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Les Derniers Bretons/Tome 1/1/1

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome Ip. 3-98).

CHAPITRE PREMIER.

 le pays de léon.

Le Pays de Léon.


§ I.

Division du livre premier, — Aspect du pays de Léon. — Ses
villes. — Destruction de ses monumens.

La Bretagne dont nous parlerons ne comprend pas toute la province anciennement connue sous ce nom. Elle se bornera aux trois départemens du Finistère, du Morbihan et des Côtes-du-Nord. C’est là seulement que la langue celtique et les vieux usages ont été conservés sans trop d’altération, et qu’une nature originale reste encore à étudier. Nous laisserons de côté la Loire-Inférieure et l’Ille-et-Vilaine, où la transformation des races s’est définitivement accomplie, et où le sillon du passé a disparu sous le macadamisage constitutionnel.

Cette Bretagne dont nous nous occuperons comprenait autrefois quatre évêchés : ceux de Saint-Pol-de-Léon, de Cornouaille, de Vannes et de Tréguier : c’étaient quatre pays différens, ayant leurs coutumes, leurs physionomies et leurs populations particulières.

Ces quatre aspects de la Bretagne proprement dite sont encore fort distincts et méritent d’être décrits chacun séparément. Ce sont comme des tableaux de différens maîtres, reproduisant les mêmes pensées sous des formes dissemblables.

Ces quatre types sont :

Le pays de Léon ;

La Cornouaille ;

Le pays de Tréguier ;

Le pays de Vannes.

Nous emploierons notre première partie à faire connaitre ces quatre contrées, à chacune desquelles nous consacrerons un chapitre.

Du reste, nous l’avons déjà dit, les descriptions que nous allons donner de ces divers pays sont le résultat de longues observations ; mais elles pourront étonner ceux qui ne les auront examinées que superficiellement. Pour l’étranger qui traverse les grandes routes et descend aux hôtels de nos villes, la Bretagne n’a rien qui la distingue beaucoup d’un autre pays. Des chemins mal entretenus, des mendians qui chantent au bord des routes, des villes sales, des marchés populeux, et parfois, au milieu de la foule, un carcan auquel est soudé un homme qui a honte et qui pleure ; rien de tout cela n’est bien neuf. C’est comme ailleurs, c’est comme partout. Dans son vaste mouvement de va et vient, la civilisation a fait trop de fois circuler ses agens sur les lignes qui traversent notre province en tous sens, pour n’avoir pas usé, par un long frottement, l’empreinte originaire des hommes et des lieux. Ce n’est qu’en s’écartant des routes fréquentées, en se lançant à pied à travers nos chemins creux, en traversant de pierre en pierre les cascades de nos ruisseaux sans pont, ou les fondrières de nos marécages, que l’on peut arriver aux cantons isolés dans lesquels se retrouvent encore les traditions locales et les croyances du pays. Là aussi, et là seulement, le peintre peut rencontrer la sauvage et saisissante majesté d’une nature vierge de toute trace moderne, entremêlée partout de ruines druidiques, religieuses et féodales, qui s’y trouvent comme les pages éparses d’une histoire oubliée.

Le Léonais, qui comprend à peu d’exceptions près tout le territoire renfermé dans les arrondissemens de Morlaix et de Brest, forme la plus riche partie du Finistère. C’est là que l’on trouve ces belles campagnes à luxuriantes végétations ; ces vallées mousseuses, festonnées de chèvrefeuilles, de ronces et de houblon sauvage ; ces mille nids de verdure d’où sort la fumée d’une chaumière, tous ces oasis de fleurs et d’ombrages où point l’aiguille brodée d’un clocher de granit, ou la tête penchée d’un calvaire. Nulle autre partie de la Bretagne ne présente une variété aussi continuelle. Les aspects du Léonais, moins sauvages que ceux de la Cornouaille, moins arcadiens que ceux du pays de Tréguier, et moins arides que les landes de Vannes, participent à la fois de ces trois natures. Ils en offrent comme un résumé poétique. Mais ce qui est surtout propre au Léonais, c’est l’éblouissante fraicheur de ses campagnes, c’est l’espèce d’humide opulence de ses feuillées et de ses plages. Tout, dans cette contrée, exhale je ne sais quelle enchanteresse et paisible fertilité. Il semble que, couverte d’églises, de croix, de chapelles, elle soit fécondée par la présence de tant d’objets sacrés. On voit, rien qu’à la regarder, que c’est une terre bénite et qu’aiment les habitans du Paradis. Ses villes même conservent ce caractère de sainte et charmante aisance. C’est Morlaix, assis au fond de sa vallée, avec sa couronne de jardins et les paisibles caboteurs à voiles roses qui dorment sur son canal ; c’est Saint-Pol-de-Léon, qui se dessine de loin sous ses clochers aériens, comme une grande cité du moyen âge ; ville-monastère où vous ne trouvez que des prêtres qui passent, des enfans en prière au seuil des églises, et de pauvres cloarecs, aux longs cheveux, apprenant tout haut, sur les chemins, leurs leçons latines ; c’est Lesneven, triste bourgade, semée de couvens demi ruinés, et où la vie toute monacale se partage également entre les offices et les digestions ; c’est Landerneau, charmant village allemand, avec ses maisonnettes blanches, ses parterres à grilles vertes, et ses fabriques cachées dans les arbres ; c’est Roscoff, enfin, vaillant petit port qui s’avance vers l’Angleterre, comme pour la défier ; relâche de corsaires et de flibustiers qui fleurit sous la protection de sainte Barbe.

Je ne dis rien de Brest, car c’est une colonie maritime, qui n’a de breton que le nom. Brest n’est pas une ville de terre ferme ; c’est un gaillard d’avant où vit un équipage ramassé de tous côtés ; où s’agite dans la brume une population en toile cirée et en chapeau de cuir bouilli, chez laquelle le caractère marin a effacé toutes les autres nuances nationales. Mais, à part cette exception, il n’est point un seul hameau dans le Léonais qui ne reflète plus ou moins ce calme et pieux bien-être dont nous avons parlé. C’est là le cachet du pays. Tout y semble sous l’immédiate protection du ciel et marqué aux armoiries de Dieu. On ne peut croire, lorsqu’on ne l’a point parcouru, à l’innombrable quantité de ses monumens religieux. Un seul fait en donnera une idée. Pendant la restauration, on songea à relever les croix de carrefours qui avaient été abattues en 1793, et, après une recherche exacte, on trouva qu’il ne faudrait pas moins de 1,500,000 fr. pour rétablir toutes celles qui existaient à cette époque dans le Finistère ! — Le Léonais comptait au moins pour les deux tiers dans cette somme.

On conçoit, d’après cela, combien la contrée dont nous parlons a dû souffrir depuis trente ans, ainsi que toute notre province, du vandalisme qui a fait porter le marteau sur nos vieux monumens. La Bretagne était restée long-temps à l’abri de cet esprit de destruction qui souffle comme un ouragan sur l’ancienne France. Vieille druidesse baptisée par saint Pol, elle avait gardé ses Dolmens et ses Menhirs, près de ses mille chapelles à Marie. Le temps et les révolutions avaient en vain passé rudement la main sur sa tête et déchiré son antique pourpre ; la fière pauvresse se drapait encore dans ses haillons de croyances et de coutumes, et s’entourait de ses ruines comme des débris d’une riche parure. Mais son tour est enfin venu, et, elle aussi, il faudra qu’elle passe à la refonte pour recevoir une empreinte nouvelle. En attendant, des mains barbares s’acharnent sur ses monumens et les dépècent ou les dégradent. Ainsi, sans parler du monastère de Saint-Matthieu, défiguré par ce phare dont la tête a crevé la voûte du sanctuaire, et qui se montre maintenant au-dessus de l’abbaye, comme un laid et noir cyclope[1] ; sans parler de Landevenec, cette chartreuse des lettres bretonnes que l’on a démolie pour en avoir les pierres et en construire une halle ; de cette tour de Carhaix, si massivement majestueuse, et qui, ébréchée par la foudre, a été achevée par les ingénieurs ; de cette admirable ruine de Trémazan, qu’on laisse crouler sous les dégradations des paysans et les orages de mer ; de ce sanctuaire druidique de la presqu’ile de Kermorvan, que l’on a fait sauter à la mine pour construire des étables ; que dire de cette belle cathédrale de Saint-Pol-de-Léon, que vous avez vue naguère si sombre et si majestueuse, avec ses ogives de Kersanton verdâtre qui la faisaient ressembler à une construction de bronze, et qui, maintenant, passée au lait de chaux, blanche et inondée de lumière, papillote comme la salle d’une guinguette ; que dire de l’église du Folgoat, où l’on a peint à l’huile les prodigieuses sculptures qui brodaient les autels, et abattu le balcon gracieux qui entourait le toit dans toute son étendue ; que dire du beau cloître lombard de Daoulas, dont les colonnettes brisées ont été transformées en bornes pour les chemins, et dont les frontons servent à faire des margelles de puits ou d’abreuvoirs ; que dire, enfin, du reliquaire de Pleyben, maçonné et recrépi, et dans lequel siége aujourd’hui l’école primaire du village ? — Quant aux chapelles, aux croix de carrefours, aux niches de madones, à tous les monumens isolés, il ne faut plus y penser : à peine s’il en reste quelques débris comme souvenirs. Depuis vingt ans ils sont la proie des mendians étrangers, des colporteurs et des maquignons. Il est presque aussi rare de voir un homme civilisé passer devant eux sans leur jeter une pierre, qu’un sauvage bas-breton sans leur tirer son chapeau. J’ai en ma possession deux têtes d’ange, en Kersanton, délicieusement sculptées et ramassées par moi dans une douve, près d’un calvaire ainsi mutilé. On pourrait dire, sans exagération, que dans certains endroits, nos routes de traverse sont empierrées avec des saints : c’est un macadamisage complet de têtes, de corps et de membres de statues chrétiennes.

Et un tel état de choses n’excite en rien la sollicitude de ceux qui nous gouvernent ! Et nous avons pourtant en France un directeur des beaux-arts qui émarge le budget, et un conservateur des antiquités de France qui siège à Paris, et fait des romans ! Qu’on y songe pourtant : dans un moment où l’on paraît vouloir recueillir les traditions historiques, et où un ministre parle de rassembler sur les lieux mêmes chaque document, les monumens peuvent devenir d’importans révélateurs des faits passés. Ce sont des témoignages de gloire ou de malheur, des symboles de croyances perdues, et chaque débris qui frappe nos yeux rappelle quelque principe que le temps a changé : chaque ruine est la tombe d’une idée sociale. Les vieux monumens forment une véritable bibliothèque en plein air dont les volumes de pierres ne s’effacent que lentement sous le souffle des siècles. Ils s’effacent cependant, car le temps a beau imprimer fortement son pas sur le sol, la civilisation en recouvre bientôt l’empreinte : l’humanité s’avance dans le monde comme une caravane dans le désert, et le vent du soir efface les traces laissées par les voyageurs du matin.

Du moins ne hâtons pas cette destruction. Profitons de ce qui nous reste du passé pour l’étudier. La Bretagne offre à cet égard d’immenses ressources. Ses symboles de Teutatès soutiennent encore les croix du Christ ; ses aqueducs romains sont protégés par des vierges qui font des miracles. Souvent, dans l’espace que franchirait la balle d’un mousquet, l’œil du voyageur peut y rencontrer les monumens des Celtes, des Romains, des Normands, du moyen âge et de la renaissance. C’est un muséum complet d’histoire, un cabinet d’antiquités de cent lieues, étalé à la clarté du soleil par les mains du temps. Voilà ce que nous demandons de conserver pour l’étude. Alors que l’on dépense des millions pour transporter en France un obélisque de Louqsor qui ne tient ni à notre histoire ni à nos arts, il nous semble que l’on pourrait bien consacrer quelques mille francs à empêcher les destructions de nos monumens nationaux. Les peuples ont d’ailleurs, selon nous, une certaine gloire de famille à conserver, une sorte de respect pour les pères qu’il est convenable de ne pas oublier, et nous ne trouvons pas plus de raison à une nation qui démolit ses monumens antiques pour en avoir les pierres, qu’à un noble descendant des Montmorency, qui déchirerait des portraits de famille pour en avoir la toile. Nous demandons aux plus Welches industriels de notre époque ce qu’ils penseraient du gouvernement de Rome s’il s’avisait de faire abattre le Colysée pour construire des écuries au Saint-Père ? Or c’est là précisément notre histoire.

Nous n’ajouterons pas combien l’aspect de ces ruines reflète sur nos campagnes une originalité poétique et saisissante ; nous ne dirons pas combien elles s’harmonisent heureusement avec les mœurs d’une autre époque conservées dans le Léonais ; les hommes positifs crieraient à la rêverie et souriraient superbement. Non, quelque touchans, quelque pittoresques que soient les vieux usages du serf breton et les débris au milieu desquels il vit, nous n’avons point la prétention de défendre cet état de choses ni de nous faire l’apologiste du passé. Enfant du progrès, nous nous sommes résigné à toutes ses exigences. Nous savons que, pour la marche pénible qu’a entreprise l’humanité, elle a dû se dépouiller de ses vieux vêtemens, dire adieu au toit et aux autels de ses ancêtres, sans rêver aux ombrages du seuil paternel, aux prières près du berceau, aux contes du soir accompagnés du rouet de la vieille nourrice : l’humanité fait son étape et ne doit point se laisser amollir à la pensée du gîte qu’elle a quitté ; mais nous ne voyons pas de nécessité à ce qu’elle foule aux pieds ce qu’elle a reçu d’héritage utile ; à ce qu’elle abatte brutalement les bornes qui marquent le chemin parcouru par ses pères. Pour les nations, comme pour les hommes, il est bon de conserver les cadavres, afin de les faire servir aux recherches instructives et aux besoins de l’avenir.


§ II.

Piété du Léonard. — Sa mort. — Ses funérailles — Fête des Morts. — Feux de Saint-Jean.

En France la religion catholique n’a guère conservé de puissance que dans les campagnes ; encore le paysan est-il moins religieux que dévot. S’il continue à obéir aux exigences du culte, si ses lèvres murmurent toujours des prières, si l’habitude baisse son front comme le souvenir d’un joug, il est facile de se convaincre pourtant que l’ardeur de la foi s’est insensiblement attiédie, et que les âmes ne se livrent plus avec autant de naïveté que jadis à l’adoration qui a creusé les degrés de pierre de l’autel, et au repentir qui a usé le banc de bois du confessionnal. Mais au milieu de ce naufrage des croyances, le Léonard est resté religieux et profondément empreint de cette tristesse et de cette résignation qui révèlent à l’esprit la présence réelle du catholicisme.

Pour lui point d’action importante sans que la religion y intervienne. La maison qu’il vient de faire construire, l’aire nouveau, le champ auquel il demande sa moisson, appellent également les cérémonies pieuses. Nous interrogions un jour l’un d’eux sur ces processions qui se font autour des champs cultivés, à l’époque des Rogations :

— Il faut que cela soit, dit-il, car le champ stérile devient fécond sous l’étole du prêtre.

Au repas, la faim attend respectueusement et laisse d’abord passer la prière. Le couteau ne se porterait pas sur le pain de chaque jour sans y avoir tracé le signe de la rédemption. Aux grandes fêtes, ni l’éloignement ni les infirmités ne dispensent d’assister aux offices de la paroisse. On voit alors les routes se couvrir d’hommes, de femmes, d’enfans, dans leurs plus beaux costumes. Ils surgissent de toutes parts, des sentiers ombreux et perdus, des rivages déserts, du milieu des landes élevées. À chaque pas, derrière chaque buisson, vous rencontrez un groupe qui, le chapelet à la main, se dirige vers l’église. Pendant ce temps les cloches se font entendre au loin, ces cloches du village à la voix si aérienne, si doucement vibrante ! Leurs sons arrivent emportés par le vent, à travers les collines, les rivières, les feuillées ; parfois pleureurs et funèbres, parfois éclatans et gais, car on dirait que ces voix de l’air passent ainsi capricieusement d’une expression à une autre, selon que le soleil brille, que le vent siffle, que l’imagination de l’écouteur s’égare mélancolique ou riante.

L’église est le seul point de réunion des paysans léonards. Renfermés dans des fermes isolées, vivant de la vie de famille, ils ne se réunissent jamais qu’à la paroisse pour prier et au cimetière pour venir prendre leur rang parmi les cercueils. L’église est leur spectacle, leur récréation. Hors de là, leur lourde existence tourne sans cesse dans un cercle abrutissant de travaux qui laissent peu de place à la pensée.

Mais bien que toute l’existence du Léonard ait une teinte pieuse, c’est surtout à sa mort qu’apparait toute sa religiosité ; c’est arrivé au terme de toutes ses misères, sur le seuil du monde où ses espérances vont s’accomplir, qu’il s’entoure de toutes ses croyances et découvre toute sa nature de chrétien. La science est assez rarement appelée par lui au secours de la nature. Il y a peu d’années que l’on se sert de médecins dans les campagnes, encore la confiance en eux est-elle loin d’être générale. Quelques remèdes traditionnels, des prières, des messes dites à la paroisse, des vœux aux saints les plus connus, tels sont les spécifiques ordinairement employés. Chaque dimanche, à l’heure des offices, on voit des femmes, les yeux rouges de larmes, s’avancer vers l’autel de la Vierge, avec des cierges qu’elles allument et qu’elles y déposent : ce sont des sœurs, des mères, des épouses, qui viennent demander la vie d’un être chéri qui se meurt, à la femme céleste qui, comme elles, sut ce que coûtent les larmes versées sur un cercueil. On peut dire, en comptant ces cierges qui brûlent sur l’autel, d’une lumière pâle, combien il y a dans la paroisse d’âmes prêtes à quitter la terre ; combien de maisons où l’on écoute avec terreur le râle d’un agonisant ; combien d’épouses qui attendent le nom désolé de veuve. Nous n’avons jamais vu, sans un mélange de terreur et de pitié, cette annonce muette d’agonie, placée là comme pour nous rappeler à tous que la mort est proche, et pour nous avertir de la faiblesse et des douleurs humaines.

Dès que les souffrances du malade ont pris un caractère mortel, la famille s’agenouille autour de son lit, et le plus vieux répète à haute voix la prière des agonisans. Le prêtre vient et lui confère les derniers sacremens. Le mourant les reçoit généralement avec calme : retiré au fond de lui-même et en présence de son Dieu, il meurt au bruit des prières, soutenu par la pensée que son entrée dans l’autre monde sera éclatante, et qu’il trouvera à la porte du ciel l’auréole d’étoiles. Les regrets de la famille sont graves et saints, mais elle ne fera rien pour écarter la triste image de sa perte. Le Léonard est dur à sa pauvre âme comme à son corps. Il ne reculera pas plus devant la souffrance morale que devant la fatigue ou le danger. Tandis que l’homme des villes esquive ses regrets, fraude ses larmes au sort, et fuit tout ce qui peut meurtrir son cœur brisé, le paysan breton, lui, se place franchement devant sa douleur ; il la reçoit lui-même sans chercher à la faire congédier par office de valet ; il la regarde en face et long-temps. Fermez vos portes pour ne point entendre le tumulte du convoi, faites taire la voix des prêtres ; lui, il ne quittera point la chambre où dort le cadavre : il verra allumer les cierges, coudre le suaire, clouer la châsse, et quand les fossoyeurs viendront, il se lèvera pour les suivre ; il ira, les cheveux épars, à la suite du corps ; il entendra la terre tomber lentement sur le cercueil, et ne se retirera que lorsque tout sera terminé ; lorsque le prêtre aura dit : La paix soit avec vous ! Il n’y a rien sous le ciel de plus déchirant que cette courageuse tendresse d’un pauvre abandonné, conduisant jusqu’à la fosse le cadavre de celui qu’il aima. Ce luxe de douleur a quelque chose qui saisit le cœur et le brise. C’est devant de tels enterremens que l’on se sent encore entraîné à découvrir sa tête et à fléchir le genou ; car, qui oserait afficher l’incrédulité ou la raillerie devant les yeux de cet homme qui n’a plus d’espoir que dans les idées de rémunération et d’immortalité ! Et ne croyez pas que les honneurs rendus à ses morts par le Léonard finissent aussitôt son tombeau fermé ; non, des messes seront dites encore long-temps pour le repos de l’âme de celui qu’il pleure. Chaque dimanche il viendra prier sur sa tombe et marquer de ses deux genoux une place qu’il a peut-être été trop pauvre pour marquer autrement. Qui manquerait à ce devoir sacré serait montré au doigt comme un méchant et un impie.

Au jour des Morts, le lendemain de la Toussaint, la population entière du Léonais se lève sombre et vêtue de deuil. C’est la véritable fête de famille, l’heure des commémorations, et la journée presque entière se passe en dévotions. Vers le milieu de la nuit, après un repas pris en commun, on se retire ; mais des mets sont laissés sur la table ; car une superstition touchante fait croire aux bretons qu’à cette heure ceux qu’ils regrettent se lèveront des cimetières et viendront prendre, sous le toit qui les a vus naître, leur repas annuel. Toutefois, cet usage a déjà disparu dans quelques endroits.

Du reste, chaque fête de l’année a ses usages. Celle de la Saint-Jean est surtout remarquable, non seulement dans le Léonais, mais dans toute la Basse-Bretagne. Dès la veille, on voit des troupes de petits garçons et de petites filles en haillons, aller de porte en porte, une assiette à la main, quêter une légère aumône. Ce sont les pauvres qui, n’ayant pu économiser assez sur l’année entière, pour acheter une fascine d’ajonc, envoient ainsi leurs enfans mendier de quoi allumer un feu en l’honneur de monsieur saint Jean. Vers le soir on aperçoit sur quelque rocher, au haut de quelque montagne, un de ces feux qui brille tout-à-coup, puis un second apparait, puis un troisième, puis cent feux, mille feux ! devant, derrière, à l’horizon : partout la terre semble refléter le ciel et avoir autant d’étoiles. De loin on entend une rumeur confuse, joyeuse, et je ne sais quelle étrange musique, mélangée de sons métalliques et de vibrations d’harmonica qu’obtiennent des enfans en caressant du doigt un jonc dont les bouts sont fixés aux deux parois opposées d’une bassine de cuivre pleine d’eau et de morceaux de fer. Cependant les conques des pâtres se répondent de vallée en vallée ; les voix des paysans chantant des noëls aux pieds des calvaires, se font entendre ; les jeunes filles, parées de leurs habits de fête, accourent pour danser autour des feux de Saint-Jean, car on leur a dit que si elles en visitaient neuf avant minuit elles se marieraient dans l’année. Les paysans conduisent leurs troupeaux pour les faire sauter par-dessus le brasier sacré, sûrs de les préserver ainsi de maladie. Des rondes se forment à l’entour, et c’est alors un spectacle étrange pour le voyageur qui passe, que de voir ces longues chaînes d’ombres bondissantes tourner autour de ces milles feux, en jetant des cris farouches et des appels lointains. Des siéges sont habituellement disposés autour de la flamme ; ils sont destinés aux âmes des morts qui viennent s’y placer pour écouter les chants et contempler les danses.

Dans beaucoup de paroisses c’est le curé lui-même qui va, processionnellement avec la croix, allumer le feu de joie préparé au milieu du bourg. À Saint-Jean du Doigt, le même office est rempli par un ange qui, au moyen d’un mécanisme fort simple, descend, un flambeau à la main, du sommet de la tour élancée, enflamme le bûcher, puis s’envole et disparait dans les aiguilles tailladées du clocher.

Les Bretons conservent avec un grand soin un tison du feu de la Saint-Jean. Ce tison, placé près de leur lit, entre un buis bénit, le dimanche des Rameaux, et un morceau de gâteau des Rois, les préserve, disent-ils, du tonnerre. Ils se disputent, en outre, avec beaucoup d’ardeur la couronne de fleurs qui domine le feu sacré. Ces fleurs flétries sont des talismans contre les maux du corps et les peines de l’âme ; quelques jeunes filles les portent suspendues sur leur poitrine par un fil de laine rouge, tout-puissant, comme on le sait, pour guérir les douleurs nerveuses.

À Brest, la Saint-Jean a une physionomie particulière et pour ainsi dire maritime. Vers le soir, deux à trois mille personnes accourent sur les glacis. Enfans, ouvriers, matelots, tous portent à la main une torche de goudron enflammé, à laquelle ils impriment un mouvement rapide de rotation. Au milieu des ténèbres on aperçoit ces milliers de lumières agitées par des mains invisibles qui marchent en sautillant, tournent en cercle, scintillent et décrivent dans l’air mille capricieuses arabesques de feu. Parfois, lancées par des bras vigoureux, cent torches s’élèvent en même temps vers le ciel, comme des fusées flamboyantes, et retombent en secouant une ondée de braie enflammée qui grésille sur les feuilles des arbres ; on dirait une pluie d’étoiles. Une foule immense de spectateurs attirés par l’originalité de ce spectacle, circule sous cette rosée de feu. Cela dure jusqu’à la fermeture des portes. Quand le roulement de rentrée se fait entendre, la foule reprend le chemin de la ville. Alors le pont-levis remonte, et les sentinelles commencent à se renvoyer les garde à vous de nuit, tandis que sur les routes de la terre des Lépreux (Lambezellec), du haut de la rivière (Morlaix) et de la maison de la Douleur (Kerinou), on voit les torches fuir en courant et s’éteindre successivement, comme les feux follets des montagnes.


§ III.

Le choléra dans le pays de Léon.

Nous l’avons déjà dit, le caractère religieux du Léonais se révèle dans toutes ses actions ; mais, pour l’étudier à fond, il faut avoir vu se développer dans quelque grande circonstance ; il faut avoir contemplé comme nous cette population pieuse se débattant sous quelque fléau et tombant comme une herbe fauchée. Ce triste spectacle, nous l’avons eu pendant deux mois dans toute son horreur, lorsque le choléra se déclara dans le Finistère, en 1833.

Dans le calme de la vie ordinaire, l’influence sociale use plus ou moins les aspérités de l’individualisme. Un arrangement uniforme cache, plus ou moins, l’originalité native de chaque être, une circonstance extrême, mais vulgaire, ne peut toujours défaire cette symétrie conventionnelle : on n’oserait être soi-même dans sa douleur, et, comme le gladiateur romain, l’on songe à tomber selon les coutumes du cirque. Mais il en est autrement lorsqu’une puissante commotion est venue arracher tout-à-coup ce qui vous entoure à son engrènement mécanique, et que les passions humaines, soulevées toutes en même temps dans une masse de matière souffrante, se dressent sans peur, insoucieuses du ridicule, et s’abandonnent franchement à leur expansion ardente. Alors se montre la véritable croyance de chacun ; alors l’âme est vraie, par l’incapacité de mentir, et les populations laissent échapper de leur cœur, comme un seul homme, le cri sincère que leur arrache la force de l’émotion et la grandeur des circonstances.

Ces observations ont pu être faites dans beaucoup d’autres cas ; mais jamais elles n’ont trouvé une application aussi complète, aussi manifeste, que dans l’affreuse épidémie qui décima le Léonais. Qui a vu, au milieu de l’immense désastre qui l’accabla, ce peuple étrange encore si fortement marqué du sceau du moyen âge, comprendra facilement ces pestes du xive siècle, qui, dans les mystérieuses légendes des chroniqueurs, semblaient moins des récits historiques que de terribles conceptions de poètes, tracées à la manière du Dante.

Lorsque le choléra tomba sur la capitale, on sait avec quelle fureur une partie du bas peuple de Paris accusa ceux qui gouvernaient d’être la cause de l’épidémie, en empoisonnant les denrées et les fontaines. Si c’était là un mensonge, il faut l’avouer au moins, c’était l’expression énergique d’un profond mépris pour le pouvoir, d’une méfiance et d’une haine innée chez cette turbulente population, habituée à chercher dans la politique la cause de ses maux. Mais en Bretagne, où le gouvernement, sa forme et son nom sont presque inconnus, où les partis mêmes ne sont politiques que parce qu’ils sont religieux, il devait en être autrement qu’à Paris. Qui eût dit à nos paysans que le ministère les empoisonnait eût été peu compris. Pour eux deux pouvoirs seuls existent, dont l’un est la manifestation du bien, l’autre celle du mal : Dieu et le Démon ! Aussi, ce ne fut point dans les combinaisons criminelles d’un parti qu’ils cherchèrent la cause du mal qui les frappait. Dieu nous touche de son doigt ! ont-ils dit dans leur langage énergique. Dieu nous a livrés au Démon ! Et aussitôt le bruit d’apparitions terribles et surnaturelles se répand dans les campagnes ; des femmes rouges ont été aperçues près de Brest soufflant la peste sur les vallées. Une mendiante, appelée devant la justice, soutient qu’elle les a vues ! qu’elle leur a parlé ! Des signes funestes annoncent partout que Dieu va jeter son mauvais air sur le pays. Un météore épouvante les campagnes ; des bruits sinistres et menaçans retentissent sur les côtes ; et, pour ajouter à tant de terreurs, les églises s’ouvrent à des heures inaccoutumées ; des prières publiques sont répétées pour apaiser la colère du ciel, et le peuple attend, sans prendre aucune autre précaution, la visite de l’hôte terrible qui lui est annoncée.

Il ne se fit pas long-temps attendre. On apprit bientôt que le choléra avait éclaté sur sept ou huit points différens. Le Léonais avait été principalement atteint.

Dans les villes quelques préservatifs avaient été employés ; mais dans les campagnes aucun obstacle ne fut opposé aux ravages du mal. Je demandais au curé d’une des paroisses du Léonais quelles précautions avaient été prises : nous sortions de l’église, il étendit silencieusement le bras, et me fit voir douze fosses creusées d’avance. Rien ne peut rendre l’impression que me causa cette réponse faite naturellement et sans ostentation. Dans sa muette énergie, elle contenait toutes les croyances du paysan breton, qui, insoucieux des secours humains, se regarde comme une feuille roulée au souffle de Dieu, et sans force pour résister à son impulsion toute-puissante. On conçoit facilement avec quelle rapidité dut s’étendre la maladie sur une population ainsi livrée sans défense à ses coups. Chaque maison compta bientôt un mort. Les ressources de certaines communes ne suffirent pas pour faire don d’une châsse aux cadavres d’indigens. Les chariots ne pouvaient les transporter assez vite jusqu’au cimetière de la paroisse souvent fort éloigné ; des mères furent obligées de prendre dans leurs bras les cadavres de leurs enfans, et de les porter ainsi, raides et bleus, jusqu’à la terre sainte, sans suite de parens, sans prêtres, sans cierges allumés, comme pour une promenade insignifiante et ordinaire. Quand venait le soir, c’était un spectacle dont rien ne peut donner l’idée, que de voir, le long de nos routes creuses et ombragées, ces charrettes couvertes d’un drap blanc, et que suivait une foule silencieuse de femmes, enveloppées dans de longs manteaux noirs à capuchons, et d’hommes, la tête nue et demi-voilée sous leurs cheveux épars. On n’entendait que le tintement triste et monotone de la clochette des chevaux, les gémissemens sourds de l’épouse ou de la fille qui, suivant l’usage, accompagnait la châsse jusqu’à la fosse ; le son éloigné d’un glas d’église qui semblait appeler le mort ; et, au milieu de tout ce mélange de rumeurs mystérieuses et déchirantes, le sombre cortége se perdait sous les vertes feuillées comme une apparition fantastique ! De temps en temps seulement le vent du soir qui soupirait doucement dans les arbres apportait un murmure triste et confus ; et puis, par un contraste qui semblait peindre la vie humaine, une nouvelle rafale n’envoyait à l’oreille que les chants joyeux des oiseaux, les mugissemens des troupeaux ou les battemens répétés du lavoir, mêlés à un air du pays !

Du reste, rien ne fut tenté par le paysan léonais pour échapper à la maladie ; et, heureux de son indifférence, il n’ajouta pas du moins à sa souffrance l’idée de l’abandon dans lequel le laissaient ceux qui auraient dû veiller sur ses misères. Habitué aux dures épreuves, il baissa la tête avec résignation, comme ces premiers martyrs qui, voués au massacre, attendaient à genoux le coup de hache du licteur. Une seule fois le murmure de la douleur et du mécontentement s’éleva dans nos campagnes : ce fut lorsque, par crainte de la contagion, on voulut inhumer les morts frappés par le choléra dans les cimetières des chapelles isolées.

— Les morts ont droit de dormir près de leur famille, dirent-ils. Et les parens, les amis se rassemblèrent autour du cercueil ; leurs mains s’opposèrent à ce qu’il fût emporté de ce cimetière de la paroisse qui contenait déjà les ossemens de ceux qu’avait aimés le défunt. Ce ne fut même pas sans danger que dans certains endroits les nouveaux ordres de l’administration furent exécutés ; et ces hommes, dédaigneux de disputer leur place dans la vie, disputèrent avec ardeur leur place dans le champ de la mort. Il faut avoir écouté leurs paroles dans cette étrange et longue discussion, pour savoir tout ce qu’ils ont encore de respect religieux pour leurs morts.

— Les âmes de nos pères ont ici leurs demeures, répétaient-ils ; pourquoi en séparer celui qui vient de mourir ? Éloigné, là-bas, au cimetière de la chapelle, il n’entendra ni les chants des offices, ni les prières qui soulagent les trépassés. C’est ici sa place ; nous pouvons voir sa tombe de nos fenêtres ; nous pouvons y envoyer nos plus petits enfans prier dessus chaque soir. Cette terre est la propriété des morts ; nulle puissance ne peut la leur ôter, ni la changer contre une autre.

En vain leur parlait-on du danger de cette accumulation de cadavres dans le cimetière de la paroisse, toujours placé au centre du village, et entouré de maisons ; ils secouaient avec tristesse leurs larges têtes ruisselantes de cheveux :

— Les cadavres ne tuent pas ceux qui vivent, répondaient-ils ; la mort ne vient que par la volonté de Dieu.

Enfin, il fallut, pour vaincre leur résistance, avoir recours à l’intervention des prêtres eux-mêmes. Toute l’autorité de ceux-ci suffit à peine pour les faire consentir à cette innovation. Je n’oublierai jamais avoir entendu à Taulé, le recteur, parler long-temps à ce sujet, et leur affirmer, au nom du Dieu qu’il représentait, que les morts n’avaient plus les passions des vivans, et qu’ils ne souffraient en rien de cet éloignement des tombes de leurs ancêtres.

Ces explications, qui auraient fait sourire en toute autre circonstance, prenaient, dans l’air de conviction du prêtre et dans l’attention ardente de la foule, une physionomie si étrange de gravité, qu’elles ne laissaient place qu’à un étonnement profond et à une sorte d’admiration involontaire pour tout ce qui sort de l’ordre habituel.

Malgré tout, cependant, les ravages du choléra dans les campagnes du Léonais furent encore moins sensibles que dans les villes. La charité chrétienne et la foi rendirent les coups du fléau moins rudes à la foule. Les orphelins furent adoptés, comme à l’ordinaire, par les mères du voisinage. Les veuves furent secourues. Dans les villes, au contraire, l’épidémie apparut dans tout son luxe de hideur et d’épouvante : là, rien n’en adoucit l’horrible spectacle, ni les espérances religieuses, ni la résignation qui console ; elle tombait au milieu d’une demi-civilisation déjà presque incrédule. On fit venir des médecins, des remèdes ; on eut peur d’avoir mal, peur de mourir. Alors, rappelé comme malgré lui à ses adorations d’enfance, le peuple se mit à prier et à blasphémer, à maudire le ciel et à demander un prêtre. Ce fut une lutte terrible entre les pensées d’autrefois et les souffrances de maintenant. Puis, ce peuple vit alors ce qui lui manquait, ce qu’il eût fallu pour échapper au mal. Il cria au riche :

— Pourquoi est-ce que je meurs plutôt que toi ?

Et alors des clameurs, des haines, des injures, des imprécations !

Cependant les riches eux-mêmes succombaient et allaient partout proposant de l’argent à des femmes du peuple pour qu’elles vinssent soigner leurs mourans.

— Vous m’avez chassée de votre porte quand je vous demandais du pain, répond une de ces femmes à un riche négociant de Morlaix ; que votre mère meure, elle n’aura pas mes soins !

Et la mère de l’homme riche mourut sans trouver personne pour veiller sur ses souffrances ni sur son cadavre.

Bientôt, au milieu de ces désastres, la débauche de la classe ouvrière devint plus hardie, plus éhontée, plus complète, comme si elle eût voulu prendre un à-compte sur la mort ! Des hommes ivres parcouraient les rues, demi suffoqués par le vin, défiant le mal et criant à Dieu :

— Donne-nous donc le choléra à nous autres !

Et, comme jalouse de sanctionner leur impiété, la maladie passait près d’eux et respectait leur tête.

Les médecins allaient de couche en couche prodiguer vainement leurs conseils : le mal croissait toujours. Deux amis se rencontraient le soir sur une promenade et le lendemain au cimetière, cloués dans leurs bières. La mort venait de partout. On eût dit une population entière sur la brèche, devant un ennemi invisible, attendant le coup, les bras croisés sur la poitrine. Oh ! comme alors les heures étaient longues, les nuits agitées, les journées inquiètes ! que de fenêtres où brillait le soir la lampe du malade ! chaque matin, que de maisons fermées où flottait le drap noir semé de larmes blanches ? Qui n’a point vu un tel tableau ne peut le deviner ni le comprendre.

Le mal céda pourtant ; la terreur fut bientôt dissipée, quelques habits de deuil seuls demeurèrent ! Faibles traces du fléau que chaque jour effaçait, et dont il ne resta bientôt plus rien.

Ainsi va le monde ! Bataillon mobile placé en face de la mort, le genre humain ne laisse jamais voir long-temps ses vides. Un cadavre tombe, les rangs se serrent ; tout paraît comme par le passé, et la grande évolution des peuples se continue au milieu des siècles qui s’écoulent.

§ IV.

Le Léonard. — Des mariages dans le pays de Léon, — Piété pour les orphelins et respect pour les enfans. — Hospitalité. — Mendians.

Le Léonard est plus grand que les autres Bretons ; sa démarche est lente, solennelle, empreinte de force et de majesté : il s’avance en homme et en chrétien sous l’œil de Dieu. Sa joie est sérieuse ; elle n’éclate que par lueurs et comme malgré lui. Grave, concentré, il montre peu d’empressement dans ses communications avec le monde extérieur ; mais ne le jugez pas sur cette apparence ; sa vie est tout entière repliée au dedans, son enveloppe est comme celle des hautes montagnes, âpre et glacée, mais au fond bouillonne un volcan. Son langage, plus harmonieux, plus mollement cadencé que celui de la Cornouaille, est une espèce de psalmodie dont il altère les sons selon le plus ou moins de douceur qu’il veut donner à sa parole. Il ne connait point les danses folâtres des montagnes ni les vifs jabadaos du pays de Tréguier ; sa danse à lui, conduite par le son monotome du biniou[2] et du hautbois, est roide et sévère. Elle a lieu le plus souvent sur les grèves, au bruit majestueux d’une mer retentissante. Il mêle d’instinct une sainte et grave pensée d’éternité, même à ses joies terrestres.

Les habits du Léonard sont larges, flottans, et de couleur noire ; une ceinture rouge ou bleue en égaie seule la tristesse. Les bords de son large chapeau retombent sur ses traits basanés ; ses cheveux flottent sur ses épaules. Le costume des femmes n’est pas moins lugubre. Il est composé de blanc et de noir, et son ampleur, sa forme pudique et fermée, rappellent assez l’habillement des religieuses de nos hôpitaux. Leurs vêtemens de deuil sont les seuls qui soient moins sombres ; ils sont bleus comme le ciel, terme de leurs espérances. Ces chrétiens portent le deuil de la vie, non de la mort.

Les devoirs les plus sacrés dans notre état de civilisation sont peu compris de ces populations primitives. Elles ne s’y soumettent guère qu’autant qu’elles y sont forcées. Pour un Léonard, le mariage civil est nul, la contrebande est œuvre permise, les droits politiques sont sans prix, les obligations du citoyen une énigme. L’école gratuite n’est en aucune sorte à ses yeux une faveur du gouvernement : c’est, comme il le dit, une conscription d’enfans qui le prive des faibles services qu’il pourrait tirer de ceux-ci pour se soulager dans ses travaux. Mais à côté de cette indifférence pour tout ce que la société regarde aujourd’hui comme si précieux, existe une richesse de vertus chrétiennes qu’on ne retrouve plus ailleurs. Un disciple de Malthus serait effrayé de l’imprévoyance avec laquelle ces pauvres gens forment leurs unions et créent de nouveaux consommateurs. Plusieurs d’entre eux qui sortent de la domesticité pour se marier n’ont pas même où reposer leur tête la première nuit de leurs noces. Nous en avons vu à qui l’on prêtait un lit pour ce seul jour. Mais pourquoi prendraient-ils souci de cette indigence ? Ne ressentent-ils pas, eux aussi, cette première chaleur de la vie, qui donne force à tout hasarder ? et n’ont-ils pas, de plus, confiance dans celui qui nourrit l’oiseau dans les forêts ? Si la prévoyance de l’homme veillait toujours, à quoi servirait la providence de Dieu ? D’ailleurs la charité de leurs frères n’est-elle point là, inépuisable dans ses œuvres ? Les pauvres fiancés vont tous deux inviter à leur fête de noces les familles des environs. Toutes viennent, attirées par une bonne action, et aussi, il faut le dire, par l’irrésistible appât que présente au paysan breton la danse et l’ivresse. Elles apportent aux mariés quelques produits de leurs champs, du lin, du miel, du blé, de l’argent même. Trois cents convives se réunissent ainsi quelquefois. Leurs présens forment le commencement du ménage des jeunes époux, qui retirent habituellement plusieurs centaines de francs de ces dons volontaires ; sorte d’avance que la communauté chrétienne fait à un frère pauvre pour qu’il puisse se ranger à son humble place dans le monde.

Mille autres usages aussi étrangers à nos mœurs ont été conservés dans le Léonais. Quand une femme devient mère, du pain blanc et du vin chaud sont envoyés de sa part à toutes les femmes enceintes du voisinage. C’est, à la fois, une annonce et un souhait d’heureuse délivrance : c’est un repas de communion entre la jeune épouse devenue mère et celles qui attendent ce doux nom. Du reste, la naissance est un événement religieux et solennel, entouré de mille détails touchans. L’accouchée a autour d’elle toutes les jeunes mères du voisinage ; chacune sollicite comme une grâce la faveur de présenter la première son sein au nouveau-né ; car, à leurs yeux, l’enfant qui vient de voir le jour est un ange qui arrive du ciel ; ses lèvres innocentes sanctifient le sein qu’elles pressent pour la première fois et portent bonheur ! Cette croyance est si vive que le nouveau-né passe de bras en bras, et ne retourne sur le sein de celle qui lui a donné le jour qu’après avoir trouvé autant de mères qu’il y a là de jeunes épouses. Si par malheur la mort lui enlève sa mère véritable, ne craignez pas qu’il reste sans appui. Le recteur de la paroisse vient près de son berceau, que les femmes entourent silencieusement ; il prend l’enfant dans ses bras, et choisissant parmi les mères qui sont là devant lui celle qui lui paraît la plus digne de ce dépôt précieux :

— Tenez, lui dit-il, voilà un fils que Dieu vous donne !

— Merci ! dit la pauvre femme, et elle emporte l’enfant dans ses bras.

Parfois cependant, lorsque les voisines de la morte sont trop misérables pour qu’aucune d’elles se charge seule du nouveau-né, il leur reste en commun et comme une propriété indivise. Une d’elles le loge, mais chacune a son heure pour le soigner, lui donner son lait. Nous avons vu de ces femmes qui se levaient la nuit pour aller à des distances assez grandes payer ainsi leur impôt de mère, et jamais une plainte n’est venue frapper nos oreilles.

À Saint-Pol, les nourrices ne commencent jamais à soigner un enfant sans faire le signe de la croix, et elles arrosent d’eau bénite les langes dont elles l’enveloppent.

Du reste, l’espèce de sainteté et de respect dont les nations sauvages entourent l’enfance existe aussi dans le Léonais. Nul ne passera près d’une femme tenant un nourrisson sur ses genoux sans lui dire avec une inclination de tête amicale :

— Dieu vous bénisse !

Si vous négligez cette salutation bienveillante, la mère vous suivra d’un regard inquiet, car vous avez jeté un mauvais œil sur son enfant ; et il n’y a que les amis du démon, disent les femmes des campagnes, qui passent devant une nourrice sans lui souhaiter la bénédiction du ciel. Les haines les plus envenimées se taisent également à la vue d’un faible enfant. Il suffit qu’un homme porte son fils dans ses bras pour arrêter le pen-bas[3] de son plus implacable ennemi.

On conçoit facilement, d’après tout ce que nous venons de dire, combien la charité et les vertus chrétiennes qui s’y rapportent doivent être communes dans le Léonais. Quiconque a été saisi par le froid ou par la faim, au milieu de cette population hospitalière, peut s’approcher sans crainte de la première habitation qui frappera ses yeux. Il peut laisser son bâton de voyageur à la porte de la chaumière, et aller s’asseoir à la table de la famille léonarde. Les pauvres sont les hôtes de Dieu. Jamais une voix rude ne les repousse du seuil : aussi ne s’arrêtent-ils point timidement à la porte ; ils entrent avec confiance en laissant tomber ces mots :

— Que Dieu bénisse ceux qui sont ici !

— Et vous-même ! répond le maître de la maison en montrant une place au foyer. Le malheureux s’assied ; le feu d’ajonc et de genêt est ranimé ; on décharge le mendiant de son bissac, qu’il reprendra plus pesant de dons nouveaux ; et il commence à payer l’hospitalité de son hôte en lui racontant ce qu’il a appris dans ses dernières courses. Il lui dira si le recteur de la terre du Christ (Lochrist) est malade ; si les blés de la peuplade du Saumon (Plonezoc’h) sont plus avancés que ceux de la grande lande (Lanmeur) ; si la toile s’est bien vendue au dernier marché de la terre d’Ernoc (Landerneau) ; parfois aussi il saura lui rappeler un remède utile, il lui parlera du pèlerinage de Saint-Jean-du-Doigt pour guérir les maux d’yeux ; il l’engagera à s’aller mettre sous la fontaine de Saint-Laurent pour se préserver des rhumatismes. Aux pennères[4], il indiquera la fontaine du bois de l’Église (Bodilis) dans laquelle on va jeter une épingle de son justin[5] pour savoir si l’on se mariera dans l’année ; il racontera combien il y avait de jeunes filles assises sur le pont du Naufrage (Penzé) le jour de la Saint-Michel ; combien de jeunes gens sont venus chercher des épouses à cette foire de femmes, et combien de mariages s’en sont suivis. Il saura de plus chanter les dernières complaintes qui ont été faites à la ville du haut de la Mer (Morlaix) sur le naufrage des huit douaniers de Kerlaudy, ou sur l’assassinat du meunier du Pontou ; car le mendiant est le barde de la Basse-Bretagne ; c’est le porte-nouvelle, le commis voyageur de cette civilisation toute patriarcale. Naguère encore il partageait avec les tailleurs de campagne, autre espèce de nouvellistes nomades, les fonctions de courtiers pour les mariages. C’est aussi le mendiant qui a le plus retenu de ces récits prestigieux que le Léonard aime à écouter pendant les soirées d’hiver, auprès de son large foyer. C’est lui qui chante et vend les complaintes bretonnes dans les assemblées annuelles qui ont lieu près d’une église ou d’une chapelle, et auxquelles on a donné le nom de Pardons, parce qu’on s’y livre à certaines pratiques pieuses qui vous acquièrent des indulgences.

Nous nous sommes souvent rappelé l’impression que fit sur nous une de ces histoires miraculeuses que nous entendîmes une nuit que la chasse et le mauvais temps nous avaient amenés dans une ferme du Léonais. Nous la rapportons ici sans addition ni retranchement, mais, malheureusement, traduite, rédigée, dépouillée de la sauvage énergie du langage breton, de l’accentuation rauque et acérée du mendiant, et surtout de l’étrangeté saisissante que lui prêtait cette demi-lueur du foyer, ces groupes effrayés d’enfans et de femmes, et cette voix solennelle de l’homme déguenillé ; tandis qu’au dehors un effroyable orage rugissait, que les éclairs jaillissaient entre les fentes de la chaumière, et que le toit craquait sous le vent.

« In nomine Patris, et Filii, et Spiritus-Sancti.

Je prie Dieu le père, Jésus-Christ son fils, ainsi que le Saint-Esprit, de me donner la parole qui persuade, afin que vous puissiez, jeunes filles, tirer profit de l’histoire véritable que vous allez entendre. Puissiez-vous y songer, car un bon souvenir suffit quelquefois pour sauver son âme. Amen. »


LE DRAP MORTUAIRE.
récit.

« Il y avait autrefois à Plouescat une jeune fille nommée Rose-le-Fur, belle comme la naissance du jour, et aussi pleine d’esprit qu’une demoiselle qui sort du couvent.

» Mais les mauvais conseils l’avaient perdue. Rose était devenue légère comme une paille d’avoine, volant partout où l’emportait le vent du plaisir, ne rêvant que pardons, flatteries de jeunes gens et beaux atours pour rendre les cœurs malades. On ne la voyait plus aux églises ni au confessionnal ; à l’heure des vêpres, elle se promenait tenant ses amoureux par le petit doigt, et même à la Toussaint elle n’était pas venue prier sur la tombe de sa mère.

» Dieu punit les mauvais fils, enfans ; écoutez l’histoire de Rose-le-Fur, de Plouescat.

» C’était un soir… bien tard… elle était allée à la veillée loin de chez elle, pour écouter des complaintes autour du foyer. Elle revenait seule, répétant tout bas une chanson que lui avait apprise un jeune Roscovite. Elle arriva près du cimetière, et en monta les marches aussi gaie que l’oiseau au mois de mai.

» Comme elle passait l’escalier, minuit sonna !… Mais la jeune fille ne pensait qu’au beau Roscovite qui lui avait appris une chanson. Elle ne fit point le signe de la croix, ne murmura point une prière pour ceux qui dormaient sous ses pieds ; elle traversa le lieu saint, hardie comme une mécréante.

» Elle était déjà vis-à-vis la porte de l’église, lorsqu’en jetant les yeux autour d’elle, elle vit que sur toutes les tombes il y avait un drap blanc retenu aux quatre coins par quatre pierres noires. La jeune fille s’arrêta. Elle était dans ce moment devant la tombe de sa mère. Mais au lieu d’éprouver une sainte épouvante, poussée par le démon, Rose se baissa, prit le drap mortuaire qui était sur cette fosse, et l’emporta avec elle dans sa maison.

» Elle se coucha, et ferma bientôt les yeux ; mais voilà qu’un songe horrible vint dormir à ses côtés.

» Elle croyait se trouver étendue dans un cimetière. Une tombe s’ouvrait devant elle, une main de squelette en sortait, s’étendait de son côté, et une voix lui disait : Rends-moi mon drap mortuaire ! rends-moi mon drap mortuaire !… Et en même temps la jeune fille se sentait entraînée vers la tombe par une puissance invisible.

» Elle se réveilla en jetant un grand cri. Trois fois elle s’endormit, et trois fois elle fit le même rêve.

» Quand le jour vint, Rose-le-Fur, l’effroi dans le cœur et dans les yeux, courut chez le Recteur[6], et lui raconta ce qui lui était arrivé.

» Elle lui fit toute sa confession, et elle pleura ses fautes, car elle sentait alors qu’elle avait péché.

» Le Recteur était un véritable apôtre, bon pour le pauvre et doux de parole ; il lui dit :

» — Ma fille, vous avez profané les tombes : ce soir, à minuit, allez au cimetière, et remettez le drap mortuaire où vous l’avez pris.

» La pauvre Rose se mit à pleurer, car toute son audace était tombée ; mais le Recteur lui dit :

» — Ayez bon courage, je serai dans l’église, priant pour vous ; vous entendrez ma voix du lieu où vous serez.

» La jeune fille promit de faire ce que le prêtre ordonnait. Quand la nuit fut venue, vers l’heure indiquée, elle se rendit au cimetière ; ses jambes tremblaient sous elle et tout tournait devant ses yeux. Comme elle entrait, la lune se voila tout-à-coup et minuit sonna !…

» Pendant quelque temps on n’entendit rien.

» Enfin le Recteur dit à haute voix :

— Ma fille, où êtes-vous ? Prenez courage, Je prie pour vous.

» — Je suis près de la tombe de ma mère, répondit une voix faible et lointaine ; mon père, ne m’abandonnez pas.

» Il y eut un silence.

» — Prenez courage, je prie pour vous, dit encore le prêtre à haute voix.

» — Mon père, je vois les tombes qui s’ouvrent et les morts qui se lèvent.

» Cette fois la voix était si faible qu’on eût cru qu’elle venait de bien loin, à travers l’espace.

» — Prenez courage, répéta le bon prêtre.

» — Mon père ! mon père ! murmura la voix devenue encore plus faible, les voilà qui étendent leurs draps mortuaires sur les tombes… Mon père, ne m’abandonnez pas.

» — Je prie pour vous, ma fille… Que voyez-vous ?

» — Je vois la tombe de ma mère qui se lève ; la voilà, la voilà… Mon père…

» Le prêtre prêta l’oreille pendant un instant ; il ne saisit qu’un murmure lointain et inexplicable. Tout-à-coup un cri se fit entendre ; un grand bruit, comme celui de plus de cent pierres sépulcrales qui retombaient… puis tout se tut…

» Le Recteur se jeta à genoux, et se mit à prier de toute son âme, car la terreur était aussi entrée dans son cœur.

» Mais le lendemain on chercha en vain Rose-le-Fur. Rose-le-Fur ne reparut plus. »

MORALITE.

« Ainsi, jeunes filles et jeunes gens, que cette histoire vous serve d’exemple. Soyez pieux envers Dieu, et aimez vos parens ; car la punition frappe toujours les têtes légères et les mauvais cœurs. »

Nous avons entendu beaucoup d’autres récits semblables qui sont populaires dans le pays, et nous en avons écrit quelques uns ; mais il nous semble qu’ainsi transformés, ils perdent presque tout leur charme, et ne valent même plus les contes de pure invention.


§ V.

Les prêtres du pays de Léon. — Sermons. — Ioan de Guiclan.

D’après tout ce que nous venons de dire, on conçoit facilement quelle doit être l’influence des prêtres dans le Léonais. Mais il faut aussi reconnaitre que ceux-ci ont généralement ce qu’il faut pour conserver sur les masses leur haute puissance. Qui jugerait le clergé léonard par le clergé des villes, frais, courtisan, beau diseur, se tromperait étrangement. Les prêtres bretons, sortis hier de la charrue, laissant encore entrevoir sous l’aube le grossier sayon du bouvier, ont la voix rauque et les mains dures. Couverts de grossières soutanes, en souliers ferrés et le bâton à la main, ils vont par les routes fangeuses, à travers les bruyères inaccessibles, porter aux malades le viatique, aux morts les prières de la rédemption. Ignorans comme ces pêcheurs qui quittaient leurs filets pour devenir des pêcheurs d’hommes, ils ont aussi, comme eux, la foi qui anime la parole et lui donne la puissance du tonnerre. Rien ne peut faire comprendre, à qui n’a point assisté à un sermon breton, l’autorité de ces hommes une fois placés dans la chaire ! La foule palpite, gémit sous leurs paroles, comme la mer au souffle de l’orage ; et ce ne sont pas ici de ces pleurs calmes qu’on essuie avec un mouchoir de batiste, de ces pleurs tels qu’on en voit aux sermons de nos théâtres catholiques ; ce n’est point cette admiration ou cet attendrissement littéraires qui font joindre les mains pour applaudir plutôt que pour prier ; non : c’est la componction et le repentir, dans leurs démonstrations les plus énergiques ; ce sont des ruisseaux de larmes, des sanglots, des cris ; ce sont des hommes de peine, des hommes de fer, mugissant leur douleur et frappant de leurs poings robustes leurs robustes poitrines ; ce sont des femmes, le visage contre terre, se repentant jusqu’à mourir, et criant merci à cette voix terrible qui tombe d’en-haut en répétant deux mots qui font frissonner leurs chairs : — Damnation ! éternité ! — Souvent, on emporte, pendant le cours de ces sermons, plusieurs d’entre elles entièrement évanouies.

Je comprends qu’une telle influence conservée par des prêtres cause quelque surprise à l’époque où nous vivons. Mais ceux qui connaissent la Bretagne le conçoivent et s’en étonnent peu. Elle n’est pas seulement le résultat de croyances vivaces, elle est aussi le fruit du bien accompli dans les campagnes par les prêtres catholiques. Le prêtre breton n’est pas seulement un ministre du ciel, c’est un ami, un conseiller, un protecteur précieux pour les choses de ce monde. Pas un malheur n’arrive dans la paroisse sans qu’il n’accoure pour consoler. Si le paysan de nos campagnes personnifiait l’espérance, il ne lui donnerait pas la robe flottante et bleue que lui supposaient les anciens, il l’habillerait d’une noire soutane de recteur. Sans doute la puissance exercée par ceux-ci pourrait l’être plus heureusement ; les lumières leur manquent pour faire le bien. Ils crient à l’humanité de s’agenouiller immobile aux pieds d’une croix et de prier, alors qu’ils devraient lui répéter sans cesse le cri en avant ! comme à une tribu en marche vers la terre promise ; mais du moins la charité et le dévouement chrétien échauffent leur zèle ; du moins la sainte fraternité qu’ils prêchent reflète quelques lueurs de la grande association à laquelle les hommes sont appelés : ils ne sont point dans la voie, mais ils suivent, par instans, une route parallèle ; ils n’ont pas fait, comme dans notre constitutionnalité bâtarde, un principe fondamental de l’hostilité et de l’égoïsme. Leur pouvoir, tout moral, et qui s’adresse à l’âme, a quelque chose d’intime, de consolateur, de passionné. Il est du moins plus doux que l’autorité d’un garde-champêtre ou d’un brigadier de gendarmerie ; il vaut bien l’omnipotence athée d’un maire ou d’un sous-préfet, ces deux ministres suprêmes d’une société transformée en administration publique. Oui, je ne crains pas de le dire, dans l’état actuel des choses, la perte de ses croyances serait, pour le paysan breton, un malheur sans compensation. Jusqu’à ce que nos philosophes et nos politiques aient préparé au prolétaire un lit plus doux dans la vie réelle, il est bon que le pauvre conserve près de son grabat le prêtre qui l’encourage, l’adoucit et le console en lui parlant d’un monde meilleur.

Il faut l’avouer pourtant, les croyances religieuses entretenues et animées par le clergé breton l’emportent quelquefois, surtout dans le Léonais, jusqu’à l’exaltation la plus funeste. Quoique ces faits de fanatisme soient rares, nous en rapporterons un, afin de montrer sans partialité le bon et le mauvais côté de chaque chose. Ce sera d’ailleurs une nouvelle peinture de caractère et de mœurs propre à faire connaître ce qu’il y a d’enthousiasme ardent au fond de ces âmes si froides et si grossières en apparence.

Je fus témoin du fait que je vais rapporter, en 1829, au petit bourg du Naufrage (Peuzé), dont c’était ce jour-là le pardon.

La réunion était nombreuse, et j’allai avec plusieurs autres personnes sur la grève, où l’on dansait. Je ne sais si la vue d’une danse villageoise fait sur tous la même impression ; mais pour moi, autant un bal du grand monde me trouble, m’enfièvre, autant ces fêtes au grand air me rafraichissent le sang. Comme d’autres, j’ai éprouvé le charme voluptueux des danses de la ville, j’ai bu avec avidité cette atmosphère de parfums et d’haleines de femmes qui enivre de désirs ; mais ce délire passager, cette ivresse d’opium m’a toujours laissé un vide, un malaise du corps et de l’âme, une sorte d’ennui profond et triste : mais la danse du village ! la danse en plein vent, avec l’air salé des grèves à respirer à pleine poitrine ! Oh ! quelle différence ! cela est si pur, si gai, si bienfaisant ! Là rien de l’air dévorant des salons ; plus de robes de soie dont le frôlement brûle ; plus de voix qui s’insinuent à l’oreille et coulent de là jusqu’au cœur ; plus de mains satinées que l’on n’effleure qu’en tremblant ! Le ciel, le ciel de Dieu sur votre tête, avec son beau et clair soleil ; le parler haut et rieur des paysannes, les vêtemens de bure, les mains brunies dans vos mains ! Et quel moyen alors que l’âme s’accroupisse sur de sales pensées ! Tout est si vaste, si serein autour de vous ! tout sent la présence de Dieu ; tout est saint de l’innocente joie qui vous environne.

Nous nous étions assis pour regarder la danse des Taulésiens : je m’amusais à suivre des yeux des enfans qui tenaient à la main de longues branches d’ajonc fleuri aux épines desquelles ils avaient fixé, selon l’usage du pays, de petites marguerites des champs, et je pensais en moi-même à ce symbole charmant qui, selon l’expression d’un poète breton, représentait la fleur de l’amour entée sur les épines de la douleur, lorsqu’il se fit tout-à-coup un mouvement dans la foule : le hautbois se tut, et la danse s’arrêta. J’entendis circuler un nom qui me frappa, celui de Ioan, du Bourg Malade (Guiclan). On l’avait déjà prononcé devant moi la veille. Ce malheureux, devenu fou à la suite d’une retraite à Saint-Pol-de-Léon, où les sermons, l’isolement et son exaltation naturelle l’avaient jeté dans un délire fanatique, allait partout prêchant la mortification et la pénitence, et se jetant au travers des joies de la vie, comme un messager de mort. Une dame du pays nous avait raconté que cet homme étrange vivait depuis plusieurs années sans maison, sans amis, Sans famille. Il enseignait la parole de Dieu dans les bourgades, couchait aux pieds des croix de pierre qui s’élèvent aux carrefours des routes, ou sur le seuil des chapelles isolées ; ne recevait d’aumône que ce qu’il fallait pour nourrir sa faim, et rejetait avec dédain l’argent qu’on lui offrait. Jamais, depuis sa folie, sa main ne s’était étendue pour demander ou serrer une autre main ; jamais une parole autre que celle de saints conseils ou de prophétiques menaces n’était tombée de ses lèvres. Par les nuits d’hiver les plus sombres, les plus froides, lorsque le givre ou la neige l’avaient surpris dans quelque chemin désert et l’empêchaient de dormir sur son lit de pierre, il restait debout, le chapelet à la main et chantant des cantiques en langue bretonne. Souvent le paysan attardé avait entendu de loin cette voix singulière, et avait avec effroi fait rebrousser chemin à sa monture. On ajoutait dans le pays qu’une prescience miraculeuse avait été accordée à Ioan par les intelligences célestes, et qu’à l’heure ou la mort frappait à la porte d’une maison, le fou la précédait toujours, criant : Pénitence, pénitence ! Ces détails et beaucoup d’autres me revinrent à la mémoire, et j’éprouvai un intérêt de curiosité difficile à décrire quand eut retenti dans la foule le nom du fanatique de Guiclan. Aussi m’empressai-je de pénétrer jusqu’à l’endroit où il était. Nous l’aperçûmes bientôt, debout, sur les murs noircis d’une maison brûlée quelques années auparavant. C’était un homme grand, pâle et maigre. Ses cheveux couvraient ses épaules, et il roulait des yeux hagards sur la foule qui l’entourait. Ses gestes étaient fréquens et saccadés. Il secouait souvent la tête à la manière des bêtes féroces, et alors sa crinière noire qui voilait en partie son visage lui donnait une physionomie terrible. Sa voix mordante avait cette vibration timbrée ordinaire à l’accent breton. Son discours, qui roulait sur les dangers de la danse et sur la nécessité de fuir les plaisirs du monde, ne fut d’abord qu’une réminiscence assez plate de ce que nous avions entendu vingt fois dans les églises des campagnes. Mais, insensiblement, l’exaltation descendit en lui, et l’enthousiasme donna à sa parole une énergie qui nous subjugua nous-mêmes. C’étaient des images vives et poétiques, des apostrophes remuantes, une ironie aiguë, brutale, toujours portée la pointe au cœur et marquant comme un fer chaud. Il montra à la foule des danseurs la marée qui commençait à monter, et dont les grands flots allaient effacer les traces que leurs pieds avaient imprimées sur le sable ; il compara cette mer, qui grondait autour de leur joie comme une menace, à l’éternité murmurant sans cesse autour de leur vie un avertissement terrible. Puis, par une transition brusque et triviale, adressant la parole à un jeune homme qui se trouvait devant lui :

— Bonjour à toi, Pierre, dit-il, bonjour à toi ; danse et ris, mon fils, te voilà à la place où l’on a trouvé, il y a deux ans, le corps noyé de ton frère.

Il continua sur le même ton, appelant chacun par son nom, remuant au cœur de tous les souvenirs les plus poignans et les détaillant avec un soin féroce. Cela dura long-temps et sans que cette raillerie incisive s’adoucît un seul instant. L’indignation, l’émotion, l’horreur, tordaient le cœur à entendre ces sarcasmes aiguisés comme des poignards, et qui fouillaient dans la vie de chacun pour y chercher une cicatrice à rouvrir. Enfin, quittant les personnalités, il parla des punitions réservées au pécheur, et prêtant à Dieu la pensée d’une horrible ironie, il annonça à ceux qui, sur la terre, avaient aimé les enivremens de la danse et des fêtes, une danse éternelle formée au milieu des flammes de l’enfer. Il dépeignit cette ronde de damnés, emportés pendant des millions de siècles dans un cercle immuable de souffrances toujours renaissantes, au bruit des pleurs, des sanglots, des grincemens de dents. De ma vie je n’avais rien entendu de plus saisissant, de plus effroyablement beau, que ce bizarre sermon mêlé d’éclats de rire de fou, d’imprécations et de prières. La foule haletait.

Ioan opposa ensuite à cette terrible description une peinture du bonheur des élus ; mais ses expressions étaient faibles et décolorées. Il ne retrouva quelque entraînement qu’en parlant de la nécessité de se mortifier et d’offrir à Dieu ses souffrances. Il fit alors l’histoire de sa vie, avec une simplicité si large, si majestueuse, qu’on eût cru entendre une page des Écritures. Il conta comment il avait perdu sa fortune, ses enfans, sa femme, et, à chaque perte racontée, il s’écriait : — Cela est bien, mon Dieu ! que ton saint nom soit béni !

La foule fondait en larmes.

Il ajouta des conseils à ceux qui l’écoutaient, des exhortations à la pénitence ; enfin, s’exaltant de plus en plus, il raconta comment les pertes qu’il avait faites lui avaient paru trop peu de chose pour expier ses fautes. Jésus-Christ lui était apparu en songe et lui avait dit :

— Ioan, donne-moi ta main gauche, à moi qui ai donné ma vie pour te sauver !

— Seigneur, elle est à vous, avait répondu Ioan.

— Et j’ai rempli ma promesse, s’écria-t-il en élevant au-dessus de sa tête son bras gauche, que jusqu’alors nous n’avions point aperçu… On vit un moignon entouré de linges sanglans !

Un murmure d’étonnement et d’effroi s’éleva partout ; les femmes cachaient leurs yeux avec leurs mains.

— Qui a peur ? qui a peur ? s’écria le malheureux, dont la véhémence semblait toujours croître. J’ai rendu à Dieu ce que Dieu m’avait donné. Damnation sur vous, si l’œuvre faite par l’ordre du Christ vous fait faillir le cœur ! Voyez, voyez ! c’est le Christ qui l’a voulu. Voilà ce que j’ai fait pour l’amour du Christ !

Et le malheureux arrachait, avec un transport épileptique, les linges qui entouraient sa blessure, et secouant son moignon découvert sur la foule, il fit jaillir un demi-cercle de sang, à dix pas, sur toutes les têtes.

Un long cri d’horreur retentit de tous côtés, une partie des spectateurs s’enfuit épouvantée. Quelques hommes se précipitèrent sur le mur, près de Ioan, et le portèrent à la chaumière voisine presque évanoui.


  1. On avait démoli la sacristie et une partie du chœur de l’abbaye de Saint-Matthieu ; au moment de mettre sous presse, nous apprenons que, sur la demande de M. Paul Léveillé, ingénieur de la marine, qui a dirigé la construction du phare, ce qui reste allait être réparé. M. Delaroche, directeur des travaux maritimes à Brest, vient de donner des ordres à cet égard à MM. Barillé et Delorme, entrepreneurs de la marine, Les voûtes vont, dit-on, être raffermies, les crevasses comblées !… Grâces soient rendues à MM. Léveillé et Delaroche : par leurs soins, un chef-d’œuvre sera conservé à l’admiration des étrangers, à l’étude des peintres et aux observations de l’antiquaire.
  2. Le biniou est une sorte de vese ou musette.
  3. Bâton à tête.
  4. Jeunes filles à marier.
  5. Corset en étoffe.
  6. Nom donné par les Bretons au curé d’une paroisse ; ils appellent curé le prêtre auquel nous donnons, en français, le nom de vicaire.