Les Derniers Bretons/Tome 1/1/3

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Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome Ip. 197-295).

CHAPITRE TROISIEME.

 le pays de tréguier.

Le Pays de Tréguier[1].


§ I.

Aspect du pays de Tréguier. — Grève de St-Michel. — Saint-Efflam. — Perros. — Bréhat. — Beauport.

Dix heures venaient de sonner à l’église éloignée de Plestin, et je parcourais la route ombrée, me dirigeant vers la côte. L’air était pur et chaud : une légère rafale de mer, traversant les blés noirs en fleurs, venait secouer sur la route sa fraîche senteur de miel. Les oiseaux chantaient au ciel, et les trompes d’écorce des pâtres jetaient à l’horizon leurs notes plaintivement prolongées.

Je m’avançais joyeux, tout entier à cette scène calme et voluptueuse, respirant à pleine poitrine et ouvrant tous mes pores au bien-être dans lequel je plongeais ; fort, sain et léger, comme si une main mystérieuse eût soulevé ce jour-là, pour moi, le poids de la vie.

Un paysan passait.

E bad è beva hirio (il fait bon vivre aujourd’hui) me dit-il en souriant et portant la main à son chapeau, avec une négligence amicale.

Cette expression poétique me frappa : c’était pour moi toute une révélation. Elle m’apprenait que j’avais quitté la Cornouaille, et que j’étais au pays de Tréguier.

Et en effet, tout m’avertissait que j’avais changé de contrée : l’air moins brumeux, la campagne plus douce à l’œil ; mélancolique encore, mais non sauvage. Ce n’était plus le vent amer et farouche qui sort des baies du Finistère et bondit à travers les montagnes Noires ; l’atmosphère était ici plus clémente ; les vertes vallées s’étendaient au loin, diaprées de violettes blanches et de primevères jaunes, appelées fleurs de lait par les enfans du pays. Partout couraient des haies d’aubépine et de percéas, toutes brodées par des églantiers et des chèvrefeuilles. On n’apercevait plus, des deux côtés du chemin, les tristes forêts d’ajoncs et de genêts ; mais sur les coteaux, des villages qui nageaient dans les feuillées ; des champs de pommes de terre aux fleurs lilas, ondulant sous la brise, et, de loin en loin, quelques grandes bruyères pourprées, d’où s’élevaient les mugissemens des taureaux et les aboiemens d’un chien de berger.

À chaque instant, pour compléter par un contraste le charme de cette nature arcadienne, je voyais s’élever quelque ruine couronnée de lierre et de giroflée sauvage : temples païens, tours féodales, saints monastères, symboles de tous les siècles et de toutes les croyances ! comme si le temps, en emportant pêle-mêle, dans un coin de sa tunique, les monumens du passé, eût laissé tomber là ces débris et les eût perdus dans l’herbe des vallées.

Déjà depuis huit jours je parcourais les Côtes-du-Nord, et j’avais toujours marché au milieu des souvenirs d’un autre âge. Le pays s’était déroulé devant moi comme un immense médailler, conservant une empreinte de chaque siècle.

J’avais parcouru les voies romaines à demi effacées sous un macadamisage communal ; je m’étais reposé au pied des menhirs gaulois, surmontés de la croix chrétienne ; j’avais vu le vieux château de Kertaouarn, avec ses meurtrières encore béantes, sa basse-fosse humide que traverse l’immense poutre garnie d’anneaux à laquelle le seigneur rivait ses prisonniers ; j’avais écouté à la porte de fer du double souterrain le mugissement sourd du vent sous les voûtes, et mon guide m’avait dit que c’étaient les âmes des faux monnayeurs qui revenaient travailler à la tombée du jour. J’avais dormi à Beaumanoir, où les enfans m’avaient raconté l’histoire de Fontenelle-le-Ligueur, qui éventrait les jeunes filles pour chauffer ses pieds dans leur sang ; à Carrec, on m’avait montré le puits mystérieux où un duc de Bretagne avait caché le berceau d’or de son fils ; j’étais entré au château de la Roche, et j’avais cherché la place où le seigneur de Rhé trouva le bon connétable Duguesclin, dépeçant un verrat et faisant portions pour les voisins ; la veille enfin, j’avais long-temps contemplé cette étrange construction d’un âge inconnu qui s’élève sur la Terre des Pleurs (lan-leff)}, couronnée de son if immense ; maintenant j’allais revoir l’Océan, la grève de Saint-Michel et Beauport. — Beauport, cette chartreuse de Bretagne où notre La Mennais voulut ouvrir un refuge aux cœurs devenus malades à l’air du monde, et qui avaient besoin du silence et de la prière.

Déjà la plaine de Saint-Michel s’étendait devant moi. Le soleil dardait alors d’aplomb sur cette immense solitude, tandis qu’une rafale piquante venait de la mer. Ce mélange de chaleur dévorante et de fraicheur produisait je ne sais quelle sensation douloureuse et agaçante impossible à exprimer. Le ciel était sans nuées, et d’un bleu si limpide, qu’on eût dit une tente de soie ; nul bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le grouillement confus des grèves, au sein desquelles bourdonne un monde d’insectes invisibles. Mon cheval, comme tous ceux de sa race, s’était ranimé à l’air salin du rivage ; il tournait sa tête vers les flots, les narines ouvertes, et humait la brise marine. Je lui abandonnai la bride, et il s’élança de toute sa vitesse à travers l’espace ; ses pieds, en frappant le sable humide, ne produisaient aucun bruit, et son galop était si doux, que je ne sentais aucun de ses mouvemens. Avec une nuit sombre, la lune à ma droite, et le grondement de la mer à ma gauche, j’aurais pu, sans avoir la tête trop allemande, me croire emporté, comme Lénore, sur quelque coursier fantastique à travers des espaces inconnus ; mais l’hallucination était impossible en plein jour et sous un ciel aussi joyeux. Je dus me contenter de la réalité qui m’était offerte.

Mon guide (un de ces pâles et poétiques jeunes gens qui poursuivent leurs études dans les séminaires des Côtes-du-Nord), me fit voir la grande roche bleue (roc’h-ir-glas), près de laquelle débarquèrent saint Efflam et ses compagnons, à cette époque miraculeuse où les auges de pierre servaient de vaisseaux aux solitaires d’Hybernie pour traverser les eaux, et venir prêcher le catholicisme aux idolâtres de l’Armorique. Le Jeune séminariste me raconta comment saint Efflam, qui avait épousé une princesse plus belle que le jour, la quitta pour venir prêcher la foi en Bretagne, et débarqua dans cet endroit, où il trouva son cousin Arthur prêt à attaquer un horrible dragon qui suait du feu, et dont les regards frappaient les hommes ainsi qu’une lance. « Le chevalier et le dragon combattirent tout un jour sans pouvoir se vaincre. Vers la nuit, Arthur vint s’asseoir au bord de la forêt, car il était lassé et il avait bien soif ; mais aucune eau ne bruissait alentour, sinon la grande mer, qui grondait tout affolée contre le hir-glas ! Saint Efflam se mit alors en prières, et ayant frappé la terre de son bâton, il en jaillit aussitôt une source à laquelle Arthur but à longs traits. Le saint passa le reste de la nuit en oraisons, et quand le jour fut venu, comme le chevalier reprenait sa bonne épée :

» — Chômez pour aujourd’hui, beau cousin, dit Efflam, et laissez dague au fourreau, Car la parole de Dieu est plus forte que fer émoulu.

» Cela dit, il s’avança vers le dragon, auquel il ordonna, au nom du Christ vivant, de sortir de sa tanière et de se précipiter dans la mer, ce que fit le monstre avec de sourds et terribles meuglemens qui faisaient tressaillir Arthur dans sa cotte de fer. » En mémoire duquel miracle, ajouta mon guide, se voit encore aujourd’hui la fontaine que le saint fit sortir de terre, et la chapelle de Toul-Efflam, que vous avez aperçue à l’entrée de la grève sur cette colline boisée.

J’avais contemplé le jeune Cloarec pendant ce récit ; il était resté grave, pieux et sans embarras ; on voyait qu’il ne craignait pas plus le doute dans l’esprit de son auditeur, qu’il ne pouvait l’éprouver lui-même. Ce qu’il me racontait là était sûr, disait-il, car il l’avait lu dans un livre imprimé et composé par un prêtre[2].

Cependant la mer, qui montait toujours, faisait voir de plus près sa longue dentelle d’écume neigeuse ; je commençais à craindre qu’elle ne nous entourât. J’avais entendu raconter, dans mon enfance, de ces histoires de voyageurs surpris par les flots de la grève de Saint-Michel, et sentant la mort leur monter, pouce à pouce, de la cheville jusqu’à la gorge. Je témoignai mes craintes à mon compagnon.

— Il n’y a pas de danger, me dit-il en étendant la main vers le milieu de la grève : la croix nous voit !

Et en effet, une croix de granit s’élevait là, et les flots commençaient à peine à l’effleurer à sa base. J’appris qu’aussi long-temps que cette croix apparaissait, la fuite était encore facile, et que l’espoir ne mourait — qu’au moment où son sommet s’était englouti sous les vagues : idée vraiment chrétienne que d’avoir fait ainsi du signe de la rédemption le symbole de la vie, comme pour avertir le voyageur, par une image matérielle et immuable, qu’où la croix a disparu, Dieu est absent, et que l’homme n’a plus à compter sur lui.

En traversant la grève, j’aperçus successivement les trois chapelles de Toul-Efflam, de Saint-Michel et de Lancarré. À l’extrémité de la plaine, je trouvai quelques maisons presque ensevelies et une chapelle demi croulée. C’est le bourg de Saint-Michel ; pauvre Herculanum maritime que mine lentement le flot, et sur lequel, chaque année, la mer étend plus avant son linceul de sable. Les deux tiers de la commune ont déjà été rongés par la vague. Pour maintenir ses divisions territoriales, l’administration vole de temps en temps aux communes voisines un lambeau de territoire dont elle fait l’aumône à Saint-Michel ; mais, invariable dans sa poursuite, la mer continue à manger, chaque année, sa part de champs et de maisons, de sorte que, dans cette singulière partie jouée entre l’Océan et un préfet, les enjeux semblent devoir rester toujours les mêmes, jusqu’à la ruine de l’un des joueurs.

Mais la lieue de grève ne m’avait point donné un aspect d’Océan. Dans ce désert de sable je n’avais vu que de l’eau et non la mer. Celle-ci ne m’apparut qu’à Perros et à Brehat. Ce fut là que je pus juger du caractère particulier des côtes de Tréguier.

J’étais encore tout plein du souvenir des sombres baies des Trépassés et d’Audierne, des passes de l’île de Sein et des Glénans. Je m’attendais à retrouver quelque chose de semblable. Je fus complétement trompé. Au lieu des longs récifs de la côte de Cornouaille, autour desquels hurle la vague, et qui élèvent dans la brume leurs squelettes jaunes, je trouvai un rivage fertile et habité. D’immenses rochers de granit rose, bizarrement taillés par les tempêtes, s’avançaient de loin en loin comme des sphynx égyptiens accroupis dans l’écume de la mer. Au fond de chaque havre apparaissaient des villages à maisonnettes rouges, avec leurs clochers pointus et ardoisés. Parfois, derrière un coteau, je voyais briller au soleil le drapeau tricolore d’une batterie garde-côte, le paratonnerre d’une poudrière, ou l’aile d’un moulin à vent. Partout se révélait la présence de l’homme et de la société. C’était encore de la campagne, mais la solitude avait disparu.

Les flots eux-mêmes, comme s’ils eussent éprouvé cette influence contagieuse de la civilisation, semblaient se briser plus mollement contre les grèves. À vue de terre, s’élevaient gracieusement des îles tapissées d’herbes marines en fleurs, au milieu desquelles je voyais courir les lapins noirs, et où j’entendais le cri des perroquets de mer qui viennent des extrémités du monde pour déposer leurs nids dans ces asiles. Sur quelques récifs se dressaient des balises noires et blanches, à moitié arrachées par les flots, et, au milieu de ce panorama magique, les voiles latines des barques de pêcheurs glissaient sur l’onde berceuse, les sloops caboteurs doublaient les pointes éloignées, et une frégate balancée sur ses ancres, à l’ombre d’une des îles, roulait languissamment a la lame, tandis que les mouettes, les goëlands et les mauves effarées tourbillonnaient autour de sa mâture et de ses épars aériens.

Ce fut en quittant cette grève, où murmuraient tant d’harmonies confuses, où scintillaient tant de teintes nuancées, que Beauport m’apparut.

J’avais alors sous les yeux, dans un seul paysage et comme en résumé, tout le pays de Tréguier : un monastère devant moi ; à droite, des manoirs à girouettes rouillées ; à gauche, quelques ruines féodales ; tout autour, une campagne tranquille ; et au loin, la mer !… Il y avait dans ce tableau un calme rustique et je ne sais quelle poésie facile. C’était un paysage tel qu’il en faut à une méditation de jeune abbé causant tout bas avec Dieu, au paisible gentilhomme livrant sa vie au courant des joies vulgaires, au pâtre lançant sa voix dans les bruyères.

Et puis tout respirait autour de moi un bon air de féodalité, non celle du xve siècle, brutale encore et la dague au poing, mais de cette gentilhommerie bénigne et campagnarde du xviiie siècle, qui ne se faisait guère sentir que par l’aumône et par quelques innocentes vanités ; véritable aristocratie d’opéra-comique, avec ses fêtes de village, ses rosières dégourdies et ses paysans rusés. C’est qu’en effet le pays de Tréguier a conservé cette physionomie nobiliaire effacée partout ailleurs. Il semble que là où le temps a laissé le plus de ruines du moyen âge, où les souvenirs guerriers sont le plus nombreux, la féodalité ait passé plus vite, usée rapidement par son action violente sur les populations. Ce n’est point dans les Côtes-du-Nord qu’il faut chercher ces rudes gentilshommes restés fidèles aux traditions de leurs familles, et qui, retirés dans leurs aires, jettent à la mer les fanfares de leurs cors de chasse et les balles de leurs mousquets. Dès avant la révolution, les races de cette dure noblesse avaient disparu pour faire place à l’aristocratie de l’étole et à celle des parlemens, puissances polies et savantes qui, dans les derniers siècles, s’armèrent de l’intelligence, comme la noblesse primitive s’était armée de l’épée.

J’avais traversé le réfectoire de Beauport, transformé maintenant en avenue de peupliers ; je m’arrêtai au milieu de son église presque détruite, et qui n’avait plus pour toit que le ciel. Le pied posé sur une pierre tombale où se lisaient encore les noms d’Alain d’Avangour, comte de Penthièvre, de Tréguier et de Guello, fondateur de l’abbaye en 1269, je contemplais avec ravissement le coup-d’œil qui s’offrait à moi.

Le jour commençait à tomber : à l’horizon, Brehat, entouré de ses mille rochers et de ses deux cents voiles, flottait entre la brume et l’Océan, semblable à une île de nuages. Les cloches des chapelles et des paroisses tintaient l’Angelus, les conques des bergers se répondaient du haut des collines, les merles sifflaient dans les sureaux, l’alouette descendait des cieux avec son cri joyeux !… Et ces mille bruits du soir se confondaient dans une inexprimable harmonie ; la campagne entière résonnait comme une orgue fantastique. Je nageais dans un air tout embaumé d’une douce odeur de lait et de fleurs. Le soleil couchant jaillissait en rayons pourprés à travers les dentelures du cloître ; le vent soupirait dans les ruines, et, au loin, sur la route, un vieux prêtre s’en allait péniblement son bréviaire à la main.

Mais la nuit était déjà sombre, mon guide m’avertit qu’il était temps de partir. Nous nous dirigeâmes sur Paimpol.

Bientôt les chants du jeune paysan s’élevèrent dans la nuit, selon l’usage de Bretagne, pour empêcher l’approche des mauvais esprits, et le Cloarec chanta un des sônes trégorrois avec lesquels ma nourrice m’avait autrefois endormi.


§ II.

Villes du pays de Tréguier. — Saint-Brieuc. — Châteaulandria. — Inondation en 1773. — Pouvoir des prêtres. — Le choléra près de Lannion. — Caractère du Trégorrois. — Histoire de Moustache.


Les villes des Côtes-du-Nord ne sont pas moins pittoresques que les campagnes. Outre Tréguier, si coquettement posé, les pieds dans la mer et la tête sous l’ombrage de sa colline, on peut citer Paimpol, joyeux petit port tout parfumé d’une bonne odeur de varech et de goudron, et qui laisse voir une flamme de navire au-dessus de chacune de ses cheminées ; Lannion, Lamballe, Quintin, aux rues dépavées, où chaque femme file sur le seuil en chantant ; Guimpamp, riante bourgade cancaneuse, où l’on soupe et où l’on se couche à neuf heures ; Belle-Isle, jaune et terreux, accroupi comme un mendiant immonde au milieu du chemin ; puis Jugon, ce gracieux village de Suisse, jeté entre deux fentes de montagne ; Dinan, avec son corset d’antiques murailles, si crevassé de maisonnettes riantes, si brodé de jardins fleuris, que l’on dirait une jeune fille qui essaie une vieille armure par-dessus sa robe de bal, et qui a laissé passer les fleurs de ses cheveux à travers le heaume brisé.

Deux villes seulement ne peuvent entrer dans cette courte description : ce sont Saint-Brieuc et Châteaulandrin.

Saint-Brieuc est une vieille cité replâtrée qui a fait nouvelle peau. Dès l’entrée, on respire la préfecture ; on se trouve nez à nez avec la civilisation, symbolisée par une prison et une caserne neuves. L’étrangeté, le désordre, la hardiesse charmante des constructions gothiques, ont fait place à une espèce de régularité contournée qui sent le traitement orthopédique. On voit qu’un architecte-voyer a passé par là, coudoyant les vieilles rues tortueuses pour les redresser, crépissant et rebadigeonnant les anciens édifices. On a même bâti quelques lignes de hautes murailles qui sont percées de rectangles vitrés, et que l’on appelle des façades ; ce sont les beaux quartiers de la ville. Il y a, en outre, deux promenades bien taillées au ciseau, avec une statue de tuffau à chaque bout, et qui s’appelle, je présume, cours Louis-Philippe ou cours d’Orléans. Du reste, tous les habitans vous diront que depuis trente ans la ville s’est considérablement embellie. Pour peu que les progrès de notre civilisation ne s’arrêtent pas, avant deux siècles, Saint-Brieuc sera régulier comme un alexandrin, et formera le plus pittoresque damier de moellons que l’on puisse concevoir.

Quant à Châteaulandrin, c’est tout autre chose.

Lorsque vous voyagerez par la diligence de Bretagne, à la seconde poste, après Saint-Brieuc, ouvrez la portière et regardez autour de vous.

Ce sera la nuit. Vous vous trouverez au milieu d’une sorte de longue place bordée de grandes maisons sombres ; toutes les fenêtres seront closes par de larges volets. Pas une lumière, pas un murmure de voix ! En regardant aux seuils, vous verrez que l’herbe les tapisse ; nul bruit de pas ne retentira dans les rues abandonnées.

Mais au bout de la place, derrière vous, il y aura une grande église tout illuminée ; vous sentirez un air frais et humide vous frapper le visage, et au-dessus de votre tête vous entendrez un sourd clapotement mêlé au bruissement d’une chute d’eau.

Cette ville morte, c’est Châteaulandrin ; ce murmure étrange est le bruit de l’étang immense qui la domine et la menace sans cesse. Elle est là comme Naples sous son volcan, avec la mort pour oreiller.

Il y a soixante ans (c’était le 13 août 1773, nombre doublement fatal !), la plus grande maison de cette place était magnifiquement éclairée. Les rires et les sons des instrumens sortaient par bouffées des fenêtres entr’ouvertes. Il y avait bal. À la porte, une jeune fille, en robe de mousseline et en mules de satin rose, avait ses deux mains dans les mains d’un jeune homme dont le bras était passé à la bride d’un cheval, et qui, revêtu de ses habits de voyage, se disposait à partir. Tous deux déploraient amèrement cette séparation de quelques heures, au moment d’une fête. Mais c’était par l’ordre de M. l’ingénieur en chef des États de Bretagne ; il y avait une longue course à faire par les difficiles chemins de Saint-Clet ; aucun retard n’était possible.

Quand il eut embrassé sa fiancée, le jeune homme monta à cheval et disparut au galop, comme s’il eût voulu étouffer sa colère dans le mouvement et la secousse. Il avait alors dix-sept ans, et ce soir même il devait danser un menuet avec la jeune fille en mules roses !

Lorsqu’il eut gravi le coteau qui domine la ville, il arrêta son cheval et pencha l’oreille en arrière, espérant saisir quelques notes de la musique du bal ; mais il n’entendit que le rugissement de l’étang, dont la chute d’eau s’était accrue par les débordemens du Ruisseau-des-Pleurs (le Leff). Il soupira et repartit.

L’orage commençait à mugir. Les éclairs et la foudre sillonnaient les ténèbres. Bientôt la pluie tomba par torrens ; la terre trembla. Le voyageur était alors à trois lieues de Chateaulandrin, et pourtant il crut entendre de ce côté comme un mugissement profond et indicible. Dans ce moment, il comparait sa situation à celle de ses amis qui étaient au bal, et il pensait combien ils étaient plus heureux que lui !

Or, ceux qui étaient au bal étaient tous morts, car l’étang avait crevé, et la ville était submergée.

Le jeune homme, averti le lendemain, accourut de toute la vitesse de son cheval. En arrivant, il n’aperçut plus de Châteaulandrin que les cheminées des plus hautes maisons ; il y avait trois pieds d’eau par-dessus les halles. Il essaya vainement de parvenir jusqu’à la place ; la vallée entière était un fleuve immense dont le courant emportait pêle-mêle les toitures brisées, les berceaux d’enfans et les cadavres de femmes encore parées. Ce ne fut que le second jour qu’il put pénétrer jusqu’à la demeure de la jeune fille. Il la trouva noyée, tenant la main de son danseur. Une rose qu’il lui avait donnée pour le bal était encore à sa ceinture.

Ce jeune homme était mon père, alors conducteur des travaux publics, au service des États de Bretagne.

C’est depuis ce jour que cette ville est restée muette et close comme une tortue dans sa coquille ; c’est depuis ce jour qu’une lampe brûle toute la nuit dans l’église en l’honneur des morts. Et ceux qui savent cette histoire sont forcés d’y penser chaque fois qu’ils passent entre ces maisons silencieuses et noires, devant la grande rosace du chœur illuminé, et sous l’étang qui gronde ; car tout a conservé l’empreinte du grand désastre : la ville a gardé le deuil.

Nous avons parlé de l’aspect particulier à chacune des villes des Côtes-du-Nord ; mais à travers ces nuances physionomiques, toutes conservent encore un air commun de bourgeoise routine ; toutes ont gardé les usages d’avant la révolution, à bien peu de changemens près. Là ont survécu les quatre repas classiques et les estomacs capables de les digérer ; les jeux de boule, l’été, sous les charmilles ; en hiver, la partie de piquet à deux sous. Là, les soirées finissent encore à neuf heures, on se marie à pied, et l’on sert des tartines de beurre aux grands bals. Bonne et facile vie qui court doucement dans l’ornière de la tradition comme le wagon sur les rails de fer, sans changemens, sans secousses, mollement bercée entre les petits triomphes d’arrondissement, les offices du dimanche, les parties de vert, et les intimes jouissances du foyer ! Tandis qu’ailleurs une seule pensée infiltrée au milieu des masses les jette dans une turbulente agitation, là tout est calme et placide. À qui veut étudier le serf, le seigneur et le prêtre du moyen âge, les grèves du Finistère ! Mais c’est au pays de Tréguier qu’il faut venir chercher les traces de l’époque qui sert de transition entre l’aristocratie armée et la souveraineté du peuple ; toutes ces nuances de grande et de petite noblesse, de haute et de petite bourgeoisie, de maîtrise et de compagnonnage, fondues ailleurs dans l’unique partage de la richesse et de la pauvreté. La révolution a vainement passé sur les Côtes-du-Nord, rognant les têtes pour les niveler ; sa noblesse bénigne n’était pas à hauteur de guillotine. Je l’ai déjà dit, c’est une gentillâtrie terre-à-terre, chaussée d’un petit orgueil cantonal qui ne la rehausse que de quelques pouces. C’est dans cette contrée que l’on pourrait retrouver encore la graine de ces gentilshommes ne parlant que breton, et qui se rendaient aux tenues d’États de Rennes, en habit de paysan, en sabots, et l’épée au côté.

Du reste, maintenant comme autrefois, toute aristocratie de naissance y est subordonnée à l’aristocratie de l’étole ; car là, comme dans tout le reste de notre pieuse Armorique, le respect accordé au prêtre participe de l’adoration. La tonsure est une couronne qui donne droit à de royaux hommages. Tout autre caractère s’efface devant la consécration qui a appelé un homme à charge d’âmes. Le jeune paysan qui revient à la ferme de son père le front rasé et blême, portant à la main son missel latin, y apparaît comme un être au-dessus de l’humanité. Les cris de la nature se taisent en sa présence pour faire place à une craintive vénération. Son père découvre, devant lui, sa tête blanche, et l’appelle Monsieur le prêtre. Il s’assied seul à la table préparée par sa mère, où brille un luxe inusité ; ses frères et ses sœurs le servent debout sans partager son repas. Mais ces honneurs, il faut qu’il les achète ! Ne croyez pas qu’il retrouve au foyer natal rien de ce qui pourrait lui rappeler son enfance, — ni le bruit monotone du rouet, ni les chants de la fileuse, ni les agaceries de ses jeunes sœurs. À son aspect, la vie de famille a cessé ; la maison est devenue un sanctuaire. Triste et froid en apparence, il faut qu’il reçoive avec calme les marques de respect dont on l’entoure, qu’il refoule dans son cœur les souvenirs, dans ses yeux les larmes ; qu’il songe que ses mains sont jointes maintenant par une prière éternelle, et ne peuvent plus s’étendre vers les embrassemens ; que toutes les affections ont dû tomber de son âme le même jour que ses longs cheveux de jeune homme sont tombés de sa tête tonsurée, et que les bras de sa mère elle-même se sont fermés pour lui, comme pour un enfant mort. Bientôt, quand il quittera la famille qu’il est venu visiter, la même gêne cérémonieuse présidera aux adieux ; et si, le cœur plein, il veut tendre les bras vers ces parens qu’il abandonne, il verra les fronts s’abaisser comme pour recevoir une bénédiction, et nulle main ne s’avancera pour saisir la sienne !

Voilà une des causes de l’immense autorité du prêtre dans nos campagnes. Cet isolement royal dans lequel il se tient est un prestige qui agit sur tous. Sa puissance est d’autant plus incontestable, qu’elle est enveloppée d’une mystérieuse supériorité. Aussi toute volonté se courbe devant elle ; un exemple pris entre plusieurs le prouvera.

Lorsque le choléra s’abattit sur la Bretagne, il se répandit avec une effroyable rapidité dans les campagnes qui avoisinent Lannion. Cette dernière ville perdit, en quelques jours, le quinzième de sa population. Une paysanne avait été atteinte. Le médecin appelé déclara, dès la première vue, qu’il fallait renoncer à tout espoir de la sauver. Le prêtre était là et l’entendit, car, dans ces contrées, le prêtre vient avec le mal et ne s’en va qu’avec la châsse. Il avait appris de la femme qui mourait, dans le cours d’une longue confession, qu’elle était sur le point de devenir mère. Cette révélation lui revint et le saisit. Il resta frappé de la pensée que l’être innocent que cette femme portait, condamné à mourir avec elle, périrait sans baptême et gémirait dans les limbes pendant l’éternité ! Il songea à cette pauvre âme punie sans avoir péché, et dont il pouvait faire un ange : à tout prix il voulut la sauver. Le médecin était parti et ne devait pas revenir ; une vieille femme pieuse se trouvait seule près de la malade qu’elle était venue veiller par charité ; le prêtre était le confesseur de cette vieille femme ; il savait que sa volonté était toute-puissante sur elle. Il la prit à l’écart, et commença à lui parler bas d’un accent inspiré et terrible. L’entretien fut long, car la vieille semblait résister et se plaindre. Elle pleurait, joignait les mains avec prière ; mais le prêtre disait toujours : Dieu le veut ! — Elle promit.

Vers le milieu de la nuit, la malade se dressa dans son lit et jeta un grand cri ; la gardienne accourut près d’elle ; son corps s’était déjà roidi, et quelques gouttes de sang sortaient de ses narines : elle était morte. Alors ce fut un horrible moment, car la malheureuse qui veillait près du cadavre songea à accomplir sa promesse. D’abord, une épouvante pleine d’horreur et de dégoût l’écarta de la paille où gisait la morte ; mais bientôt le souvenir du serment qu’elle avait fait au prêtre lui revint. C’était une pauvre vieille douce et timide, jusqu’alors accoutumée seulement à la prière, aux bonnes œuvres et à d’innocentes distractions ; mais chez elle la peur de l’enfer dominait tout ; cette pensée d’une damnation éternelle la rendait folle. Enfin, effarée, hésitant encore, un couteau d’une main, elle vint poser l’autre sur le sein du cadavre… Elle crut sentir l’enfant qui s’agitait !… Ce mouvement la frappa comme une commotion électrique ; une sorte d’égarement furieux, né de la crainte, s’empare d’elle : elle prend le couteau à deux mains, l’appuie sur le ventre de la morte, l’enfonce, et, plongeant le bras à travers les entrailles, elle retire l’enfant tout sanglant, prononce les paroles du baptême, et tombe sur la terre sans mouvement.

Le lendemain, elle était en proie au délire, et elle croyait voir au milieu des convulsions de l’agonie la jeune mère se relever, le ventre ouvert, retenant ses entrailles avec sa main, et redemandant son enfant ! Elle mourut le troisième jour.

Hâtons-nous de le dire, ces faits sont rares, et il ne faudrait pas juger, d’après celui que nous venons de citer, le caractère du Trégorrois. Une poétique douceur de : cloître y domine, et c’est à peine si quelque chose de la fruste empreinte des vieux Celtes y est resté. Non que le ressort manque à ces hommes ; peut-être y a-t-il au contraire en eux une élasticité particulière qui les rend plus impressionnables que tenaces. Leurs âmes, faciles et désarticulées, se plient à toutes les situations sans trop de souffrance ; c’est un ressort de montre susceptible de s’étendre, mais auquel suffisent trois lignes d’espace. Véritable Allemand de la Basse-Bretagne, le Trégorrois est aisément content ; tant qu’il a place nette entre son cœur et son cerveau, et qu’il peut renvoyer librement la pensée de l’un à l’autre, il trouve l’existence bonne. Cette sociabilité tient beaucoup à ce que les aspérités primitives de son caractère armoricain ont été longtemps laminées entre un clergé poli et une noblesse parlementaire. Quoi qu’il en soit, elle a porté son fruit, et a préparé le pays à suivre le mouvement général de la France. Aussi y sent-on partout une sorte de prédisposition à la fusion du vieux siècle avec le nouveau. C’est une contrée que l’épidémie de la civilisation va prendre au premier jour ; les symptômes s’en annoncent par avance. Sans que l’on puisse dire précisément que les croyances y sont ébranlées, quelques esprits s’y laissent déjà aller à une liberté de camaraderie envers les choses saintes. Ils n’en sont point arrivés à l’examen ni à la raillerie ; mais ils osent déjà faire les plaisans avec la religion. Le bon Dieu est bien toujours leur bon ami, mais ce n’est plus un seigneur redouté ; ils prennent avec lui les familiarités que se permettrait un vieux serviteur avec son maitre. Je crois que beaucoup de ces tièdes catholiques mangeraient le vendredi une omelette au lard, sans avoir trop de peur d’être foudroyés. C’est surtout chez les maîtres d’école, les douaniers et les gardes-champêtres que se remarque cette légère tendance philosophique. Quoique bien peu de chose dans notre ordre constitutionnel, quoique bien profondément perdus dans les derniers tours de la bobine sociale, la loi athée a déteint sur ces fonctionnaires villageois à travers tous les rangs supérieurs. S’ils se confessent toujours et font leurs pâques, c’est autant par procédés pour monsieur le curé que par vives croyances, Ils n’en sont pas encore arrivés à comprendre l’Almanach de France, ou à s’abonner au Journal des Connaissances utiles ; mais dans cent ans il se pourrait bien qu’ils lussent l’un et l’autre.

En attendant, les Voltaire du canton se permettent quelques innocentes plaisanteries sur les saints les moins famés du calendrier, et même parfois quelques contes à demi rabelaisiens qui frisent étrangement l’irrévérence. Je n’oublierai jamais avoir entendu dans un cabaret de village, près de Pontrieux, une histoire de ce genre, qui m’étonna par sa plaisante hardiesse. Je sortais alors du Léonais, où j’avais écouté la ballade du Drap Mortuaire, et plusieurs autres traditions également empreintes d’une sombre dévotion ; je fus singulièrement surpris du contraste que présentait avec ces dernières le récit que j’entendais. Comme il peut donner une juste idée du degré d’émancipation religieuse auquel est arrivé le pays de Tréguier, je le reproduirai ici tel que je l’écrivis sous la dictée du narrateur, qui n’était autre que le maître d’école de l’endroit.

HISTOIRE DE MOUSTACHE.

« Il y avait autrefois au bourg de Corlay un garçon qui s’appelait Moustache, et qui était resté tout jeune orphelin. Il avait été recueilli chez son oncle, et il avait grandi là, séparé des enfans de la maison, car on ne l’aimait guère. Il faisait pauvre chère, et quand les autres mangeaient du far de blé noir, le plus souvent, lui, il les regardait par la fenêtre, sans avoir sa part. Malgré cela, c’était un garçon dissoucieux, chantant toujours devant la vie comme une alouette devant son nid, aimant déjà les jeunes filles et le vin de feu. Cependant il lui tomba un jour dans l’esprit d’aller chercher fortune loin du pays. Il ne dit rien à personne ; mais quand le jour fut venu, il prit un bissac plein de pain, un bâton, un chapelet, et il partit.

Tant qu’il vit le bourg, ses larmes coulaient comme de la pluie ; mais quand il ne vit plus rien que la route devant lui, il se mit à chanter.

Il marcha ainsi la moitié du jour, et quand il se sentit fatigué, il s’assit au pied d’une croix, et il se mit à manger. Mais voilà que tout-à-coup trois pauvres voyageurs parurent devant lui, et le premier lui dit :

— Bonjour, mon maître : nous sommes de pauvres gens de Dieu ; nous avons bien faim, donnez-nous quelque chose au nom de Jésus-Christ.

— Un chrétien ne peut rien refuser à ce nom-là, dit Moustache ; prenez, voilà tout ce que j’ai.

Mais dès qu’il eut parlé ainsi, les trois mendians devinrent étincelans de lumière ; leurs guenilles se changèrent en beaux vêtemens brodés d’or, et l’un d’eux dit à Moustache :

— Merci, brave garçon. Je suis Jésus-Christ, et ceux-ci sont saint Pierre et saint Paul, mes bons serviteurs. Fais trois désirs, et ils seront accomplis sur-le-champ.

— Demande une place dans le paradis, dit saint Pierre tout bas.

Mais Moustache ne l’écoutait pas.

— Fils de Dieu, dit-il à Jésus-Christ en ôtant son bonnet, puisque c’est un effet de votre bonté de me donner trois choses, je demande une belle femme qui soit à moi, un jeu de cartes qui gagne toujours, et un sac où je puisse renfermer le diable.

— Tu auras tes trois souhaits, dit Jésus-Christ ; maintenant, va en paix.

Aussitôt les voyageurs disparurent. Moustache reprit son bissac, son pen-bas, et continua sa route. Bientôt il aperçut un beau manoir avec un colombier et un grand bois autour. Il alla frapper à la porte pour demander si l’on n’avait pas besoin de ses services : une vieille femme vint lui ouvrir, et cria en le voyant :

— Jésus ! mon joli garçon, que venez-vous faire ici ? Voulez-vous aussi, par hasard, épouser la jeune princesse ? Hélas ! croyez-moi, il faut se garder de cueillir les aubépines dans les haies, car il y a toujours dessous des ronces qui déchirent.

Mais Moustache ne comprenait pas ce que la vieille voulait dire. Alors elle lui apprit que le manoir était hanté, et que le prince qui l’habitait avait promis en mariage, à celui qui chasserait les démons, sa fille, qui était belle comme les étoiles, et qui s’appelait Haie d’épines (Gars spern). Dès que Moustache eut entendu cette histoire, il dit qu’il voulait tenter l’aventure. Alors la vieille le conduisit dans une grande chambre du château toute tapissée de rouge. Dans cette chambre il y avait un grand lit, et sous ce lit étaient rangées les chaussures de tous ceux qui avaient péri pour délivrer le manoir. Il y avait là de riches bottines de gentilshommes, des souliers ferrés de bourgeois, et des sabots de manans.

— Demain, vos galoches seront là, jeune homme, dit la vieille.

Moustache se prit à rire. Il ne s’effraya de rien et attendit la nuit.

Quand la nuit fut venue, il se coucha dans le grand lit. Mais vers minuit un grand bruit se fit entendre, et il tomba par la cheminée une longue file de diables qui se tenaient par la main. Ils se mirent aussitôt à courir par la chambre. L’un d’eux porta une table au milieu, un autre plaça dessus des chandelles qu’il alluma rien qu’en les touchant du bout de sa queue ; puis ils vinrent tous autour du lit de Moustache, et ils crièrent tous ensemble :

— Allons, lève-toi, chrétien, et viens jouer ton âme contre chacun de nous.

Moustache se leva sans rien dire. Il chercha dans son bissac, et il y trouva les cartes que Jésus-Christ lui avait promises. Il commença à jouer avec les démons. Il gagna la première partie ; alors il prit par les cornes le diable qui avait perdu, et il le fourra dans son sac. Un autre diable vint, et il eut le même sort ; puis un troisième, puis tous, les uns après les autres. Quand Moustache les eut bien ficelés dans son sac, il se recoucha et attendit le jour. Dès que le coq chanta et que les jeunes filles virent assez clair pour trouver l’œillet de leur justin, la vieille vint frapper à la porte de la chambre rouge pour savoir si l’étranger vivait encore.

— Je vis, dit Moustache ; allez chercher tous les forgerons du pays et faites-les venir, car j’ai de l’ouvrage pour eux.

Cela fut fait comme il l’avait demandé.

Quand tous les tappe-fers furent arrivés, Moustache posa son sac sur une enclume et leur dit :

— Maintenant, mes garçons, frappez là-dessus comme des aveugles, et ne vous étonnez pas du bruit qui en sortira.

Les forgerons se mirent donc à frapper ; mais les diables moulus criaient comme des charrettes mal graissées et demandaient grâce. Moustache arrêta enfin les marteaux. Il entra en conversation avec les prisonniers, et, après avoir fait avec eux un pacte pour qu’ils ne revinssent plus sur la terre tourmenter les chrétiens, il ouvrit le sac et les laissa aller. Le manoir ayant été ainsi délivré, Moustache épousa la jeune princesse.

Mais le bonheur dans ce monde est comme l’herbe en fleurs des prairies ; c’est quand il est le plus vert et le plus odorant que la Providence le fauche. Au bout d’un an passé dans la jouissance de tout, Moustache mourut.

Cependant une fois mort, il ne se déconcerta pas. Il se trouvait en face de deux chemins. L’un avait l’air difficile et plein d’épines ; l’autre était une route royale, et il y passait autant de monde que s’il y eût eu quelque foire aux environs. Moustache, qui aimait ses aises et la société, prit la grande route. Il arriva tout droit à la porte de l’enfer, Il frappa : Pan, pan !

— Qui est là ? demanda Belzébut.

— C’est moi, dit le trépassé, moi, Moustache ! ouvrez.

— Au large ! cria le diable, nous ne voulons pas de Moustache. Vous êtes trop malin pour nous, mon garçon.

Moustache, qui avait tiré son bonnet brun, en homme poli, le remit tranquillement, tourna le dos, et revint sur ses pas pour prendre le chemin plein d’épines. Il arriva à la porte du paradis. Il frappa encore :

— Pan, pan !

Saint Pierre mit la tête au guichet.

— C’est toi, Moustache ? dit-il ; que viens-tu chercher ici ?

— Je viens chercher ma place, dit Moustache.

— Il n’y a pas de place pour toi en paradis, répondit saint Pierre. Tu as refusé d’en demander une quand Jésus-Christ te proposa de faire trois vœux ; va chercher ailleurs.

Et saint Pierre ferma son guichet.

Voilà le pauvre Moustache bien sot cette fois, car on ne voulait de lui ni parmi les diables ni parmi les anges. Il se grattait la tête comme un séminariste à qui on a fait une question difficile. Mais heureusement que c’était un garçon qui aurait vendu la Vierge sans se damner. Il pensa qu’il fallait être plus fin que le portier du ciel. Il prit donc son bonnet brun à deux mains, et il le jeta par-dessus la porte dans le paradis ; puis il frappa encore. Saint Pierre lui demanda ce qu’il voulait.

— Ouvre-moi, dit Moustache, pour aller chercher mon bonnet que j’ai jeté là-bas dans un mouvement de colère.

— Un homme sage ne se sépare jamais de son bonnet, répondit saint Pierre ; tu n’entreras pas.

— Alors, dit Moustache, il restera dans le paradis pour me garder une place jusqu’au jour de la résurrection ; et après le jugement tu seras obligé de me recevoir parmi les bienheureux.

Saint Pierre fut frappé de ce qu’il disait, et il ouvrit la porte.

— Viens donc le chercher, et repars tout de suite, dit-il.

Mais une fois entré, Moustache se mit à courir dans le paradis comme un cheval qu’on met au vert.

— Saint Pierre, s’écria-t-il, un homme sage ne se sépare jamais de son bonnet ; c’est toi qui l’as dit, je ne quitterai plus le mien.

Et il s’assit comme un tailleur sur son bonnet brun.

Quand ils le virent, les saints se mirent à rire, et la sainte Vierge dit qu’on le laissât où il était.

Et depuis ce temps, Moustache est dans le paradis, attendant le jugement dernier, assis sur son bonnet. »

On voit qu’il y a dans le dénouement de l’histoire de Moustache quelque chose de singulièrement hardi. Cette manière d’escamoter le paradis et de faire passer une âme à la porte du ciel, comme un mouton de fraude aux barrières de l’octroi, est plus plaisante qu’orthodoxe, et le saint Pierre de l’histoire bretonne ne le cède guère en bonhomie à celui de notre Béranger. Sans doute tous les récits de nos paysans ne sont pas aussi peu révérencieux pour les choses saintes ; mais à part cette nuance philosophique un peu vive, l’histoire de Moustache résume admirablement le conte gai de la littérature armoricaine. Aucun autre modèle n’en donnerait une idée plus exacte. La fable peut varier, les personnages changer de noms ; mais toujours vous trouverez le joyeux garçon, fringant et avisé, qui va par les chemins, cherchant aventure, et qui finit par épouser une princesse, après avoir joué quelque mauvais tour au diable. Car le diable est la victime obligée, c’est l’Orgon du fabliau bas-breton ; dans le genre plaisant comme dans le genre terrible, sa figure est celle qui domine tout : elle est le pivot du drame. Le diable est de toute éternité, chez nous, le personnage effrayant ou le personnage risible, comme le mari en France ! C’est même une assez curieuse étude que celle de cette vieille haine qui prend tour à tour la forme de la malédiction ou celle de la raillerie, mais qui toujours exprime une même horreur pour le symbole du mal. Lorsque les sociétés civilisées sont arrivées à ne se moquer que de l’inusité des formes, de l’extérieur, de tout ce qui se désigne sous le nom de ridicules, il est curieux de voir un peuple encore assez naïf pour trouver le mal risible, par cela seul qu’il est le mal, et pour sentir que le ridicule véritable n’est autre chose que le méchant, de même que le beau n’est autre chose que le bon. Pour pourvoir ainsi rire du diable, il faut être capable de sentir Dieu.


§ III.

Superstitions. — Fêtes. — Pèlerinages. — Poésie du langage.

Le cachet d’une nature transitoire et demi-francisée est si profondément empreint au pays de Tréguier, que le langage même de ses habitans en porte la trace. C’est un breton d’abord pur, puis qui va toujours s’altérant jusqu’à Saint-Brieuc, où il se fond en un patois qui rappelle singulièrement le français de Montaigne. Le costume aussi y est moins varié, moins original, que dans le Léonais et la Cornouaille. On a pu voir, dans ce que nous avons dit, que la foi elle-même y était affaiblie ; les superstitions seules, ces premières et dernières fleurs que pousse une religion, ont survécu jusqu’à présent à tous les changemens. Elles sont en grande partie les mêmes que dans le reste de la Bretagne, et nous les avons indiquées ailleurs. Cependant il en est quelques unes particulières aux Trégorrois : tel est l’usage religieux suivi par eux lorsqu’ils recherchent le corps d’un noyé. Dans ce cas, toute la famille s’assemble en deuil ; un pain noir est apporté ; on y fixe un cierge allumé, et on l’abandonne aux vagues. Le doigt de Dieu conduira le pain au lieu même où gît le cadavre du mort ; et sa famille, ainsi avertie, pourra l’ensevelir dans une terre sainte. Une autre superstition se rattache à la fontaine de Saint-Michel. Quiconque a eu à souffrir d’un vol n’a qu’à s’y rendre à jeun le lundi, et à jeter dans l’eau des morceaux de pain d’égale grandeur, en nommant successivement les personnes qu’il soupçonne. Lorsqu’un des morceaux va au fond, le nom qui a été prononcé en le jetant est celui du voleur que l’on recherche. Cette dernière croyance est évidemment un vestige du culte pour les élémens qui formaient la base du druidisme. Du reste, les traces de celui-ci sont encore profondément empreintes partout dans notre vieux duché ; il est aisé de voir que le catholicisme, afin de s’établir plus facilement parmi les Celtes, s’est enté sur l’ancienne foi, comme si l’on eût craint, en l’isolant en bouture, qu’il ne prit point racine assez sûrement,

Les premiers apôtres de l’Armorique, pour rendre la conversion plus générale, conservèrent sans doute une partie des rites populaires, en leur donnant seulement un nouveau patronage et une autre intention. La foule, qui ne s’attache qu’au dehors et se laisse prendre par les sens, changea plus aisément de croyances qu’elle n’eût fait d’habitudes, et on lui baptisa ses idoles pour qu’elle pût continuer à les adorer. Ce fut ainsi que, ne pouvant pas déraciner les menhirs, on les fit chrétiens en les surmontant d’une croix ; ainsi que l’on substitua les feux de Saint-Jean à ceux qui s’allumaient en l’honneur du soleil. Mais le peuple alla plus loin : ses passions lui étaient restées ; et bien que la nouvelle foi, toute de pureté et d’amour, ne leur offrit aucun patronage, il voulut conserver un culte pour elles. La divinisation de ses mauvais penchans est une hypocrisie naturelle à l’homme ; il a besoin d’avoir un complice dans le ciel. Le Celte, avant sa conversion, avait un autel élevé à la haine ; il ne put se résoudre à n’en avoir qu’un seul consacré à la charité. Son vice lui était resté, et il lui fallait le Dieu de son vice. Il songea donc à conserver son culte en changeant seulement de patron. Son esprit grossier ne voyait sans doute dans le Christ et sa famille que des divinités plus puissantes que ses anciennes idoles ; il pensa qu’il pouvait transporter ses hommages des premiers autels au nouveau, sans rien changer, et qu’il n’y avait après tout qu’un culte à déménager. Ce fut ainsi que ce qui appartenait à un dieu barbare fut attribué par lui à la mère de Jésus, et que l’on vit s’élever des chapelles sous l’étrange invocation de Notre-Dame-de-la-Haine ! Et ne pensez pas que le temps ait éclairé les esprits et redressé de semblables erreurs ! Une chapelle dédiée à Notre-Dame-de-la-Haine existe toujours près de Tréguier, et le peuple n’a pas cessé de croire à la puissance des prières qui y sont faites. Parfois encore, vers le soir, on voit des ombres honteuses se glisser furtivement vers ce triste édifice placé au haut d’un coteau sans verdure. Ce sont de jeunes pupilles lassés de la surveillance de leurs tuteurs ; des vieillards jaloux de la prospérité d’un voisin ; des femmes trop rudement froissées par le despotisme d’un mari, qui viennent là, prier pour la mort de l’objet de leur haine. Trois ave, dévotement répétés, amènent irrévocablement cette mort dans l’année. — Superstition bizarre et vraiment celtique ; vestige éloquent de cette énergie farouche des vieux adorateurs de Teutatès, qui semblent n’avoir voulu renoncer à l’épée qui venge et tue, qu’à la condition de pouvoir poignarder encore par la prière !

Toutes les fêtes sont célébrées avec une grande piété au pays de Tréguier, mais surtout celle de Noël. Aux approches de cette solennité, des troupes séparées de jeunes filles et de jeunes gens parcourent les campagnes en chantant des noëls au pied des croix de carrefour. C’est au déclin du jour, lorsque l’ombre descend sur les vallées qu’on entend retentir tout-à-coup ces hymnes religieux chantés par des chœurs invisibles. Les voix des jeunes garçons s’élèvent les premières :

« Qu’y a-t-il de nouveau sur la terre, disent-elles, pour que tant de monde soit par les routes ? Pourquoi le peuple va-t-il par bandes vers les églises, pendant la nuit ? Pourquoi, pendant le jour, cette foule qui prie Dieu[3] ? »

Les voix de jeunes filles, plus douces, plus fraiches, plus élevées, répondent aussitôt :

« C’est aujourd’hui qu’est né le Messie ; c’est aujourd’hui qu’il faut adorer le Sauveur. »

Les jeunes gens reprennent :

« Pourquoi entend-on nuit et jour les offices dans les églises ? Pourquoi les prêtres disent-ils la messe à minuit ? Pourquoi en disent-ils trois ? »

Les jeunes filles répondent encore :

« C’est qu’il faut se réjouir, c’est qu’aujourd’hui s’accomplit le mystère de la Nativité. »

Et les deux troupes répètent ensemble :

« Cette nuit renouvelle la trame de la vie, cette nuit refait le fils d’Adam, cette nuit charge nos cœurs de joie et efface les péchés d’Ève ; cette nuit nous donne un sauveur plein de douceur et de charité ; chantons, puisque c’est sa fête, chantons de cœur : Noël ! Noël !

Et tandis que ces chants s’éloignent, la nuit tombe et les étoiles se lèvent au ciel. Dans les silences plus longs qui coupent chaque réponse, on entend le bruit monotone des moulins de la coulée, les soupirs du vent dans les oseraies, et, par instant, les chants qui se perdent dans la brume, arrivent encore jusqu’à l’oreille, comme les voix des anges, annonçant que le Sauveur est né : elles murmurent au loin : « Voici le maître céleste qui vient nous donner des leçons. C’est un docteur qui arrive du pays des anges ; venez, qu’il vous enseigne comment nuit et jour il faut chercher le chemin du Paradis ! »

Le pays de Tréguier a un grand nombre de pèlerinages célèbres, parmi lesquels on peut surtout citer celui de Saint-Mathurin, à Moncontour, et celui de Notre-Dame-de-Bon-Secours à Guingamp. La puissance de saint Mathurin est sans égale aux yeux des Trégorrois. Interrogez-les, ils vous diront sérieusement que si ce saint l’avait voulu, il eût été le bon Dieu. Le jour de sa fête, un concours immense de paysans se dirige vers Moncontour. Ils y conduisent leurs bœufs pour leur faire embrasser la relique du saint, enchâssée dans un buste d’argent. Chaque fidèle, avant de se retirer, allume un cierge qu’il dépose dans le sanctuaire ; et c’est un bizarre coup d’œil que celui de cette foule d’hommes, de femmes, d’enfans, d’animaux, se pressant autour de l’autel, au milieu d’une forêt de bougies étincelantes, tandis que la voix rauque d’un marguillier répète d’intervalles en intervalles : Allumez les cierges, allumez des cierges ! Cela ressemble moins à une cérémonie religieuse qu’à une adjudication du Paradis, faite par commissaire-priseur, à éteinte de bougie.

Quant au pardon de Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Guingamp, il offre un aspect tout différent ; la principale procession a lieu la nuit. On voit alors les longues files de pèlerins s’avancer au milieu de ténèbres, comme un lugubre cortége de fantômes. Chacun des pénitens tient à la main droite un chapelet, à la gauche un cierge allumé, et tous ces visages pâles, à moitié voilés de leurs longs cheveux, ou de leurs coiffes blanches qui pendent des deux côtés comme un suaire, passent lentement en psalmodiant une prière latine. Bientôt une voix s’élève au-dessus des autres : c’est le conducteur des pèlerins qui chante le cantique de madame Marie de-Bon-Secours[4].

« J’ai été pèlerin, dit-il, dans tous les coins du pays. Je suis allé à Tréguier et à Léon, à Vannes et à Carhaix ; il n’y a aucun lieu dans la basse contrée, aucun lieu consacré à la Vierge, qui soit autant fréquenté par les pèlerins que celui de madame Marie de-Bon-Secours, à Guingamp, — madame Marie, qui est la plus belle étoile du firmament !

» À elle, a été accordé, par le Sauveur de notre vie, le pouvoir de donner soulagement à tout affligé.

» Courage donc, chrétiens ! courage pour aller jusqu’à elle, lui rendre visite avec une véritable humilité. Elle est la mère de pitié, et elle donnera leur pardon à ceux qui le lui demanderont du plus profond de leur cœur.

» Elle donne la lumière à ceux qui en sont privés ; elle donne à entendre aux sourds, et la course libre à ceux qui sont boiteux ; par elle guérissent les languissans et parlent les muets. À tout affligé elle accorde soulagement.

» Approchez, assistans de toutes les conditions ; voici l’instant de l’année où s’ouvre le pardon. Au premier dimanche du mois de juin, ou jamais, sont les indulgences pour les pécheurs.

» Celui qui se confessera et qui communiera pendant cette solennité, gagnera cinq cents jours d’indulgence, du bonheur pour bien plus long-temps, et le plaisir de jouir de la vie après sa pénitence !

» Habitans de Guingamp, et vous tous qui demeurez autour, rien ne vous manque ! — Heureuse est la terre où l’on jouit de Marie ! Vous avez le plus beau trésor que puisse fournir notre monde, madame Marie de Bon-Secours, mère des pécheurs.

» Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, les trois personnes de la Trinité qui règnera éternellement, qu’ils prennent pitié de mon âme ; je vais finir.

» Puissions-nous avoir la grâce de nous retrouver tous ensemble un jour dans la vallée de Josaphat ! »

À peine le cantique est-il achevé, que les rangs des pèlerins se rompent ; des cris de joie, des appels, des rires éclatans, succèdent au recueillement de la procession nocturne. La foule des pénitens se rassemble sur la place, où tous doivent coucher pêle-mêle sur la terre nue. Alors la sainte cérémonie en l’honneur de la Vierge immaculée finit le plus souvent par une orgie ; femmes et garçons se mêlent, se rencontrent, se prennent au bras, s’agacent, se poursuivent à travers les rues obscures ; et le lendemain, quand le jour se lève, bien des jeunes filles égarées rejoignent leurs mères, le front rouge et les yeux honteux, avec un péché de plus à avouer au recteur de la paroisse.

Du reste, quels que soient les inconvéniens qui peuvent accompagner ces pèlerinages, le paysan trégorrois aime et recherche leur pompe grossière. Il suit en cela son goût pour tout ce qui fait spectacle ; car, de même que le Kernewote, il est avide de chants, de danses, de représentations dramatiques et mouvementées ; mais ce goût a chez lui quelque chose de plus artiste que chez l’habitant des montagnes. Ses inclinations poétiques, sans être plus vives, sont plus développées, plus savantes, plus capables de combinaisons ; aussi, à ses solennités religieuses a-t-il ajouté des divertissemens littéraires. Il a son théâtre et son répertoire de drames nationaux. Tous les ans, à la fête de Lannion, des ouvriers de cette ville jouent une tragédie bretonne. Je me rappelle fort bien y avoir vu une pièce dont la représentation dura trois jours. Après avoir entendu deux actes, on sortait pour souper et pour dormir, et le lendemain on revenait écouter la suite. Nous parlerons ailleurs de plusieurs de ces curieux ouvrages, qui, dans leur contexture grossière, mais brodée d’or et de perles, participent à la fois de la mélancolie monotone d’Ossian, de la richesse verbeuse d’Homère, et de la crue énergie de Shakspeare.

L’imagination poétique des Bretons de l’évêché de Tréguier ne se révèle pas seulement par leurs fêtes, ils en ont marqué tout ce qui les entoure ; les noms de lieu, les habitudes du langage, les maximes qu’ils répètent, tout reflète cette teinte biblique, tout se formule avec ces expressions brillantes et comme jetées au moule de la chose même. Il y a sous chaque nom un souvenir, sous chaque maxime une figure qui se dessine. Leur langage, qui n’a point été, comme le nôtre, usé et poli dans l’engrenage social, est une monnaie où l’âme frappe son coin avant de la jeter en circulation. Demandez à la petite qui garde ses moutons noirs sur la bruyère le nom de ce bois : — Le bois des Ossemens[5], vous répondra-t-elle ; — celui de ce ruisseau ? — La rivière du Meurtre[6] ; — de cet écueil ? — La pierre du Corbeau. Interrogez-la ensuite sur le nom de son père, elle vous dira qu’il s’appelle l’Homme aux grands yeux[7], et elle ajoutera peut-être, si vous lui avez parlé le breton de sa paroisse et que vous ayez l’air d’être un pays, que sa mère était noble, qu’elle s’appelait Rose des bois[8], et qu’elle est née à la petite peuplade[9] ; qu’elle a eu huit enfans, et qu’elle en a donné cinq à Dieu ; que son plus jeune frère pique les bœufs depuis le mois de la paille blanche[10], tandis que l’aîné est allé sur la mer du bon Dieu dans un vaisseau du roi. Après avoir reçu tous ces détails, partez en jetant une aumône à la petite ; elle portera la main à la bouche, comme pour vous envoyer le baiser chrétien, et elle vous jettera le remerciement vulgaire et touchant : Bénédiction de Dieu à vous[11].

Maintenant, comparez, si vous le voulez. votre français limé, géométrique, tiré à quatre épingles, à cette naïveté remuante. Il n’y a que les langues des peuples primitifs pour être vives et figurées. C’est que les peuples primitifs sont des enfans qui parlent pour dire leur cœur, et que nous, nous sommes de grandes personnes qui savons l’algèbre et la grammaire.


§ IV.

Le cloarec trégorrois. — Sa vie. — Comment il devient poète.

Qui ne connait maintenant le Paris du moyen âge et son vieux quartier des écoles, si souvent et si dramatiquement décrit par nos chroniqueurs modernes ? Qui n’a revu, dans leurs tableaux, ces rues fétides de l’Université, jonchées de paille et parcourues par les étudians armés de rapières et d’estocs volans ; par les professeurs montés sur leurs mules ; par les Bohêmes et les Mauvais-Garçons, cachés sous leurs capes de serge brune ? Depuis ce vif retour vers les souvenirs de l’antique monarchie, qui ne s’est figuré, au moins une fois, vivre à cet âge d’élan, pauvre clerc accoudé sur son étroite fenêtre, derrière le châssis de toile écrue qui lui servait de vitrage, sérieusement occupé d’étudier Aristote ou la Pragmatique-Sanction ?

— Et qui n’a alors comparé avec dédain la mesquine agitation d’une existence d’étudiant de nos jours à cette vie aventureuse et vraiment épique des clercs d’autrefois ? Eh bien ! ce type d’écolier du moyen âge, le temps ne l’a point entièrement détruit partout. Il existe encore dans nos évêchés de Basse-Bretagne, à Vannes, à Quimper, à Tréguier, à Saint-Brieuc, partout où les colléges et les séminaires attirent encore les jeunes paysans destinés à recevoir les ordres, et qui, dans la langue du pays, sont désignés sous le nom général de cloarec[12].

Le cloarec ne commence ordinairement ses études qu’à seize ou dix-huit ans. C’est le plus souvent dans toute la force d’une robuste jeunesse qu’il vient s’asseoir sur les bancs de l’école, à côté d’enfans de huit ans, se soumettant à tous les dégoûts, à toutes les railleries qu’entraînent ces instructions tardives. Son costume ne reçoit aucun changement ; mais sa longue chevelure est livrée au ciseau, et sa tête est à demi rasée, comme pour indiquer le noviciat à la tonsure cléricale. Elle conserve seulement quelques boucles de cheveux qui flottent par derrière sur les épaules, dernier symbole des rêves mondains qui, chez lui, peuvent surnager au milieu des austères pensées de l’avenir. Sa famille, que le vaniteux espoir de faire un prêtre pousse à tous les sacrifices, ne peut cependant subvenir toujours à toutes ses dépenses. Les objets les plus nécessaires, le papier, les plumes, les livres, lui manquent parfois. Dans ce cas, le cloarec devient ingénieux pour suppléer aux ressources qui lui sont refusées. Il obtient les vieux cahiers de ses camarades, et écrit dans les interlignes. Il ramasse hors des classes les plumes que le portier a balayées ; il copie à la main les ouvrages classiques, et son manuscrit lui tient lieu de livre. Sa vie matérielle n’est ni moins économique ni moins laborieuse. Réuni à cinq ou six de ses camarades, il loue une mansarde qui lui sert à la fois de salle d’étude, de cuisine et de chambre à coucher. Quelquefois aussi le cloarec trouve un cabaretier ou un loueur de chevaux qui veut bien lui fournir une paillasse et une couverture dans le coin d’un grenier. Il s’engage alors à payer cette faveur par des travaux domestiques : il va prendre l’eau à la fontaine, couper l’herbe au pré, soigner les chevaux à l’écurie. Quelques étudians favorisés se placent chez un notaire dont ils font les copies, moyennant une légère gratification mensuelle. D’autres donnent des leçons de lecture et d’écriture à raison de dix sous par mois ; mais le nombre de ces élus est nécessairement fort borné. Quelle que soit d’ailleurs l’industrie qu’exerce le cloarec, elle suffit tout au plus à son entretien ; les frais d’instruction et de nourriture restent toujours à la charge de sa famille. Chaque jour de marché le père ou la mère se rendent à la ville, et apportent à l’écolier un pain noir, du beurre, du lard, quelques galettes et des pommes de terre. Ces provisions doivent durer jusqu’au marché suivant, où elles sont renouvelées.

Nous devons dire qu’il est des étudians plus heureux, et qui, appartenant à de riches parens, mènent une vie plus douce ; mais ceux-là ne sont point les clercs bretons que nous cherchons à faire connaître ; ceux-là sont des écoliers semblables aux écoliers de tout pays, poussant pleine sève dans la vie, au milieu d’une atmosphère d’aisance et de joie. Ce que nous voulons peindre ici, c’est le cloarec de la foule, sacré prêtre d’avance par l’humiliation, la misère, les rudes études, et commençant à marcher à travers le monde, comme le Christ vers le Calvaire, avec sa couronne d’épines au front et sa croix sur les deux épaules.

En hiver, je l’ai déjà dit, le dortoir que le cloarec habite avec ses compagnons, lui sert de cabinet d’étude ; mais dès que les premiers bourgeons sont venus aux haies, et que le pinson chante dans les aubépines, il abandonne sa mansarde pour les champs. Il vient s’asseoir entre deux sillons, dont l’un lui sert de table pour étudier ses leçons et écrire ses devoirs. Heureux, il a retrouvé l’air de sa campagne natale et un souvenir de ses douces fainéantises d’enfant, alors que, vêtu de haillons et les pieds nus, il gardait dans les landes les vaches de son père, en tressant de beaux chapeaux pointus avec les joncs des marais. Qui peut dire l’enchantement que doit éprouver le pauvre écolier de dix-huit ans, quand cette nature si parfumée, si pleine de réminiscences confuses et de bruits endormeurs, bourdonne autour de lui ; lorsque entre ses yeux et le triste livre de classe, passe un oiseau dont il sait le nom, un papillon qu’il a autrefois poursuivi, une abeille qui regagne peut-être les ruches de son père ! Quel moyen de poursuivre, à travers tant de ravissans allèchemens, le cours monotone d’une conjugaison latine ? Comment entendre la cloche au milieu de ces mille harmonies ? Aussi, bien souvent le cloarec succombe ; il ramasse dans sa large poche ses cahiers, ses livres, et avec eux tout souci de l’avenir ; il bondit à travers les champs, les taillis, les prairies, cherchant les nids dans les feuilles, cueillant les noisettes ou les mûres au milieu des haies vives, et chantant à plein chœur quelque guerz appris aux veillées. Parfois la voix lointaine d’une jeune fille qui garde ses moutons lui répond, et le jeune cloarec ravi, écoute cette voix bergère et prolongée se perdre avec le vent dans les coulées. Malheureusement le jour finit, il faut revenir à la ville, et le lendemain une punition lui fera expier son échappée pastorale. Il lui faudra se coucher plus tard et se lever plus tôt pour achever le surcroît de travail qui lui sera imposé. Aussi, peu confiant dans sa raison, renoncera-t-il, s’il est sage, à travailler désormais sous le ciel. Malgré les joyeux appels d’un soleil brillant il restera dans sa chambre délabrée, et s’y livrera tout entier à ses devoirs. De temps en temps seulement, lorsque sa tête et ses doigts seront lassés, il se détournera vers la cage grossière suspendue à la croisée, et causera quelques instans avec son bouvreuil ; car le cloarec a toujours un bouvreuil à sa fenêtre. Trop pauvre pour nourrir un chien, il a dû se contenter d’un oiseau qu’il va dénicher lui-même, qu’il nourrit de son pain, et que l’hiver il réchauffe dans sa poitrine, seul foyer dont il puisse disposer. Le bouvreuil le connaît, l’aime et le comprend. Comme lui, c’est un enfant des campagnes qui chante quand viennent la brise d’été et l’odeur des foins coupés.

Ainsi s’écoulent les sept années les plus chaudes et les plus fleuries de l’étudiant. Cependant un changement complet s’est insensiblement opéré en lui. Arraché aux occupations rustiques pour être jeté subitement dans le repos du corps et le travail de l’esprit, il sent tomber en même temps le cal formé sur ses mains et celui formé sur son âme. Ses membres se sont engourdis dans l’inaction ; son front basané s’est déteint à l’air des classes. Bientôt tout son corps s’amollit et s’adélicate ; le dur enfant de la campagne est devenu semblable à l’homme des villes, élevé sous verrines, et que tuerait une gelée blanche. Mais en même temps aussi, par compensation, son intelligence s’est développée ; elle a acquis des forces ; elle s’est assouplie dans l’exercice de la pensée ; son imagination enrichie a pris feu et a commencé à jeter des lueurs sur son cœur, dont il comprend mieux les mouvemens et dont il analyse les désirs. La vie matérielle a cessé d’être tout pour lui ; son corps s’est amoindri, allégé, et son âme paraît à travers. Alors toutes les maladies de l’homme civilisé l’attaquent à la fois. Alors arrivent les douleurs vagues, le vide, ces tristesses sans nom et sans remède qui viennent on ne sait d’où, et font souhaiter la mort, on ne sait pourquoi. Les émotions, les désirs, les rêves trop pressés dans son cœur, y forment abcès tout-à-coup et font courir la fièvre dans toutes ses fibres. Et quelle possibilité qu’au plus fort de ces dispositions mélancoliques, alors que le sang fermente dans les veines du cloarec, quelle possibilité qu’il échappe au premier amour ? Le moyen, dites-moi, que l’étudiant, en revenant seul chaque soir de sa promenade, passe devant une jeune mère qui fait sauter son enfant sur ses genoux, sans penser qu’il serait doux d’entendre la voix de cet enfant l’appeler son père ? Dans ces premières années de jeunesse, nous comprenons encore si bien toutes les joies de la famille ! Tout meurtris que nous sommes contre l’indifférence ou la dureté de maîtres hargneux, nous sentons si bien comme il serait doux de se reposer dans une vie aimée, une de nos mains dans celles d’une femme et l’autre sur un berceau d’enfant !

Eh bien ! qu’au moment de ce brûlant désir un obstacle invincible vienne s’élever devant notre avenir ; qu’à l’âge où toutes les femmes sont belles à nos yeux, nous venions à penser que nulle femme ne s’appuiera jamais sur notre poitrine ! Qui ne comprend tout ce que la certitude de cet isolement éternel remuera en nous d’amertume ?… Oh ! alors, pour peu qu’il y ait quelque fougue dans notre imagination, quelque fluidité dans nos pensées, la plainte s’élancera de notre cœur pleine d’éloquence et de vérité, et nous deviendrons poètes, comme les mères deviennent chanteuses, pour bercer des douleurs dans leurs chants !

Or, ce que nous venons de dire, c’est l’histoire du cloarec. Il ne faut point chercher ailleurs ses dispositions élégiaques et son aptitude pour la poésie. Ce qui précède explique aussi comment le pays de Tréguier, qui recevait dans ses colléges la jeunesse la plus impressionnable et la moins grossière des campagnes de l’Armorique, a pu devenir la source de presque toute la littérature moderne de la Bretagne, et former l’école trégorroise, si distincte de toutes les autres, et si remarquable à tous égards.

Cette école reflète la vie du cloarec tout entière : c’est la confession de ses faiblesses humaines, de ses chagrins de cœur, des oublis de femme qui l’ont torturé ; c’est un éternel mémoire auquel chaque abbé ajoute sa page avant de rompre avec le monde.

Ailleurs, en parlant du prêtre breton, nous avons dit ce que devenaient toutes ces éruptions poétiques des jeunes cloarecs ; nous avons peint ces recteurs allant de nuit et pendant la tempête porter les sacremens aux mourans, à travers les fondrières et les marais débordés. Pour qui aura bien compris ce que nous venons de dire des premières années du clerc breton, ce rude dévouement paraîtra sans doute plus explicable. Et que feraient-ils, en effet, ces jeunes gens à cœurs froissés, une fois cousus dans la soutane noire, s’ils ne se livraient avec ferveur et enthousiasme à leur nouvelle mission ? Il faut bien que leur énergie, repoussée des affections terrestres, déborde quelque part ; il leur faut bien un culte et un amour ! Et maintenant que les cultes et les amours du monde leur sont interdits, ils presseront la religion dans leurs bras comme ils eussent pressé une femme, avec délire ! Tout le secret de l’exaltation fanatique de nos prêtres est peut-être là.

fin du premier volume.
  1. Sous le titre de pays de Tréguier nous comprenons non seulement l’ancien évêché de ce nom, mais encore celui de Saint-Brieuc et une petite partie de celui de Dol. Le pays de Tréguier dont nous nous occupons dans cet article, répond au département actuel des Côtes-du-Nord.
  2. La Vie des Saints de Bretagne, par dom Lobineau.
  3. Voyez le recueil intitulé : Noüelio neve ha cantico, imprimé à Saint-Brieuc, chez Prud’hommes. Le noël que nous citons ici est le premier : Petra so henvoas a nero, etc.
  4. Cantie en enor d’an itron varia a vouir-sicour Deus guaer a voengamp. — E. Moutroulez eus a imprimeri Ledan. Nous ne donnons ici la traduction que d’une partie du cantique, qui n’a pas moins de dix-huit couplets.
  5. Coatscorn.
  6. Gouët.
  7. Lagadec.
  8. Roscoët.
  9. Pioubian.
  10. On remet l’aiguillon aux mains de l’enfant quand il a atteint sa douzième année.
  11. Benas doue derc’h.
  12. Le cloarec trégorrois ne reproduit le type que de la partie studieuse des anciens écoliers de Paris ; c’est au pays de Vannes que l’on trouve le véritable bazochien, turbulent, buveur, et toujours la main au bâton.