirons ensemble. Jusqu’à ce que l’occasion soit plus favorable pour elle, restez auprès de moi, et quoique les Princes n’aient pas auprès de ma personne de meilleur ambassadeur que moi-même, je vous autorise l’un et l’autre à en faire les fonctions, et à me faire connaître de suite tout ce que vos compagnons voudront me demander. Dites-leur que le fantôme de Caulaincourt ne les effraye pas. Je ne veux point de paix avec Bonaparte, mais je suis prêt à la faire avec la nation. »

Avant que Louis XVIII ne lût cette lettre, s’était répandue dans Londres la nouvelle que les alliés avaient franchi la frontière française. C’était vrai et, malgré la résistance héroïque qui a immortalisé la campagne de France, ils avançaient rapidement vers Paris. Il semblait donc que l’heure fût venue pour eux de tenir les promesses qu’ils avaient faites sous tant de formes diverses aux envoyés du Roi. Rien ne décelait cependant qu’ils eussent le dessein de les tenir. Leur mutisme augmentait l’impatience de Louis XVIII. Les avis qu’il recevait de France la portaient bientôt à son comble. Un jeune soldat anglais, fait prisonnier sur la frontière espagnole et qui était parvenu, grâce à la complicité des royalistes, à s’évader d’Agen où il était interné, avait été chargé par eux de supplier le Roi de leur envoyer un prince pour se mettre à leur tête. Tout le Midi, de Bordeaux à Pau, disaient-ils, était prêt à se soulever et n’attendait qu’un signal.

D’autre part, Wellington, en entrant dans le Béarn, y avait été reçu aux cris de : Vive les Bourbons ! Nous voulons le sang d’Henri IV ! Eclairé par cet accueil, il avait envoyé à Londres le duc de Guiche qui marchait avec ses troupes, pour conseiller au prétendant de faire partir pour Bordeaux Monsieur ou l’un de ses fils. Le Roi demandait alors au gouvernement anglais des passeports pour les princes. D’abord on les lui refusait. Ce n’est qu’après un long débat qu’il les obtenait sous des noms supposés. Quand Bouillé rentrait à Londres, les princes venaient de partir avec les gentilshommes de leur maison, le Comte d’Artois pour le quartier général des souverains sous le nom de comte de Ponthieu, le Duc d’Angoulême pour Bordeaux, sous le nom de comte de Pradel, et le Duc de Berry pour Jersey et la Normandie sous le nom de comte de Vierzon. Un courrier avait été expédié au Duc d’Orléans, à Palerme, pour l’inviter à se rendre en Provence.

Pour compléter ces grandes mesures, le Roi, faisant appel de nouveau au dévouement de Bouillé, l’envoyait à Bernadotte à qui il demandait de prendre comme « généralissime » le commandement des troupes françaises qui se prononceraient pour la royauté. Il eût voulu le nommer connétable ou lieutenant général du royaume. Mais, la qualité de lieutenant général appartenait au Comte d’Artois, et celle de connétable n’était pas compatible « avec l’adoption qui place le Prince royal sur les marches du trône de Suède. » Au reste, le titre de « généralissime » lui assurerait l’autorité nécessaire « à l’exécution de ses nobles projets, sans annuler la marque de confiance que Sa Majesté donne depuis longtemps à un frère qui est à la fois son ami le plus tendre et son serviteur le plus dévoué[14]. » Enfin Bouillé était chargé de déclarer « au futur libérateur de la France » que le Roi, jaloux de s’acquitter un jour d’une dette sacrée, avait hâte de connaître à cet égard les désirs du prince royal pour lui et pour les Français qui « sous ses étendards contribueraient à la délivrance de leur patrie. »

Le Roi maintenant n’attendait plus que la possibilité de partir à son tour. « Ce ne sont plus les années que l’on compte avec la résignation du malheur, écrivait Blacas à De Maistre ; ce sont les instans que l’on calcule avec les impatiences de l’espoir. Oui, mon cher comte, adhuc quadraginta dies ! disons-nous maintenant avec une assurance presque prophétique. Et cependant les banquets de Ninive bravent encore à Châtillon le glaive exterminateur ! et cependant nous sommes condamnés à douter que les jours d’expiation soient consommés. Vous avez sans doute appris le départ de Monsieur. Il doit être aujourd’hui à portée de plaider la cause de son auguste Maison devant les rois et devant la France. Nous savons M. le Duc d’Angoulême arrivé à l’armée de lord Wellington. Nous attendons que M. le Duc de Berry puisse, de Jersey, où il est maintenant, se porter sur quelque point accessible du territoire français. Voilà, mon cher comte, tout ce qu’il a été permis d’entreprendre dans une situation où le ciel ne paraît vouloir nous laisser qu’une bien petite étendue de cette chaîne souple qui nous retient sans nous asservir comme a dit autrefois un homme que j’aime de tout mon cœur. »

Quoique Blacas apportât encore quelque timidité dans l’expression de ses espérances, il semblait bien, cette fois, qu’elles dussent se réaliser. Avant que la lettre sur laquelle il les confiait à De Maistre fût arrivée à sa destination, on apprenait à Londres les graves événemens survenus à Paris durant les trois premiers jours d’avril : la déchéance de Napoléon, prononcée par le Sénat et la formation d’un gouvernement provisoire. Bien que le rappel des Bourbons n’eût pas suivi ces mesures, elles apparaissaient comme le prologue de leur l’établissement. Aux yeux des Anglais, Louis XVIII cessait brusquement d’être le souverain proscrit auquel, depuis six ans, ils prodiguaient les témoignages d’une commisération respectueuse ; il redevenait le Roi, le roi de France qui allait demain rentrer en possession de sa couronne. C’est à ce titre que, maintenant, après avoir si longtemps paru l’oublier, ils lui apportaient leurs hommages dans ce château d’Hartwell où, comme la Belle au bois dormant, la vieille monarchie française sortait de son long assoupissement ; à ce titre aussi que le prince régent, dans sa résidence de Carlton House, offrait à Louis XVIII une fête somptueuse à laquelle tenait à honneur d’assister tout ce qui comptait dans la société britannique.

Cependant, le vote du Sénat français rendait inutile la démarche qu’au même moment, le comte de Bouillé, par ordre du Roi, faisait auprès de Bernadotte. S’il eût été possible à Louis XVIII d’arrêter en chemin son envoyé, il se fût empressé de le rappeler. Mais Bouillé avait doublé les étapes pour rejoindre le prince royal de Suède, couru après lui de Nancy à Cologne, et, l’ayant enfin rencontré à Kavserslautern sur la route de Mayence, dans la matinée du 2 avril, il s’était fait un devoir de lui remettre la lettre du Roi. Ce n’est qu’après la lui avoir remise, qu’en l’accompagnant à Bruxelles, il avait appris les résolutions du Sénat français et vu le Comte d’Artois partir pour Paris. Il en était réduit « à se désoler de la fatalité » qui l’avait entraîné à s’acquitter de son message avant de connaître les événemens de la capitale. Il est toujours fâcheux, quand des services d’un caractère louche ne peuvent être utilisés, de les avoir sollicités.

Quant à Bernadotte qu’on a vu si peu disposé à servir la cause des Bourbons quand elle semblait condamnée et se laisser dire, tout en protestant de son dévouement pour eux, qu’il était digne de régner à leur place, il affectait, maintenant qu’un vent favorable enflait leur voile, d’avoir toujours défendu leurs intérêts et d’être prêt à les défendre encore. La lettre que lui apportait Bouillé lui fournissait une occasion de le déclarer à Louis XVIII lui-même. Il s’empressa d’en profiter, ainsi qu’en fait foi le message qu’il lui expédia de Liège, le 4 avril 1814, en signant de son nom dynastique « Charles Jean. »

« Sire, j’ai rencontré à Kayserslautern le comte de Bouillé qui m’a remis la lettre que Votre Majesté m’a fait l’honneur de m’écrire. Je m’empresse d’y répondre et de vous assurer, Sire, qu’on ne peut être plus sensible que je ne le suis à la confiance que Votre Majesté a placée en moi et à tous les témoignages qu’elle veut bien m’en adresser elle-même ou m’en faire donner par M. de Bouillé. Je me hâte de dépêcher M. Gré vers Votre Majesté pour lui en porter mes remerciemens, et pour lui dire que des circonstances sans cesse renaissantes, mais toujours périlleuses pour la cause et pour moi, ont pu seules retarder l’exécution d’un plan que je médite depuis longtemps. Ce plan, Sire, formé selon mon cœur se trouve aujourd’hui fort de l’intérêt de ma politique et du besoin de mettre un terme aux malheurs qui déchirent depuis tant d’années notre belle Mère patrie.

« J’ai eu de grandes obligations et de grands devoirs à remplir envers la brave nation qui m’a appelé. J’ai reconnu l’impérieux besoin de ne point heurter des idées peu conformes aux miennes, mais tout en reconnaissant qu’un prince qui s’éloigne des vues générales des hommes qu’il est appelé à gouverner un jour, s’expose à s’en voir totalement abandonné. J’ai dû me soumettre à ce penchant de la nation suédoise sans cependant perdre de vue l’espérance d’aider à rétablir en France les descendans du grand et bon Henri. J’ai, dès mon jeune âge, approché son berceau ; ce souvenir est bien propre à exalter le cœur d’un Béarnais, et surtout d’un Béarnais devenu prince. Instruit dès l’enfance des droits du peuple de ce pays, des lois et des coutumes qui le liaient à ses souverains j’ai souvent éprouvé un noble orgueil en pensant que je pourrais un jour leur être utile. Un motif si beau a contribué à me faire quitter les montagnes et les forêts du Nord et à me séparer d’un souverain qui a pour moi toute la tendresse d’un père, et d’un fils qui fait toute mon espérance.

« M. de Bouillé a déjà dû rendre compte à Votre Majesté de tout ce que je lui ai dit à mon retour de Nancy. J’ai éprouvé qu’il est des situations dans la vie où ce qu’on désire le plus doit être ajourné soit pour sa propre conservation soit pour l’intérêt de la cause qu’on veut servir et je l’ai chargé de dire à Monsieur, que Son Altesse Royale pouvait se rendre-à mon quartier général lorsqu’elle jugerait que l’occasion est favorable.

« En me remettant la lettre de Votre Majesté, M. de Bouillé m’a communiqué les instructions qu’il a reçues ; je l’ai chargé de lui rendre compte que j’acceptais ce qu’elle m’offrait et M. Gré qui a ma confiance et qui connaît mes sentimens est chargé d’en réitérer l’assurance à Votre Majesté. »

Nous n’avons pu découvrir où ni à quel moment Louis XVIII reçut ces tardives protestations. Mais il est certain que lorsqu’elles lui parvinrent, le concours du prince royal de Suède ne lui était plus nécessaire. Les récits de Narbonne, de La Ferronnays, de Bouillé, cités plus haut, autorisent d’ailleurs à penser que c’était folie de l’avoir espéré.

Ce n’est pas la seule erreur de ce genre qu’ait commise Louis XVIII pendant son séjour à l’étranger. Il avait eu foi dans Dumouriez, dans Pichegru, dans Moreau, et les déceptions successives que rappellent ces noms tristement fameux, laisseraient, non moins que celle qu’il devait à Bernadotte, planer un doute sur sa perspicacité, si l’on ne savait combien sont fragiles les espoirs qu’engendre l’exil et trompeurs les jugemens à la faveur desquels ils naissent, se développent et se formulent en résolutions.

Du moins, à l’heure oh ses douloureuses aventures touchaient à leur dénouement, tout contribuait à lui faire oublier ces déceptions cruelles. Il voyait enfin le terme de ses malheurs et, s’il ne se dissimulait pas les difficultés qui l’attendaient aux Tuileries, il se livrait du moins sans contrainte à la joie d’entendre retentir à ses oreilles, comme autrefois à celles de ses aïeux aux beaux jours de Versailles, le cri : Vive le Roi ! Les vents favorables qui soufflaient de France comme pour lui en ouvrir le chemin, lui portaient sur leurs ailes avec l’appel des fidèles partisans de sa cause, des effluves sains et bienfaisans, réparateurs de ses longues infortunes. Le 19 avril, suivi du duc d’Havre, du comte d’Agoult et du comte de Blacas, il s’embarquait à Douvres sur une frégate anglaise et le 23, à Calais, il mettait le pied sur le sol de sa patrie, vingt-quatre ans après en être sorti, et sans avoir jamais désespéré d’y revenir. Parti en fugitif, il y rentrait en roi.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. II en était de même en Russie. De Maistre écrit : « Le caractère général du gouvernement le porte à tout cacher. »
  3. C’est un devoir agréable pour moi de constater ici que ces lettres ainsi que celles que j’ai précédemment citées, comme d’ailleurs un grand nombre des Correspondances qu’on a lues dans mes études sur l’Émigration, proviennent des Archives de M. le duc de Blacas et de lui exprimer ma vive gratitude pour le bienveillant empressement qu’il a mis à me les ouvrir.
  4. En même temps qu’il envoyait à Blacas une copie de cette lettre de son (ils, De Maistre en envoyait une au comte de Front, ministre de Sardaigne à Londres. Elle figure dans sa Correspondance publique.
  5. Il était aide de camp de Berthier pendant la campagne de Russie et fut tué au passage de la Bérézina.
  6. Ce rapport que j’ai retrouvé dans les papiers de Louis XVIII est partiellement reproduit dans les Souvenirs du comte de La Ferronnays dont on doit la publication au marquis Costa de Beauregard.
  7. Émigré, qui avait pris du service en Suède.
  8. Allusion à Cléry l’ancien domestique de Louis XVI, à qui Louis XVIII avait accordé la croix de Saint-Louis.
  9. S’il faut en croire les rumeurs qui couraient alors Saint-Pétersbourg, le comte de Romanzoff, qu’on a vu à Coblentz embrasser avec ardeur la cause des Bourbons, conseillait à son maître de se réconcilier avec Napoléon, duquel il disait que seul il pourrait donner l’Orient à la Russie
  10. A cette époque, les journaux anglais publièrent un pressant appel de Louis XVIII au Tsar en faveur des prisonniers français faits pendant la campagne de Russie : « Que m’importe, disait-il, sous quels drapeaux ils ont marché ! Ils sont malheureux, je ne vois plus en eux que mes enfans. Je les recommande aux bontés de Votre Majesté Impériale. Qu’Elle veuille bien considérer tout ce qu’ils ont déjà souffert ! Qu’elle daigne adoucir la rigueur de leurs maux ! Qu’ils sentent enfin que leur vainqueur est l’ami de leur père. Votre Majesté Impériale ne saurait me donner une preuve plus touchante de ses sentimens pour moi ! » Cette lettre porte la date du 2 février 1813. Mais je n’ai pu découvrir par qui elle fut remise au Tsar. La Ferronnays, qui partit d’Angleterre peu de jours après qu’elle eut été écrite, n’en parle pas dans sa relation.
  11. Sur ces diverses missions auprès des souverains étrangers, il règne beaucoup de confusion et d’obscurité, ce qui nous oblige à nous contenter de les mentionner. Il en est de même de plusieurs autres qui, à partir d’octobre 1813, furent confiées pour l’intérieur de la France à de fidèles partisans du Roi. Celle que reçut l’un d’eux, le comte de Chabannes, et dont je n’ai pu découvrir l’objet, rappelle à l’honneur de ce gentilhomme un trait qu’il y a lieu de retenir ici.
    En 1793, ayant écrit au Comte de Provence alors à Haram, pour lui offrir ses services, il en avait reçu cette réponse datée du 10 février : « Je suis fort touché, monsieur, des nobles sentimens que vous m’exprimez, et certes quand le jour de la vengeance arrivera, je compte sur vous pour m’y aider. — Louis-Stanislas-Xavier. »
    Chabannes avait pieusement conservé ce billet. Vingt ans plus tard, le 28 octobre 1813, au moment de se jeter en France par ordre de Louis XVIII, il le lui renvoyait après avoir écrit sous la signature du prince : « Sire, votre fidèle sujet a cherché à répondre aux bontés et à la confiance honorable que Votre Majesté a daigné lui témoigner. S’il meurt pour vous servir, il prend la liberté de vous recommander sa femme et ses enfans. — Chabannes. »
    Nous avons sous les yeux ce double et touchant autographe.
  12. Elles étalent adressées à d’Avaray dont, en 1812, la mort, survenue en 1811, était encore ignorée en Amérique. Blacas les ouvrit et les communiqua au Roi.
  13. La Correspondance de Mme Moreau avec le comte de Blacas est trop volumineuse pour être reproduite ici. Mais elle fut, durant ces journées agitées, une précieuse source d’informations pour Louis XVIII et un des principaux titres de Mme Moreau à la grâce qu’il lui fit, rentré à Paris, en décidant qu’elle porterait désormais le titre de maréchale et jouirait des avantages et des honneurs attachés à ce titre.
  14. Le comte de Bouillé, qui vivait encore en 1852, racontait tenir du duc de Duras que celui-ci s’entretenant avec le Roi à la veille de son départ pour la France et se félicitant devant lui de voir la couronne bien rétablie dans la maison de Bourbon avait été fort surpris d’entendre cette réponse :
    — Bien rétablie, cela dépend.
    — L’intention du Roi serait-elle de ne pas accepter la couronne ? s’était-il écrié.
    — Je l’accepte, aurait repris Louis XVIII, et elle nous restera, si je survis à mon frère. Mais, si c’est lui qui me survit, je ne réponds de rien. (Renseignemens communiqués à l’auteur.)